Kitabı oku: «À l’ombre des jeunes filles en fleurs», sayfa 3
Mon intérêt pour le jeu de la Berma n’avait cessé de grandir depuis que la représentation était finie parce qu’il ne subissait plus la compression et les limites de la réalité ; mais j’éprouvais le besoin de lui trouver des explications ; de plus, il s’était porté avec une intensité égale, pendant que la Berma jouait, sur tout ce qu’elle offrait, dans l’indivisibilité de la vie, à mes yeux, à mes oreilles ; il n’avait rien séparé et distingué ; aussi fut-il heureux de se découvrir une cause raisonnable dans ces éloges donnés à la simplicité, au bon goût de l’artiste, il les attirait à lui par son pouvoir d’absorption, s’emparait d’eux comme l’optimisme d’un homme ivre des actions de son voisin dans lesquelles il trouve une raison d’attendrissement. « C’est vrai, disais-je, quelle belle voix, quelle absence de cris, quels costumes simples, quelle intelligence d’avoir été choisir Phèdre ! Non, je n’ai pas été déçu. »
Le bœuf froid aux carottes fit son apparition, couché par le Michel-Ange de notre cuisine sur d’énormes cristaux de gelée pareils à des blocs de quartz transparent.
– Vous avez un chef de tout premier ordre, Madame, dit M. de Norpois. Et ce n’est pas peu de chose. Moi qui ai eu à l’étranger à tenir un certain train de maison, je sais combien il est souvent difficile de trouver un parfait maître queux. Ce sont de véritables agapes auxquelles vous nous avez conviés là.
Et, en effet, Françoise, surexcitée par l’ambition de réussir pour un invité de marque un dîner enfin semé de difficultés dignes d’elle, s’était donné une peine qu’elle ne prenait plus quand nous étions seuls et avait retrouvé sa manière incomparable de Combray.
– Voilà ce qu’on ne peut obtenir au cabaret, je dis dans les meilleurs : une daube de bœuf où la gelée ne sente pas la colle, et où le bœuf ait pris le parfum des carottes, c’est admirable ! Permettez-moi d’y revenir, ajouta-t-il en faisant signe qu’il voulait encore de la gelée. Je serais curieux de juger votre Vatel maintenant sur un mets tout différent, je voudrais, par exemple, le trouver aux prises avec le bœuf Stroganof.
M. de Norpois pour contribuer lui aussi à l’agrément du repas nous servit diverses histoires dont il régalait fréquemment ses collègues de carrière, tantôt en citant une période ridicule dite par un homme politique coutumier du fait et qui les faisait longues et pleines d’images incohérentes, tantôt telle formule lapidaire d’un diplomate plein d’atticisme. Mais, à vrai dire, le critérium qui distinguait pour lui ces deux ordres de phrases ne ressemblait en rien à celui que j’appliquais à la littérature. Bien des nuances m’échappaient ; les mots qu’il récitait en s’esclaffant ne me paraissaient pas très différents de ceux qu’il trouvait remarquables. Il appartenait au genre d’hommes qui pour les œuvres que j’aimais eût dit : « Alors, vous comprenez ? moi j’avoue que je ne comprends pas, je ne suis pas initié », mais j’aurais pu lui rendre la pareille, je ne saisissais pas l’esprit ou la sottise, l’éloquence ou l’enflure qu’il trouvait dans une réplique ou dans un discours, et l’absence de toute raison perceptible pour quoi ceci était mal et ceci bien faisait que cette sorte de littérature m’était plus mystérieuse, me semblait plus obscure qu’aucune. Je démêlai seulement que répéter ce que tout le monde pensait n’était pas en politique une marque d’infériorité mais de supériorité. Quand M. de Norpois se servait de certaines expressions qui traînaient dans les journaux et les prononçait avec force, on sentait qu’elles devenaient un acte par le seul fait qu’il les avait employées, et un acte qui susciterait des commentaires.
Ma mère comptait beaucoup sur la salade d’ananas et de truffes. Mais l’Ambassadeur après avoir exercé un instant sur le mets la pénétration de son regard d’observateur la mangea en restant entouré de discrétion diplomatique et ne nous livra pas sa pensée. Ma mère insista pour qu’il en reprit, ce que fit M. de Norpois, mais en disant seulement au lieu du compliment qu’on espérait : « J’obéis, Madame, puisque je vois que c’est là de votre part un véritable oukase. »
– Nous avons lu dans les « feuilles » que vous vous étiez entretenu longuement avec le roi Théodose, lui dit mon père.
