Kitabı oku: «À l’ombre des jeunes filles en fleurs», sayfa 5
Quand vint le 1er janvier, je fis d’abord des visites de famille avec maman, qui, pour ne pas me fatiguer, les avait d’avance (à l’aide d’un itinéraire tracé par mon père) classées par quartier plutôt que selon le degré exact de la parenté. Mais à peine entrés dans le salon d’une cousine assez éloignée qui avait comme raison de passer d’abord que sa demeure ne le fût pas de la nôtre, ma mère était épouvantée en voyant, ses marrons glacés ou déguisés à la main, le meilleur ami du plus susceptible de mes oncles auquel il allait rapporter que nous n’avions pas commencé notre tournée par lui. Cet oncle serait sûrement blessé ; il n’eût trouvé que naturel que nous allassions de la Madeleine au Jardin des Plantes où il habitait avant de nous arrêter à Saint-Augustin, pour repartir rue de l’École-de-Médecine.
Les visites finies (ma grand’mère dispensait que nous en fissions chez elle, comme nous y dînions ce jour-là), je courus jusqu’aux Champs-Élysées porter à notre marchande, pour qu’elle la remît à la personne qui venait plusieurs fois par semaine de chez les Swann y chercher du pain d’épices, la lettre que dès le jour où mon amie m’avait fait tant de peine j’avais décidé de lui envoyer au nouvel an, et dans laquelle je lui disais que notre amitié ancienne disparaissait avec l’année finie, que j’oubliais mes griefs et mes déceptions et qu’à partir du 1er janvier, c’était une amitié neuve que nous allions bâtir, si solide que rien ne la détruirait, si merveilleuse que j’espérais que Gilberte mettrait quelque coquetterie à lui garder toute sa beauté et à m’avertir à temps, comme je promettais de le faire moi-même, aussitôt que surviendrait le moindre péril qui pourrait l’endommager. En rentrant, Françoise me fit arrêter, au coin de la rue Royale, devant un étalage en plein vent où elle choisit, pour ses propres étrennes, des photographies de Pie IX et de Raspail et où, pour ma part, j’en achetai une de la Berma. Les innombrables admirations qu’excitait l’artiste donnaient quelque chose d’un peu pauvre à ce visage unique qu’elle avait pour y répondre, immuable et précaire comme ce vêtement des personnes qui n’en ont pas de rechange, et où elle ne pouvait exhiber toujours que le petit pli au-dessus de la lèvre supérieure, le relèvement des sourcils, quelques autres particularités physiques toujours les mêmes qui, en somme, étaient à la merci d’une brûlure ou d’un choc. Ce visage, d’ailleurs, ne m’eût pas à lui seul semblé beau, mais il me donnait l’idée et, par conséquent, l’envie de l’embrasser à cause de tous les baisers qu’il avait dû supporter, et que, du fond de la « carte-album », il semblait appeler encore par ce regard coquettement tendre et ce sourire artificieusement ingénu. Car la Berma devait ressentir effectivement pour bien des jeunes hommes ces désirs qu’elle avouait sous le couvert du personnage de Phèdre, et dont tout, même le prestige de son nom qui ajoutait à sa beauté et prorogeait sa jeunesse, devait lui rendre l’assouvissement si facile. Le soir tombait, je m’arrêtai devant une colonne de théâtre où était affichée la représentation que la Berma donnait pour le 1er janvier. Il soufflait un vent humide et doux. C’était un temps que je connaissais ; j’eus la sensation et le pressentiment que le jour de l’an n’était pas un jour différent des autres, qu’il n’était pas le premier d’un monde nouveau où j’aurais pu, avec une chance encore intacte, refaire la connaissance de Gilberte comme au temps de la Création, comme s’il n’existait pas encore de passé, comme si eussent été anéanties, avec les indices qu’on aurait pu en tirer pour l’avenir, les déceptions qu’elle m’avait parfois causées : un nouveau monde où rien ne subsistât de l’ancien… rien qu’une chose : mon désir que Gilberte m’aimât. Je compris que si mon cœur souhaitait ce renouvellement autour de lui d’un univers qui ne l’avait pas satisfait, c’est que lui, mon cœur, n’avait pas changé, et je me dis qu’il n’y avait pas de raison pour que celui de Gilberte eût changé davantage ; je sentis que cette nouvelle amitié c’était la même, comme ne sont pas séparées des autres par un fossé les années nouvelles que notre désir, sans pouvoir les atteindre et les modifier, recouvre à leur insu d’un nom différent. J’avais beau dédier celle-ci à Gilberte, et comme on superpose une religion aux lois aveugles de la nature essayer d’imprimer au jour de l’an l’idée particulière que je m’étais faite de lui, c’était en vain ; je sentais qu’il ne savait pas qu’on l’appelât le jour de l’an, qu’il finissait dans le crépuscule d’une façon qui ne m’était pas nouvelle : dans le vent doux qui soufflait autour de la colonne d’affiches, j’avais reconnu, j’avais senti reparaître la matière éternelle et commune, l’humidité familière, l’ignorante fluidité des anciens jours.
