Kitabı oku: «À l’ombre des jeunes filles en fleurs», sayfa 36
De sorte que si, avant ces visites chez Elstir, avant d’avoir vu une marine de lui où une jeune femme, en robe de barège ou de linon, dans un yacht arborant le drapeau américain, mit le « double » spirituel d’une robe de linon blanc et d’un drapeau dans mon imagination, qui aussitôt couva un désir insatiable de voir sur-le-champ des robes de linon blanc et des drapeaux près de la mer, comme si cela ne m’était jamais arrivé jusque-là, je m’étais toujours efforcé, devant la mer, d’expulser du champ de ma vision, aussi bien que les baigneurs du premier plan, les yachts aux voiles trop blanches comme un costume de plage, tout ce qui m’empêchait de me persuader que je contemplais le flot immémorial qui déroulait déjà sa même vie mystérieuse avant l’apparition de l’espèce humaine, et jusqu’aux jours radieux qui me semblaient revêtir de l’aspect banal de l’universel été de cette côte de brumes et de tempêtes, y marquer un simple temps d’arrêt, l’équivalent de ce qu’on appelle en musique une mesure pour rien ; maintenant c’était le mauvais temps qui me paraissait devenir quelque accident funeste, ne pouvant plus trouver de place dans le monde de la beauté ; je désirais vivement aller retrouver dans la réalité ce qui m’exaltait si fort et j’espérais que le temps serait assez favorable pour voir du haut de la falaise les mêmes ombres bleues que dans le tableau d’Elstir.
Le long de la route, je ne me faisais plus d’ailleurs un écran de mes mains comme dans ces jours où concevant la nature comme animée d’une vie antérieure à l’apparition de l’homme, et en opposition avec tous ces fastidieux perfectionnements de l’industrie qui m’avaient fait jusqu’ici bâiller d’ennui dans les expositions universelles ou chez les modistes, j’essayais de ne voir de la mer que la section où il n’y avait pas de bateau à vapeur, de façon à me la représenter comme immémoriale, encore contemporaine des âges où elle avait été séparée de la terre, à tout le moins contemporaine des premiers siècles de la Grèce, ce qui me permettait de me redire en toute vérité les vers du « père Leconte » chers à Bloch :
Ils sont partis les rois des nefs éperonnées
Emmenant sur la mer tempétueuse, hélas !
Les hommes chevelus de l’héroïque Hellas.
Je ne pouvais plus mépriser les modistes puisque Elstir m’avait dit que le geste délicat par lequel elles donnent un dernier chiffonnement, une suprême caresse aux nœuds ou aux plumes d’un chapeau terminé, l’intéresserait autant à rendre que celui des jockeys (ce qui avait ravi Albertine). Mais il fallait attendre mon retour, pour les modistes, à Paris, pour les courses et les régates, à Balbec où on n’en donnerait plus avant l’année prochaine. Même un yacht emmenant des femmes en linon blanc était introuvable.
Souvent nous rencontrions les sœurs de Bloch que j’étais obligé de saluer depuis que j’avais dîné chez leur père. Mes amies ne les connaissaient pas. « On ne me permet pas de jouer avec des Israélites », disait Albertine. La façon dont elle prononçait « issraêlite » au lieu d’« izraëlite » aurait suffi à indiquer, même si on n’avait pas entendu le commencement de la phrase, que ce n’était pas de sentiments de sympathie envers le peuple élu qu’étaient animées ces jeunes bourgeoises, de familles dévotes, et qui devaient croire aisément que les Juifs égorgeaient les enfants chrétiens. « Du reste, elles ont un sale genre, vos amies », me disait Andrée avec un sourire qui signifiait qu’elle savait bien que ce n’était pas mes amies. « Comme tout ce qui touche à la tribu », répondait Albertine sur le ton sentencieux d’une personne d’expérience. À vrai dire les sœurs de Bloch, à la fois trop habillées et à demi nues, l’air languissant, hardi, fastueux et souillon, ne produisaient pas une impression excellente. Et une de leurs cousines qui n’avait que quinze ans scandalisait le casino par l’admiration qu’elle affichait pour Mlle Léa, dont M. Bloch père prisait très fort le talent d’actrice, mais que son goût ne passait pas pour porter surtout du côté des messieurs.