– En effet, le roi, qui a une rare mémoire des physionomies, a eu la bonté de se souvenir en m’apercevant à l’orchestre que j’avais eu l’honneur de le voir pendant plusieurs jours à la cour de Bavière, quand il ne songeait pas à son trône oriental (vous savez qu’il y a été appelé par un congrès européen, et il a même fort hésité à l’accepter, jugeant cette souveraineté un peu inégale à sa race, la plus noble, héraldiquement parlant, de toute l’Europe). Un aide de camp est venu me dire d’aller saluer Sa Majesté, à l’ordre de qui je me suis naturellement empressé de déférer.
– Avez-vous été content des résultats de son séjour ?
– Enchanté ! Il était permis de concevoir quelque appréhension sur la façon dont un monarque encore si jeune se tirerait de ce pas difficile, surtout dans des conjonctures aussi délicates. Pour ma part je faisais pleine confiance au sens politique du souverain. Mais j’avoue que mes espérances ont été dépassées. Le toast qu’il a prononcé à l’Élysée, et qui, d’après des renseignements qui me viennent de source tout à fait autorisée, avait été composé par lui du premier mot jusqu’au dernier, était entièrement digne de l’intérêt qu’il a excité partout. C’est tout simplement un coup de maître ; un peu hardi je le veux bien, mais d’une audace qu’en somme l’événement a pleinement justifiée. Les traditions diplomatiques ont certainement du bon, mais dans l’espèce elles avaient fini par faire vivre son pays et le nôtre dans une atmosphère de renfermé qui n’était plus respirable. Eh bien ! une des manières de renouveler l’air, évidemment une de celles qu’on ne peut pas recommander mais que le roi Théodose pouvait se permettre, c’est de casser les vitres. Et il l’a fait avec une belle humeur qui a ravi tout le monde, et aussi une justesse dans les termes où on a reconnu tout de suite la race de princes lettrés à laquelle il appartient par sa mère. Il est certain que quand il a parlé des « affinités » qui unissent son pays à la France, l’expression, pour peu usitée qu’elle puisse être dans le vocabulaire des chancelleries, était singulièrement heureuse. Vous voyez que la littérature ne nuit pas, même dans la diplomatie, même sur un trône, ajouta-t-il en s’adressant à moi. La chose était constatée depuis longtemps, je le veux bien, et les rapports entre les deux puissances étaient devenus excellents. Encore fallait-il qu’elle fût dite. Le mot était attendu, il a été choisi à merveille, vous avez vu comme il a porté. Pour ma part j’y applaudis des deux mains.
– Votre ami, M. de Vaugoubert, qui préparait le rapprochement depuis des années, a dû être content.
– D’autant plus que Sa Majesté qui est assez coutumière du fait avait tenu à lui en faire la surprise. Cette surprise a été complète du reste pour tout le monde, à commencer par le Ministre des Affaires étrangères, qui, à ce qu’on m’a dit, ne l’a pas trouvée à son goût. À quelqu’un qui lui en parlait, il aurait répondu très nettement, assez haut pour être entendu des personnes voisines : « Je n’ai été ni consulté, ni prévenu », indiquant clairement par là qu’il déclinait toute responsabilité dans l’événement. Il faut avouer que celui-ci a fait un beau tapage et je n’oserais pas affirmer, ajouta-t-il avec un sourire malicieux, que tels de mes collègues pour qui la loi suprême semble être celle du moindre effort n’en ont pas été troublés dans leur quiétude. Quant à Vaugoubert, vous savez qu’il avait été fort attaqué pour sa politique de rapprochement avec la France, et il avait dû d’autant plus en souffrir, que c’est un sensible, un cœur exquis. J’en puis d’autant mieux témoigner que, bien qu’il soit mon cadet et de beaucoup, je l’ai fort pratiqué, nous sommes amis de longue date, et je le connais bien. D’ailleurs qui ne le connaîtrait ? C’est une âme de cristal. C’est même le seul défaut qu’on pourrait lui reprocher, il n’est pas nécessaire que le cœur d’un diplomate soit aussi transparent que le sien. Cela n’empêche pas qu’on parle de l’envoyer à Rome, ce qui