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Kitabı oku: «À l’ombre des jeunes filles en fleurs», sayfa 24

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Tout au plus souriais-je parfois de retrouver chez Robert les leçons des Jésuites dans la gêne que la peur de froisser faisait naître chez lui, chaque fois que quelqu’un de ses amis intellectuels commettait une erreur mondaine, faisait une chose ridicule à laquelle lui, Saint-Loup, n’attachait aucune importance, mais dont il sentait que l’autre aurait rougi si l’on s’en était aperçu. Et c’était Robert qui rougissait comme si ç’avait été lui le coupable, par exemple le jour où Bloch lui promettait d’aller le voir à l’hôtel, ajouta :

– Comme je ne peux pas supporter d’attendre parmi le faux chic de ces grands caravansérails, et que les tziganes me feraient trouver mal, dites au « laïft » de les faire taire et de vous prévenir de suite.

Personnellement, je ne tenais pas beaucoup à ce que Bloch vînt à l’hôtel. Il était à Balbec, non pas seul, malheureusement, mais avec ses sœurs qui y avaient elles-mêmes beaucoup de parents et d’amis. Or cette colonie juive était plus pittoresque qu’agréable. Il en était de Balbec comme de certains pays, la Russie ou la Roumanie, où les cours de géographie nous enseignent que la population israélite n’y jouit point de la même faveur et n’y est pas parvenue au même degré d’assimilation qu’à Paris par exemple. Toujours ensemble, sans mélange d’aucun autre élément, quand les cousines et les oncles de Bloch, ou leurs coreligionnaires mâles ou femelles se rendaient au Casino, les unes pour le « bal », les autres bifurquant vers le baccarat, ils formaient un cortège homogène en soi et entièrement dissemblable des gens qui les regardaient passer et les retrouvaient là tous les ans sans jamais échanger un salut avec eux, que ce fût la société des Cambremer, le clan du premier président, ou des grands et petits bourgeois, ou même de simples grainetiers de Paris, dont les filles, belles, fières, moqueuses et françaises comme les statues de Reims, n’auraient pas voulu se mêler à cette horde de fillasses mal élevées, poussant le souci des modes de « bains de mer » jusqu’à toujours avoir l’air de revenir de pêcher la crevette ou d’être en train de danser le tango. Quant aux hommes, malgré l’éclat des smokings et des souliers vernis, l’exagération de leur type faisait penser à ces recherches dites « intelligentes » des peintres qui, ayant à illustrer les Évangiles ou les Mille et Une Nuits, pensent au pays où la scène se passe et donnent à saint Pierre ou à Ali-Baba précisément la figure qu’avait le plus gros « ponte » de Balbec. Bloch me présenta ses sœurs, auxquelles il fermait le bec avec la dernière brusquerie et qui riaient aux éclats des moindres boutades de leur frère, leur admiration et leur idole. De sorte qu’il est probable que ce milieu devait renfermer comme tout autre, peut-être plus que tout autre, beaucoup d’agréments, de qualités et de vertus. Mais pour les éprouver, il eût fallu y pénétrer. Or, il ne plaisait pas, il le sentait, il voyait là la preuve d’un antisémitisme contre lequel il faisait front en une phalange compacte et close où personne d’ailleurs ne songeait à se frayer un chemin.

Pour ce qui est de « laïft », cela avait d’autant moins lieu de me surprendre que quelques jours auparavant, Bloch m’ayant demandé pourquoi j’étais venu à Balbec (il lui semblait au contraire tout naturel que lui-même y fût) et si c’était « dans l’espoir de faire de belles connaissances », comme je lui avais dit que ce voyage répondait à un de mes plus anciens désirs, moins profond pourtant que celui d’aller à Venise, il avait répondu : « Oui, naturellement, pour boire des sorbets avec les belles madames, tout en faisant semblant de lire les Stones of Venaïce, de Lord John Ruskin, sombre raseur et l’un des plus barbifiants bonshommes qui soient. » Bloch croyait donc évidemment qu’en Angleterre, non seulement tous les individus du sexe mâle sont lords, mais encore que la lettre i s’y prononce toujours aï. Quant à Saint-Loup, il trouvait cette faute de prononciation d’autant moins grave qu’il y voyait surtout un manque de ces notions presque mondaines que mon nouvel ami méprisait autant qu’il les possédait. Mais la peur que Bloch, apprenant un jour qu’on dit Venice et que Ruskin n’était pas lord, crût rétrospectivement que Robert l’avait trouvé ridicule, fit que ce dernier se sentit coupable comme s’il avait manqué de l’indulgence dont il débordait, et que la rougeur qui colorerait sans doute un jour le visage de Bloch à la découverte de son erreur, il la sentit par anticipation et réversibilité monter au sien. Car il pensait bien que Bloch attachait plus d’importance que lui à cette faute. Ce que Bloch prouva quelque temps après, un jour qu’il m’entendit prononcer « lift », en interrompant :