Il y avait des jours où nous goûtions dans l’une des fermes-restaurants du voisinage. Ce sont les fermes dites des Écorres, Marie-Thérèse, de la Croix d’Heuland, de Bagatelle, de Californie, de Marie-Antoinette. C’est cette dernière qu’avait adoptée la petite bande.
Mais quelquefois au lieu d’aller dans une ferme, nous montions jusqu’au haut de la falaise, et une fois arrivés et assis sur l’herbe, nous défaisions notre paquet de sandwichs et de gâteaux. Mes amies préféraient les sandwiches et s’étonnaient de me voir manger seulement un gâteau au chocolat gothiquement historié de sucre ou une tarte à l’abricot. C’est qu’avec les sandwiches au chester et à la salade, nourriture ignorante et nouvelle, je n’avais rien à dire. Mais les gâteaux étaient instruits, les tartes étaient bavardes. Il y avait dans les premiers des fadeurs de crème et dans les secondes des fraîcheurs de fruits qui en savaient long sur Combray, sur Gilberte, non seulement la Gilberte de Combray mais celle de Paris aux goûters de qui je les avais retrouvés. Ils me rappelaient ces assiettes à petits fours, des Mille et une Nuits, qui distrayaient tant de leurs « sujets » ma tante Léonie quand Françoise lui apportait un jour Aladin ou la Lampe Merveilleuse, un autre Ali-Baba, le Dormeur éveillé ou Sinbad le Marin embarquant à Bassora avec toutes ses richesses. J’aurais bien voulu les revoir, mais ma grand’mère ne savait pas ce qu’elles étaient devenues et croyait d’ailleurs que c’était de vulgaires assiettes achetées dans le pays. N’importe, dans le gris et champenois Combray, elles et leurs vignettes s’encastraient multicolores, comme dans la noire église les vitraux aux mouvantes pierreries, comme dans le crépuscule de ma chambre les projections de la lanterne magique, comme devant la vue de la gare et du chemin de fer départemental les boutons d’or des Indes et les lilas de Perse, comme la collection de vieux Chine de ma grand’tante dans sa sombre demeure de vieille dame de province.
Étendu sur la falaise je ne voyais devant moi que des prés, et, au-dessus d’eux, non pas les sept ciels de la physique chrétienne, mais la superposition de deux seulement, un plus foncé – de la mer – et en haut un plus pâle. Nous goûtions, et si j’avais emporté aussi quelque petit souvenir qui pût plaire à l’une ou à l’autre de mes amies, la joie remplissait avec une violence si soudaine leur visage translucide et un instant devenu rouge, que leur bouche n’avait pas la force de la retenir et pour la laisser passer, éclatait de rire. Elles étaient assemblées autour de moi ; et entre les visages peu éloignés les uns des autres, l’air qui les séparait traçait des sentiers d’azur comme frayés par un jardinier qui a voulu mettre un peu de jour pour pouvoir circuler lui-même au milieu d’un bosquet de roses.