est un bel avancement, mais un bien gros morceau. Entre nous, je crois que Vaugoubert, si dénué qu’il soit d’ambition, en serait fort content et ne demande nullement qu’on éloigne de lui ce calice. Il fera peut-être merveille là-bas ; il est le candidat de la Consulta, et pour ma part, je le vois très bien, lui artiste, dans le cadre du palais Farnèse et la galerie des Carraches. Il semble qu’au moins personne ne devrait pouvoir le haïr ; mais il y a autour du roi Théodose toute une camarilla plus ou moins inféodée à la Wilhelmstrasse dont elle suit docilement les inspirations et qui a cherché de toutes façons à lui tailler des croupières. Vaugoubert n’a pas eu à faire face seulement aux intrigues de couloirs mais aux injures de folliculaires à gages qui plus tard, lâches comme l’est tout journaliste stipendié, ont été des premiers à demander l’aman, mais qui en attendant n’ont pas reculé à faire état, contre notre représentant, des ineptes accusations de gens sans aveu. Pendant plus d’un mois les ennemis de Vaugoubert ont dansé autour de lui la danse du scalp, dit M. de Norpois, en détachant avec force ce dernier mot. Mais un bon averti en vaut deux ; ces injures il les a repoussées du pied, ajouta-t-il plus énergiquement encore, et avec un regard si farouche que nous cessâmes un instant de manger. Comme dit un beau proverbe arabe : « Les chiens aboient, la caravane passe. » Après avoir jeté cette citation, M. de Norpois s’arrêta pour nous regarder et juger de l’effet qu’elle avait produit sur nous. Il fut grand, le proverbe nous était connu. Il avait remplacé cette année-là chez les hommes de haute valeur cet autre : « Qui sème le vent récolte la tempête », lequel avait besoin de repos, n’étant pas infatigable et vivace comme : « Travailler pour le roi de Prusse. » Car la culture de ces gens éminents était une culture alternée, et généralement triennale. Certes les citations de ce genre, et desquelles M. de Norpois excellait à émailler ses articles de la Revue, n’étaient point nécessaires pour que ceux-ci parussent solides et bien informés. Même dépourvus de l’ornement qu’elles apportaient, il suffisait que M. de Norpois écrivît à point nommé – ce qu’il ne manquait pas de faire – : « Le Cabinet de Saint-James ne fut pas le dernier à sentir le péril » ou bien : « L’émotion fut grande au Pont-aux-Chantres où l’on suivait d’un œil inquiet la politique égoïste mais habile de la monarchie bicéphale », ou : « Un cri d’alarme partit de Montecitorio », ou encore : « Cet éternel double jeu qui est bien dans la manière du Ballplatz ». À ces expressions le lecteur profane avait aussitôt reconnu et salué le diplomate de carrière. Mais ce qui avait fait dire qu’il était plus que cela, qu’il possédait une culture supérieure, cela avait été l’emploi raisonné de citations dont le modèle achevé restait alors : « Faites-moi de bonne politique et je vous ferai de bonnes finances, comme avait coutume de dire le baron Louis. » (On n’avait pas encore importé d’Orient : « La Victoire est à celui des deux adversaires qui sait souffrir un quart d’heure de plus que l’autre, comme disent les Japonais. ») Cette réputation de grand lettré, jointe à un véritable génie d’intrigue caché sous le masque de l’indifférence, avait fait entrer M. de Norpois à l’Académie des Sciences Morales. Et quelques personnes pensèrent même qu’il ne serait pas déplacé à l’Académie française, le jour où, voulant indiquer que c’est en resserrant l’alliance russe que nous pourrions arriver à une entente avec l’Angleterre, il n’hésita pas à écrire : « Qu’on le sache bien au quai d’Orsay, qu’on l’enseigne désormais dans tous les manuels de géographie qui se montrent incomplets à cet égard, qu’on refuse impitoyablement au baccalauréat tout candidat qui ne saura pas le dire : « Si tous les chemins mènent à Rome, en revanche la route qui va de Paris à Londres passe nécessairement par Pétersbourg. »