– Ah ! on dit lift. Et d’un ton sec et hautain :

– Cela n’a d’ailleurs aucune espèce d’importance. Phrase analogue à un réflexe, la même chez tous les hommes qui ont de l’amour-propre, dans les plus graves circonstances aussi bien que dans les plus infimes ; dénonçant alors aussi bien que dans celle-ci combien importante paraît la chose en question à celui qui la déclare sans importance ; phrase tragique parfois qui la première de toutes s’échappe, si navrante alors, des lèvres de tout homme un peu fier à qui on vient d’enlever la dernière espérance à laquelle il se raccrochait, en lui refusant un service : « Ah ! bien, cela n’a aucune espèce d’importance, je m’arrangerai autrement » ; l’autre arrangement vers lequel il est sans aucune espèce d’importance d’être rejeté étant quelquefois le suicide.

Puis Bloch me dit des choses fort gentilles. Il avait certainement envie d’être très aimable avec moi. Pourtant, il me demanda : « Est-ce par goût de t’élever vers la noblesse – une noblesse très à-côté du reste, mais tu es demeuré naïf – que tu fréquentes de Saint-Loup-en-Bray. Tu dois être en train de traverser une jolie crise de snobisme. Dis-moi, es-tu snob ? Oui, n’est-ce pas ? » Ce n’est pas que son désir d’amabilité eût brusquement changé. Mais ce qu’on appelle en un français assez incorrect « la mauvaise éducation » était son défaut, par conséquent le défaut dont il ne s’apercevait pas, à plus forte raison dont il ne crût pas que les autres pussent être choqués. Dans l’humanité, la fréquence des vertus identiques pour tous n’est pas plus merveilleuse que la multiplicité des défauts particuliers à chacun. Sans doute ce n’est pas le bon sens qui est « la chose du monde la plus répandue », c’est la bonté. Dans les coins les plus lointains, les plus perdus, on s’émerveille de la voir fleurir d’elle-même, comme dans un vallon écarté un coquelicot pareil à ceux du reste du monde, lui qui ne les a jamais vus, et n’a jamais connu que le vent qui fait frissonner parfois son rouge chaperon solitaire. Même si cette bonté, paralysée par l’intérêt, ne s’exerce pas, elle existe pourtant, et chaque fois qu’aucun mobile égoïste ne l’empêche de le faire, par exemple pendant la lecture d’un roman ou d’un journal, elle s’épanouit, se tourne, même dans le cœur de celui qui, assassin dans la vie, reste tendre comme amateur de feuilletons, vers le faible, vers le juste et le persécuté. Mais la variété des défauts n’est pas moins admirable que la similitude des vertus. Chacun a tellement les siens que pour continuer à l’aimer, nous sommes obligés de n’en pas tenir compte et de les négliger en faveur du reste. La personne la plus parfaite a un certain défaut qui choque ou qui met en rage. L’une est d’une belle intelligence, voit tout d’un point de vue élevé, ne dit jamais de mal de personne, mais oublie dans sa poche les lettres les plus importantes qu’elle vous a demandé elle-même de lui confier, et vous fait manquer ensuite un rendez-vous capital, sans vous faire d’excuses, avec un sourire, parce qu’elle met sa fierté à ne jamais savoir l’heure. Un autre a tant de finesse, de douceur, de procédés délicats, qu’il ne vous dit jamais de vous-même que les choses qui peuvent vous rendre heureux, mais vous sentez qu’il en tait, qu’il en ensevelit dans son cœur, où elles aigrissent, de toutes différentes, et le plaisir qu’il a à vous voir lui est si cher qu’il vous ferait crever de fatigue plutôt que de vous quitter. Un troisième a plus de sincérité, mais la pousse jusqu’à tenir à ce que vous sachiez, quand vous vous êtes excusé sur votre état de santé de ne pas être allé le voir, que vous avez été vu vous rendant au théâtre et qu’on vous a trouvé bonne mine, ou qu’il n’a pu profiter entièrement de la démarche que vous avez faite pour lui, que d’ailleurs déjà trois autres lui ont proposé de faire et dont il ne vous est ainsi que légèrement obligé. Dans les deux circonstances, l’ami précédent aurait fait semblant d’ignorer que vous étiez allé au théâtre et que d’autres personnes eussent pu lui rendre le même service. Quant à ce dernier ami, il éprouve le besoin de répéter ou de révéler à quelqu’un ce qui peut le plus vous contrarier, est ravi de sa franchise et vous dit avec force : « Je suis comme cela. » Tandis que d’autres vous agacent par leur curiosité exagérée, ou par leur incuriosité si absolue, que vous pouvez leur parler des événements les plus sensationnels sans qu’ils sachent de quoi il s’agit ; que d’autres encore restent des mois à vous répondre si votre lettre a trait à un fait qui concerne vous et non eux, ou bien s’ils vous disent qu’ils vont venir vous demander quelque chose et que vous n’osiez pas sortir de peur de les manquer, ne viennent pas et vous laissent attendre des semaines parce que n’ayant pas reçu de vous la réponse que leur lettre ne demandait nullement, ils avaient cru vous avoir fâché. Et certains, consultant leur désir et non le vôtre, vous parlent sans vous laisser placer un mot s’ils sont gais et ont