Nos provisions épuisées, nous jouions à des jeux qui jusque-là m’eussent paru ennuyeux, quelquefois aussi enfantins que « La Tour Prends Garde » ou « À qui rira le premier », mais auxquels je n’aurais plus renoncé pour un empire ; l’aurore de jeunesse dont s’empourprait encore le visage de ces jeunes filles et hors de laquelle je me trouvais déjà, à mon âge, illuminait tout devant elles, et, comme la fluide peinture de certains primitifs, faisait se détacher les détails les plus insignifiants de leur vie, sur un fond d’or. Pour la plupart, les visages mêmes de ces jeunes filles étaient confondus dans cette rougeur confuse de l’aurore d’où les véritables traits n’avaient pas encore jailli. On ne voyait qu’une couleur charmante sous laquelle ce que devait être dans quelques années le profil n’était pas discernable. Celui d’aujourd’hui n’avait rien de définitif et pouvait n’être qu’une ressemblance momentanée avec quelque membre défunt de la famille auquel la nature avait fait cette politesse commémorative. Il vient si vite, le moment où l’on n’a plus rien à attendre, où le corps est figé dans une immobilité qui ne promet plus de surprises, où l’on perd toute espérance en voyant, comme aux arbres en plein été des feuilles déjà mortes, autour de visages encore jeunes des cheveux qui tombent ou blanchissent, il est si court, ce matin radieux, qu’on en vient à n’aimer que les très jeunes filles, celles chez qui la chair comme une pâte précieuse travaille encore. Elles ne sont qu’un flot de matière ductile pétrie à tout moment par l’impression passagère qui les domine. On dirait que chacune est tour à tour une petite statuette de la gaieté, du sérieux juvénile, de la câlinerie, de l’étonnement, modelée par une expression franche, complète, mais fugitive. Cette plasticité donne beaucoup de variété et de charme aux gentils égards que nous montre une jeune fille. Certes ils sont indispensables aussi chez la femme, et celle à qui nous ne plaisons pas ou qui ne nous laisse pas voir que nous lui plaisons, prend à nos yeux quelque chose d’ennuyeusement uniforme. Mais ces gentillesses elles-mêmes, à partir d’un certain âge, n’amènent plus de molles fluctuations sur un visage que les luttes de l’existence ont durci, rendu à jamais militant ou extatique. L’un – par la force continue de l’obéissance qui soumet l’épouse à son époux – semble, plutôt que d’une femme, le visage d’un soldat ; l’autre, sculpté par les sacrifices qu’a consentis chaque jour la mère pour ses enfants, est d’un apôtre. Un autre encore est, après des années de traverses et d’orages, le visage d’un vieux loup de mer, chez une femme dont les vêtements seuls révèlent le sexe. Et certes les attentions qu’une femme a pour nous peuvent encore, quand nous l’aimons, semer de charmes nouveaux les heures que nous passons auprès d’elle. Mais elle n’est pas successivement pour nous une femme différente. Sa gaieté reste extérieure à une figure inchangée. Mais l’adolescence est antérieure à la solidification complète et de là vient qu’on éprouve auprès des jeunes filles ce rafraîchissement que donne le spectacle des formes sans cesse en train de changer, de jouer en une instable opposition qui fait penser à cette perpétuelle recréation des éléments primordiaux de la nature qu’on contemple devant la mer.
Ce n’était pas seulement une matinée mondaine, une promenade avec Mme de Villeparisis que j’eusse sacrifiées au « furet » ou aux « devinettes » de mes amies. À plusieurs reprises Robert de Saint-Loup me fit dire que puisque je n’allais pas le voir à Doncières, il avait demandé une permission de vingt-quatre heures et la passerait à Balbec. Chaque fois je lui écrivis de n’en rien faire, en invoquant l’excuse d’être obligé de m’absenter justement ce jour-là pour aller remplir dans le voisinage un devoir de famille avec ma grand-mère. Sans doute me jugea-t-il mal en apprenant par sa tante en quoi consistait le devoir de famille et quelles personnes tenaient en l’espèce le rôle de grand’mère. Et pourtant je n’avais peut-être pas tort de sacrifier les plaisirs non seulement de la mondanité, mais de l’amitié, à celui de passer tout le jour dans ce jardin. Les êtres qui en ont la possibilité – il est vrai que ce sont les artistes et j’étais convaincu depuis longtemps que je ne le serais jamais – ont aussi le devoir de