Kitabı oku: «La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle», sayfa 20
Mais, d'un autre côté, rendons à César ce qui appartient à César. Il faut convenir que quand un Espagnol a été assez favorablement regardé du ciel pour avoir une bonne éducation, qu'il voyage et qu'il voit le monde, il en profite mieux que personne. La nature leur a été moins avare qu'ils ne le sont à eux-mêmes. Ils sont niais avec plus d'esprit que les autres; ils ont une grande vivacité avec un grand flegme; ils parlent et s'énoncent facilement; ils ont beaucoup de mémoire, écrivent d'une manière nette et concise; ils comprennent fort vite. Il leur est aisé d'apprendre tout ce qu'ils veulent; ils entendent parfaitement la politique; ils sont sobres et laborieux lorsqu'il le faut. On peut sans doute trouver de grandes qualités parmi eux, de la générosité, du secret, de l'amitié, de la bravoure, en un mot, ces beaux sentiments de l'âme qui font le parfait honnête homme. Il me semble que voici un endroit assez propre pour finir ma lettre, et pour vous inspirer de l'estime pour eux. Je ne serais pas fâchée de leur procurer cet avantage, car je ne m'accommode point si mal de leurs manières, que beaucoup d'autres qui crient contre eux, et qui les condamnent d'abord sans les examiner et sans les connaître à fond. Pour moi, je dis qu'il y a du bon et du mauvais ici, comme dans tous les autres endroits du monde.
De Madrid, ce 27 juin 1679.
DOUZIÈME LETTRE
Tout est ici dans la joie depuis l'arrivée du secrétaire du marquis de Los Balbazès, qui apporta, le 13 de ce mois, les assurances que le Roi Très-Chrétien a accordé Mademoiselle au Roi d'Espagne. Il attendait cette nouvelle si impatiemment, qu'il demandait à toute heure si l'on ne voyait point arriver le courrier, et aussitôt qu'il l'eut reçue, il alla entendre le Te Deum à Notre-Dame d'Atocha. Comme les dames ne vont point là, elles se contentent de se parer beaucoup et de se mettre aux fenêtres. J'avais pris ce parti, et je pensai étouffer et perdre les yeux, tant la poudre était grande. Je vis le Roi dans son carrosse de toile cirée verte à portières, comme nous en avions autrefois en France. Il y avait peu de suite; une vingtaine de hallebardiers vêtus de jaune avec des chausses retroussées, semblables à celles des pages, marchaient devant et derrière. Les carrosses de suite étaient en tel nombre, à cause des personnes de la cour qui l'accompagnaient, que l'on ne pouvait les compter.
Le peuple, épars de tous les côtés, jusque sur les toits des maisons, criait: Viva el Rey, Dios le bendiga, et plusieurs ajoutèrent: Viva al Reina, nuestra señora. Il n'y avait point de maisons particulières ni de rues, où il n'y eût des tables pour manger; chacun avait un oignon, de l'ail et des ciboules à la main, dont l'air qu'on respirait était tout parfumé, et l'on faisait débauche d'eau pour boire à la santé de Leurs Majestés. Car, je vous l'ai déjà mandé, ma chère cousine, et il me semble que je puis encore vous le répéter, il n'y a jamais eu de gens si sobres que ceux-ci, particulièrement sur le vin, et ils ont une si grande horreur pour ceux qui rompent cette tempérance, qu'il est porté par les lois, que lorsqu'on produit en justice un homme pour rendre témoignage, il est récusé pour témoin si l'on prouve qu'il se soit enivré seulement une fois, et il est renvoyé après avoir été réprimandé en pleine chambre. Quand il arrive aussi que l'on appelle un homme borracho, cette injure se venge par l'assassinat.
