Kitabı oku: «La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle», sayfa 18
Mais il ne faut pas penser que ces sortes d'accidents interrompent la fête; il est dit qu'elle ne cessera que par l'ordre du Roi, de manière que lorsqu'il y a un des cavaliers blessé, les autres l'accompagnent jusqu'à la barrière, et sur-le-champ ils reviennent combattre. Il y eut un Biscayen si hardi, qu'il se jeta à cheval sur le dos d'un taureau, le prit par les cornes, et, quelques efforts que pût faire l'animal pour le renverser par terre, le Biscayen y resta plus d'un quart d'heure, et rompit une des cornes du taureau110. Quand ils se défendent trop longtemps, et que le Roi en veut faire sortir d'autres (car les nouveaux sont agréables, parce que chacun a sa manière particulière de combattre), l'on amène les dogues d'Angleterre. Ils ne sont pas si grands que ceux que l'on voit d'ordinaire; c'est une race semblable à ceux que les Espagnols menaient aux Indes, lorsqu'ils en firent la conquête. Ils sont petits et bassets, mais si forts que, quand une fois ils tiennent une goulée, ils ne lâchent point, et ils se laisseraient plutôt couper par morceaux. Il y en a toujours quelques-uns de tués. Le taureau les met sur ses cornes, et les fait sauter en l'air comme si c'étaient des ballons. Quelquefois on lui coupe les jarrets avec de certains fers faits en croissants; on les met au bout d'une grande perche, et cela s'appelle des jaretar el toro.
Un autre cavalier fut empeño, parce qu'en combattant son chapeau tomba. Il ne mit pas pied à terre, il tira son épieu, et poussant son cheval droit au taureau qui l'attendait, il lui donna un coup dans le cou, dont il ne demeura que légèrement blessé, de manière que la douleur ne servait qu'à l'animer davantage. Il grattait la terre de ses pieds, il mugissait, il sautait comme un cerf. Je ne saurais vous bien décrire ce combat, non plus que les acclamations de tout le monde, les battements de mains, la quantité de mouchoirs que l'on élevait en l'air, et que l'on montrait en signe d'admiration, les uns criant: Victor, Victor! et les autres, ha toro, ha toro! pour exciter ensuite sa furie. Je ne saurais non plus vous dire mes alarmes particulières, et comme le cœur me palpitait, lorsque que je voyais ces terribles animaux prêts à tuer ces braves cavaliers: tout cela m'est également impossible.
Un Tolédan, jeune et bien fait, ne put éviter le coup de corne d'un taureau; il fut élevé bien haut et mourut sur-le-champ. Il y en eut deux autres mortellement blessés, et quatre chevaux tués ou blessés à mort. Cependant ils disaient tous que la course n'avait pas été fort belle, parce qu'il n'y avait guère eu de sang répandu; que, pour une telle fête, il y aurait dû avoir au moins dix hommes tués sur la place. L'on ne peut bien exprimer l'adresse des cavaliers à combattre, et celle des chevaux pour éviter le coup. Ils tournent quelquefois une heure autour du taureau sans en être plus loin que d'un pied, et sans qu'il puisse les approcher; mais lorsqu'il les touche, il les blesse cruellement. Le Roi jeta quinze pistoles au Maure qui avait tué le taureau avec son poignard; il en donna autant à celui qui en avait dompté un autre, et dit qu'il se souviendrait des cavaliers qui avaient combattu. Je remarquai un Castillan qui, ne sachant comment se garantir, sauta par-dessus le taureau aussi légèrement qu'aurait fait un oiseau.
Ces fêtes sont belles, grandes et magnifiques; c'est un spectacle fort noble et qui coûte beaucoup. L'on ne peut en faire une peinture juste; il faut les voir pour se les bien représenter. Mais je vous avoue que tout cela ne me plaît point, quand je pense qu'un homme, dont la conservation vous est chère, a la témérité de s'aller exposer contre un taureau furieux, et que, pour l'amour de vous (car c'en est d'ordinaire le motif), vous le voyez revenir tout sanglant et demi-mort. Peut-on seulement approuver aucune de ces coutumes? Et supposé même qu'on n'y eût pas un intérêt particulier, peut-on souhaiter de se trouver à des fêtes qui, presque toujours, coûtent la vie à plusieurs personnes? Pour moi, je suis surprise que, dans un royaume où les Rois portent le nom de catholiques, l'on souffre un divertissement si barbare. Je sais bien qu'il est fort ancien, puisqu'il vient des Maures; mais il me semble qu'il devrait être tout à fait aboli, aussi bien que plusieurs autres coutumes qu'ils tiennent de ces infidèles.