– Somme toute, continua M. de Norpois en s’adressant à mon père, Vaugoubert s’est taillé là un beau succès et qui dépasse même celui qu’il avait escompté. Il s’attendait en effet à un toast correct (ce qui après les nuages des dernières années était déjà fort beau) mais à rien de plus. Plusieurs personnes qui étaient au nombre des assistants m’ont assuré qu’on ne peut pas en lisant ce toast se rendre compte de l’effet qu’il a produit, prononcé et détaillé à merveille par le roi qui est maître en l’art de dire et qui soulignait au passage toutes les intentions, toutes les finesses. Je me suis laissé raconter à ce propos un fait assez piquant et qui met en relief une fois de plus chez le roi Théodose cette bonne grâce juvénile qui lui gagne si bien les cœurs. On m’a affirmé que précisément à ce mot d’« affinités » qui était en somme la grosse innovation du discours, et qui défraiera, encore longtemps vous verrez, les commentaires des chancelleries, Sa Majesté, prévoyant la joie de notre ambassadeur, qui allait trouver là le juste couronnement de ses efforts, de son rêve pourrait-on dire et, somme toute, son bâton de maréchal, se tourna à demi vers Vaugoubert et fixant sur lui ce regard si prenant des Oettingen, détacha ce mot si bien choisi d’« affinités », ce mot qui était une véritable trouvaille sur un ton qui faisait savoir à tous qu’il était employé à bon escient et en pleine connaissance de cause. Il paraît que Vaugoubert avait peine à maîtriser son émotion et, dans une certaine mesure, j’avoue que je le comprends. Une personne digne de toute créance m’a même confié que le roi se serait approché de Vaugoubert après le dîner, quand Sa Majesté a tenu cercle, et lui aurait dit à mi-voix : « Êtes-vous content de votre élève, mon cher marquis ? »
– Il est certain, conclut M. de Norpois, qu’un pareil toast a plus fait que vingt ans de négociations pour resserrer les deux pays, leurs « affinités », selon la pittoresque expression de Théodose II. Ce n’est qu’un mot, si vous voulez, mais voyez quelle fortune il a faite, comme toute la presse européenne le répète, quel intérêt il éveille, quel son nouveau il a rendu. Il est d’ailleurs bien dans la manière du souverain. Je n’irai pas jusqu’à vous dire qu’il trouve tous les jours de purs diamants comme celui-là. Mais il est bien rare que dans ses discours étudiés, mieux encore, dans le primesaut de la conversation il ne donne pas son signalement – j’allais dire il n’appose pas sa signature – par quelque mot à l’emporte-pièce. Je suis d’autant moins suspect de partialité en la matière que je suis ennemi de toute innovation en ce genre. Dix-neuf fois sur vingt elles sont dangereuses.
– Oui, j’ai pensé que le récent télégramme de l’empereur d’Allemagne n’a pas dû être de votre goût, dit mon père.
M. de Norpois leva les yeux au ciel d’un air de dire : Ah ! celui-là ! « D’abord, c’est un acte d’ingratitude. C’est plus qu’un crime, c’est une faute et d’une sottise que je qualifierai de pyramidale ! Au reste si personne n’y met le hola, l’homme qui a chassé Bismarck est bien capable de répudier peu à peu toute la politique bismarckienne, alors c’est le saut dans l’inconnu. »
– Et mon mari m’a dit, Monsieur, que vous l’entraîneriez peut-être un de ces étés en Espagne, j’en suis ravie pour lui.
– Mais oui, c’est un projet tout à fait attrayant et dont je me réjouis. J’aimerais beaucoup faire avec vous ce voyage, mon cher. Et vous, Madame, avez-vous déjà songé à l’emploi des vacances ?
– J’irai peut-être avec mon fils à Balbec, je ne sais.
– Ah ! Balbec est agréable, j’ai passé par là il y a quelques années. On commence à y construire des villas fort coquettes : je crois que l’endroit vous plaira. Mais puis-je vous demander ce qui vous a fait choisir Balbec ?
– Mon fils a le grand désir de voir certaines églises du pays, surtout celle de Balbec. Je craignais un peu pour sa santé les fatigues du voyage et surtout du séjour. Mais j’ai appris qu’on vient de construire un excellent hôtel qui lui permettra de vivre dans les conditions de confort requises par son état.