Le même soir que le Roi fut à Atocha, nous éclairâmes toutes nos maisons avec de gros flambeaux de cire blanche que l'on nomme hachas. Ils sont plus longs que ceux dont on se sert à Paris pour éclairer le soir devant les carrosses, mais ils sont aussi bien plus chers, parce qu'on apporte la cire à grands frais de hors du royaume, et que l'on en fait une consommation prodigieuse en Espagne. On ne se contente pas, lorsqu'on fait des illuminations, de mettre quatre ou six flambeaux, on en attache deux à chaque balcon, et deux à chaque fenêtre, jusqu'aux étages les plus élevés. Il y a telles maisons auxquelles il en faut quatre ou cinq cents. On fit des feux partout, et nous allâmes au palais pour voir la mascarade de cent cinquante seigneurs qui devaient y venir. Je ne sais pourquoi on nomme ainsi ces divertissements, car ils ne sont point masqués. On choisit d'ordinaire la nuit la plus obscure. Tous les hommes de la cour montent sur leurs plus beaux chevaux. Ces chevaux étaient tout couverts de gaze d'argent et de housses en broderies d'or et de perles. Les cavaliers étaient vêtus de noir, avec des manches de satin de couleur, brodées de soie et de jais. Ils avaient des petits chapeaux noirs retroussés avec des diamants, des plumes sur le côté du chapeau, des écharpes magnifiques et beaucoup de pierreries; avec cela pourtant le manteau noir et la laide golille qui les défigure toujours. Ils vont à cheval comme les Turcs et les Maures, c'est-à-dire à la gineta. Les étriers sont si courts, que leurs jambes sont levées et appuyées sur les épaules de leurs chevaux. Je ne saurais accoutumer mes yeux à cette mode. Ils disent que, quand ils sont ainsi, ils en ont plus de force pour donner un coup, et qu'ils peuvent s'élever et s'avancer contre celui qu'ils attaquent. Mais pour revenir à la mascarade, ils s'assemblèrent tous dans un lieu marqué (c'est ordinairement à quelqu'une des portes de la ville). Les rues par où ils devaient passer étaient sablées, et des deux côtés, il y avait des perches avec des réchauds, qui faisaient des illuminations, sans compter les flambeaux de cire blanche. On mit des lanternes transparentes et toutes peintes aux fenêtres des maisons, ce qui faisait un très-bon effet. Chaque cavalier avait un grand nombre de laquais, qui étaient vêtus de toile d'or et d'argent. Ils marchaient à côté de leurs maîtres avec des flambeaux. Les maîtres allaient quatre à quatre au petit pas, tenant aussi chacun un flambeau. Ils traversèrent toute la ville avec des trompettes, des timbales, des musettes et des fifres. Quand ils furent arrivés au palais, qui était tout illuminé, et dont la cour était sablée, ils firent plusieurs tours, coururent les uns contre les autres, et s'entre-poussèrent pour tâcher de se faire choir130.
Le prince Alexandre de Parme, qui est prodigieusement gros, tomba de cette manière. Il fit autant de bruit qu'une petite montagne qui tomberait d'un lieu élevé. L'on eut beaucoup de peine à l'emporter, car il était tout froissé de sa chute. Il y en avait plusieurs avec leurs grandes lunettes, mais particulièrement le marquis d'Astorga, qui ne les porte pas seulement pour la gravité; il est vieux et il en a besoin; malgré cela, il est toujours galant. Il sera Mayordomo mayor de la jeune Reine. Il est grand d'Espagne.
