Kitabı oku: «Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour», sayfa 84
CHAPITRE VII
Le grand-maréchal et le général Drouot, seuls grands personnages auprès de l'empereur.—Destinée connue de Sa Majesté.—Les commissaires des alliés.—Demande et répugnance de l'empereur.—Préférence pour le commissaire anglais.—Vie silencieuse dans le palais.—L'empereur plus calme.—Mot de Sa Majesté.—La veille du départ et jour de désespoir.—Fatalité des cent mille francs que m'avait donnés l'empereur.—Question inattendue et inexplicable de M. le grand-maréchal.—Ce que j'aurais dû faire.—Inconcevable oubli de l'empereur.—Les cent mille francs déterrés.—Terreur d'avoir été volé.—Affreux désespoir.—Erreur de lieu et le trésor retrouvé.—Prompte restitution.—Horreur de ma situation.—Je quitte le palais.—Mission de M. Hubert auprès de moi.—Offre de trois cent mille francs pour accompagner l'empereur.—Ma tête est perdue et crainte d'agir par intérêt.—Cruelles réflexions.—Tortures inouïes.—L'empereur est parti.—Situation sans exemple.—Douleurs physiques et souffrances morales.—Complète solitude de ma vie.—Visite d'un ami.—Fausse interprétation de ma conduite dans un journal.—M. de Turenne accusé à tort.—Impossibilité de me défendre par respect pour Sa Majesté.—Consolations puisées dans le passé.—Exemples et preuves de désintéressement de ma part.—Refus de quatre cent mille francs.—M. Marchand placé par moi près de l'empereur.—Reconnaissance de M. Marchand.
L'empereur après le 12 d'avril n'eut pour ainsi dire plus auprès de lui, de tous les grands personnages qui entouraient ordinairement Sa Majesté, que M. le grand-maréchal du palais et M. le comte Drouot. Ce ne fut plus long-temps un secret dans le palais que le sort réservé à l'empereur et qu'il avait accepté. Le 16 nous vîmes arriver à Fontainebleau les commissaires des alliés, chargés d'accompagner Sa Majesté jusqu'au lieu de son embarquement pour l'île d'Elbe. C'étaient MM. le comte Schuwaloff, aide-de-camp de l'empereur Alexandre, pour la Russie; le colonel Neil-Campbell pour l'Angleterre; le général Kohler pour l'Autriche, et enfin le comte de Waldbourg-Truchefs pour la Prusse. Bien que Sa Majesté eut demandé elle-même à être accompagnée par ces quatre commissaires, leur présence à Fontainebleau me parut influer sur elle d'une manière extrêmement désagréable. Cependant ces messieurs reçurent de l'empereur un accueil fort différent, et d'après quelques mots que j'entendis dire à Sa Majesté je pus me convaincre en cette occasion, comme dans beaucoup d'autres circonstances précédentes, qu'elle avait une prédilection d'estime très-marquée pour les Anglais entre tous ses ennemis; aussi le colonel Campbell fut-il particulièrement mieux accueilli que les autres commissaires; tandis que la mauvaise humeur de l'empereur tomba surtout sur le commissaire du roi de Prusse, qui n'en pouvait mais, et faisait la meilleure contenance possible.
À l'exception du changement très-peu apparent apporté à Fontainebleau par la présence de ces messieurs, aucun incident remarquable, du moins à ma connaissance, ne vint troubler la triste et uniforme vie de l'empereur dans le palais. Tout demeura morne et silencieux parmi les habitans de cette dernière demeure impériale; mais cependant l'empereur me parut de sa personne plus calme depuis qu'il avait définitivement pris son parti que lorsque son âme flottait encore au milieu des plus douloureuses indécisions. Il parla quelquefois devant moi de l'impératrice et de son fils, mais pas aussi souvent que je m'y serais attendu. Mais une chose qui me frappa profondément, c'est que jamais un seul mot ne sortit de sa bouche qui pût rappeler la fatale résolution que Sa Majesté avait prise dans la nuit du 11 au 12, et qui, comme on l'a vu, n'eut heureusement pas les suites funestes que l'on en pouvait redouter. Quelle nuit! quelle nuit! De ma vie il ne me sera possible d'y penser sans frémir.