– Ah ! il faudra que je donne ce renseignement à certaine personne qui n’est pas femme à en faire fi.
– L’église de Balbec est admirable, n’est-ce pas, Monsieur, demandai-je, surmontant la tristesse d’avoir appris qu’un des attraits de Balbec résidait dans ses coquettes villas.
– Non, elle n’est pas mal, mais enfin elle ne peut soutenir la comparaison avec ces véritables bijoux ciselés que sont les cathédrales de Reims, de Chartres, et à mon goût, la perle de toutes, la Sainte-Chapelle de Paris.
– Mais l’église de Balbec est en partie romane ?
– En effet, elle est du style roman, qui est déjà par lui-même extrêmement froid et ne laisse en rien présager l’élégance, la fantaisie des architectes gothiques qui fouillent la pierre comme de la dentelle. L’église de Balbec mérite une visite si on est dans le pays, elle est assez curieuse ; si un jour de pluie vous ne savez que faire, vous pourrez entrer là, vous verrez le tombeau de Tourville.
– Est-ce que vous étiez hier au banquet des Affaires étrangères ? je n’ai pas pu y aller, dit mon père.
– Non, répondit M. de Norpois avec un sourire, j’avoue que je l’ai délaissé pour une soirée assez différente. J’ai dîné chez une femme dont vous avez peut-être entendu parler, la belle Madame Swann.
Ma mère réprima un frémissement, car d’une sensibilité plus prompte que mon père, elle s’alarmait pour lui de ce qui ne devait le contrarier qu’un instant après. Les désagréments qui lui arrivaient étaient perçus d’abord par elle comme ces mauvaises nouvelles de France qui sont connues plus tôt à l’étranger que chez nous. Mais curieuse de savoir quel genre de personnes les Swann pouvaient recevoir, elle s’enquit auprès de M. de Norpois de celles qu’il y avait rencontrées.
– Mon Dieu… c’est une maison où il me semble que vont surtout… des messieurs. Il y avait quelques hommes mariés, mais leurs femmes étaient souffrantes ce soir-là et n’étaient pas venues, répondit l’Ambassadeur avec une finesse voilée de bonhomie et en jetant autour de lui des regards dont la douceur et la discrétion faisaient mine de tempérer et exagéraient habilement la malice.
– Je dois ajouter, pour être tout à fait juste, qu’il y va cependant des femmes, mais… appartenant plutôt…, comment dirais-je, au monde républicain qu’à la société de Swann (il prononçait Svann). Qui sait ? Ce sera peut-être un jour un salon politique ou littéraire. Du reste, il semble qu’ils soient contents comme cela. Je trouve que Swann le montre un peu trop. Il nommait les gens chez qui lui et sa femme étaient invités pour la semaine suivante et de l’intimité desquels il n’y a pourtant pas lieu de s’enorgueillir, avec un manque de réserve et de goût, presque de tact, qui m’a étonné chez un homme aussi fin. Il répétait : « Nous n’avons pas un soir de libre », comme si ç’avait été une gloire, et en véritable parvenu, qu’il n’est pas cependant. Car Swann avait beaucoup d’amis et même d’amies, et sans trop m’avancer, ni vouloir commettre d’indiscrétion, je crois pouvoir dire que non pas toutes, ni même le plus grand nombre, mais l’une au moins, et qui est une fort grande dame, ne se serait peut-être pas montrée entièrement réfractaire à l’idée d’entrer en relations avec Madame Swann, auquel cas, vraisemblablement, plus d’un mouton de Panurge aurait suivi. Mais il semble qu’il n’y ait eu de la part de Swann aucune démarche esquissée en ce sens. Comment ? encore un pudding à la Nasselrode ! Ce ne sera pas de trop de la cure de Carlsbad pour me remettre d’un pareil festin de Lucullus… Peut-être Swann a-t-il senti qu’il y aurait trop de résistances à vaincre. Le mariage, cela est certain, n’a pas plu. On a parlé de la fortune de la femme, ce qui est une grosse bourde. Mais, enfin, tout