A propos de grand d'Espagne, Don Fernand de Tolède me disait l'autre jour une chose assez plaisante. Son beau père, qui se nomme le marquis de Palacios, fait des dépenses effroyables; car il est un des galants de profession des dames du palais; et pour y parvenir, il faut avoir de l'esprit et beaucoup de magnificence. Je dis une certaine sorte d'esprit toute particulière; une délicatesse, des termes choisis, des modes singulières. Il faut savoir écrire en prose et en vers, et le savoir mieux qu'un autre. Enfin, l'on parle et l'on agit dans cette galanterie du palais autrement qu'à la ville. Pour en revenir au marquis de Palacios, il y avait une fête ordonnée dont le Roi l'avait mis; il n'avait pas le sou pour y paraître. Il a plusieurs villes à lui; il s'avisa d'y aller en poste, et dès qu'il fut arrivé dans la première, il fit afficher que tous ceux qui voudraient être faits grands vinssent le trouver. Il n'y eut ni juges, ni bourgeois, ni marchands qui ne se sentissent pressés d'un désir d'ambition pour le grandat. La maison se trouva remplie de toutes sortes de gens; il fit marché avec chacun en particulier; il en tira le plus qu'il put, et ensuite, il les fit tous couvrir devant lui, comme fait le Roi quand il accorde le grandat, et leur en donna des patentes en forme. Cela lui réussit trop bien dans la première ville pour manquer de faire la même tentative dans les autres. Il y trouva de semblables dispositions pour lui donner de l'argent et pour obtenir, par son moyen, le grandat. Il amassa ainsi une somme considérable, et vint faire une grosse dépense à la cour. Mais comme l'on a toujours des ennemis, il y eut quelques personnes qui voulurent lui faire une affaire, auprès du Roi, de cette plaisanterie. Il en fut averti, et il se justifia aisément, en disant que tous ceux à qui il avait accordé la permission de se couvrir devant lui, étant nés ses vassaux, lui devaient trop de respect pour prendre cette liberté sans son consentement; qu'ainsi il les avait faits grands à son égard. Après cela on tourna la chose en raillerie.
Ce marquis vient souvent nous voir, et comme il était de la vieille cour, il me disait hier qu'un fameux astrologue étant un jour avec le feu Roi sur la terrasse du palais, le Roi lui demanda la hauteur de cet endroit. Il regarda le ciel et dit une hauteur fixe. Le Roi donna ordre secrètement que l'on haussât le pavé de la terrasse de trois ou quatre doigts, et l'on y travailla toute la nuit. Le lendemain matin, il fit appeler l'astrologue, et, l'ayant mené sur la terrasse, il lui dit: Je parlais, hier au soir, de ce que vous m'avez dit sur la hauteur de ce lieu, mais l'on m'a soutenu que vous vous trompez. Sire, dit-il, j'ose croire que je ne me suis point trompé. Considérez, dit le Roi, et puis nous en ferons la honte à ceux qui se vantent d'être plus habiles que vous. Il recommença aussitôt de faire ses spéculations. Le Roi le voyait changer de couleur, et il paraissait fort embarrassé. Enfin il s'approcha et lui dit: Ce que j'avançai hier à Votre Majesté était véritable, mais je trouve aujourd'hui que la terrasse est un peu haussée ou que le ciel est un peu baissé. Le Roi sourit et lui dit la pièce qu'il lui avait faite.
Pour vous parler d'autre chose, je vous dirai que le Roi a trois personnes dans sa maison, que l'on nomme particulièrement les grands officiers. C'est le Mayordomo major, le Sumiller du corps et le Grand Écuyer. Ces trois charges sont distinguées en ce que le mayordomo commande dans le palais, que le sumiller du corps a le pas dans la chambre du Roi, et que le grand écuyer ordonne lorsque le Roi est ailleurs qu'au palais.
Les charges de gentilshommes de la chambre du Roi sont après celles-là. Ils portent, pour marque de leur dignité, une clef dorée pendue à leur ceinture. Il y a trois sortes de ces clefs. La première donne l'exercice de gentilhomme de la chambre; la seconde, l'entrée sans l'exercice; et la troisième est appelée la llave capona, qui ne donne l'entrée que dans l'antichambre131. Le nombre de ces gentilshommes est grand. Il y en a quarante d'exercice, qui servent tour à tour chacun un jour, et ils sont, pour la plupart, des grands d'Espagne. Les mayordomos, qui veulent dire maîtres d'hôtel ordinaire, ont les mêmes entrées que les gentilshommes de la chambre. Les personnes de la première qualité remplissent ces charges. Ce sont, pour la plupart, les seconds fils des grands. Ils servent par semaine, et, lorsque le grand maître est absent, ils sont revêtus de son pouvoir. Ils servent aussi d'introducteurs aux ministres étrangers quand ils vont à l'audience. Il y en a huit. Quelquefois le nombre en augmente, mais il ne diminue pas.