Je revins à la maison. Je venais de vivre le 1er janvier des hommes vieux qui diffèrent ce jour-là des jeunes, non parce qu’on ne leur donne plus d’étrennes, mais parce qu’ils ne croient plus au nouvel an. Des étrennes j’en avais reçu, mais non pas les seules qui m’eussent fait plaisir, et qui eussent été un mot de Gilberte. J’étais pourtant jeune encore tout de même puisque j’avais pu lui en écrire un par lequel j’espérais, en lui disant les rêves lointains de ma tendresse, en éveiller de pareils en elle. La tristesse des hommes qui ont vieilli c’est de ne pas même songer à écrire de telles lettres dont ils ont appris l’inefficacité.
Quand je fus couché, les bruits de la rue, qui se prolongeaient plus tard ce soir de fête, me tinrent éveillé. Je pensais à tous les gens qui finiraient leur nuit dans les plaisirs, à l’amant, à la troupe de débauchés peut-être, qui avaient dû aller chercher la Berma à la fin de cette représentation que j’avais vue annoncée pour le soir. Je ne pouvais même pas, pour calmer l’agitation que cette idée faisait naître en moi dans cette nuit d’insomnie, me dire que la Berma ne pensait peut-être pas à l’amour, puisque les vers qu’elle récitait, qu’elle avait longuement étudiés, lui rappelaient à tous moments qu’il est délicieux, comme elle le savait d’ailleurs si bien qu’elle en faisait apparaître les troubles bien connus – mais doués d’une violence nouvelle et d’une douceur insoupçonnée – à des spectateurs émerveillés dont chacun pourtant les avait ressentis par soi-même. Je rallumai ma bougie éteinte pour regarder encore une fois son visage. À la pensée qu’il était sans doute en ce moment caressé par ces hommes que je ne pouvais empêcher de donner à la Berma, et de recevoir d’elle, des joies surhumaines et vagues, j’éprouvais un émoi plus cruel qu’il n’était voluptueux, une nostalgie que vint aggraver le son du cor, comme on l’entend la nuit de la Mi-Carême, et souvent des autres fêtes, et qui, parce qu’il est alors sans poésie, est plus triste, sortant d’un mastroquet, que « le soir au fond des bois ». À ce moment-là, un mot de Gilberte n’eût peut-être pas été ce qu’il m’eût fallu. Nos désirs vont s’interférant, et dans la confusion de l’existence, il est rare qu’un bonheur vienne justement se poser sur le désir qui l’avait réclamé.
Je continuai à aller aux Champs-Élysées les jours de beau temps, par des rues dont les maisons élégantes et roses baignaient, parce que c’était le moment de la grande vogue des Expositions d’Aquarellistes, dans un ciel mobile et léger. Je mentirais en disant que dans ce temps-là les palais de Gabriel m’aient paru d’une plus grande beauté ni même d’une autre époque que les hôtels avoisinants. Je trouvais plus de style et aurais cru plus d’ancienneté sinon au Palais de l’Industrie, du moins à celui du Trocadéro. Plongée dans un sommeil agité, mon adolescence enveloppait d’un même rêve tout le quartier où elle le promenait, et je n’avais jamais songé qu’il pût y avoir un édifice du XVIIIe siècle dans la rue Royale, de même que j’aurais été étonné si j’avais appris que la Porte Saint-Martin et la Porte Saint-Denis, chefs-d’œuvre du temps de Louis XIV, n’étaient pas contemporains des immeubles les plus récents de ces arrondissements sordides. Une seule fois un des palais de Gabriel me fit arrêter longuement ; c’est que, la nuit étant venue, ses colonnes dématérialisées par le clair de lune avaient l’air découpées dans du carton et, me rappelant un décor de l’opérette Orphée aux Enfers, me donnaient pour la première fois une impression de beauté.