Après l'arrivée des commissaires des puissances alliées, l'empereur parut peu à peu s'acclimater, pour ainsi dire, à leur présence, et la principale occupation de toute la maison consista dans les soins à donner aux préparatifs du départ. Un jour, pendant que j'habillais Sa Majesté: «Hé bien, mon fils, me dit-elle en souriant, faites préparer votre charrette; nous irons planter nos choux.» Hélas! j'étais bien loin de penser, en entendant ces paroles familières, que, par un concours inouï de circonstances, j'allais me trouver forcé de céder à une inexplicable fatalité qui ne voulait pas que, malgré l'ardent désir que j'en avais, j'accompagnasse l'empereur sur la terre d'exil.
La veille du jour fixé pour le départ, M. le grand-maréchal du palais me fit appeler. Après m'avoir donné quelques ordres relatifs au voyage, il me dit que l'empereur désirait savoir à combien pouvait s'élever la somme d'argent que j'avais à lui. J'en donnai tout de suite le compte à M. le grand-maréchal, et il vit que cette somme s'élevait à 300,000 francs environ, en y comprenant l'or renfermé dans une cassette que M. le baron Fain m'avait remise, attendu qu'il ne devait pas être du voyage. M. le grand-maréchal me dit qu'il en rendrait compte à l'empereur. Une heure après il me fit appeler de nouveau et me dit que Sa Majesté croyait avoir 100,000 francs de plus: je répondis que j'avais en effet 100,000 francs que l'empereur m'avait donnés en me disant de les enterrer dans mon jardin; enfin je lui racontai tous les détails qu'on a lus précédemment, et je le priai de vouloir bien demander à l'empereur si c'était de ces 100,000 fr. là que Sa Majesté voulait parler. M. le comte Bertrand me promit de le faire, et je commis alors la faute énorme de ne pas m'adresser moi-même directement à l'empereur. Rien, dans ma position, ne m'eût été plus facile, et j'avais souvent éprouvé qu'il valait toujours mieux, quand on le pouvait, aller directement à lui que d'avoir recours à quelque intermédiaire que ce fût. J'aurais d'autant mieux fait, en agissant de la sorte, que si l'empereur m'avait redemandé les 100,000 fr. qu'il m'avait donnés, ce qui, après tout, n'était guère supposable, j'étais plus que disposé à les lui rendre sans me permettre la moindre réflexion. Qu'on juge de mon étonnement quand M. le grand-maréchal me rapporta que l'empereur ne se rappelait pas de m'avoir donné la somme en question. Dans le premier moment je devins rouge d'indignation et de colère. Quoi! l'empereur avait pu laisser croire à M. le comte Bertrand que j'avais voulu, moi, son fidèle serviteur, m'approprier une somme qu'il m'avait donnée avec toutes les circonstances que j'ai rapportées! Je n'avais plus la tête à moi à cette seule pensée. Je sortis dans un état impossible à décrire, en assurant M. le grand-maréchal que dans une heure au plus je lui restituerais le funeste présent de Sa Majesté.