vivre pour eux-mêmes ; or l’amitié leur est une dispense de ce devoir, une abdication de soi. La conversation même qui est le mode d’expression de l’amitié est une divagation superficielle, qui ne nous donne rien à acquérir. Nous pouvons causer pendant toute une vie sans rien faire que répéter indéfiniment le vide d’une minute, tandis que la marche de la pensée dans le travail solitaire de la création artistique se fait dans le sens de la profondeur, la seule direction qui ne nous soit pas fermée, où nous puissions progresser, avec plus de peine il est vrai, pour un résultat de vérité. Et l’amitié n’est pas seulement dénuée de vertu comme la conversation, elle est de plus funeste. Car l’impression d’ennui que ne peuvent pas ne pas éprouver auprès de leur ami, c’est-à-dire à rester à la surface de soi-même, au lieu de poursuivre leur voyage de découvertes dans les profondeurs, ceux d’entre nous dont la loi de développement est purement interne, cette impression d’ennui, l’amitié nous persuade de la rectifier quand nous nous retrouvons seuls, de nous rappeler avec émotion les paroles que notre ami nous a dites, de les considérer comme un précieux apport, alors que nous ne sommes pas comme des bâtiments à qui on peut ajouter des pierres du dehors, mais comme des arbres qui tirent de leur propre sève le nœud suivant de leur tige, l’étage supérieur de leur frondaison. Je me mentais à moi-même, j’interrompais la croissance dans le sens selon lequel je pouvais en effet véritablement grandir et être heureux, quand je me félicitais d’être aimé, admiré, par un être aussi bon, aussi intelligent, aussi recherché que Saint-Loup, quand j’adaptais mon intelligence, non à mes propres obscures impressions que c’eût été mon devoir de démêler, mais aux paroles de mon ami à qui en me les redisant – en me les faisant redire, par cet autre que soi-même qui vit en nous et sur qui on est toujours si content de se décharger du fardeau de penser – je m’efforçais de trouver une beauté, bien différente de celle que je poursuivais silencieusement quand j’étais vraiment seul, mais qui donnerait plus de mérite à Robert, à moi-même, à ma vie. Dans celle qu’un tel ami me faisait, je m’apparaissais comme douillettement préservé de la solitude, noblement désireux de me sacrifier moi-même pour lui, en somme incapable de me réaliser. Près de ces jeunes filles au contraire si le plaisir que je goûtais était égoïste, du moins n’était-il pas basé sur le mensonge qui cherche à nous faire croire que nous ne sommes pas irrémédiablement seuls et qui, quand nous causons avec un autre, nous empêche de nous avouer que ce n’est plus nous qui parlons, que nous nous modelons alors à la ressemblance des étrangers et non d’un moi qui diffère d’eux. Les paroles qui s’échangeaient entre les jeunes filles de la petite bande et moi étaient peu intéressantes, rares d’ailleurs, coupées de ma part de longs silences. Cela ne m’empêchait pas de prendre à les écouter quand elles me parlaient autant de plaisir qu’à les regarder, à découvrir dans la voix de chacune d’elles un tableau vivement coloré. C’est avec délices que j’écoutais leur pépiement. Aimer aide à discerner, à différencier. Dans un bois l’amateur d’oiseaux distingue aussitôt ces gazouillis particuliers à chaque oiseau, que le vulgaire confond. L’amateur de jeunes filles sait que les voix humaines sont encore bien plus variées. Chacune possède plus de notes que le plus riche instrument. Et les combinaisons selon lesquelles elle les groupe sont aussi inépuisables que l’infinie variété des personnalités. Quand je causais avec une de mes amies, je m’apercevais que le tableau original, unique de son individualité, m’était ingénieusement dessiné, tyranniquement imposé, aussi bien par les inflexions de sa voix que par celles de son visage et que c’était deux spectacles qui traduisaient, chacun dans son plan, la même réalité singulière. Sans doute les lignes de la voix, comme celles du visage, n’étaient pas encore définitivement fixées ; la première muerait encore, comme le second changerait. Comme les enfants possèdent une glande dont la liqueur les aide à digérer le lait et qui n’existe plus chez les grandes personnes, il y avait dans le gazouillis de ces jeunes filles des notes que les femmes n’ont plus. Et de cet instrument plus varié, elles jouaient