cela n’a pas paru agréable. Et puis Swann a une tante excessivement riche et admirablement posée, femme d’un homme qui, financièrement parlant, est une puissance. Et non seulement elle a refusé de recevoir Mme Swann, mais elle a mené une campagne en règle pour que ses amies et connaissances en fissent autant. Je n’entends pas par là qu’aucun Parisien de bonne compagnie ait manqué de respect à Madame Swann… Non ! cent fois non ! le mari était d’ailleurs homme à relever le gant. En tous cas, il y a une chose curieuse, c’est de voir combien Swann, qui connaît tant de monde et du plus choisi, montre d’empressement auprès d’une société dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est fort mêlée. Moi qui l’ai connu jadis, j’avoue que j’éprouvais autant de surprise que d’amusement à voir un homme aussi bien élevé, aussi à la mode dans les coteries les plus triées, remercier avec effusion le directeur du Cabinet du ministre des Postes d’être venu chez eux et lui demander si Madame Swann pourrait se permettre d’aller voir sa femme. Il doit pourtant se trouver dépaysé ; évidemment ce n’est plus le même monde. Mais je ne crois pas cependant que Swann soit malheureux. Il y a eu, il est vrai, dans les années qui précédèrent le mariage, d’assez vilaines manœuvres de chantage de la part de la femme ; elle privait Swann de sa fille chaque fois qu’il lui refusait quelque chose. Le pauvre Swann, aussi naïf qu’il est pourtant raffiné, croyait chaque fois que l’enlèvement de sa fille était une coïncidence et ne voulait pas voir la réalité. Elle lui faisait d’ailleurs des scènes si continuelles qu’on pensait que le jour où elle serait arrivée à ses fins et se serait fait épouser, rien ne la retiendrait plus et que leur vie serait un enfer. Hé bien ! c’est le contraire qui est arrivé. On plaisante beaucoup la manière dont Swann parle de sa femme, on en fait même des gorges chaudes. On ne demandait certes pas que, plus ou moins conscient d’être… (vous savez le mot de Molière), il allât le proclamer urbi et orbi ; n’empêche qu’on le trouve exagéré quand il dit que sa femme est une excellente épouse. Or, ce n’est pas aussi faux qu’on le croit. À sa manière qui n’est pas celle que tous les maris préféreraient, – mais enfin, entre nous, il me semble difficile que Swann, qui la connaissait depuis longtemps et est loin d’être un maître-sot, ne sût pas à quoi s’en tenir, – il est indéniable qu’elle semble avoir de l’affection pour lui. Je ne dis pas qu’elle ne soit pas volage, et Swann lui-même ne se fait pas faute de l’être, à en croire les bonnes langues qui, vous pouvez le penser, vont leur train. Mais elle lui est reconnaissante de ce qu’il a fait pour elle, et, contrairement aux craintes éprouvées par tout le monde, elle paraît devenue d’une douceur d’ange.
Ce changement n’était peut-être pas aussi extraordinaire que le trouvait M. de Norpois. Odette n’avait pas cru que Swann finirait par l’épouser ; chaque fois qu’elle lui annonçait tendancieusement qu’un homme comme il faut venait de se marier avec sa maîtresse, elle lui avait vu garder un silence glacial et tout au plus, si elle l’interpellait directement en lui demandant : « Alors, tu ne trouves pas que c’est très bien, que c’est bien beau ce qu’il a fait là, pour une femme qui lui a consacré sa jeunesse ? », répondre sèchement : « Mais je ne te dis pas que ce soit mal, chacun agit à sa guise. » Elle n’était même pas loin de croire que, comme il le lui disait dans des moments de colère, il l’abandonnerait tout à fait, car elle avait depuis peu entendu dire par une femme sculpteur : « On peut s’attendre à tout de la part des hommes, ils sont si mufles », et frappée par la profondeur de cette maxime pessimiste, elle