Le Roi a trois compagnies sous sa garde, qui n'ont rien de commun les unes avec les autres. Le marquis de Falces commande la garde flamande ou bourguignonne. Elle est de cent hallebardiers; et, quoiqu'on les nomme ici archers de la garde, on peut les appeler gardes du corps. La garde allemande est de pareil nombre. Don Pedro d'Aragon en est capitaine. La garde espagnole est aussi de cent hallebardiers, sous le commandement du comte de Los Arcos. Il est encore capitaine d'une autre compagnie de cent Espagnols appelés les gardes de la Lancilla, et celle-là ne paraît qu'aux grandes cérémonies et aux enterrements des Rois132.
Les affaires de l'État sont gouvernées par un premier ministre que l'on nomme Privado. Il a sous lui un secrétaire d'État, dont le bureau est dans le palais. Les affaires qui viennent au Roi et au ministre doivent d'abord passer par ses mains; et, comme il expédie aussi tout ce que le Roi a ordonné, on l'appelle Secretario del Despacho universal.
Le conseil d'État et plusieurs autres conseils examinent les affaires, et le Roi ou le premier ministre en décident ensuite. Il y a un grand nombre de conseils. Voici le nom de ceux qui entrent à présent dans le conseil d'État:
Le connétable de Castille, de la maison de Velasco, en est le doyen.
Le duc d'Albe.
Le duc de Medinaceli.
Don Pedro d'Aragon.
L'amirante de Castille.
Le marquis d'Astorga.
Le prince de Stigliano.
Le duc d'Ossone.
Le comte de Chinchon.
Don Vincente Gonzaga, prince de Guastalla.
Don Louis Portocarrero, cardinal-archevêque de Tolède.
Le marquis de Liche.
Le marquis de Los Balbazes.
Don Diego Sarmiento.
Don Melchior Navarro.
Le marquis de Los Velez.
Le marquis de Mansera.
Le duc d'Albuquerque.
Outre ce conseil, qui est le principal, il y a ceux de l'Inquisition, de la Guerre, des ordres d'Aragon, des Indes, d'Italie, de la Hazienda, de la Croisade et de Flandre. Il y a aussi la chambre de Castille, des Alcaldes de Corte, de la Contaduria, del Aposento, de Los Bosques Reales, de Los Milliones et de Competencias. Mais ne pensez pas, ma chère parente, que les appointements et les profits soient médiocres. Par exemple, les conseillers du conseil des Indes retirent dix-huit à vingt mille écus de rente de leur charge. A propos de charges, on croit qu'elles ne se vendent point ici, et cela est au moins en apparence. Il semble que l'on accorde tout au mérite ou à la naissance; cependant on fait sous mains des présents si considérables, que, pour avoir de certaines vice-royautés, l'on donne jusqu'à cinq mille pistoles et quelquefois davantage. Ce qui s'appelle acheter ailleurs, s'appelle à Madrid faire un regalo, c'est-à-dire un présent, et l'un vaut l'autre, avec cette différence qu'une charge qu'on achète, ou un gouvernement est à vous tant que vous vivez, et passe quelquefois en héritage à vos enfants, par le droit naturel ou par commission du prince. Mais en Espagne on ne jouit que trois ans, cinq ans au plus, d'un poste que l'on a payé bien cher. Il est aisé de juger que ceux qui font de telles avances savent bien où se rembourser de l'intérêt et du principal. Le peuple en souffre horriblement; il se voit toujours sur les bras un nouveau vice-roi ou un nouveau gouverneur, qui vient de s'épuiser pour donner à la cour tout ce qu'il avait d'argent comptant et quelquefois celui de ses amis. Il arrive affamé; il faut l'enrichir en peu de temps; et ce pauvre peuple est pillé à toutes mains, sans que des plaintes aient lieu. C'est bien autre chose dans les Indes, où l'or est si commun, et où l'on est encore plus éloigné du Roi et des ministres. Il est certain qu'on en rapporte des sommes immenses, comme je vous l'ai déjà mandé. Il n'est pas jusqu'aux religieux qui vont y prêcher qui n'en reviennent avec quarante et cinquante mille écus qu'ils amassent en trois ou quatre ans; de sorte que, malgré leur vœu de pauvreté, ils trouvent le secret de s'enrichir; et pendant leur vie on les laisse jouir du fruit de leur mission.