Don Fernand de Tolède, me voyant fort émue et fort inquiète pendant la course, et remarquant que je devenais quelquefois aussi pâle qu'un mort, tant je craignais de voir tuer quelques-uns de ceux qui combattaient, me dit en souriant: Qu'auriez-vous fait, Madame, si vous aviez vu ce qui se passa ici il y a quelques années? Un cavalier de mérite aimait passionnément une jeune fille qui n'était que la fille d'un lapidaire; mais elle était parfaitement belle, et devait avoir de fort grands biens. Ce cavalier ayant appris que les plus fiers taureaux des montagnes avaient été pris, et croyant qu'il y aurait beaucoup de gloire de les vaincre, résolut de tauriser, et il en demanda la permission à sa maîtresse. Elle fut si saisie de la simple proposition qu'il lui en fit, qu'elle s'en évanouit, et elle lui défendit, par tout le pouvoir qu'il lui avait donné sur son esprit, d'y penser de sa vie. Mais, malgré cette défense, il crut ne pouvoir lui donner une plus grande preuve de son amour, et il fit travailler secrètement à toutes les choses qui lui étaient nécessaires. Quelque soin qu'il apportât à cacher son dessein à sa maîtresse, elle en fut avertie, et elle n'omit rien pour le détourner. Enfin, le jour de cette fête étant venu, il la conjura de s'y trouver, et il lui dit que sa présence suffirait pour le faire vaincre et pour lui acquérir une gloire qui le rendrait encore plus digne d'elle. Votre amour, lui dit-elle, est plus ambitieux qu'il n'est tendre, et le mien est plus tendre qu'ambitieux. Allez où la gloire vous appelle, vous voulez que j'y sois, vous voulez combattre devant moi; oui, j'y serai, je vous le promets, et peut-être que ma présence vous troublera plus qu'elle ne vous donnera d'émulation. Il la quitta enfin et fut sur la Plaza mayor, où tout le monde était déjà assemblé. Mais à peine commençait-il de se défendre contre un fier taureau qui l'avait attaqué, qu'un jeune villageois jette un dard à ce redoutable animal qui le perce et lui fait sentir beaucoup de douleur. Il quitte aussitôt le cavalier qui le combattait, et en mugissant il prend sa course vers celui qui venait de le frapper. Ce jeune homme, interdit, voulut se sauver: alors le bonnet dont sa tête était couverte vint à tomber, et en même temps les plus beaux cheveux du monde, et les plus longs, se déployèrent sur ses épaules et firent reconnaître que c'était une fille de quinze à seize ans. La peur lui avait causé un tel tremblement, qu'elle ne pouvait plus ni courir ni éviter le taureau. Il lui avait porté un coup effroyable dans le côté, au même moment que son amant, qui était le toréador, et qui l'avait reconnue, avait couru vers elle pour la secourir. O Dieu! quelle douleur fut la sienne, lorsqu'il vit sa chère maîtresse dans ce funeste état! Il devint transporté, il ne ménagea plus sa vie, et, plus furieux que le taureau, il fit des choses incroyables. Il fut mortellement blessé en plusieurs endroits. Ce fut bien ce jour-là qu'on trouva la fête belle. On porta les deux infortunés amants chez le malheureux père de la fille. Ils voulurent être en même chambre, et demandèrent en grâce que, pour le peu d'heures qui leur restaient à vivre, on les mariât, et que, puisqu'ils ne pouvaient vivre ensemble, ils n'eussent au moins qu'un même tombeau après leur mort. Cette histoire a beaucoup ajouté à l'aversion que j'avais pour ces sortes de fêtes. Je le dis à Don Fernand, après l'avoir remercié de la peine qu'il avait prise de me la raconter.