avec leurs lèvres, avec cette application, cette ardeur des petits anges musiciens de Bellini, lesquelles sont aussi un apanage exclusif de la jeunesse. Plus tard ces jeunes filles perdraient cet accent de conviction enthousiaste qui donnait du charme aux choses les plus simples, soit qu’Albertine sur un ton d’autorité débitât des calembours que les plus jeunes écoutaient avec admiration jusqu’à ce que le fou rire se saisît d’elles avec la violence irrésistible d’un éternuement, soit qu’Andrée mît à parler de leurs travaux scolaires, plus enfantins encore que leurs jeux, une gravité essentiellement puérile ; et leurs paroles détonnaient, pareilles à ces strophes des temps antiques où la poésie encore peu différenciée de la musique se déclamait sur des notes différentes. Malgré tout, la voix de ces jeunes filles accusait déjà nettement le parti pris que chacune de ces petites personnes avait sur la vie, parti pris si individuel que c’est user d’un mot bien trop général que de dire pour l’une : « elle prend tout en plaisantant » ; pour l’autre : « elle va d’affirmation en affirmation » ; pour la troisième : « elle s’arrête à une hésitation expectante ». Les traits de notre visage ne sont guère que des gestes devenus, par l’habitude, définitifs. La nature, comme la catastrophe de Pompéi, comme une métamorphose de nymphe, nous a immobilisés dans le mouvement accoutumé. De même nos intonations contiennent notre philosophie de la vie, ce que la personne se dit à tout moment sur les choses. Sans doute ces traits n’étaient pas qu’à ces jeunes filles. Ils étaient à leurs parents. L’individu baigne dans quelque chose de plus général que lui. À ce compte, les parents ne fournissent pas que ce geste habituel que sont les traits du visage et de la voix, mais aussi certaines manières de parler, certaines phrases consacrées, qui presque aussi inconscientes qu’une intonation, presque aussi profondes, indiquent, comme elle, un point de vue sur la vie. Il est vrai que pour les jeunes filles, il y a certaines de ces expressions que leurs parents ne leur donnent pas avant un certain âge, généralement pas avant qu’elles soient des femmes. On les garde en réserve. Ainsi par exemple si on parlait des tableaux d’un ami d’Elstir, Andrée, qui avait encore les cheveux dans le dos, ne pouvait encore faire personnellement usage de l’expression dont usaient sa mère et sa sœur mariée : « Il paraît que l’homme est charmant. » Mais cela viendrait avec la permission d’aller au Palais-Royal. Et déjà depuis sa première communion, Albertine disait comme une amie de sa tante : « Je trouverais cela assez terrible. » On lui avait aussi donné en présent l’habitude de faire répéter ce qu’on disait pour avoir l’air de s’intéresser et de chercher à se former une opinion personnelle. Si on disait que la peinture d’un peintre était bien, ou sa maison jolie : « Ah ! c’est bien, sa peinture ? Ah ! c’est joli, sa maison ? » Enfin plus générale encore que n’est le legs familial était la savoureuse matière imposée par la province originelle d’où elles tiraient leur voix et à même laquelle mordaient leurs intonations. Quand Andrée pinçait sèchement une note grave, elle ne pouvait faire que la corde périgourdine de son instrument vocal ne rendît un son chantant, fort en harmonie d’ailleurs avec la pureté méridionale de ses traits ; et aux perpétuelles gamineries de Rosemonde, la matière de son visage et de sa voix du Nord répondaient, quoi qu’elle en eût, avec l’accent de sa province. Entre cette province et le tempérament de la jeune fille qui dictait les inflexions je percevais un beau dialogue. Dialogue, non pas discorde. Aucune ne saurait diviser la jeune fille et son pays natal. Elle, c’est lui encore. Du reste cette réaction des matériaux locaux sur le génie qui les utilise et à qui elle donne plus de verdeur ne rend pas l’œuvre moins individuelle, et que ce soit celle d’un architecte, d’un ébéniste, ou d’un musicien, elle ne reflète pas moins minutieusement les traits les plus subtils de la personnalité de l’artiste, parce qu’il a été forcé de travailler dans la pierre meulière de Senlis ou le grès rouge de Strasbourg, qu’il a respecté les nœuds particuliers au frêne, qu’il a tenu compte dans son écriture des ressources et des limites, de la sonorité, des possibilités, de la flûte ou de l’alto.