Les couvents ont encore une autre adresse qui leur réussit ordinairement, c'est que, lorsqu'un religieux devient fils unique, si son père a du bien, on lui persuade de le laisser au monastère où son fils a pris l'habit, à condition qu'il en touchera le revenu pendant sa vie, et qu'après sa mort le couvent en héritera et priera Dieu pour le père et pour le fils. De sorte qu'il y a de simples religieux qui ont trente mille livres de rente à leur disposition. Cette abondance, dans un pays où la raison n'a guère d'empire sur le cœur, ne sert pas toujours à les sanctifier; et s'il y en a quelques-uns qui en font un bon usage, il y en a beaucoup qui en abusent.
On remarque qu'il vient des Indes, tous les deux ans, plus de cent millions de livres, sans que le quart entre dans les coffres du roi d'Espagne. Ces trésors se répandent dans toute l'Europe; les Français, les Anglais, les Hollandais et les Génois en tirent la meilleure partie. Il semble qu'il n'est pas d'une politique aussi raffinée que celle des Espagnols de consommer leurs propres sujets à tirer l'or des mines, pour en laisser profiter des nations avec lesquelles ils sont bien souvent en guerre. Mais la paresse naturelle, qui les empêche de travailler et d'avoir chez eux des manufactures, les oblige d'avoir recours à ceux qui peuvent fournir des marchandises pour ce pays-là.
Comme les étrangers n'osent hasarder d'y aller, parce qu'il n'y va pas de moins que d'être pendu, ils mettent leurs effets sous le nom des marchands espagnols, avec lesquels on trouve beaucoup de fidélité; et quand le Roi le voudrait, il ne pourrait empêcher que les étrangers ne reçussent leurs lots, car les Espagnols, dans cette rencontre, aimeraient mieux perdre le leur, que de voir faire tort aux autres. Une chose singulière, c'est que, lorsque la flotte vient mouiller à Cadix, il se trouve là des gens qui font profession publique d'aider à frauder les droits du Roi sur les entrées de l'argent et des marchandises. C'est leur négoce, comme à un banquier de tenir sa banque. On les nomme metadors, et, quelque fripons qu'ils soient à l'égard du Roi, il faut convenir qu'ils ne le sont pas avec les particuliers qui font un traité avec eux, par lequel, moyenant une certaine remise, ils leur garantissent tout leur argent dans la ville où ils veulent. C'est un commerce si sûr, qu'on n'en voit point qui manquent de parole. On pourrait punir ces gens-là des friponneries qu'ils font au Roi, mais il en naîtrait des inconvénients pour le commerce, qui nuiraient peut-être plus que cette punition n'apporterait de profit. De manière que le gouvernement et les juges n'entrent point en connaissance de ce qui se passe. Il y aurait un remède assez aisé pour empêcher que le Roi perdît tout en cette occasion; ce serait de diminuer une partie des droits, qui sont fort hauts, et ce qui se donne à ces metadors se payerait à la contratacion, et même davantage, parce que naturellement les marchands n'aiment pas la fraude, et qu'ils craignent toujours de payer tout d'un coup, ce qu'ils évitent en dix voyages. Mais les Espagnols veulent tout ou rien, et bien souvent ils n'ont rien. Quant à Madrid, il n'y faut pas chercher de plus grands voleurs que les gens de justice. Ce sont eux qui s'approprient impunément les droits du Roi, et qui le pillent d'une telle manière qu'il ne faut pas s'étonner s'il manque si souvent d'argent. Ils ne se contentent pas de faire tort à leur souverain, ils n'épargnent pas le peuple; et bien que les lois du pays soient très-bonnes et même très-équitables, personne ne s'en ressent. Ceux qui les ont en main, et qui sont préposés pour les exécuter, sont les premiers qui les corrompent. En donnant quelque argent à un alcalde ou à un alguazil, on fera arrêter la personne du monde la plus innocente; on la fera jeter dans un cachot et périr de faim, sans nulle procédure, sans ordre, sans décret; et quand on sort de prison, il ne faut pas seulement penser à prendre à partie cet indigne officier de la justice. Les gens de cette espèce sont ordinairement fort intéressés partout; mais ici, c'est une chose outrée, et les bons juges sont plus rares en ce pays qu'ailleurs.