envie de vous voir, quelque travail urgent que vous ayez à faire, mais s’ils se sentent fatigués par le temps, ou de mauvaise humeur, vous ne pouvez tirer d’eux une parole, ils opposent à vos efforts une inerte langueur et ne prennent pas plus la peine de répondre, même par monosyllabes, à ce que vous dites que s’ils ne vous avaient pas entendus. Chacun de nos amis a tellement ses défauts que pour continuer à l’aimer nous sommes obligés d’essayer de nous consoler d’eux – en pensant à son talent, à sa bonté, à sa tendresse – ou plutôt de ne pas en tenir compte en déployant pour cela toute notre bonne volonté. Malheureusement notre complaisante obstination à ne pas voir le défaut de notre ami est surpassée par celle qu’il met à s’y adonner à cause de son aveuglement ou de celui qu’il prête aux autres. Car il ne le voit pas ou croit qu’on ne le voit pas. Comme le risque de déplaire vient surtout de la difficulté d’apprécier ce qui passe ou non inaperçu, on devrait, au moins, par prudence, ne jamais parler de soi, parce que c’est un sujet où on peut être sûr que la vue des autres et la nôtre propre ne concordent jamais. Si on a autant de surprises qu’à visiter une maison d’apparence quelconque dont l’intérieur est rempli de trésors, de pinces-monseigneur et de cadavres quand on découvre la vraie vie des autres, l’univers réel sous l’univers apparent, on n’en éprouve pas moins si, au lieu de l’image qu’on s’était faite de soi-même grâce à ce que chacun nous en disait, on apprend par le langage qu’ils tiennent à notre égard en notre absence quelle image entièrement différente ils portaient en eux de notre vie. De sorte que chaque fois que nous avons parlé de nous, nous pouvons être sûrs que nos inoffensives et prudentes paroles, écoutées avec une politesse apparente et une hypocrite approbation ont donné lieu aux commentaires les plus exaspérés ou les plus joyeux, en tous cas les moins favorables. Le moins que nous risquions est d’agacer par la disproportion qu’il y a entre notre idée de nous-même et nos paroles, disproportion qui rend généralement les propos des gens sur eux aussi risibles que ces chantonnements des faux amateurs de musique qui éprouvent le besoin de fredonner un air qu’ils aiment en compensant l’insuffisance de leur murmure inarticulé par une mimique énergique et un air d’admiration que ce qu’ils nous font entendre ne justifie pas. Et à la mauvaise habitude de parler de soi et de ses défauts il faut ajouter, comme faisant bloc avec elle, cette autre de dénoncer chez les autres des défauts précisément analogues à ceux qu’on a. Or, c’est toujours de ces défauts-là qu’on parle, comme si c’était une manière de parler de soi détournée, et qui joint au plaisir de s’absoudre celui d’avouer. D’ailleurs il semble que notre attention toujours attirée sur ce qui nous caractérise le remarque plus que toute autre chose chez les autres. Un myope dit d’un autre : « Mais il peut à peine ouvrir les yeux » ; un poitrinaire a des doutes sur l’intégrité pulmonaire du plus solide ; un malpropre ne parle que des bains que les autres ne prennent pas ; un malodorant prétend qu’on sent mauvais ; un mari trompé voit partout des maris trompés ; une femme légère des femmes légères ; le snob des snobs. Et puis chaque vice, comme chaque profession, exige et développe un savoir spécial qu’on n’est pas fâché d’étaler. L’investi dépiste les investis, le couturier invité dans le monde n’a pas encore causé avec vous qu’il a déjà apprécié l’étoffe de votre vêtement et que ses doigts brûlent d’en palper les qualités, et si après quelques instants de conversation vous demandiez sa vraie opinion sur vous à un odontalgiste, il vous dirait le nombre de vos mauvaises dents. Rien ne lui apparaît plus important, et à vous, qui avez remarqué les siennes, plus ridicule. Et ce n’est pas seulement quand nous parlons de nous que nous croyons les autres aveugles ; nous agissons comme s’ils l’étaient. Pour chacun de nous, un Dieu spécial est là qui lui cache ou lui promet l’inversibilité de son défaut, de même qu’il ferme les yeux et les narines aux gens qui ne se lavent pas, sur la raie de crasse qu’ils portent aux oreilles et l’odeur de transpiration qu’ils gardent au creux des bras, et les persuade qu’ils peuvent impunément promener l’une et l’autre dans le monde qui ne s’apercevra de rien. Et ceux qui portent ou donnent en présent de fausses perles s’imaginent qu’on les prendra pour des vraies. Bloch était mal élevé, névropathe, snob, et, appartenant à une famille peu estimée, supportait comme au fond des mers les incalculables pressions que faisaient peser sur lui, non seulement les chrétiens de la surface, mais les couches superposées des castes juives supérieures à la sienne, chacune accablant de son mépris celle qui lui était immédiatement inférieure. Percer jusqu’à l’air libre en s’élevant de famille juive en famille juive eût demandé à Bloch plusieurs milliers d’années. Il valait mieux chercher à se frayer une issue d’un autre côté.