Je ne vous ai rien dit jusqu'ici de la langue espagnole, dans laquelle je tâche de faire quelques progrès. Je la trouve tout à fait à mon gré, elle est expressive, noble et grave. L'amour ne laisse pas d'y trouver son langage et d'y badiner agréablement. Les personnes de la cour parlent plus concis que les autres. Elles ont de certaines comparaisons et des métaphores si abstraites, qu'à moins d'être accoutumé à les entendre, l'on perd la moitié de leurs conceptions. J'ai appris plusieurs langues, du moins j'en ai eu les premiers principes; mais, de toutes, il n'y a que la nôtre qui me paraisse plus belle que l'espagnole.
Je viens de voir arriver dix galères, cela est assez surprenant dans une ville qui est à quatre-vingts lieues de la mer; mais ce sont des galères de terre; car, s'il y a bien des chevaux et des chiens marins, pourquoi n'y aurait-il pas des galères terrestres? Elles ont la forme d'un chariot, elles sont quatre fois plus longues; chacune a six roues, trois de chaque côté; cela ne va guère plus doucement qu'une charrette. Le dessous en est rond et assez semblable à celui des galères. On les couvre de toile. On y peut tenir quarante personnes. On s'y couche, on y fait sa cuisine; enfin, c'est une maison roulante. L'on met dix-huit ou vingt chevaux pour la traîner. La machine est si longue, qu'elle ne peut tourner que dans un grand champ. Elles viennent de Galice et de la Manche, pays du brave Don Quichotte. Il en part huit, dix ou douze ensemble, pour s'entre-secourir au besoin; car, lorsqu'une galère verse, c'est un grand fracas, et le mieux qu'il puisse vous arriver c'est de vous rompre un bras ou une jambe. Il faut être plus de cent à la relever. L'on porte là-dedans toutes sortes de provisions, parce que le pays par lequel on passe est si ingrat que sur des montagnes de quatre-vingts lieues de long, le plus grand arbre que l'on trouve est un peu de serpolet et de thym sauvage. Il n'y a là ni hôte, ni hôtellerie; l'on couche dans la galère, et c'est un misérable pays pour les voyageurs.
M. Mellini, nonce apostolique, sacra le patriarche des Indes le jour de la Trinité, et le Roi y vint. Je le vis entrer. Il était habillé de noir avec une broderie de soie aurore et de petites perles autour des fleurs. Son chapeau était si grand, que les bords, qu'on ne relève jamais ici, tombaient des deux côtés et ne faisaient pas un bon effet. Je remarquai, pendant la cérémonie, qu'il mangeait quelque chose qu'on lui tenait sur un papier; je demandai ce que c'était. On me dit que ce devait être de l'ail ou des petites échalotes, parce qu'il en mange assez souvent. J'étais trop éloignée pour le bien voir. Il ne retourna point au Buen-Retiro, à cause de la fête du Saint-Sacrement, à laquelle il voulait assister. Lorsque je sortis de l'église, je reconnus un gentilhomme français nommé Du Juncas, qui est de Bordeaux et que j'y avais vu. Je lui demandai depuis quand il était en cette ville. Il me dit qu'il y avait peu, et que son premier soin aurait été de me venir voir, sans qu'il s'était engagé à Bayonne de ne perdre pas un moment à la recherche d'un scélérat que l'on croyait caché à Madrid; que ce n'était pas la curiosité de voir sacrer le patriarche des Indes qui l'avait obligé de venir aux Jéronimites (autrement les filles de la Conception); mais, qu'ayant demandé à parler à une religieuse, on lui avait répondu qu'on ne pouvait la voir que le Roi ne fût sorti. C'est, ajouta-t-il, une des plus belles filles du monde, et elle a causé un grand malheur, à Bayonne, dans la famille de M. de la Lande. Je me souvins de l'avoir vue en passant, et je le priai de m'apprendre ce que c'était. C'est une trop longue et funeste aventure, me dit-il, pour vous la raconter en un moment; mais, si vous voulez voir la jeune religieuse dont je vous parle, je suis persuadé qu'elle ne vous déplairait pas. Je pris volontiers le parti qu'il me proposait, parce que j'ai toujours entendu dire qu'elles ont encore plus d'esprit dans les monastères que dans le monde. Nous montâmes au parloir, dont trois affreuses grilles, les unes sur les autres, tout hérissées de pointes de fer me