Gilberte cependant ne revenait toujours pas aux Champs-Élysées. Et pourtant j’aurais eu besoin de la voir, car je ne me rappelais même pas sa figure. La manière chercheuse, anxieuse, exigeante que nous avons de regarder la personne que nous aimons, notre attente de la parole qui nous donnera ou nous ôtera l’espoir d’un rendez-vous pour le lendemain, et, jusqu’à ce que cette parole soit dite, notre imagination alternative, sinon simultanée, de la joie et du désespoir, tout cela rend notre attention en face de l’être aimé trop tremblante pour qu’elle puisse obtenir de lui une image bien nette. Peut-être aussi cette activité de tous les sens à la fois, et qui essaye de connaître avec les regards seuls ce qui est au delà d’eux, est-elle trop indulgente aux mille formes, à toutes les saveurs, aux mouvements de la personne vivante que d’habitude, quand nous n’aimons pas, nous immobilisons. Le modèle chéri, au contraire, bouge ; on n’en a jamais que des photographies manquées. Je ne savais vraiment plus comment étaient faits les traits de Gilberte, sauf dans les moments divins où elle les dépliait pour moi : je ne me rappelais que son sourire. Et ne pouvant revoir ce visage bien-aimé, quelque effort que je fisse pour m’en souvenir, je m’irritais de trouver, dessinés dans ma mémoire avec une exactitude définitive, les visages inutiles et frappants de l’homme des chevaux de bois et de la marchande de sucre d’orge : ainsi ceux qui ont perdu un être aimé qu’ils ne revoient jamais en dormant s’exaspèrent de rencontrer sans cesse dans leurs rêves tant de gens insupportables et que c’est déjà trop d’avoir connus dans l’état de veille. Dans leur impuissance à se représenter l’objet de leur douleur, ils s’accusent presque de n’avoir pas de douleur. Et moi je n’étais pas loin de croire que, ne pouvant me rappeler les traits de Gilberte, je l’avais oubliée elle-même, je ne l’aimais plus. Enfin elle revint jouer presque tous les jours, mettant devant moi de nouvelles choses à désirer, à lui demander, pour le lendemain, faisant bien chaque jour, en ce sens-là, de ma tendresse une tendresse nouvelle. Mais une chose changea une fois de plus et brusquement la façon dont tous les après-midis vers deux heures se posait le problème de mon amour. M. Swann avait-il surpris la lettre que j’avais écrite à sa fille, ou Gilberte ne faisait-elle que m’avouer longtemps après, et afin que je fusse plus prudent, un état de choses déjà ancien ? Comme je lui disais combien j’admirais son père et sa mère, elle prit cet air vague, plein de réticences et de secret qu’elle avait quand on lui parlait de ce qu’elle avait à faire, de ses courses et de ses visites, et tout d’un coup finit par me dire : « Vous savez, ils ne vous gobent pas ! » et glissante comme une ondine – elle était ainsi – elle éclata de rire. Souvent son rire en désaccord avec ses paroles semblait, comme la musique, décrire dans un autre plan une surface invisible. M. et Mme Swann ne demandaient pas à Gilberte de cesser de jouer avec moi, mais eussent autant aimé, pensait-elle, que cela n’eût pas commencé. Ils ne voyaient pas mes relations avec elle d’un œil favorable, ne me croyaient pas d’une grande moralité et s’imaginaient que je ne pouvais exercer sur leur fille qu’une mauvaise influence. Ce genre de jeunes gens peu scrupuleux auxquels Swann me croyait ressembler, je me les représentais comme détestant les parents de la jeune fille qu’ils aiment, les flattant quand ils sont là, mais se moquant d’eux avec elle, la poussant à leur désobéir, et quand ils ont une fois conquis leur fille, les privant même de la voir. À ces traits (qui ne sont jamais ceux sous lesquels le plus grand misérable se voit lui-même), avec quelle violence mon cœur opposait ces sentiments dont il était animé à l’égard de Swann, si passionnés au contraire que je ne doutais pas que s’il les eût soupçonnés il ne