En traversant rapidement la cour du palais je rencontrai M. de Turenne, à qui je racontai tout ce qui venait de m'arriver: «Cela ne m'étonne pas, me répondit-il, et nous allons en voir bien d'autres.» En proie à une sorte de fièvre morale, la tête brisée, le cœur navré, je cherchai Denis, le garçon de garde-robe dont j'ai parlé précédemment; je le trouvai bien heureusement, et je courus avec lui en toute hâte à ma campagne, et Dieu m'est témoin que la perte des 100,000 fr. n'entrait pour rien dans ma profonde affliction; je n'y pensais seulement pas. Comme la première fois, nous passâmes pour n'être point vus par le côté de la forêt. Nous nous mîmes à creuser la terre pour en retirer l'argent que nous y avions déposé; et dans l'ardeur que je mettais à reprendre ce misérable or pour le rendre à M. le grand-maréchal, je fis creuser plus loin qu'il ne fallait. Non, je ne saurais dire de quel désespoir je fus saisi quand voyant que nous ne trouvions rien, je crus que quelqu'un nous avait vus et suivis, qu'enfin j'étais volé. C'était pour moi un coup de foudre plus écrasant encore que le premier; j'en voyais les suites avec horreur; qu'allait-on dire, qu'allait-on penser de moi? me croirait-on sur ma parole? c'était bien alors que M. le grand-maréchal, déjà prévenu par l'inexplicable réponse de l'empereur, allait me prendre pour un homme sans honneur. J'étais anéanti sous ces fatales pensées quand Denis me fit observer que nous n'avions pas fouillé dans le bon endroit et que nous nous étions trompés de quelques pieds. J'embrassai avec ardeur cette lueur d'espérance; nous nous remîmes à creuser la terre avec plus d'empressement que jamais, et je puis dire sans exagération que j'éprouvai une joie qui tenait du délire, quand j'aperçus le premier des sacs. Nous les retirâmes successivement tous les cinq, et à l'aide de Denis je les rapportai au palais. Alors je les déposai sans retard entre les mains de M. le grand-maréchal, avec les clefs du nécessaire de l'empereur et la cassette que m'avait remise M. le baron Fain. Je lui dis en le quittant: «Monseigneur, je vous prie de vouloir bien faire savoir à Sa Majesté que je ne la suivrai pas.—Je le lui dirai.»
Après cette réponse froide et laconique, je sortis à l'instant du palais, et je fus tout auprès, rue du Coq-Gris, chez M. Clément, huissier, qui depuis long-temps était chargé de mes petits intérêts et des soins à donner à ma maison pendant les longues absences que nécessitaient les voyages et les campagnes de l'empereur. Là je donnai un libre cours à mon désespoir. J'étouffais de rage en songeant que l'on avait pu suspecter ma probité, moi qui, depuis quatorze ans, servais l'empereur avec un désintéressement poussé jusqu'au scrupule, à tel point que beaucoup de gens appelaient cela de la niaiserie; moi qui n'avais jamais rien demandé à l'empereur ni pour moi ni pour les miens! Ma tête se perdait quand je cherchais à m'expliquer comment il se pouvait que l'empereur, qui le savait bien, avait pu me faire passer auprès d'un tiers pour un homme sans honneur; plus j'y pensais plus mon irritation devenait extrême, et moins il m'était possible de trouver l'ombre d'un motif au coup qui me frappait. J'étais dans la plus grande violence de mon désespoir lorsque M. Hubert, valet de chambre ordinaire de l'empereur, vint me dire que Sa Majesté me donnerait tout ce que je voudrais si je voulais la suivre, que 300,000 fr. me seraient comptés sur-le-champ. Dans ce premier moment, je le demande à tous les hommes honnêtes, que pouvais-je faire, et qu'auraient-ils fait à ma place? Je répondis, que quand j'avais pris la résolution de consacrer ma vie entière au service de l'empereur malheureux, ce n'était point en vue d'un vil intérêt; mais j'avais le cœur brisé qu'il eût pu me faire passer auprès de M. le comte Bertrand pour un imposteur et un malhonnête homme. Ah! qu'alors j'aurais été heureux que l'empereur n'eût jamais songé à me donner ces maudits cent mille francs! ces idées me mettaient au supplice. Ah! si du moins, j'avais pu prendre vingt-quatre heures de réflexion, quelque juste que fût mon ressentiment, comme j'en aurais fait le sacrifice! Je n'aurais plus pensé qu'à l'empereur; je l'aurais suivi: une funeste et inexplicable fatalité ne l'a pas voulu.