surprirent. Comment! dis-je, on m'avait assurée que les religieuses étaient, en ce pays, fort galantes; mais je suis persuadée que l'amour n'est pas assez hardi pour hasarder d'entrer au travers de ces longues pointes et de ces petits trous, où il périrait indubitablement. Vous êtes la dupe des apparences, Madame, s'écria Du Juncas, et, si la dame qui va venir pouvait m'en laisser le temps, vous sauriez, dès aujourd'hui, ce que j'appris d'un Espagnol de mes amis, au premier voyage que je fis ici. Doña Isidore entra en ce moment au parloir. Je la trouvai encore plus belle que je ne me l'étais figuré. M. Du Juncas lui dit que j'étais une dame française qui avait eu envie de la connaître sur le récit qu'il m'avait fait de son mérite. Elle me remercia avec beaucoup de modestie, et elle nous dit ensuite qu'il était bien vrai que ce misérable dont on voulait savoir des nouvelles avait été à Madrid depuis peu; mais, qu'elle était certaine qu'il n'y était plus, et qu'il avait même eu la hardiesse de lui écrire par un homme chez lequel il logeait; qu'on lui avait apporté la lettre après son départ et qu'elle n'avait pas voulu la recevoir. Il me semble, dis-je en l'interrompant, que l'on ne pourrait pas le prendre, supposé qu'il fût encore ici. On en obtient quelquefois la permission du Roi, dit Doña Isidore; il est de certains crimes qui ne doivent point trouver d'asile, et celui-là en est un. Elle se prit à pleurer, quelque violence qu'elle se fît pour retenir ses larmes; et elle ajouta que, grâce au ciel, elle n'avait rien à se reprocher sur ce qui s'était passé; mais que cela n'empêchait pas qu'elle ne s'affligeât extrêmement d'en avoir été la cause. Nous parlâmes encore quelque temps ensemble; je demeurai aussi charmée de son esprit que de sa beauté, et je me retirai ensuite111.
Je suis absolument à vous, ma très-chère cousine, soyez-en bien persuadée.
A Madrid, ce 29 de mai 1679.
ONZIÈME LETTRE
Il faut vous aimer autant que je vous aime, ma chère cousine, pour me pouvoir résoudre à vous écrire dans un temps où la chaleur est excessive. Tout ce que l'on m'en avait dit, et tout ce que je m'en étais pu imaginer, n'est rien en comparaison de ce que je trouve. Pour m'en garantir, je laisse mes fenêtres ouvertes tant que la nuit dure, sans appréhender le vent de Galice qui estropie. Je couche nu-tête, je mets mes mains et mes pieds dans de la neige; une autre en mourrait, mais je tiens qu'il vaudrait autant mourir que d'étouffer comme on fait ici. Minuit sonne sans que l'on ait senti le plus petit air du zéphire. Pour moi, je pense qu'il ne fait pas plus chaud sous la ligne.
Quand on va à la promenade, l'on est assez embarrassé, car, si l'on baisse les glaces du carrosse, l'on est suffoqué de la poudre dont les rues sont si remplies qu'à peine s'y peut-on voir; et bien que les fenêtres des maisons soient fermées, elle passe au travers et gâte tous les meubles; de sorte que les méchantes odeurs de l'hiver et la poudre de l'été noircissent l'argenterie et toutes choses, à tel point que rien ne peut se conserver longtemps beau. Quelque soin que l'on prenne à présent, l'on a toujours le visage couvert de sueur et de poudre, semblables à ces athlètes que l'on représente dans la lice.
Je dois vous dire que j'ai vu la fête du Saint-Sacrement, qui est fort solennelle ici. L'on y fait une procession générale, composée de toutes les paroisses et de tous les religieux, qui sont en très-grand nombre. L'on tapisse les rues, par où elle doit passer, des plus belles tapisseries de l'univers; car je ne vous parle pas seulement de celles de la couronne que l'on y voit. Il y a mille particuliers, et même davantage, qui en ont d'admirables. Tous les balcons sont sans jalousies, couverts de tapis remplis de riches carreaux, avec des dais. Il y a du coutil tendu qui passe d'un côté de la rue à l'autre et empêche que le soleil incommode. On jette de l'eau sur ce coutil afin qu'il soit plus frais; les rues sont toutes sablées, fort arrosées et remplies d'une si grande quantité de fleurs, que l'on ne saurait marcher sur autre chose. Les reposoirs sont extraordinairement grands, et parés de la dernière magnificence.