se fût repenti de son jugement à mon égard comme d’une erreur judiciaire. Tout ce que je ressentais pour lui, j’osai le lui écrire dans une longue lettre que je confiai à Gilberte en la priant de la lui remettre. Elle y consentit. Hélas ! il voyait donc en moi un plus grand imposteur encore que je ne pensais ; ces sentiments que j’avais cru peindre, en seize pages, avec tant de vérité, il en avait donc douté ! La lettre que je lui écrivis, aussi ardente et aussi sincère que les paroles que j’avais dites à M. de Norpois, n’eut pas plus de succès. Gilberte me raconta le lendemain, après m’avoir emmené à l’écart derrière un massif de lauriers, dans une petite allée où nous nous assîmes chacun sur une chaise, qu’en lisant la lettre, qu’elle me rapportait, son père avait haussé les épaules en disant : « Tout cela ne signifie rien, cela ne fait que prouver combien j’ai raison. » Moi qui savais la pureté de mes intentions, la bonté de mon âme, j’étais indigné que mes paroles n’eussent même pas effleuré l’absurde erreur de Swann. Car que ce fut une erreur, je n’en doutais pas alors. Je sentais que j’avais décrit avec tant d’exactitude certaines caractéristiques irrécusables de mes sentiments généreux que, pour que d’après elles Swann ne les eût pas aussitôt reconstitués, ne fût pas venu me demander pardon et avouer qu’il s’était trompé, il fallait que ces nobles sentiments, il ne les eût lui-même jamais ressentis, ce qui devait le rendre incapable de les comprendre chez les autres.
Or, peut-être simplement Swann savait-il que la générosité n’est souvent que l’aspect intérieur que prennent nos sentiments égoïstes quand nous ne les avons pas encore nommés et classés. Peut-être avait-il reconnu dans la sympathie que je lui exprimais, un simple effet – et une confirmation enthousiaste – de mon amour pour Gilberte, par lequel – et non par ma vénération secondaire pour lui – seraient fatalement dans la suite dirigés mes actes. Je ne pouvais partager ses prévisions, car je n’avais pas réussi à abstraire de moi-même mon amour, à le faire rentrer dans la généralité des autres et à en supporter expérimentalement les conséquences ; j’étais désespéré. Je dus quitter un instant Gilberte, Françoise m’ayant appelé. Il me fallut l’accompagner dans un petit pavillon treillissé de vert, assez semblable aux bureaux d’octroi désaffectés du vieux Paris, et dans lequel étaient depuis peu installés ce qu’on appelle en Angleterre un lavabo, et en France, par une anglomanie mal informée, des water-closets. Les murs humides et anciens de l’entrée, où je restai à attendre Françoise, dégageaient une fraîche odeur de renfermé qui, m’allégeant aussitôt des soucis que venaient de faire naître en moi les paroles de Swann rapportées par Gilberte, me pénétra d’un plaisir non pas de la même espèce que les autres, lesquels nous laissent plus instables, incapables de les retenir, de les posséder, mais au contraire d’un plaisir consistant auquel je pouvais m’étayer, délicieux, paisible, riche d’une vérité durable, inexpliquée et certaine. J’aurais voulu, comme autrefois dans mes promenades du côté de Guermantes, essayer de pénétrer le charme de cette impression qui m’avait saisi et rester immobile à interroger cette émanation vieillotte qui me proposait non de jouir du plaisir qu’elle ne me donnait que par surcroît, mais de descendre dans la réalité qu’elle ne m’avait pas dévoilée. Mais la tenancière de l’établissement, vieille dame à joues plâtrées et à perruque rousse, se mit à me parler. Françoise la croyait « tout à fait bien de chez elle ». Sa demoiselle avait épousé ce que Françoise appelait « un jeune homme de famille », par conséquent quelqu’un qu’elle trouvait plus différent d’un ouvrier que Saint-Simon un duc d’un homme « sorti de la lie du peuple ». Sans doute la tenancière, avant de l’être, avait eu des revers. Mais Françoise assurait qu’elle