Les voleurs, les assassins, les empoisonneurs, et les personnes capables des plus grands crimes, demeurent tranquillement à Madrid, pourvu qu'ils n'aient pas du bien, car, s'ils en ont, on les inquiète pour le tirer133.
On ne fait justice que deux ou trois fois l'année. Ils ont la dernière peine de se résoudre à faire mourir un criminel qui est, disent-ils, un homme comme eux, leur compatriote et sujet du Roi. Ils les envoient presque tous aux mines ou aux galères, et quand ils font pendre quelque misérable, on le mène sur un âne, la tête tournée vers la queue. Il est habillé de noir; on lui tend un échafaud où il monte pour haranguer le peuple, qui est à genoux tout en larmes, et qui se donne de grands coups dans la poitrine. Après avoir employé le temps qu'il veut à parler, on l'expédie gravement; et comme ces exemples de justice sont rares, ils font beaucoup d'impression sur ceux qui les voient.
Quelques richesses qu'aient les grands seigneurs, quelque grande que soit leur fierté ou leur présomption, ils obéissent aux moindres ordres du Roi avec une exactitude et un respect que l'on ne peut assez louer. Sur le premier ordre ils partent, ils reviennent, ils vont en prison ou en exil, sans se plaindre. Il ne se peut trouver une soumission et une obéissance plus parfaites, ni un amour plus sincère que celui des Espagnols pour leur Roi. Ce nom leur est sacré, et pour réduire le peuple à tout ce que l'on souhaite, il suffit de dire, le Roi le veut. C'est sous son nom que l'on accable ces pauvres gens d'impôts dans les deux Castilles. A l'égard des autres royaumes ou provinces, ils n'en ont pas tant; ils se vantent, la plupart, d'être libres et de ne payer que ce qu'ils veulent.
Je vous ai déjà marqué, ma chère cousine, que l'on suit exactement en toutes choses la politique de Charles-Quint; sans se souvenir que la succession des temps change beaucoup aux événements, quoiqu'ils paraissent semblables et dans les mêmes circonstances, et que ce qu'on pouvait entreprendre il y a six-vingts ans, sans témérité, sous un règne florissant, serait une imprudence sous un règne qui l'est beaucoup moins. Cependant leur vanité naturelle les empêche d'examiner que la Providence permet quelquefois que les empires, comme les maisons particulières, aient à proportion leurs révolutions. Pour les Espagnols, ils se croient toujours les mêmes; mais, sans avoir connu leurs aïeux, j'ose dire qu'ils se trompent.
Pour quitter des réflexions peut-être trop sérieuses et trop élevées pour moi, je vais vous dire que c'est une réjouissance générale à Madrid, dans le temps que la flotte des Indes arrive. Comme on n'y est pas d'humeur à thésauriser, cette abondance d'argent, qui vient tout d'un coup, se répand sur tout le monde. Il semble que ces sommes immenses ne coûtent rien, et que c'est un argent que le hasard leur envoie. De sorte que les grands seigneurs assignent là-dessus leurs créanciers, et qu'ils les payent avec une profusion qui, sans contredit, a quelque chose de noble et de généreux; car on trouve en peu de pays une libéralité aussi naturelle qu'en celui-ci; et je dois y ajouter qu'ils ont une patience digne d'admiration. On les a vus soutenir des sièges très-longs et très-pénibles, où, malgré les fatigues de la guerre, ils ne se nourrissaient que de pain fait avec du blé gâté, et ne buvaient que de l'eau corrompue, bien qu'il n'y ait pas d'hommes au monde plus délicats qu'eux sur la bonne eau. On les a vus, dis-je, exposés à l'injure des temps, demi-nus, couchés sur la dure, et malgré cela plus braves et plus fiers que dans l'opulence et la prospérité. Il est vrai que la tempérance qui leur est naturelle leur est d'un grand secours pour endurer la faim quand ils y sont réduits. Ils mangent fort peu, et à peine veulent-ils boire du vin. La coutume qu'ils ont d'être toujours seuls à table contribue à les entretenir dans leur frugalité. En effet, leurs femmes ni leurs filles ne mangent pas avec eux. Le maître a sa table, et la maîtresse est par terre sur un tapis avec ses enfants, à la mode des Turcs et des Maures. Ils ne convient presque jamais leurs amis pour se régaler ensemble; de sorte qu'ils ne font aucun excès. Aussi disent-ils qu'ils ne mangent que pour vivre, au lieu qu'il y a des peuples qui ne vivent que pour manger. Néanmoins, bien des personnes raisonnables trouvent cette affectation trop grande, et, comme il n'entre aucune familiarité dans leur commerce, ils sont toujours en cérémonie les uns avec les autres, sans jouir de cette liberté qui fait la véritable union et qui produit l'ouverture du cœur.