Ceci se passa le 19 d'avril, jour qui fut le plus malheureux de ma vie. Quelle soirée, quelle nuit et je passai! quelle douleur fut la mienne quand le lendemain j'appris que l'empereur était parti à midi, après avoir fait ses adieux à sa garde! Dès le matin tout mon ressentiment était tombé, en songeant à l'empereur. Vingt fois je voulus rentrer au palais; vingt fois après son départ je voulus prendre la poste jusqu'à ce que j'aie pu le rejoindre; mais j'étais enchaîné par l'offre même qu'il m'avait fait faire par M. Hubert. «Peut-être, pensais-je, croira-t-il que c'est cela qui me ramène; on le dira sans doute autour de lui, et quelle opinion aura-t-on de moi?» Dans cette cruelle perplexité je n'osai prendre un parti; je souffris tout ce qu'il est possible à un homme de souffrir, et par momens ce qui n'était que trop vrai ne me semblait pas réel, tant il me paraissait impossible que je fusse où l'empereur n'était pas. Tout dans cette affreuse position contribuait à aggraver ma douleur; je connaissais assez l'empereur pour savoir qu'alors même que je serais revenu auprès de lui, il n'aurait jamais oublié que j'avais voulu le quitter; je ne me sentais pas la force d'entendre un pareil reproche sortir de sa bouche; d'un autre côté les souffrances physiques causées par la maladie dont j'étais atteint étaient devenues extrêmement aiguës, et je fus contraint de garder le lit assez long-temps. J'aurais bien encore triomphé de ces souffrances physiques, quelque cruelles qu'elles fussent, mais dans l'affreuse complication de ma position, j'étais anéanti jusqu'à l'hébètement; je ne voyais rien de ce qui m'environnait; je n'entendais rien de ce qu'on me disait, et le lecteur ne s'attend sûrement pas d'après cela que j'aie rien à lui dire sur les adieux de l'empereur à sa vieille et fidèle garde, dont au surplus on a publié un assez grand nombre de relations pour que la vérité soit connue sur un événement qui d'ailleurs se passa en plein jour. Là pourraient se terminer mes mémoires; mais le lecteur, je le pense, ne peut me refuser encore quelques momens d'attention pour des faits que j'ai le droit d'expliquer, et pour quelques autres, relatifs au retour de l'île d'Elbe. Je continue sur le premier point; le second sera le sujet d'un dernier chapitre.
L'empereur était donc parti, et moi, enfermé seul dans ma campagne, devenue désormais bien triste pour moi; je me tins hors de communication avec qui que ce soit, ne lisant point de nouvelles, ne cherchant point à en apprendre. Au bout de quelque temps, j'y reçus la visite d'un de mes amis de Paris, qui me dit que les journaux parlaient de ma conduite sans la connaître, et qu'ils la blâmaient fort: il ajouta que c'était M. de Turenne qui avait envoyé aux rédacteurs la note dans laquelle j'étais jugé avec une extrême sévérité. Je dois dire que je ne le crus pas; je connaissais trop M. de Turenne pour le croire capable d'un procédé aussi peu honorable, d'autant que je lui avais dit tout avec franchise, et que l'on a vu la réponse qu'il m'avait faite. Mais d'où que cela vînt le mal n'en était pas moins fait, et par l'incroyable complication de ma position je me trouvais réduit au silence. Certes, rien ne m'eût été plus facile que de répondre, que de repousser la calomnie par le récit exact des faits; mais devais-je me justifier de la sorte, et pour ainsi dire en accusant l'empereur, dans un moment surtout où régnait une si grande effervescence parmi les ennemis de Sa Majesté? Quand je voyais un si grand homme en butte aux traits de la calomnie, je prouvais bien, moi, chétif et jeté dans la foule obscure, souffrir que quelques-uns de ces traits envenimés vinssent tomber jusque sur moi. Aujourd'hui le temps était venu de dire la vérité, et je l'ai dite sans restriction, non point pour m'excuser, car je m'accuse au contraire de n'avoir pas fait une totale abnégation de moi et de ce que l'on en pourrait dire en suivant l'empereur à l'île d'Elbe. Toutefois, qu'il me soit permis de dire en ma faveur que dans ce mélange de souffrances physiques et morales qui m'assaillirent ensemble, il faudrait être bien sûr de n'avoir jamais failli pour condamner entièrement cette irritabilité si naturelle à un homme d'honneur que l'on accuse d'une soustraction frauduleuse. C'est donc là, me disais-je, la récompense de tant de soins, de tant de fatigues, d'un dévouement sans bornes et d'une délicatesse dont l'empereur, je puis le dire hautement, m'avait souvent loué, et à laquelle il a rendu justice plus tard, comme on le verra quand j'aurai à parler de quelques circonstances qui se rattachent à l'époque du 20 mars de l'année suivante.