Quand Bloch me parla de la crise de snobisme que je devais traverser et me demanda de lui avouer que j’étais snob, j’aurais pu lui répondre : « Si je l’étais, je ne te fréquenterais pas. » Je lui dis seulement qu’il était peu aimable. Alors il voulut s’excuser mais selon le mode qui est justement celui de l’homme mal élevé, lequel est trop heureux en revenant sur ses paroles de trouver une occasion de les aggraver. « Pardonne-moi, me disait-il maintenant chaque fois qu’il me rencontrait, je t’ai chagriné, torturé, j’ai été méchant à plaisir. Et pourtant – l’homme en général et ton ami en particulier est un si singulier animal – tu ne peux imaginer, moi qui te taquine si cruellement, la tendresse que j’ai pour toi. Elle va souvent, quand je pense à toi, jusqu’aux larmes. » Et il fit entendre un sanglot.

Ce qui m’étonnait plus chez Bloch que ses mauvaises manières, c’était combien la qualité de sa conversation était inégale. Ce garçon si difficile, qui des écrivains les plus en vogue disait : « C’est un sombre idiot, c’est tout à fait un imbécile », par moments racontait avec une grande gaieté des anecdotes qui n’avaient rien de drôle et citait comme « quelqu’un de vraiment curieux » tel homme entièrement médiocre. Cette double balance pour juger de l’esprit, de la valeur, de l’intérêt des êtres, ne laissa pas de m’étonner jusqu’au jour où je connus M. Bloch père.

