Kitabı oku: «Albertine disparue», sayfa 15
Sans être précisément de ceux-là j’allais peut-être, maintenant qu’Albertine était morte, savoir le secret de sa vie. Mais cela, ces indiscrétions qui ne se produisent qu’après que la vie terrestre d’une personne est finie, ne prouvent-elles pas que personne ne croit, au fond, à une vie future ? Si ces indiscrétions sont vraies, on devrait redouter le ressentiment de celle dont on dévoile les actions, autant pour le jour où on la rencontrera au ciel, qu’on le redoutait tant qu’elle vivait, lorsqu’on se croyait tenu à cacher son secret. Et si ces indiscrétions sont fausses, inventées parce qu’elle n’est plus là pour démentir, on devrait craindre plus encore la colère de la morte si on croyait au ciel. Mais personne n’y croit. De sorte qu’il était possible qu’un long drame se fût joué dans le cœur d’Albertine entre rester et me quitter, mais que me quitter fût à cause de sa tante, ou de ce jeune homme, et pas à cause de femmes auxquelles peut-être elle n’avait jamais pensé. Le plus grave pour moi fut qu’Andrée, qui n’avait pourtant plus rien à me cacher sur les mœurs d’Albertine, me jura qu’il n’y avait pourtant rien eu de ce genre entre Albertine d’une part, Mlle Vinteuil et son amie d’autre part (Albertine ignorait elle-même ses propres goûts quand elle les avait connues, et celles-ci, par cette peur de se tromper dans le sens qu’on désire, qui engendre autant d’erreurs que le désir lui-même, la considéraient comme très hostile à ces choses. Peut-être bien, plus tard, avaient-elles appris sa conformité de goûts avec elles, mais alors elles connaissaient trop Albertine et Albertine les connaissait trop pour qu’elles pussent songer à faire cela ensemble). En somme, je ne comprenais toujours pas davantage pourquoi Albertine m’avait quitté. Si la figure d’une femme est difficilement saisissable aux yeux qui ne peuvent s’appliquer à toute cette surface mouvante, aux lèvres, plus encore à la mémoire, si des nuages la modifient selon sa position sociale, selon la hauteur où l’on est situé, quel rideau plus épais encore est tiré entre les actions de celle que nous voyons et ses mobiles. Les mobiles sont dans un plan plus profond, que nous n’apercevons pas, et engendrent d’ailleurs d’autres actions que celles que nous connaissons et souvent en absolue contradiction avec elles. À quelle époque n’y a-t-il pas eu d’homme public, cru un saint par ses amis, et qui soit découvert avoir fait des faux, volé l’État, trahi sa patrie ? Que de fois un grand seigneur est volé par un intendant qu’il a élevé, dont il eût juré qu’il était un brave homme, et qui l’était peut-être ? Or ce rideau tiré sur les mobiles d’autrui, combien devient-il plus impénétrable si nous avons de l’amour pour cette personne, car il obscurcit notre jugement et les actions aussi de celle qui, se sentant aimée, cesse tout d’un coup d’attacher du prix à ce qui en aurait eu sans cela pour elle, comme la fortune par exemple. Peut-être aussi est-elle poussée à feindre en partie ce dédain de la fortune dans l’espoir d’obtenir plus en faisant souffrir. Le marchandage peut aussi se mêler au reste. De même, des faits positifs de sa vie, une intrigue qu’elle n’a confiée à personne de peur qu’elle ne nous fût révélée, que beaucoup malgré cela auraient peut-être connue s’ils avaient eu de la connaître le même désir passionné que nous, en gardant plus de liberté d’esprit, en éveillant chez l’intéressée moins de suspicions, une intrigue que certains peut-être n’ont pas ignorée – mais certains que nous ne connaissons pas et que nous ne saurions où trouver. Et parmi toutes les raisons d’avoir avec nous une attitude inexplicable, il faut faire entrer ces singularités du caractère qui poussent un être, soit par négligence de son intérêt, soit par haine, soit par amour de la liberté, soit par de brusques impulsions de colère, ou par crainte de ce que penseront certaines personnes, à faire le contraire de ce que nous pensions. Et puis il y a les différences de milieu, d’éducation, auxquelles on ne veut pas croire parce que, quand on cause tous les deux, on les efface par les paroles, mais qui se retrouvent, quand on est seul, pour diriger les actes de chacun d’un point de vue si opposé qu’il n’y a pas de véritable rencontre possible. « Mais, ma petite Andrée, vous mentez encore. Rappelez-vous – vous-même me l’avez avoué – je vous ai téléphoné la veille, vous rappelez-vous, qu’Albertine avait tant voulu, et en me le cachant comme quelque chose que je ne devais pas savoir, aller à la matinée Verdurin où Mlle Vinteuil devait venir. – Oui, mais Albertine ignorait absolument que Mlle