Il ne va point de femmes à la procession. Le Roi y était avec un habit de taffetas noir lustré, une broderie de soie bleue et blanche marquait les tailles. Les manches étaient de taffetas blanc, bordées de soie bleue et de jais; elles étaient fort longues et ouvertes par devant. Il avait de petites manches pendantes qui tombaient jusqu'à la ceinture; son manteau autour de son bras; son grand collier d'or et de pierreries, d'où pendait un petit mouton de diamant. Il avait aussi des boucles de diamant à ses souliers et à ses jarretières; un gros cordon à son chapeau, qui brillait presque autant que le soleil, avec une enseigne qui retroussait son chapeau, et au bas de cette enseigne une perle que l'on nomme la peregrine; elle est aussi grosse qu'une poire de rousselet et de la même forme112. L'on prétend que c'est la plus belle qui soit en Europe, et que l'eau et la qualité en sont parfaites. Toute la cour, sans exception, était à la suite du Saint-Sacrement. Les conseils y marchaient sans ordre de préséance comme ils se trouvaient, tenant des cierges de cire blanche. Le Roi en portait un, et allait le premier après le tabernacle où était le Corpus. C'est, assurément, une des plus belles cérémonies que l'on puisse voir. J'y remarquai que tous les gentilshommes de la Chambre avaient chacun une grande clef d'or à leur côté. C'est celle de la chambre du Roi, où ils peuvent entrer quand ils veulent. Elle est aussi grande que la clef d'une cave. J'y vis plusieurs chevaliers de Malte, qui portent tous une croix de Malte de toile de Hollande, brodée sur leur manteau. Il était près de deux heures après minuit que la procession n'était pas encore rentrée. Lorsqu'elle passa devant le palais l'on tira des boîtes et beaucoup de fusées.
Le Roi était allé trouver la procession à Santa-Maria; c'est une église qui est proche du palais113. Toutes les dames prennent ce jour-là leurs habits d'été. Elles sont très-parées sur leurs balcons; elles y trouvent des corbeilles pleines de fleurs, ou des bouteilles remplies d'eau de senteur, et elles en jettent lorsque la procession passe. Pour l'ordinaire, les trois compagnies qui gardent le Roi sont vêtues de neuf. Quand le Saint-Sacrement est rentré dans l'église, chacun va manger chez soi pour se trouver aux autos. Ce sont des tragédies dont les sujets sont pieux et l'exécution assez bizarre. On les représente dans la cour ou dans la rue du président de chaque conseil à qui cela est dû. Le Roi y vient, et toutes les personnes de qualité reçoivent des billets dès la veille pour s'y trouver. Ainsi nous y fûmes conviées, et je demeurai surprise qu'on allumât un nombre extraordinaire de flambeaux pendant que le soleil donnait à plomb sur les comédiens, et qu'il faisait fondre les bougies comme du beurre. Ils jouèrent la plus impertinente pièce que j'aie vue de mes jours. En voici le sujet.
Les chevaliers de Saint-Jacques sont assemblés, et Notre-Seigneur les vient prier de le recevoir dans leur ordre. Il y en a plusieurs qui le veulent bien, mais les anciens représentent aux autres le tort qu'ils se feraient d'admettre parmi eux une personne née dans la roture; que saint Joseph, son père, est un pauvre menuisier, et que la Sainte Vierge travaille en couture. Notre-Seigneur attend avec beaucoup d'inquiétude la résolution que l'on prendra. L'on détermine, avec quelque peine, de le refuser. Mais là-dessus on ouvre un avis qui est d'instituer exprès pour lui l'ordre del Cristo, et par cet expédient tout le monde est satisfait114. Cet ordre est celui du Portugal. Cependant ils ne font pas ces choses dans un esprit de malice, et ils aimeraient mieux mourir que de manquer au respect qu'ils doivent à la religion.