C'est bien gratuitement et bien méchamment que l'on a attribué à des motifs d'intérêt le parti que dans mon désespoir je pris de quitter l'empereur. Il suffirait au contraire du plus simple bon sens pour voir que si j'eusse été capable de me laisser guider par mes intérêts, tout aurait voulu que j'accompagnasse Sa Majesté. En effet le chagrin qu'elle me causa, et la manière vive dont j'en fus accablé, ont plus nui à ma fortune que toute autre détermination ne pouvait le faire. Que pouvais-je espérer en France, où je n'avais droit à rien? N'est-il pas d'ailleurs bien évident pour quiconque voudra se rappeler ma position, toute de confiance auprès de l'empereur, que si j'avais été guidé par l'amour de l'or, ma place m'aurait mis à même d'en faire d'abondantes moissons, sans nuire en rien à ma réputation; mais mon désintéressement était si bien connu, que je puis défier qui que ce soit de dire que pendant tout le temps que dura ma faveur, j'en aie jamais usé pour rendre d'autres services que des services désintéressés. Maintes fois j'ai refusé d'appuyer une demande pour cela seulement, que la sollicitation était accompagnée d'une offre d'argent, et ces offres étaient souvent très-considérables. Qu'il me sait permis d'en citer un seul exemple entre beaucoup d'autres de la même nature: je reçus un jour l'offre d'une somme de quatre cent mille francs, qui me fut faite par une dame d'un nom très-noble, si je voulais faire accueillir favorablement par l'empereur une pétition dans laquelle elle réclamait ce qui lui était dû pour un terrain à elle appartenant, sur lequel avait été construit le port de Bayonne. J'avais réussi dans des demandes plus difficiles que celle-ci; eh bien, je refusai de me charger de l'appuyer, uniquement à cause de l'offre qui m'avait été faite: j'aurais voulu obliger cette dame, mais uniquement pour le plaisir de l'obliger, et ce ne fut jamais que dans ce seul but que je me permis de solliciter de l'empereur des grâces qu'il m'a presque toujours accordées. On ne peut pas dire non plus que j'aie jamais demandé à Sa Majesté des licences, des bureaux de loterie, ni aucune autre chose de ce genre, dont on sait qu'il s'est fait plus d'une fois un commerce scandaleux, et sans aucun doute, si j'en avais demandé l'empereur m'en aurait accordé.
La confiance que m'avait toujours témoignée l'empereur était telle qu'à Fontainebleau même, comme il avait été décidé qu'aucun des valets de chambre ordinaire de Sa Majesté ne l'accompagnerait à l'île d'Elbe, l'empereur s'en remit à moi du choix d'un jeune homme qui pût me seconder dans mon service. Je jetai les yeux sur un garçon d'appartement, dont la probité m'était parfaitement connue, et qui d'ailleurs était le fils de madame Marchand, première berceuse du roi de Rome. J'en parlai à l'empereur, qui l'agréa, et j'allai sur-le-champ en donner la nouvelle à M. Marchand, qui accepta avec reconnaissance, et me témoigna par ses remerciemens combien il se trouvait heureux de nous accompagner; je dis nous, car en ce moment j'étais bien loin de prévoir l'enchaînement de circonstances fatales que j'ai fidèlement rapportées; et l'on verra dans la suite, par la manière dont M. Marchand s'exprima sur mon compte aux Tuileries pendant les cent jours, que je n'avais point placé ma confiance dans un ingrat.