Je n’avais pas cru que nous serions jamais admis à le connaître, car Bloch fils avait mal parlé de moi à Saint-Loup et de Saint-Loup à moi. Il avait notamment dit à Robert que j’étais (toujours) affreusement snob. « Si, si, il est enchanté de connaître M. LLLLegrandin », dit-il. Cette manière de détacher un mot était chez Bloch le signe à la fois de l’ironie et de la littérature. Saint-Loup qui n’avait jamais entendu le nom de Legrandin s’étonna : « Mais qui est-ce ? – Oh ! c’est quelqu’un de très bien », répondit Bloch en riant et en mettant frileusement ses mains dans les poches de son veston, persuadé qu’il était en ce moment en train de contempler le pittoresque aspect d’un extraordinaire gentilhomme provincial auprès de quoi ceux de Barbey d’Aurevilly n’étaient rien. Il se consolait de ne pas savoir peindre M. Legrandin en lui donnant plusieurs L et en savourant ce nom comme un vin de derrière les fagots. Mais ces jouissances subjectives restaient inconnues aux autres. S’il dit à Saint-Loup du mal de moi, d’autre part il ne m’en dit pas moins de Saint-Loup. Nous avions connu le détail de ces médisances chacun dès le lendemain, non que nous nous les fussions répétées l’un à l’autre, ce qui nous eût semblé très coupable, mais paraissait si naturel et presque si inévitable à Bloch que dans son inquiétude, et tenant pour certain qu’il ne ferait qu’apprendre à l’un ou à l’autre ce qu’ils allaient savoir, il préféra prendre les devants, et emmenant Saint-Loup à part lui avoua qu’il avait dit du mal de lui, exprès, pour que cela lui fût redit, lui jura « par le Kronion Zeus, gardien des serments », qu’il l’aimait, qu’il donnerait sa vie pour lui et essuya une larme. Le même jour, il s’arrangea pour me voir seul, me fit sa confession, déclara qu’il avait agi dans mon intérêt parce qu’il croyait qu’un certain genre de relations mondaines m’était néfaste et que je « valais mieux que cela ». Puis, me prenant la main avec un attendrissement d’ivrogne, bien que son ivresse fût purement nerveuse : « Crois-moi, dit-il, et que la noire Ker me saisisse à l’instant et me fasse franchir les portes d’Hadès, odieux aux hommes, si hier en pensant à toi, à Combray, à ma tendresse infinie pour toi, à telles après-midi en classe que tu ne te rappelles même pas, je n’ai pas sangloté toute la nuit. Oui, toute la nuit, je te le jure, et hélas, je le sais, car je connais les âmes, tu ne me croiras pas. » Je ne le croyais pas, en effet, et à ces paroles que je sentais inventées à l’instant même et au fur et à mesure qu’il parlait, son serment « par la Ker » n’ajoutait pas un grand poids, le culte hellénique étant chez Bloch purement littéraire. D’ailleurs dès qu’il commençait à s’attendrir et désirait qu’on s’attendrît sur un fait faux, il disait : « Je te le jure », plus encore pour la volupté hystérique de mentir que dans l’intérêt de faire croire qu’il disait la vérité. Je ne croyais pas ce qu’il me disait, mais je ne lui en voulais pas, car je tenais de ma mère et de ma grand’mère d’être incapable de rancune, même contre de bien plus grands coupables, et de ne jamais condamner personne.

Ce n’était du reste pas absolument un mauvais garçon que Bloch, il pouvait avoir de grandes gentillesses. Et depuis que la race de Combray, la race d’où sortaient des êtres absolument intacts comme ma grand’mère et ma mère, semble presque éteinte, comme je n’ai plus guère le choix qu’entre d’honnêtes brutes, insensibles et loyales et chez qui le simple son de la voix montre bien vite qu’ils ne se soucient en rien de votre vie – et une autre espèce d’hommes qui tant qu’ils sont auprès de vous vous comprennent, vous chérissent, s’attendrissent jusqu’à pleurer, prennent leur revanche quelques heures plus tard en faisant une cruelle plaisanterie sur vous, mais vous reviennent, toujours aussi compréhensifs, aussi charmants, aussi momentanément assimilés à vous-même, je crois que c’est cette dernière sorte d’hommes dont je préfère, sinon la valeur morale, du moins la société.