Les autos durent un mois. Je suis si lasse d'y aller que je m'en dispense tout autant que je le puis. On y sert beaucoup de confitures et d'eau glacée, dont on a bien besoin, car l'on y meurt de chaud et l'on y étouffe de la poudre. Je fus ravie de trouver à l'hôtel du président de la Hazienda, Don Augustin Pacheco et sa femme, dont je vous ai déjà parlé. Ils s'y étaient rendus, parce qu'ils sont alliés au président. Nous étions placés proche les uns des autres, et après que la fête fut finie, nous allâmes nous promener au Prado à la française, c'est-à-dire des hommes et des femmes dans un même carrosse. Don Frédéric de Cordone en était: nos rideaux demeurèrent fermés tant qu'il y eut grand monde, à cause de la belle petite Espagnole. Mais comme nous restâmes plus tard que les autres, M. le nonce et Frédéric Cornano, ambassadeur de Venise, ayant fait approcher leur carrosse du nôtre, causaient avec nous, lorsque nous vîmes tout à coup une grande illumination le long de l'allée, et en même temps il parut soixante cardinaux montés sur des mules, avec leurs habits et leurs chapeaux rouges. Le pape vint ensuite, on le portait sur une machine entourée de grands tapis de pied; il était sous un dais assis dans un fauteuil, la tiare et les clefs de saint Pierre sur un carreau, avec un bénitier plein d'eau de fleur d'orange qu'il jetait à tout le monde. La cavalcade marchait gravement. Quand ils furent arrivés au bout du Prado, MM. les cardinaux commencèrent à faire mille tours de souplesse pour réjouir Sa Sainteté: les uns jetaient leurs chapeaux par-dessus les arbres, et chacun se trouvait assez juste dessous pour que son chapeau lui retombât sur la tête. Les autres se mettaient debout sur la selle de leurs mules et les faisaient courir tant qu'elles pouvaient. Il y avait un grand concours de peuple qui faisait le cortége. Nous demandâmes à M. le nonce ce que cela voulait dire, et il nous assura qu'il ne savait point, et qu'il ne trouvait rien de bon dans cette plaisanterie. Il envoya s'informer d'où venait ainsi le Sacré Collége. Nous apprîmes que c'était la fête des boulangers, et que, tous les ans, ils avaient accoutumé de faire cette belle cérémonie115. Le nonce avait grande envie de la troubler par une salve de coups de bâton. Il avait déjà commandé à ses estafiers de commencer la noise; mais nous intercédâmes pour ces pauvres gens qui n'avaient d'autre intention que de fêter leur saint. Cependant quelqu'un qui avait entendu donner les ordres perturbateurs du repos public en avertit le pape et les cardinaux. Il n'en fallut pas davantage pour mettre la fête en désordre. Chacun se sauva comme il put, et leur crainte fut cause que notre plaisir finit bientôt. L'on ne souffrirait point en France de telles mascarades; mais il y a bien des choses qui sont innocentes dans un pays, qui ne le seraient peut-être pas dans un autre.
Ma parente sachant la manière honnête dont j'avais été reçue par Don Augustin Pacheco, le convia à souper chez elle. Je le priai de se souvenir qu'il m'avait promis un entretien sur ce qu'il savait des Indes. Je vais, me dit-il aussitôt, vous parler de celles que l'on distingue par Indes occidentales, dans lesquelles une partie de l'Amérique est comprise.
Sous le règne de Ferdinand, roi de Castille et d'Aragon, Christophe Colomb, Génois, découvrit cette partie du monde en 1492. Comme les Espagnols furent les premiers qui trouvèrent cette heureuse terre inconnue aux Européens, le roi Ferdinand et la reine Isabelle en eurent la propriété par une bulle d'Alexandre VI. Il établit eux et leurs successeurs, vicaires perpétuels du Saint-Siége dans tout le vaste pays. De sorte que les rois d'Espagne en sont seigneurs spirituels et temporels; qu'ils nomment aux évêchés et autres bénéfices; et qu'ils reçoivent les dîmes. Leur pouvoir est plus étendu là qu'en Espagne; car il faut remarquer que l'Amérique seule forme une des quatre parties du monde, et que nous y possédons beaucoup plus de pays que toutes les autres nations ensemble. Le conseil des Indes, qui est établi à Madrid, est un des plus considérables du royaume, et, dans la nécessité où l'on est d'entretenir une correspondance très-fréquente entre l'Espagne et les Indes, d'envoyer des ordres et de maintenir toute l'autorité du côté de la cour, l'on a été obligé d'établir une Chambre particulière, composée de quatre des plus anciens conseillers du conseil des Indes, lesquels prennent connaissance des affaires de finance, et font faire les expéditions par les secrétaires du conseil.