était marquise et appartenait à la famille de Saint-Ferréol. Cette marquise me conseilla de ne pas rester au frais et m’ouvrit même un cabinet en me disant : « Vous ne voulez pas entrer ? en voici un tout propre, pour vous ce sera gratis. » Elle le faisait peut-être seulement comme les demoiselles de chez Gouache quand nous venions faire une commande m’offraient un des bonbons qu’elles avaient sur le comptoir sous des cloches de verre et que maman me défendait, hélas ! d’accepter ; peut-être aussi moins innocemment comme telle vieille fleuriste par qui maman faisait remplir ses « jardinières » et qui me donnait une rose en roulant des yeux doux. En tous cas, si la « marquise » avait du goût pour les jeunes garçons en leur ouvrant la porte hypogéenne de ces cubes de pierre où les hommes sont accroupis comme des sphinx, elle devait chercher dans ses générosités moins l’espérance de les corrompre que le plaisir qu’on éprouve à se montrer vraiment prodigue envers ce qu’on aime, car je n’ai jamais vu auprès d’elle d’autre visiteur qu’un vieux garde forestier du jardin.
Un instant après je prenais congé de la « marquise », accompagné de Françoise, et je quittai cette dernière pour retourner auprès de Gilberte. Je l’aperçus tout de suite, sur une chaise, derrière le massif de lauriers. C’était pour ne pas être vue de ses amies : on jouait à cache-cache. J’allai m’asseoir à côté d’elle. Elle avait une toque plate qui descendait assez bas sur ses yeux leur donnant ce même regard « en dessous », rêveur et fourbe que je lui avais vu la première fois à Combray. Je lui demandai s’il n’y avait pas moyen que j’eusse une explication verbale avec son père. Gilberte me dit qu’elle la lui avait proposée, mais qu’il la jugeait inutile. « Tenez, ajouta-t-elle, ne me laissez pas votre lettre, il faut rejoindre les autres puisqu’ils ne m’ont pas trouvée. »
Si Swann était arrivé alors avant même que je l’eusse reprise, cette lettre de la sincérité de laquelle je trouvais qu’il avait été si insensé de ne pas s’être laissé persuader, peut-être aurait-il vu que c’était lui qui avait raison. Car m’approchant de Gilberte qui, renversée sur sa chaise, me disait de prendre la lettre et ne me la tendait pas, je me sentis si attiré par son corps que je lui dis :
– Voyons, empêchez-moi de l’attraper nous allons voir qui sera le plus fort.
Elle la mit dans son dos, je passai mes mains derrière son cou, en soulevant les nattes de ses cheveux qu’elle portait sur les épaules, soit que ce fût encore de son âge, soit que sa mère voulût la faire paraître plus longtemps enfant, afin de se rajeunir elle-même ; nous luttions, arc-boutés. Je tâchais de l’attirer, elle résistait ; ses pommettes enflammées par l’effort étaient rouges et rondes comme des cerises ; elle riait comme si je l’eusse chatouillée ; je la tenais serrée entre mes jambes comme un arbuste après lequel j’aurais voulu grimper ; et, au milieu de la gymnastique que je faisais, sans qu’en fût à peine augmenté l’essoufflement que me donnaient l’exercice musculaire et l’ardeur du jeu, je répandis, comme quelques gouttes de sueur arrachées par l’effort, mon plaisir auquel je ne pus pas même m’attarder le temps d’en connaître le goût ; aussitôt je pris la lettre. Alors, Gilberte me dit avec bonté :
– Vous savez, si vous voulez, nous pouvons lutter encore un peu.
Peut-être avait-elle obscurément senti que mon jeu avait un autre objet que celui que j’avais avoué, mais n’avait-elle pas su remarquer que je l’avais atteint. Et moi qui craignais qu’elle s’en fût aperçue (et un certain mouvement rétractile et contenu de pudeur offensée qu’elle eut un instant après, me donna à penser que je n’avais pas eu tort de le craindre), j’acceptai de lutter encore, de peur qu’elle pût croire que je ne m’étais proposé d’autre but que celui après quoi je n’avais plus envie que de rester tranquille auprès d’elle.