Je m’en rendais compte et pourtant nous causions si peu. Tandis qu’avec Mme de Villeparisis ou Saint-Loup, j’eusse démontré par mes paroles beaucoup plus de plaisir que je n’en eusse ressenti, car je les quittais avec fatigue, au contraire couché entre ces jeunes filles, la plénitude de ce que j’éprouvais l’emportait infiniment sur la pauvreté, la rareté de nos propos et débordait de mon immobilité et de mon silence, en flots de bonheur dont le clapotis venait mourir au pied de ces jeunes roses.
Pour un convalescent qui se repose tout le jour dans un jardin fleuri ou dans un verger, une odeur de fleurs et de fruits n’imprègne pas plus profondément les mille riens dont se compose son farniente que pour moi cette couleur, cet arôme que mes regards allaient chercher sur ces jeunes filles et dont la douceur finissait par s’incorporer à moi. Ainsi les raisins se sucrent-ils au soleil. Et par leur lente continuité, ces jeux si simples avaient aussi amené en moi, comme chez ceux qui ne font autre chose que rester étendus au bord de la mer, à respirer le sel, à se hâler, une détente, un sourire béat, un éblouissement vague qui avait gagné jusqu’à mes yeux.
Parfois une gentille attention de telle ou telle éveillait en moi d’amples vibrations qui éloignaient pour un temps le désir des autres. Ainsi un jour Albertine avait dit : « Qu’est-ce qui a un crayon ? » Andrée l’avait fourni, Rosemonde le papier, Albertine leur avait dit : « Mes petites bonnes femmes, je vous défends de regarder ce que j’écris. » Après s’être appliquée à bien tracer chaque lettre, le papier appuyé à ses genoux, elle me l’avait passé en me disant : « Faites attention qu’on ne voie pas. » Alors je l’avais déplié et j’avais lu ces mots qu’elle m’avait écrits : « Je vous aime bien. »
« Mais au lieu d’écrire des bêtises, cria-t-elle en se tournant d’un air impétueux et grave vers Andrée et Rosemonde, il faut que je vous montre la lettre que Gisèle m’a écrite ce matin. Je suis folle, je l’ai dans ma poche, et dire que cela peut nous être si utile ! » Gisèle avait cru devoir adresser à son amie, afin qu’elle la communiquât aux autres, la composition qu’elle avait faite pour son certificat d’études. Les craintes d’Albertine sur la difficulté des sujets proposés avaient encore été dépassées par les deux entre lesquels Gisèle avait eu à opter. L’un était : « Sophocle écrit des Enfers à Racine pour le consoler de l’insuccès d’Athalie » ; l’autre : « Vous supposerez qu’après la première représentation d’Esther, Mme de Sévigné écrit à Mme de la Fayette pour lui dire combien elle a regretté son absence. » Or Gisèle, par un excès de zèle qui avait dû toucher les examinateurs, avait choisi le premier, le plus difficile de ces deux sujets, et l’avait traité si remarquablement qu’elle avait eu quatorze et avait été félicitée par le jury. Elle aurait obtenu la mention « très bien » si elle n’avait « séché » dans son examen d’espagnol. La composition dont Gisèle avait envoyé la copie à Albertine nous fut immédiatement lue par celle-ci, car, devant elle-même passer le même examen, elle désirait beaucoup avoir l’avis d’Andrée, beaucoup plus forte qu’elles toutes et qui pouvait lui donner de bons tuyaux. « Elle en a eu une veine, dit Albertine. C’est justement un sujet que lui avait fait piocher ici sa maîtresse de français. » La lettre de Sophocle à Racine, rédigée par Gisèle, commençait ainsi : « Mon cher ami, excusez-moi de