CHAPITRE VIII
Je deviens étranger à tout.—Crainte des résultats de la malveillance.—Lecture des journaux.—Je commence à comprendre la grandeur de l'empereur.—Débarquement de Sa Majesté.—Le bon maître et le grand homme.—Délicatesse de ma position et incertitude.—Souvenir de la bonté de l'empereur.—Sa Majesté demandant de mes nouvelles.—Paroles obligeantes.—Approbation de ma conduite.—Malveillance inutile et justice rendue par M. Marchand.—Mon absence de Paris prolongée.—L'empereur aux Tuileries.—Détails circonstanciés.—Vingt-quatre heures de service d'un sergent de la garde nationale.—Déménagement des portraits de famille des Bourbons.—Le peuple à la grille du Carrousel.—Vive le roi et vive l'empereur!—Terreur panique et le feu de cheminée.—Le général Excelmans et le drapeau tricolore.—Cocardes conservées.—Arrivée de l'empereur.—Sa Majesté portée à bras.—Service intérieur.—Premières visites.—L'archi-chancelier et la reine Hortense.—Table de trois cents couverts.—Le père du maréchal Bertrand et mouvement de l'empereur.—Souper de l'empereur et le plat de lentilles.—Ordre impossible.—Deux grenadiers de l'île d'Elbe.—Puissance du sommeil.—Quatre heures de nuit pour l'empereur.—Sa Majesté et les officiers à demi-solde.—M. de Saint-Chamans.—Revue sur le Carrousel.—L'empereur demandé par le peuple.—Le maréchal Bertrand présenté au peuple par Sa Majesté.—Scène touchante et enthousiasme général.—Continuation de ma vie solitaire.—Larmes sur les malheurs de Sa Majesté.—Deux souvenirs postérieurs.—La princesse Catherine de Wurtemberg et le prince Jérôme.—Grandeur de caractère et superstition.—Treize à table et mort de la princesse Elisa.—La première croix de la légion d'honneur portée par le premier consul et le capitaine Godeau.
Devenu étranger à tout après le départ de l'empereur pour l'île d'Elbe, pénétré d'une ineffaçable reconnaissance pour les bontés dont Sa Majesté m'avait comblé pendant les quatorze années que j'avais passées à son service, je pensais sans cesse à ce grand homme, et je me plaisais à repasser dans ma mémoire jusqu'aux moindres souvenirs de ma vie. J'avais jugé qu'il était convenable à mon ancienne position de vivre dans la retraite, et je passais mon temps assez tranquillement et en famille dans la maison de campagne que j'avais acquise. Toutefois une idée funeste me préoccupait malgré moi; je craignais que des hommes jaloux de mon ancienne faveur ne fussent parvenus à tromper l'empereur sur mon inaltérable dévoûment à sa personne, et à l'entretenir dans la fausse opinion qu'on était un moment parvenu à lui donner de moi. Cette idée, contre laquelle me rassurait ma conscience, n'en était pas moins pénible; mais, comme on le verra bientôt, j'eus le bonheur d'acquérir la certitude que mes craintes à cet égard n'étaient nullement fondées.
Quoique tout-à-fait étranger à la politique, je lisais avec un vif intérêt le journal que je recevais dans ma retraite depuis le grand changement auquel on avait donné le nom de Restauration; et il ne me fallait que le plus simple bon sens pour voir la différence tranchée qui existait entre le gouvernement déchu et le gouvernement nouveau. Partout je voyais des séries d'hommes titrés remplacer les listes d'hommes distingués qui avaient donné, sous l'empire, tant de preuves de mérite et de courage; mais j'étais loin de penser, malgré le grand nombre des mécontens, que la fortune de l'empereur et les vœux de l'armée le ramèneraient sur le trône qu'il avait volontairement abdiqué pour ne point être la cause d'une guerre civile en France. Aussi me serait-il impossible de peindre mon étonnement et la multiplicité de sentimens divers qui vinrent m'agiter, quand je reçus la première nouvelle du débarquement de l'empereur sur les côtes de la Provence. Je lus avec enthousiasme l'admirable proclamation dans laquelle il annonçait que ses aigles voleraient de clochers en clochers, et que lui-même suivit de si près dans sa marche triomphale depuis le golfe Juan jusqu'à Paris.