En rentrant, j’aperçus, je me rappelai brusquement l’image, cachée jusque-là, dont m’avait approché, sans me la laisser voir ni reconnaître, le frais, sentant presque la suie, du pavillon treillagé. Cette image était celle de la petite pièce de mon oncle Adolphe, à Combray, laquelle exhalait en effet le même parfum d’humidité. Mais je ne pus comprendre et je remis à plus tard de chercher pourquoi le rappel d’une image si insignifiante m’avait donné une telle félicité. En attendant, il me sembla que je méritais vraiment le dédain de M. de Norpois ; que j’avais préféré jusqu’ici à tous les écrivains celui qu’il appelait un simple « joueur de flûte » et une véritable exaltation m’avait été communiquée, non par quelque idée importante, mais par une odeur de moisi.
Depuis quelque temps, dans certaines familles, le nom des Champs-Élysées, si quelque visiteur le prononçait, était accueilli par les mères avec l’air malveillant qu’elles réservent à un médecin réputé auquel elles prétendent avoir vu faire trop de diagnostics erronés pour avoir encore confiance en lui ; on assurait que ce jardin ne réussissait pas aux enfants, qu’on pouvait citer plus d’un mal de gorge, plus d’une rougeole et nombre de fièvres dont il était responsable. Sans mettre ouvertement en doute la tendresse de maman qui continuait à m’y envoyer, certaines de ses amies déploraient du moins son aveuglement.
Les névropathes sont peut-être, malgré l’expression consacrée, ceux qui « s’écoutent » le moins : ils entendent en eux tant de choses dont ils se rendent compte ensuite qu’ils avaient eu tort de s’alarmer, qu’ils finissent par ne plus faire attention à aucune. Leur système nerveux leur a si souvent crié : « Au secours ! » comme pour une grave maladie, quand tout simplement il allait tomber de la neige ou qu’on allait changer d’appartement, qu’ils prennent l’habitude de ne pas plus tenir compte de ces avertissements qu’un soldat, lequel dans l’ardeur de l’action, les perçoit si peu, qu’il est capable, étant mourant, de continuer encore quelques jours à mener la vie d’un homme en bonne santé. Un matin, portant coordonnés en moi mes malaises habituels, de la circulation constante et intestine desquels je tenais toujours mon esprit détourné aussi bien que de celle de mon sang, je courais allègrement vers la salle à manger où mes parents étaient déjà à table, et – m’étant dit comme d’ordinaire qu’avoir froid peut signifier non qu’il faut se chauffer, mais, par exemple, qu’on a été grondé, et ne pas avoir faim, qu’il va pleuvoir et non qu’il ne faut pas manger – je me mettais à table, quand, au moment d’avaler la première bouchée d’une côtelette appétissante, une nausée, un étourdissement m’arrêtèrent, réponse fébrile d’une maladie commencée, dont la glace de mon indifférence avait masqué, retardé les symptômes, mais qui refusait obstinément la nourriture que je n’étais pas en état d’absorber. Alors, dans la même seconde, la pensée que l’on m’empêcherait de sortir si l’on s’apercevait que j’étais malade me donna, tel l’instinct de conservation à un blessé, la force de me traîner jusqu’à ma chambre où je vis que j’avais 40° de fièvre, et ensuite de me préparer pour aller aux Champs-Élysées. À travers le corps languissant et perméable dont elle était enveloppée, ma pensée souriante rejoignait, exigeait le plaisir si doux d’une partie de barres avec Gilberte, et une heure plus tard, me soutenant à peine, mais heureux à côté d’elle, j’avais la force de le goûter encore.