– Tu ne peux t’imaginer ma douleur quand je pense à toi, reprit Bloch. Au fond, c’est un côté assez juif chez moi, ajouta-t-il ironiquement en rétrécissant sa prunelle comme s’il s’agissait de doser au microscope une quantité infinitésimale de « sang juif » et comme aurait pu le dire – mais ne l’eût pas dit – un grand seigneur français qui parmi ses ancêtres tous chrétiens eût pourtant compté Samuel Bernard ou plus anciennement encore la Sainte Vierge de qui prétendent descendre, dit-on, les Lévy – qui reparaît : « J’aime assez, ajouta-t-il, faire ainsi dans mes sentiments la part, assez mince d’ailleurs, qui peut tenir à mes origines juives. » Il prononça cette phrase parce que cela lui paraissait à la fois spirituel et brave de dire la vérité sur sa race, vérité que par la même occasion il s’arrangeait à atténuer singulièrement, comme les avares qui se décident à acquitter leurs dettes mais n’ont le courage d’en payer que la moitié. Ce genre de fraudes qui consiste à avoir l’audace de proclamer la vérité, mais en y mêlant, pour une bonne part, des mensonges qui la falsifient, est plus répandu qu’on ne pense et même, chez ceux qui ne le pratiquent pas habituellement, certaines crises dans la vie, notamment celles où une liaison amoureuse est en jeu, leur donnent l’occasion de s’y livrer.