Cette grande retraite les livre à mille visions, qu'ils appellent philosophie; ils sont particuliers, sombres, rêveurs, chagrins, jaloux, au lieu que s'ils tenaient une autre conduite, ils se rendraient capables de tout, puisqu'ils ont une vivacité d'esprit admirable, de la mémoire, du bon goût, du jugement et de la patience. Il n'en faut pas davantage pour se rendre savant, pour se perfectionner, pour être agréable dans la conversation, et pour se distinguer parmi les nations les plus polies. Mais bien loin de vouloir être ce qu'ils seraient naturellement, pour peu qu'ils le voulussent, ils affectent une indolence qu'ils nomment grandeur d'âme; ils négligent leurs affaires les plus sérieuses et l'avancement de leur fortune. Le soin de l'avenir ne leur donne aucune inquiétude. Le seul point où ils ne sont pas indifférents, c'est sur la jalousie, ils la portent jusqu'où elle peut aller. Le simple soupçon suffit pour poignarder sa femme ou sa maîtresse. Leur amour est toujours un amour furieux, et cependant les femmes y trouvent des agréments. Elles disent qu'au hasard de tout ce qui leur peut arriver de plus fâcheux, elles ne voudraient pas les voir moins sensibles à une infidélité; que leur désespoir est une preuve certaine de leur passion; et elles ne sont pas plus modérées qu'eux quand elles aiment. Elles mettent tout en usage pour se venger de leurs amants, s'ils les quittent sans sujet. De sorte que les grands attachements finissent d'ordinaire par quelque catastrophe funeste. Par exemple, il y a peu qu'une femme de qualité, ayant lieu de se plaindre de son amant, trouva le moment de le faire venir dans une maison dont elle était la maîtresse, et après lui avoir fait de grands reproches, dont il se défendit faiblement, parce qu'il les méritait, elle lui présenta un poignard et une tasse de chocolat empoisonné, lui laissant seulement la liberté de choisir le genre de mort. Il n'employa pas un moment pour la toucher de pitié. Il vit bien qu'elle était la plus forte en ce lieu, de sorte qu'il prit froidement le chocolat, et n'en laissa pas une goutte. Après l'avoir bu, il lui dit: Il aurait été meilleur si vous y aviez mis plus de sucre, car le poison le rend fort amer; souvenez-vous-en pour le premier que vous accommoderez. Les convulsions le prirent presque aussitôt. C'était un poison très-violent, et il ne demeura pas une heure à mourir. Cette dame, qui l'aimait encore passionnément, eut la barbarie de ne le point quitter qu'il ne fût mort.