vous écrire sans avoir l’honneur d’être personnellement connu de vous, mais votre nouvelle tragédie d’Athalie ne montre-t-elle pas que vous avez parfaitement étudié mes modestes ouvrages ? Vous n’avez pas mis de vers que dans la bouche des protagonistes, ou personnages principaux du drame, mais vous en avez écrit, et de charmants, permettez-moi de vous le dire sans cajolerie, pour les chœurs qui ne faisaient pas trop mal à ce qu’on dit dans la tragédie grecque, mais qui sont en France une véritable nouveauté. De plus, votre talent, si délié, si fignolé, si charmeur, si fin, si délicat, a atteint à une énergie dont je vous félicite. Athalie, Joad, voilà des personnages que votre rival, Corneille, n’eût pas su mieux charpenter. Les caractères sont virils, l’intrigue est simple et forte. Voilà une tragédie dont l’amour n’est pas le ressort et je vous en fais mes compliments les plus sincères. Les préceptes les plus fameux ne sont pas toujours les plus vrais. Je vous citerai comme exemple : « De cette passion la sensible peinture est pour aller au cœur la route la plus sûre. » Vous avez montré que le sentiment religieux dont débordent vos chœurs n’est pas moins capable d’attendrir. Le grand public a pu être dérouté, mais les vrais connaisseurs vous rendent justice. J’ai tenu à vous envoyer toutes mes congratulations auxquelles je joins, mon cher confrère, l’expression de mes sentiments les plus distingués. » Les yeux d’Albertine n’avaient cessé d’étinceler pendant qu’elle faisait cette lecture.
« C’est à croire qu’elle a copié cela, s’écria-t-elle quand elle eut fini. Jamais je n’aurais cru Gisèle capable de pondre un devoir pareil. Et ces vers qu’elle cite ! Où a-t-elle pu aller chiper ça ? » L’admiration d’Albertine, changeant il est vrai d’objet, mais encore accrue, ne cessa pas, ainsi que l’application la plus soutenue, de lui faire « sortir les yeux de la tête » tout le temps qu’Andrée consultée comme plus grande et comme plus calée, d’abord parla du devoir de Gisèle avec une certaine ironie, puis, avec un air de légèreté qui dissimulait mal un sérieux véritable, refit à sa façon la même lettre. « Ce n’est pas mal, dit-elle à Albertine, mais si j’étais toi et qu’on me donne le même sujet, ce qui peut arriver, car on le donne très souvent, je ne ferais pas comme cela. Voilà comment je m’y prendrais. D’abord si j’avais été Gisèle je ne me serais pas laissée emballer et j’aurais commencé par écrire sur une feuille à part mon plan. En première ligne la position de la question et l’exposition du sujet, puis les idées générales à faire entrer dans le développement. Enfin l’appréciation, le style, la conclusion. Comme cela, en s’inspirant d’un sommaire, on sait où on va. Dès l’exposition du sujet ou si tu aimes mieux, Titine, puisque c’est une lettre, dès l’entrée en matière, Gisèle a gaffé. Écrivant à un homme du XVIIe siècle Sophocle ne devait pas écrire : « Mon cher ami. » – Elle aurait dû, en effet, lui faire dire : mon cher Racine, s’écria fougueusement Albertine. Ç’aurait été bien mieux. – Non, répondit Andrée sur un ton un peu persifleur, elle aurait dû mettre : « Monsieur ». De même pour finir elle aurait dû trouver quelque chose comme : « Souffrez, Monsieur (tout au plus, cher Monsieur), que je vous dise ici les sentiments d’estime avec lesquels j’ai l’honneur d’être votre serviteur. » D’autre part, Gisèle dit que les chœurs sont dans Athalie une nouveauté. Elle