Toutes ces diatribes confidentielles de Bloch à Saint-Loup contre moi, à moi contre Saint-Loup finirent par une invitation à dîner. Je ne suis pas bien sûr qu’il ne fit pas d’abord une tentative pour avoir Saint-Loup seul. La vraisemblance rend cette tentative probable, le succès ne la couronna pas, car ce fut à moi et à Saint-Loup que Bloch dit un jour : « Cher maître, et vous, cavalier aimé d’Arès, de Saint-Loup-en-Bray, dompteur de chevaux, puisque je vous ai rencontrés sur le rivage d’Amphitrite résonnant d’écume, près des tentes des Ménier aux nefs rapides, voulez-vous tous deux venir dîner un jour de la semaine chez mon illustre père au cœur irréprochable ? » Il nous adressait cette invitation parce qu’il avait le désir de se lier plus étroitement avec Saint-Loup qui le ferait, espérait-il, pénétrer dans les milieux aristocratiques. Formé par moi, pour moi, ce souhait eût paru à Bloch la marque du plus hideux snobisme, bien conforme à l’opinion qu’il avait de tout un côté de ma nature qu’il ne jugeait pas, jusqu’ici du moins, le principal ; mais le même souhait, de sa part, lui semblait la preuve d’une belle curiosité de son intelligence désireuse de certains dépaysements sociaux où il pouvait peut-être trouver quelque utilité littéraire. M. Bloch père, quand son fils lui avait dit qu’il amènerait à dîner un de ses amis, dont il avait décliné sur un ton de satisfaction sarcastique le titre et le nom : « Le marquis de Saint-Loup-en-Bray » avait éprouvé une commotion violente. « Le marquis de Saint-Loup-en-Bray ! Ah ! bougre ! » s’était-il écrié, usant du juron qui était chez lui la marque la plus forte de la déférence sociale. Et il avait jeté sur son fils, capable de s’être fait de telles relations, un regard admiratif qui signifiait : « Il est vraiment étonnant. Ce prodige est-il mon enfant ? » et qui causa autant de plaisir à mon camarade que si cinquante francs avaient été ajoutés à sa pension mensuelle. Car Bloch était mal à l’aise chez lui et sentait que son père le traitait de dévoyé parce qu’il vivait dans l’admiration de Leconte de Lisle, Heredia et autres « bohèmes ». Mais des relations avec Saint-Loup-en-Bray dont le père avait été président du Canal de Suez ! (ah ! bougre !) c’était un résultat « indiscutable ». On regretta d’autant plus d’avoir laissé à Paris, par crainte de l’abîmer, le stéréoscope. Seul, M. Bloch, le père, avait l’art ou du moins le droit de s’en servir. Il ne le faisait du reste que rarement, à bon escient, les jours où il y avait gala et domestiques mâles en extra. De sorte que de ces séances de stéréoscope émanaient pour ceux qui y assistaient comme une distinction, une faveur de privilégiés, et pour le maître de maison qui les donnait un prestige analogue à celui que le talent confère et qui n’aurait pas pu être plus grand, si les vues avaient été prises par M. Bloch lui-même et l’appareil de son invention. « Vous n’étiez pas invité hier chez Salomon ? » disait-on dans la famille. – Non, je n’étais pas des élus ! – Qu’est-ce qu’il y avait ? – Un grand tralala, le stéréoscope, toute la boutique. – Ah ! s’il y avait le stéréoscope, je regrette, car il paraît que Salomon est extraordinaire quand il le montre. – Que veux-tu, dit M. Bloch à son fils, il ne faut pas lui donner tout à la fois, comme cela il lui restera quelque chose à désirer. » Il avait bien pensé dans sa tendresse paternelle et pour émouvoir son fils à faire venir l’instrument. Mais le « temps matériel » manquait, ou plutôt on avait cru qu’il manquerait ; mais nous dûmes faire le dîner parce que Saint-Loup ne put se déplacer, attendant un oncle qui allait venir passer quarante-huit heures auprès de Mme de Villeparisis. Comme, très adonné aux exercices physiques, surtout aux longues marches, c’était en grande partie à pied, en couchant la nuit dans les fermes, que cet oncle devait faire la route depuis le château où il était en villégiature, le moment où il arriverait à Balbec était assez incertain. Et Saint-Loup n’osant bouger me chargea même d’aller porter à Incauville, où était le bureau télégraphique, la dépêche que mon ami envoyait quotidiennement à sa maîtresse. L’oncle qu’on attendait s’appelait Palamède, d’un prénom qu’il avait hérité des princes de Sicile ses ancêtres. Et plus tard quand je retrouvai dans mes lectures historiques, appartenant à tel podestat ou tel prince de l’Église, ce prénom même, belle médaille de la Renaissance – d’aucuns disaient un véritable antique – toujours restée dans la famille, ayant glissé de descendant en descendant depuis le cabinet du Vatican jusqu’à l’oncle de mon ami, j’éprouvais le plaisir réservé à ceux qui ne pouvant faute d’argent constituer un médaillier, une pinacothèque, recherchent les vieux noms (noms de localités, documentaires et pittoresques comme une carte ancienne, une vue cavalière, une enseigne ou un coutumier, noms de baptême où résonne et s’entend, dans les belles finales françaises, le défaut de langue, l’intonation d’une vulgarité ethnique, la prononciation vicieuse selon lesquels nos ancêtres faisaient subir aux mots latins et saxons des mutilations durables devenues plus tard les augustes législatrices des grammaires) et en somme, grâce à ces collections de sonorités anciennes, se donnent à eux-mêmes des concerts à la façon de ceux qui acquièrent des violes de gambe et des violes d’amour pour jouer de la musique d’autrefois sur des instruments anciens. Saint-Loup me dit que même dans la société aristocratique la plus fermée son oncle Palamède se distinguait encore comme particulièrement difficile d’accès, dédaigneux, entiché de sa noblesse, formant avec la femme de son frère et quelques autres personnes choisies ce qu’on appelait le cercle des Phénix. Là même il était si redouté pour ses insolences qu’autrefois il était arrivé que des gens du monde qui désiraient le connaître et s’étaient adressés à son propre frère avaient essuyé un refus. « Non, ne me demandez pas de vous présenter à mon frère Palamède. Ma femme, nous tous, nous nous y attellerions que nous ne pourrions pas. Ou bien vous risqueriez qu’il ne soit pas aimable et je ne le voudrais pas. » Au Jockey, il avait avec quelques amis désigné deux cents membres qu’ils ne se laisseraient jamais présenter. Et chez le comte de Paris il était connu sous le sobriquet du « Prince » à cause de son élégance et de sa fierté.