C'est ici que je dois en faire l'aveu: ce n'est que depuis que j'avais quitté l'empereur que j'avais compris toute l'immensité de sa grandeur. Attaché à son service presque dès le commencement du consulat, à une époque où j'étais encore bien jeune, il avait grandi, pour ainsi dire, sans que je m'en aperçusse, et j'avais vu surtout en lui, à cause de la nature de mon service, un excellent maître plus encore qu'un grand homme; mais que l'éloignement avait produit sur moi un effet contraire à celui qu'il produit ordinairement! J'avais peine à croire, et je m'étonne souvent encore aujourd'hui de la franchise hardie avec laquelle j'avais osé soutenir devant l'empereur des choses que je croyais vraies: mais sa bonté semblait m'y encourager; car bien souvent, au lieu de se fâcher de mes vivacités, il me disait, avec une douceur accompagnée d'un sourire bienveillant: «Allons! allons! M. Constant; ne vous emportez pas.» Bonté adorable dans un homme d'un rang aussi élevé!… Eh bien! c'est tout au plus si je m'en apercevais dans l'intérieur de sa chambre; mais depuis j'en ai senti tout le prix.
En apprenant que l'empereur allait nous être rendu, mon premier mouvement fut de me rendre sur-le-champ au palais pour me trouver à son arrivée; mais la réflexion et les conseils de ma famille et de quelques amis me firent penser qu'il serait plus convenable d'attendre ses ordres, dans le cas où il voudrait me rappeler à son service. J'eus à m'applaudir de m'être arrêté à cette dernière idée, puisque j'eus le bonheur d'apprendre que Sa Majesté avait bien voulu approuver ma conduite; j'ai su effectivement, de la manière la plus positive, qu'à peine arrivé aux Tuileries, l'empereur daigna demander à M. Eible, alors concierge du palais: «Eh bien! que fait Constant? Comment va-t-il? Où est-il?—Sire, il est à sa campagne, qu'il n'a pas quittée.—Bien, très-bien… Il est heureux, lui; il plante ses choux.» J'ai su aussi que, dès les premiers jours du retour de l'empereur, Sa Majesté ayant fait faire un travail sur les pensions sur sa cassette, il avait eu la bonté de mettre une note à la mienne pour qu'elle fût augmentée. Enfin, j'éprouvai encore une vive satisfaction, d'un autre genre sans doute, mais non moins vive, la certitude de n'avoir point fait un ingrat. On a vu que j'avais été assez heureux pour placer M. Marchand auprès de l'empereur; or voici ce qui m'a été rapporté par un témoin. M. Marchand, au commencement des cent-jours, se trouvait dans un des salons du palais des Tuileries où étaient réunies plusieurs personnes, dont quelques-unes s'exprimaient sur mon compte d'une manière peu bienveillante. Mon successeur auprès de l'empereur les interrompit brusquement, en leur disant qu'il n'y avait rien de vrai dans les imputations dont on me rendait l'objet, et il ajouta que, tant que j'avais été en faveur, j'avais constamment obligé toutes les personnes de la maison qui s'étaient adressées à moi, et que jamais je n'avais nui à aucune. À cet égard, j'ose assurer que M. Marchand ne dit que la vérité; mais je ne fus pas moins sensible à l'honnêteté de son procédé envers moi, et surtout envers moi absent.
N'étant point à Paris au 20 mars 1815, ainsi qu'on vient de le voir, je n'aurais rien à dire sur les circonstances de cette mémorable époque, si je n'avais recueilli de quelques-uns de mes amis des détails sur la nuit qui suivit la rentrée de l'empereur dans le palais redevenu impérial; et l'on peut croire combien j'étais avide de savoir tout ce qui se rapportait au grand homme que l'on regardait en ce moment comme le sauveur de la France.