se l’était appropriée, elle la répétait à tout bout de champ d’un air découragé qui semblait dire : « Après tout, il n’y aurait rien d’impossible, c’est bien ma chance. » Et, par suite, toute vertu avait été enlevée à la maxime optimiste qui avait jusque-là guidé Odette dans la vie : « On peut tout faire aux hommes qui vous aiment, ils sont idiots », et qui s’exprimait dans son visage par le même clignement d’yeux qui eût pu accompagner des mots tels que : « Ayez pas peur, il ne cassera rien. » En attendant, Odette souffrait de ce que telle de ses amies, épousée par un homme qui était resté moins longtemps avec elle qu’elle-même avec Swann, et n’avait pas, elle, d’enfant, relativement considérée maintenant, invitée aux bals de l’Élysée, devait penser de la conduite de Swann. Un consultant plus profond que ne l’était M. de Norpois eût sans doute pu diagnostiquer que c’était ce sentiment d’humiliation et de honte qui avait aigri Odette, que le caractère infernal qu’elle montrait ne lui était pas essentiel, n’était pas un mal sans remède, et eût aisément prédit ce qui était arrivé, à savoir qu’un régime nouveau, le régime matrimonial, ferait cesser avec une rapidité presque magique ces accidents pénibles, quotidiens, mais nullement organiques. Presque tout le monde s’étonna de ce mariage, et cela même est étonnant. Sans doute peu de personnes comprennent le caractère purement subjectif du phénomène qu’est l’amour, et la sorte de création que c’est d’une personne supplémentaire, distincte de celle qui porte le même nom dans le monde, et dont la plupart des éléments sont tirés de nous-mêmes. Aussi y a-t-il peu de gens qui puissent trouver naturelles les proportions énormes que finit par prendre pour nous un être qui n’est pas le même que celui qu’ils voient. Pourtant il semble qu’en ce qui concerne Odette on aurait pu se rendre compte que si, certes, elle n’avait jamais entièrement compris l’intelligence de Swann, du moins savait-elle les titres, tout le détail de ses travaux, au point que le nom de Ver Meer lui était aussi familier que celui de son couturier ; de Swann, elle connaissait à fond ces traits du caractère que le reste du monde ignore ou ridiculise et dont seule une maîtresse, une sœur, possèdent l’image ressemblante et aimée ; et nous tenons tellement à eux, même à ceux que nous voudrions le plus corriger, que c’est parce qu’une femme finit par en prendre une habitude indulgente et amicalement railleuse, pareille à l’habitude que nous en avons nous-mêmes, et qu’en ont nos parents, que les vieilles liaisons ont quelque chose de la douceur et de la force des affections de famille. Les liens qui nous unissent à un être se trouvent sanctifiés quand il se place au même point de vue que nous pour juger une de nos tares. Et parmi ces traits particuliers, il y en avait aussi qui appartenaient autant à l’intelligence de Swann qu’à son caractère, et que pourtant, en raison de la racine qu’ils avaient malgré tout en celui-ci, Odette avait plus facilement discernés. Elle se plaignait que quand Swann faisait métier d’écrivain, quand il publiait des études, on ne reconnût pas ces traits-là autant que dans les lettres ou dans sa conversation où ils abondaient. Elle lui conseillait de leur faire la part la plus grande. Elle l’aurait voulu parce que c’était ceux qu’elle préférait en lui, mais comme elle les préférait parce qu’ils étaient plus à lui, elle n’avait peut-être pas tort de souhaiter qu’on les retrouvât dans ce qu’il écrivait. Peut-être aussi pensait-elle que des ouvrages plus vivants, en lui procurant enfin à lui le succès, lui eussent permis à elle de se faire ce que chez les Verdurin elle avait appris à mettre au-dessus de tout : un salon.