L'ambassadeur de Venise, qui est fort poli, était chez lui ces jours passés; on vint lui dire qu'une dame couverte d'une mante voulait lui parler, et qu'elle se cachait si bien qu'on n'avait pu la voir. Elle avait deux écuyers et assez de train. Il la fit entrer dans sa chambre d'audience; elle le pria de faire sortir tout le monde. Quand elle fut seule, elle se dévoila et elle lui parut parfaitement belle. Je suis d'une illustre maison, lui dit-elle, je me nomme Doña Blanca de Gusman. J'ai passé par-dessus tout ce que la bienséance me prescrit, en faveur de la passion que j'ai pour vous; je viens vous le déclarer, seigneur, et vous dire que je veux rester ici cette nuit. A des paroles si impudentes, l'ambassadeur ne put douter que ce ne fût quelque friponne qui avait emprunté un nom de qualité, pour le faire donner dans le panneau. Il lui dit cependant avec honnêteté, qu'il ne s'était jamais cru malheureux de servir la République, que dans ce moment il aurait souhaité n'être point ambassadeur, pour profiter de la grâce qu'elle voulait lui faire, mais que l'étant, il n'y avait point d'apparence qu'il fît demeurer chez lui une personne si distinguée; que cela lui attirerait des affaires, et qu'il la priait de vouloir bien se retirer. Cette femme aussitôt devint comme une furieuse, et, après l'avoir chargé d'injures et de reproches, elle tira un stylet et elle se jeta sur lui pour le frapper. Il l'en empêcha sans peine, et ayant appelé un de ses gentilshommes, il lui dit de donner cinq ou six pistoles à cette femme. Elle méritait si peu cette générosité et elle en fut tellement apaisée, qu'elle lui avoua de bonne foi qu'elle était une créature telle qu'il l'avait soupçonnée, et que ce qui l'avait fait entrer dans un si grand désespoir, c'est que les écuyers qui l'attendaient en bas étaient ses amants, qui l'auraient assommée de coups si elle n'avait rien rapporté de sa quête; qu'il aurait fallu encore qu'elle payât à ses dépens l'équipage qui était loué pour cette unique cérémonie, et qu'elle aurait autant aimé mourir que d'essuyer tous ces chagrins. L'ambassadeur trouva qu'elle se confessait si plaisamment qu'il lui fit donner encore dix pistoles; car, lui dit-il, puisque vous avez à partager avec tant d'honnêtes gens, votre part serait trop petite. Elle réussit si bien en ce lieu-là, que, du même pas, elle fut chez l'ambassadeur de France; mais on ne l'y reçut point avec une pareille courtoisie. Peu s'en fallut qu'au premier emportement qu'elle marqua, on ne la régalât des étrivières, elle et son cortége. Il ne lui donna pas un sol, trop heureuse d'en sortir comme elle y était entrée, parce que tout lui était contraire.
Nous étions arrêtées ce matin dans la Plaza Mayor, pour attendre la réponse d'un gentilhomme que ma parente avait envoyé proche de là. C'est en ce lieu que l'on vend du poisson, et il y avait une femme qui vendait quelques petits morceaux de saumon qu'elle disait être frais. Elle faisait un bruit désespéré avec son saumon; elle appelait tous les passants pour que l'on vînt le lui acheter. Enfin il est venu un cordonnier, que j'ai connu tel, parce qu'elle l'a nommé Senor Capatero. Il lui a demandé une livre de saumon. (Vous remarquerez qu'ici l'on achète tout à la livre jusqu'au bois et au charbon.) Vous n'hésitez point sur le marché, lui a-t-elle dit, parce que vous croyez qu'il est à bon prix, mais vous vous trompez, il vaut un écu la livre. Le cordonnier, indigné du doute où elle était, lui a dit d'un ton de colère: S'il avait été à bon marché, il ne m'en aurait fallu qu'une livre; puisqu'il est cher, j'en veux trois. Aussitôt il lui donna trois écus, et enfonçant son petit chapeau (car les gens de métier les portent aussi petits que les gens de qualité les portent grands), après avoir relevé sa moustache par rodomontade, il a levé aussi la pointe de sa formidable épée jusqu'à son épaule, et nous a regardées fièrement, voyant bien que nous écoutions son colloque et que nous étions étrangères. La beauté de la chose, c'est que peut-être cet homme si glorieux n'a rien au monde que ces trois écus-là, que c'est le gain de toute sa semaine, et que demain, lui, sa femme et ses petits enfants jeûneront plus rigoureusement qu'au pain et à l'eau; mais telle est l'humeur de ces gens-ci; il y en a même plusieurs qui prennent les pieds d'un chapon, et les font pendre par-dessous leur manteau, comme s'ils avaient effectivement un chapon; cependant ils n'en ont que les pieds.