Outre cette Chambre qui est à Madrid, il y en a une à Séville, appelée la maison de contratacion. Elle est composée d'un président et de plusieurs conseillers de robe et d'épée, avec les autres officiers nécessaires. Les conseillers d'épée prennent connaissance des choses qui concernent la flotte et les galions. Les autres conseillers rendent la justice. Les appellations de ce tribunal vont au conseil des Indes de Madrid. On tient des registres dans la maison de contratacion de Séville, où l'on écrit toutes les marchandises que l'on envoie aux Indes, et toutes celles qu'on en rapporte, pour empêcher que le Roi ne soit fraudé de ses droits; mais cela sert de peu; les marchands sont si adroits et ceux qui leur font rendre compte prennent si volontiers le parti de partager avec eux, que le Roi n'en est assurément pas mieux servi; et son droit, qui n'est qu'un cinquième, est si mal payé, qu'il ne reçoit pas la quatrième partie de ce qui lui appartient116.
C'est le conseil de Madrid qui propose au Roi des sujets pour remplir les vice-royautés de la Nouvelle-Espagne et du Pérou117. Il faut remarquer que tous les emplois s'y donnent de trois ans en trois ans, ou de cinq ans en cinq ans, afin qu'un seul homme ne puisse pas s'enrichir pendant qu'il y en a tant d'autres qui ont besoin d'une part aux bienfaits du prince.
Dans les endroits des Indes où il n'y a pas de vice-roi, celui qui est président est aussi gouverneur. Lorsqu'un vice-roi meurt, le président en charge dans la vice-royauté prend le gouvernement en main, jusqu'à ce qu'on ait envoyé d'Espagne un autre vice-roi. C'est Sa Majesté Catholique qui donne ces grands postes-là, et les gouvernements les plus considérables. Les vice-rois pourvoient aux petits gouvernements, et ces vice-rois rapportent sans peine, en cinq ans, cinq et six cent mille écus. On n'y va point sans s'y enrichir; et cela est si vrai, que jusqu'aux religieux qu'on y envoie pour prêcher la foi et convertir les Indiens, rapportent chacun de leur mission trente ou quarante mille écus. Le Roi dispose de plusieurs pensions qui sont sur les villages des Indes. On en tire depuis deux jusqu'à six mille écus de rente, et c'est encore un moyen de gratifier ses sujets.
Les îles Philippines, qui sont proches du royaume de la Chine, dépendent du Roi d'Espagne. Le commerce qui s'y fait consiste en soie. Elles lui coûtent plus à garder qu'elles ne lui rapportent.
Les Castillans ont eu leurs raisons pour ne vouloir pas qu'il y eût aucune sorte de manufacture aux Indes, ni que l'on y fît des étoffes, ni pas une des autres choses qui sont indispensablement nécessaires. Cette politique est cause que tout vient d'Europe, et que les Indiens, qui aiment passionnément leurs commodités et ce qui les pare, sacrifient volontiers leur argent à leur satisfaction. De cette manière, on les met hors d'état de rien amasser, parce qu'ils sont obligés d'acheter bien cher les moindres bagatelles qu'on leur porte, et dont on les amuse118.
La flotte consiste en plusieurs vaisseaux chargés de marchandises que l'on envoie aux Indes, et il y a d'autres grands navires de guerre qu'ils appellent galions, par lesquels le Roi les fait escorter. Ces navires ne devraient porter aucune marchandise, mais l'avidité du gain l'emporte sur les défenses expresses du Roi, et ils sont quelquefois si chargés, que si l'on venait à les attaquer, ils ne pourraient se défendre. Lorsque les navires partent, l'expédition que les marchands obtiennent au conseil des Indes de Madrid, afin de les envoyer, coûte pour chacun depuis trois jusqu'à six mille écus, selon que les vaisseaux sont grands. Il est aisé de juger, que puisque l'on donne tout, l'on est assuré de gagner bien davantage.