Parmi les gens qui trouvaient ce genre de mariage ridicule, gens qui pour eux-mêmes se demandaient : « Que pensera M. de Guermantes, que dira Bréauté, quand j’épouserai Mlle de Montmorency ? », parmi les gens ayant cette sorte d’idéal social, aurait figuré, vingt ans plus tôt, Swann lui-même. Swann qui s’était donné du mal pour être reçu au Jockey et avait compté dans ce temps-là faire un éclatant mariage qui eût achevé, en consolidant sa situation, de faire de lui un des hommes les plus en vue de Paris. Seulement, les images que représentent un tel mariage à l’intéressé ont, comme toutes les images, pour ne pas dépérir et s’effacer complètement, besoin d’être alimentées du dehors. Votre rêve le plus ardent est d’humilier l’homme qui vous a offensé. Mais si vous n’entendez plus jamais parler de lui, ayant changé de pays, votre ennemi finira par ne plus avoir pour vous aucune importance. Si on a perdu de vue pendant vingt ans toutes les personnes à cause desquelles on aurait aimé entrer au Jockey ou à l’Institut, la perspective d’être membre de l’un ou de l’autre de ces groupements ne tentera nullement. Or, tout autant qu’une retraite, qu’une maladie, qu’une conversion religieuse, une liaison prolongée substitue d’autres images aux anciennes. Il n’y eut pas de la part de Swann, quand il épousa Odette, renoncement aux ambitions mondaines car de ces ambitions-là, depuis longtemps Odette l’avait, au sens spirituel du mot, détaché. D’ailleurs, ne l’eût-il pas été qu’il n’en aurait eu que plus de mérite. C’est parce qu’ils impliquent le sacrifice d’une situation plus ou moins flatteuse à une douceur purement intime, que généralement les mariages infamants sont les plus estimables de tous (on ne peut en effet entendre par mariage infamant un mariage d’argent, n’y ayant point d’exemple d’un ménage où la femme ou bien le mari se soient vendus et qu’on n’ait fini par recevoir, ne fût-ce que par tradition et sur la foi de tant d’exemples et pour ne pas avoir deux poids et deux mesures). Peut-être, d’autre part, en artiste, sinon en corrompu, Swann eût-il en tous cas éprouvé une certaine volupté à accoupler à lui, dans un de ces croisements d’espèces comme en pratiquent les mendelistes ou comme en raconte la mythologie, un être de race différente, archiduchesse ou cocotte, à contracter une alliance royale ou à faire une mésalliance. Il n’y avait eu dans le monde qu’une seule personne dont il se fût préoccupé, chaque fois qu’il avait pensé à son mariage possible avec Odette, c’était, et non par snobisme, la duchesse de Guermantes. De celle-là, au contraire, Odette se souciait peu, pensant seulement aux personnes situées immédiatement au-dessus d’elle-même plutôt que dans un aussi vague empyrée. Mais quand Swann dans ses heures de rêverie voyait Odette devenue sa femme, il se représentait invariablement le moment où il l’amènerait, elle et surtout sa fille, chez la princesse des Laumes, devenue bientôt la duchesse de Guermantes par la mort de son beau-père. Il ne désirait pas les présenter ailleurs, mais il s’attendrissait quand il inventait, en énonçant les mots eux-mêmes, tout ce que la duchesse dirait de lui à Odette, et Odette à Mme de Guermantes, la tendresse que celle-ci témoignerait à Gilberte, la gâtant, le rendant fier de sa fille. Il se jouait à lui-même la scène de la présentation avec la même précision dans le détail imaginaire qu’ont les gens qui examinent comment ils emploieraient, s’ils gagnaient, un lot dont ils fixent arbitrairement le chiffre. Dans la mesure où une image qui accompagne une de nos résolutions la motive, on peut dire que si Swann épousa Odette, ce fut pour la présenter elle et Gilberte, sans qu’il y eût personne là, au besoin sans que personne le sût jamais, à la duchesse de Guermantes. On verra comment cette seule ambition mondaine qu’il avait souhaitée pour sa femme et sa fille fut justement celle dont la réalisation se trouva lui être interdite, et par un veto si absolu que Swann mourut sans supposer que la duchesse pourrait jamais les connaître. On verra aussi qu’au contraire la duchesse de Guermantes se lia avec Odette et Gilberte après la mort de Swann. Et peut-être eût-il été sage – pour autant qu’il pouvait attacher de l’importance à si peu de chose – en ne se faisant pas une idée trop sombre de l’avenir à cet égard, et en réservant que la réunion souhaitée pourrait bien avoir lieu quand il ne serait plus là pour en jouir. Le travail de causalité qui finit par produire à peu près tous les effets possibles, et par conséquent aussi ceux qu’on avait cru l’être le moins, ce travail est parfois lent, rendu un peu plus lent encore par notre désir – qui en cherchant à l’accélérer l’entrave – par notre existence même, et n’aboutit que quand nous avons cessé de désirer, et quelquefois de vivre. Swann ne le savait-il pas par sa propre expérience, et n’était-ce pas déjà, dans sa vie – comme une préfiguration de ce qui devait arriver après sa mort – un bonheur après décès que ce mariage avec cette Odette qu’il avait passionnément aimée – si elle ne lui avait pas plu au premier abord – et qu’il avait épousée quand il ne l’aimait plus, quand l’être qui, en Swann, avait tant souhaité et tant désespéré de vivre toute sa vie avec Odette, quand cet être-là était mort ?