Françoise, au retour, déclara que je m’étais « trouvé indisposé », que j’avais dû prendre un « chaud et froid », et le docteur, aussitôt appelé, déclara « préférer » la « sévérité », la « virulence » de la poussée fébrile qui accompagnait ma congestion pulmonaire et ne serait « qu’un feu de paille » à des formes plus « insidieuses » et « larvées ». Depuis longtemps déjà j’étais sujet à des étouffements et notre médecin, malgré la désapprobation de ma grand’mère, qui me voyait déjà mourant alcoolique, m’avait conseillé, outre la caféine qui m’était prescrite pour m’aider à respirer, de prendre de la bière, du champagne ou du cognac quand je sentais venir une crise. Celles-ci avorteraient, disait-il, dans l’« euphorie » causée par l’alcool. J’étais souvent obligé pour que ma grand’mère permît qu’on m’en donnât, de ne pas dissimuler, de faire presque montre de mon état de suffocation. D’ailleurs, dès que je le sentais s’approcher, toujours incertain des proportions qu’il prendrait, j’en étais inquiet à cause de la tristesse de ma grand’mère que je craignais beaucoup plus que ma souffrance. Mais en même temps mon corps, soit qu’il fût trop faible pour garder seul le secret de celle-ci, soit qu’il redoutât que dans l’ignorance du mal imminent on exigeât de moi quelque effort qui lui eût été impossible ou dangereux, me donnait le besoin d’avertir ma grand’mère de mes malaises avec une exactitude où je finissais par mettre une sorte de scrupule physiologique. Apercevais-je en moi un symptôme fâcheux que je n’avais pas encore discerné, mon corps était en détresse tant que je ne l’avais pas communiqué à ma grand’mère. Feignait-elle de n’y prêter aucune attention, il me demandait d’insister. Parfois j’allais trop loin ; et le visage aimé, qui n’était plus toujours aussi maître de ses émotions qu’autrefois, laissait paraître une expression de pitié, une contraction douloureuse. Alors mon cœur était torturé par la vue de la peine qu’elle avait ; comme si mes baisers eussent dû effacer cette peine, comme si ma tendresse eût pu donner à ma grand’mère autant de joie que mon bonheur, je me jetais dans ses bras. Et les scrupules étant d’autre part apaisés par la certitude qu’elle connaissait le malaise ressenti, mon corps ne faisait pas opposition à ce que je la rassurasse. Je protestais que ce malaise n’avait rien de pénible, que je n’étais nullement à plaindre, qu’elle pouvait être certaine que j’étais heureux ; mon corps avait voulu obtenir exactement ce qu’il méritait de pitié, et pourvu qu’on sût qu’il avait une douleur en son côté droit, il ne voyait pas d’inconvénient à ce que je déclarasse que cette douleur n’était pas un mal et n’était pas pour moi un obstacle au bonheur, mon corps ne se piquant pas de philosophie ; elle n’était pas de son ressort. J’eus presque chaque jour de ces crises d’étouffement pendant ma convalescence. Un soir que ma grand’mère m’avait laissé assez bien, elle rentra dans ma chambre très tard dans la soirée, et s’apercevant que la respiration me manquait : « Oh ! mon Dieu, comme tu souffres », s’écria-t-elle, les traits bouleversés. Elle me quitta aussitôt, j’entendis la porte cochère, et elle rentra un peu plus tard avec du cognac qu’elle était allée acheter parce qu’il n’y en avait pas à la maison. Bientôt je commençai à me sentir heureux. Ma grand’mère, un peu rouge, avait l’air gêné, et ses yeux une expression de lassitude et de découragement.
– J’aime mieux te laisser et que tu profites un peu de ce mieux, me dit-elle, en me quittant brusquement. Je l’embrassai pourtant et je sentis sur ses joues fraîches quelque chose de mouillé dont je ne sus pas si c’était l’humidité de l’air nocturne qu’elle venait de traverser. Le lendemain, elle ne vint que le soir dans ma chambre parce qu’elle avait eu, me dit-on, à sortir. Je trouvai que c’était montrer bien de l’indifférence pour moi, et je me retins pour ne pas la lui reprocher.