Je commencerai par rapporter exactement le récit qui me fut fait par un brave et excellent homme de mes amis, alors sergent de la garde nationale parisienne, et qui précisément se trouvait de service aux Tuileries le 20 mars. «À midi, me dit-il, trois compagnies de gardes nationaux entrèrent dans la cour des Tuileries pour occuper tous les postes intérieurs et extérieurs du palais. Je faisais partie d'une de ces compagnies, appartenant à la quatrième légion. Mes camarades et moi, nous fûmes tous frappés de l'incroyable tristesse qu'inspire la vue d'un palais abandonné. Tout, en effet, était désert; à peine apercevait-on çà et là quelques hommes à la livrée du roi, occupés à déménager et à transporter des tableaux représentant les divers membres de la famille des Bourbons. Nous étions d'ailleurs assaillis par les cris bruyans d'une multitude vraiment effrénée, grimpée sur les grilles, cherchant à les escalader, les pressant avec une force telle qu'en plusieurs endroits elles fléchirent au point de faire craindre qu'elles ne fussent renversées. Cette multitude présentait un spectacle effrayant, et semblait disposée à piller le palais.
»À peine étions-nous depuis un quart d'heure dans la cour intérieure, lorsqu'un accident, peu grave en lui-même, vint jeter la consternation parmi nous et parmi ceux qui se pressaient le long de la grille du Carrousel; nous vîmes des flammèches s'élever au dessus de la cheminée de la chambre du roi; le feu y avait été mis par la quantité énorme de papiers que l'on venait d'y brûler. Cet accident donna lieu aux plus sinistres conjectures, et bientôt le bruit se répandit que les Tuileries avaient été minées avant le départ de Louis XVIII. On forma sur-le-champ une patrouille de quinze hommes de la garde nationale, commandés par un sergent; ils parcoururent le château dans tous les sens, visitèrent tous les appartemens, descendirent dans les caves, et s'assurèrent qu'il n'existait nulle part aucun indice de danger.
»Rassurés sur ce point, nous n'étions toutefois pas sans inquiétudes. En nous rendant à notre poste, nous avions entendu des groupes nombreux crier: Vive le roi! Vivent les Bourbons; et nous eûmes bientôt une preuve de l'exaspération et de la fureur d'une partie du peuple contre Napoléon; car nous vîmes arriver à grande peine jusqu'à nous, et dans un état pitoyable, un officier supérieur qui avait imprudemment arboré trop tôt la cocarde tricolore, et que le peuple poursuivait depuis la rue Saint-Denis. Nous le prîmes sous notre protection en le faisant entrer dans l'intérieur, et certes il en avait besoin. En ce moment nous reçûmes l'ordre de faire retirer le peuple, qui s'opiniâtrait de plus en plus à escalader les grilles, et pour y parvenir nous fûmes contraints d'avoir recours à l'emploi de nos armes.
»Il y avait tout au plus une heure que nous occupions le poste des Tuileries, lorsque le général Excelmans, qui avait reçu le commandement en chef de la garde du château, donna l'ordre d'arborer le drapeau tricolore sur le pavillon du milieu. La réapparition des couleurs nationales excita parmi nous tous un vif mouvement de satisfaction; dès lors, aux cris de Vive le roi! le peuple substitua soudain le cri de Vive l'empereur! et nous n'en entendîmes plus d'autres de toute la journée. Quant à nous, lorsque l'on nous fit reprendre la cocarde tricolore, ce fut une opération bien facile; car un grand nombre de gardes nationaux avaient conservé leur ancienne, qu'ils avaient seulement recouverte d'un morceau de percale blanche plissée. On nous fit mettre nos armes en faisceau devant l'arc-de-triomphe, et il ne se passa rien d'extraordinaire jusqu'à six heures du soir. Alors on commença à allumer des lampions sur le passage présumé de l'empereur. Un nombre considérable d'officiers à demi-solde s'était réuni du côté du pavillon de Flore; et j'appris de l'un d'eux, M. Saunier, officier décoré, que c'était de ce côté que l'empereur ferait sa rentrée dans le palais des Tuileries; je m'y rendis en toute hâte, et comme je m'empressais pour me trouver sur son passage, j'eus le bonheur de rencontrer un officier—commandant qui me plaça de service à la porte même de l'appartement de Napoléon, et c'est à cette circonstance que je dois d'avoir été témoin de ce qui me reste à vous raconter.