oublie Esther, et deux tragédies peu connues, mais qui ont été précisément analysées cette année par le Professeur, de sorte que rien qu’en les citant, comme c’est son dada, on est sûre d’être reçue. Ce sont : Les Juives, de Robert Garnier, et l’Aman, de Montchrestien. » Andrée cita ces deux titres sans parvenir à cacher un sentiment de bienveillante supériorité qui s’exprima dans un sourire, assez gracieux, d’ailleurs. Albertine n’y tint plus : « Andrée, tu es renversante, s’écria-t-elle. Tu vas m’écrire ces deux titres-là. Crois-tu ? quelle chance si je passais là-dessus, même à l’oral, je les citerais aussitôt et je ferais un effet bœuf. » Mais dans la suite chaque fois qu’Albertine demanda à Andrée de lui redire les noms des deux pièces pour qu’elle les inscrivît, l’amie si savante prétendait les avoir oubliés et ne les lui rappela jamais. « Ensuite, reprit Andrée sur un ton d’imperceptible dédain à l’égard de camarades plus puériles, mais heureuse pourtant de se faire admirer et attachant à la manière dont elle aurait fait sa composition plus d’importance qu’elle ne voulait le laisser voir, Sophocle aux Enfers doit être bien informé. Il doit donc savoir que ce n’est pas devant le grand public, mais devant le Roi-Soleil et quelques courtisans privilégiés que fut représentée Athalie. Ce que Gisèle a dit à ce propos de l’estime des connaisseurs n’est pas mal du tout, mais pourrait être complété. Sophocle devenu immortel peut très bien avoir le don de la prophétie et annoncer que selon Voltaire Athalie ne sera pas seulement « le chef-d’œuvre de Racine, mais celui de l’esprit humain ». Albertine buvait toutes ces paroles. Ses prunelles étaient en feu. Et c’est avec l’indignation la plus profonde qu’elle repoussa la proposition de Rosemonde de se mettre à jouer. « Enfin, dit Andrée du même ton détaché, désinvolte, un peu railleur et assez ardemment convaincu, si Gisèle avait posément noté d’abord les idées générales qu’elle avait à développer, elle aurait peut-être pensé à ce que j’aurais fait, moi, montrer la différence qu’il y a dans l’inspiration religieuse des chœurs de Sophocle et de ceux de Racine. J’aurais fait faire par Sophocle la remarque que si les chœurs de Racine sont empreints de sentiments religieux comme ceux de la tragédie grecque, pourtant il ne s’agit pas des mêmes dieux. Celui de Joad n’a rien à voir avec celui de Sophocle. Et cela amène tout naturellement, après la fin du développement, la conclusion : « Qu’importe que les croyances soient différentes. » Sophocle se ferait un scrupule d’insister là-dessus. Il craindrait de blesser les convictions de Racine et glissant à ce propos quelques mots sur ses maîtres de Port-Royal, il préfère féliciter son émule de l’élévation de son génie poétique. »
L’admiration et l’attention avaient donné si chaud à Albertine qu’elle suait à grosses gouttes. Andrée gardait le flegme souriant d’un dandy femelle. « Il ne serait pas mauvais non plus de citer quelques jugements des critiques célèbres », dit-elle, avant qu’on se remît à jouer. « Oui, répondit Albertine, on m’a dit cela. Les plus recommandables en général, n’est-ce pas, sont les jugements de Sainte-Beuve et de Merlet ? – Tu ne te trompes pas absolument, répliqua Andrée qui se refusa d’ailleurs à lui écrire les deux autres noms malgré les supplications d’Albertine, Merlet et Sainte-Beuve ne font pas mal. Mais il faut surtout citer Deltour et Gascq-Desfossés. »