Mes suffocations ayant persisté alors que ma congestion depuis longtemps finie ne les expliquait plus, mes parents firent venir en consultation le professeur Cottard. Il ne suffit pas à un médecin appelé dans des cas de ce genre d’être instruit. Mis en présence de symptômes qui peuvent être ceux de trois ou quatre maladies différentes, c’est en fin de compte son flair, son coup d’œil qui décident à laquelle, malgré les apparences à peu près semblables, il y a chance qu’il ait à faire. Ce don mystérieux n’implique pas de supériorité dans les autres parties de l’intelligence et un être d’une grande vulgarité, aimant la plus mauvaise peinture, la plus mauvaise musique, n’ayant aucune curiosité d’esprit, peut parfaitement le posséder. Dans mon cas, ce qui était matériellement observable pouvait aussi bien être causé par des spasmes nerveux, par un commencement de tuberculose, par de l’asthme, par une dyspnée toxi-alimentaire avec insuffisance rénale, par de la bronchite chronique, par un état complexe dans lequel seraient entrés plusieurs de ces facteurs. Or les spasmes nerveux demandaient à être traités par le mépris, la tuberculose par de grands soins et par un genre de suralimentation qui eût été mauvais pour un état arthritique comme l’asthme, et eût pu devenir dangereux en cas de dyspnée toxi-alimentaire laquelle exige un régime qui en revanche serait néfaste pour un tuberculeux. Mais les hésitations de Cottard furent courtes et ses prescriptions impérieuses : « Purgatifs violents et drastiques, lait pendant plusieurs jours, rien que du lait. Pas de viande, pas d’alcool. » Ma mère murmura que j’avais pourtant bien besoin d’être reconstitué, que j’étais déjà assez nerveux, que cette purge de cheval et ce régime me mettraient à bas. Je vis aux yeux de Cottard, aussi inquiets que s’il avait peur de manquer le train, qu’il se demandait s’il ne s’était pas laissé aller à sa douceur naturelle. Il tâchait de se rappeler s’il avait pensé à prendre un masque froid, comme on cherche une glace pour regarder si on n’a pas oublié de nouer sa cravate. Dans le doute et pour faire, à tout hasard, compensation, il répondit grossièrement : « Je n’ai pas l’habitude de répéter deux fois mes ordonnances. Donnez-moi une plume. Et surtout au lait. Plus tard, quand nous aurons jugulé les crises et l’agrypnie, je veux bien que vous preniez quelques potages, puis des purées, mais toujours au lait, au lait. Cela vous plaira, puisque l’Espagne est à la mode, ollé ! ollé ! (Ses élèves connaissaient bien ce calembour qu’il faisait à l’hôpital chaque fois qu’il mettait un cardiaque ou un hépatique au régime lacté.) Ensuite vous reviendrez progressivement à la vie commune. Mais chaque fois que la toux et les étouffements recommenceront, purgatifs, lavages intestinaux, lit, lait. » Il écouta d’un air glacial, sans y répondre, les dernières objections de ma mère, et, comme il nous quitta sans avoir daigné expliquer les raisons de ce régime, mes parents le jugèrent sans rapport avec mon cas, inutilement affaiblissant et ne me le firent pas essayer. Ils cherchèrent naturellement à cacher au professeur leur désobéissance, et pour y réussir plus sûrement, évitèrent toutes les maisons où ils auraient pu le rencontrer. Puis, mon état s’aggravant, on se décida à me faire suivre à la lettre les prescriptions de Cottard ; au bout de trois jours je n’avais plus de râles, plus de toux et je respirais bien. Alors nous comprîmes que Cottard, tout en me trouvant, comme il le dit dans la suite, assez asthmatique et surtout « toqué », avait discerné que ce qui prédominait à ce moment-là en moi, c’était l’intoxication, et qu’en faisant couler mon foie et en lavant mes reins, il décongestionnerait mes bronches, me rendrait le souffle, le sommeil, les forces. Et nous comprîmes que cet imbécile était un grand clinicien. Je pus enfin me lever. Mais on parlait de ne plus m’envoyer aux Champs-Élysées. On disait que c’était à cause du mauvais air ; je pensais bien qu’on profitait du prétexte pour que je ne pusse plus voir Mlle Swann et je me contraignais à redire tout le temps le nom de Gilberte, comme ce langage natal que les vaincus s’efforcent de maintenir pour ne pas oublier la patrie qu’ils ne reverront pas. Quelquefois ma mère passait sa main sur mon front en me disant :