Saint-Loup me parla de la jeunesse, depuis longtemps passée, de son oncle. Il amenait tous les jours des femmes dans une garçonnière qu’il avait en commun avec deux de ses amis, beaux comme lui, ce qui faisait qu’on les appelait « les trois Grâces ».

– Un jour un des hommes qui est aujourd’hui des plus en vue dans le faubourg Saint-Germain, comme eût dit Balzac, mais qui dans une première période assez fâcheuse montrait des goûts bizarres, avait demandé à mon oncle de venir dans cette garçonnière. Mais à peine arrivé ce ne fut pas aux femmes, mais à mon oncle Palamède, qu’il se mit à faire une déclaration. Mon oncle fit semblant de ne pas comprendre, emmena sous un prétexte ses deux amis, ils revinrent, prirent le coupable, le déshabillèrent, le frappèrent jusqu’au sang, et par un froid de dix degrés au-dessous de zéro le jetèrent à coups de pieds dehors où il fut trouvé à demi mort, si bien que la justice fit une enquête à laquelle le malheureux eut toute la peine du monde à la faire renoncer. Mon oncle ne se livrerait plus aujourd’hui à une exécution aussi cruelle et tu n’imagines pas le nombre d’hommes du peuple, lui si hautain avec les gens du monde, qu’il prend en affection, qu’il protège, quitte à être payé d’ingratitude. Ce sera un domestique qui l’aura servi dans un hôtel et qu’il placera à Paris, ou un paysan à qui il fera apprendre un métier. C’est même le côté assez gentil qu’il y a chez lui, par contraste avec le côté mondain. » Saint-Loup appartenait, en effet, à ce genre de jeunes gens du monde, situés à une altitude où on ait pu faire pousser ces expressions : « Ce qu’il y a même d’assez gentil chez lui, son côté assez gentil », semences assez précieuses, produisant très vite une manière de concevoir les choses dans laquelle on se compte pour rien, et le « peuple » pour tout ; en somme tout le contraire de l’orgueil plébéien. « Il paraît qu’on ne peut se figurer comme il donnait le ton, comme il faisait la loi à toute la société dans sa jeunesse. Pour lui en toute circonstance il faisait ce qui lui paraissait le plus agréable, le plus commode, mais aussitôt c’était imité par les snobs. S’il avait eu soif au théâtre et s’était fait apporter à boire dans le fond de sa loge, les petits salons qu’il y avait derrière chacune se remplissaient, la semaine suivante, de rafraîchissements. Un été pluvieux où il avait un peu de rhumatisme, il s’était commandé un pardessus d’une vigogne souple mais chaude qui ne sert que pour faire des couvertures de voyage et dont il avait respecté les raies bleues et oranges. Les grands tailleurs se virent commander aussitôt par leurs clients des pardessus bleus et frangés, à longs poils. Si pour une raison quelconque il désirait ôter tout caractère de solennité à un dîner dans un château où il passait une journée, et pour marquer cette nuance n’avait pas apporté d’habits et s’était mis à table avec le veston de l’après-midi, la mode devenait de dîner à la campagne en veston. Que pour manger un gâteau il se servît, au lieu de sa cuiller, d’une fourchette ou d’un couvert de son invention commandé par lui à un orfèvre, ou de ses doigts, il n’était plus permis de faire autrement. Il avait eu envie de réentendre certains quatuors de Beethoven (car avec toutes ses idées saugrenues il est loin d’être bête, et est fort doué) et avait fait venir des artistes pour les jouer chaque semaine, pour lui et quelques amis. La grande élégance fut cette année-là de donner des réunions peu nombreuses où on entendait de la musique de chambre. Je crois d’ailleurs qu’il ne s’est pas ennuyé dans la vie. Beau comme il a été, il a dû avoir des femmes ! Je ne pourrais pas vous dire d’ailleurs exactement lesquelles parce qu’il est très discret. Mais je sais qu’il a bien trompé ma pauvre tante. Ce qui n’empêche pas qu’il était délicieux avec elle, qu’elle l’adorait, et qu’il l’a pleurée pendant des années. Quand il est à Paris, il va encore au cimetière presque chaque jour. »

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
770 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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