Les galions ne vont que jusqu'à Porto-Velo, où l'on apporte tout l'argent du Pérou. La flotte les quitte en cet endroit, et continue le voyage jusqu'à la Nouvelle-Espagne. Pour les galions, ils vont de San Lucar à Carthagène des Indes, en six semaines ou deux mois au plus. Ils y demeurent peu, et en cinq ou six jours ils se rendent à Porto-Velo. C'est un bourg situé sur la côte de l'Amérique. L'air en est très-malsain, et il y fait des chaleurs excessives. De l'autre côté de l'isthme, à dix-huit lieues seulement de distance, on trouve la ville de Panama où l'on apporte du Pérou une grande quantité d'argent en barre, et des marchandises que l'on voiture toutes par terre jusqu'à Porto-Velo où sont les galions, et où il se tient une des plus grandes foires de l'univers; car en moins de quarante ou cinquante jours, il s'y débite au moins pour vingt millions d'écus de toutes sortes de marchandises d'Europe, que l'on paye comptant. Après que la foire est finie, les galions retournent à Carthagène, où il se fait un assez gros commerce de marchandises des Indes et de celles du royaume de Sainte-Foy, aussi bien que de la Morigenta. Ensuite il vont à la Havane prendre les choses nécessaires pour leur voyage, et de ce lieu à Cadix, ils reviennent d'ordinaire en deux mois.
Mais à l'égard de la flotte, elle s'arrête à Porto-Rico, pour se rafraîchir. Elle se rend à la Vera-Cruz en cinq semaines. Elle y décharge ses marchandises que l'on porte par terre à quatre-vingts lieues de là, dans la grande ville de Mexico. La vente en est bientôt faite, et la flotte part ensuite pour venir à la Havane. Mais il faut que ce passage ne se fasse que dans les mois d'avril ou de septembre, à cause des vents du nord. Le voyage des galions au Pérou est ordinairement de neuf mois, celui de la flotte est de treize ou de quatorze; quelques particuliers y vont aussi à leurs frais, après en avoir obtenu une permission du Roi, et s'être fait enregistrer à la contratacion de Séville. Ceux-là vont aux côtes de San-Domingo, Honduras, Caracas et Buenos-Ayres119.
La première de ces pièces, à laquelle je me suis trouvé, était une pièce allégorique qui représentait une foire. Jésus-Christ et la Sainte Vierge y tenaient boutique en rivalité avec la Mort et le Péché, et les âmes y venaient faire des emplettes. La boutique de Notre-Seigneur était sur le devant du théâtre, au milieu de celles de ses ennemis, et avait pour enseigne une hostie et un calice environnés de rayons transparents. Tout le jargon marchand était prodigué par la Mort et le Péché pour s'attirer des chalands, pour les séduire et les tromper, tandis que des morceaux de la plus belle éloquence étaient récités par Jésus-Christ et la Sainte Vierge, pour détourner et détromper ces âmes égarées. Mais malgré cela ils vendaient moins que les autres, ce qui produisit à la fin de la pièce le sujet d'un pas de quatre qui exprimait leur jalousie et qui se termina à l'avantage de Notre-Seigneur et de sa Mère, lesquels chassèrent la Mort et le Péché à grands coups d'étrivières.
Une autre pièce, assez plaisante et fort spirituelle, est la comédie du Pape Pie V. C'est une critique très-bien faite des mœurs espagnoles. Dans la dernière scène, on voit le Pape, qui est un saint, sur un trône au milieu de ses cardinaux, et deux avocats pour plaider devant ce consistoire pour et contre les belles qualités et les défauts des Espagnols; l'avocat contre finit par dénoncer le fandango comme une danse scandaleuse et licencieuse, et digne de la censure apostolique. Alors, l'avocat tire une guitare de dessous son manteau, et dit qu'il faut avant tout avoir entendu un fandango avant que de pouvoir en juger. Il le joue, et bientôt le plus jeune des cardinaux ne peut plus y tenir: il se trémousse, descend de son siége et remue les jambes; le second en fait autant; la même envie passe au troisième et les gagne l'un après l'autre, jusqu'au Saint-Père qui résiste longtemps, mais qui, enfin, se mêle parmi eux; et tous finissent par danser et rendre justice au fandango. (Souvenirs du baron de Gleichen, p. 15.)