Vinteuil dût y venir. – Comment ? Vous-même m’avez dit que quelques jours avant elle avait rencontré Mme Verdurin. D’ailleurs Andrée, inutile de nous tromper l’un l’autre. J’ai trouvé un papier un matin dans la chambre d’Albertine, un mot de Mme Verdurin la pressant de venir à la matinée. » Et je lui montrai le mot qu’en effet Françoise s’était arrangée pour me faire voir en le plaçant tout au-dessus des affaires d’Albertine quelques jours avant son départ, et, je le crains, en le laissant là pour faire croire à Albertine que j’avais fouillé dans ses affaires, pour lui faire savoir en tous cas que j’avais vu ce papier. Et je m’étais souvent demandé si cette ruse de Françoise n’avait pas été pour beaucoup dans le départ d’Albertine qui, voyant qu’elle ne pouvait plus rien me cacher, se sentait découragée, vaincue. Je lui montrai le papier : « Je n’ai aucun remords, tout excusée par ce sentiment si familial… » « Vous savez bien, Andrée, qu’Albertine avait toujours dit que l’amie de Mlle Vinteuil était, en effet, pour elle une mère, une sœur. – Mais vous avez mal compris ce billet. La personne que Mme Verdurin voulait ce jour-là faire rencontrer chez elle avec Albertine, ce n’était pas du tout l’amie de Mlle Vinteuil, c’était le fiancé « je suis dans les choux », et le sentiment familial est celui que Mme Verdurin portait à cette crapule qui est, en effet, son neveu. Pourtant je crois qu’ensuite Albertine a su que Mlle Vinteuil devait venir, Mme Verdurin avait pu le lui faire savoir accessoirement. Certainement l’idée qu’elle reverrait son amie lui avait fait plaisir, lui rappelait un passé agréable, mais comme vous seriez content, si vous deviez aller dans un endroit, de savoir qu’Elstir y est, mais pas plus, pas même autant. Non, si Albertine ne voulait pas dire pourquoi elle voulait aller chez Mme Verdurin, c’est qu’il y avait une répétition où Mme Verdurin avait convoqué très peu de personnes, parmi lesquelles ce neveu à elle que vous aviez rencontré à Balbec, que Mme Bontemps voulait faire épouser à Albertine et avec qui Albertine voulait parler. C’est une jolie canaille. » Ainsi Albertine, contrairement à ce qu’avait cru autrefois la mère d’Andrée, avait eu, somme toute, un beau parti bourgeois. Et quand elle avait voulu voir Mme Verdurin, quand elle lui avait parlé en secret, quand elle avait été si fâchée que j’y fusse allé en soirée sans la prévenir, l’intrigue qu’il y avait entre elle et Mme Verdurin avait pour objet de lui faire rencontrer non Mlle Vinteuil, mais le neveu qui aimait Albertine et pour qui Mme Verdurin s’entremettait, avec cette satisfaction de travailler à la réalisation d’un de ces mariages qui surprennent de la part de certaines familles dans la mentalité de qui on n’entre pas complètement, croyant qu’elles tiennent à un mariage riche. Or jamais je n’avais repensé à ce neveu qui avait peut-être été le déniaiseur grâce auquel j’avais été embrassé la première fois par elle. Et à tout le plan des mobiles d’Albertine que j’avais construit il fallait en substituer un autre, ou le lui superposer, car peut-être il ne l’excluait pas, le goût pour les femmes n’empêchant pas de se marier. « Et puis, il n’y a pas besoin de chercher tant d’explications, ajouta Andrée. Dieu sait combien j’aimais Albertine et quelle bonne créature c’était, mais surtout depuis qu’elle avait eu la fièvre typhoïde (une année avant que vous ayez fait notre connaissance à toutes), c’était un vrai cerveau brûlé. Tout à coup elle se dégoûtait de ce qu’elle faisait, il fallait changer à la minute même, et elle ne savait sans doute pas elle-même pourquoi. Vous rappelez-vous la première année où vous êtes venu à Balbec, l’année où vous nous avez connues ? Un beau jour elle s’est fait envoyer une dépêche qui la rappelait à Paris, c’est à peine si on a eu le temps de faire ses malles. Or elle n’avait aucune raison de partir. Tous les prétextes qu’elle a donnés étaient faux. Paris était assommant pour elle à ce moment-là. Nous étions toutes encore à Balbec. Le golf n’était pas fermé, et même les épreuves pour la grande coupe, qu’elle avait tant désirée, n’étaient pas finies. Sûrement c’est elle qui l’aurait eue. Il n’y avait que huit jours à attendre. Eh bien, elle est partie au galop ! Souvent je lui en avais reparlé depuis. Elle disait elle-même qu’elle ne savait pas pourquoi elle était partie, que c’était le mal du pays (le pays, c’est Paris, vous pensez si c’est probable), qu’elle se déplaisait à Balbec, qu’elle croyait qu’il y avait des gens qui se moquaient d’elle. » Et je me disais qu’il y avait cela de vrai dans ce que disait Andrée que, si des différences entre les esprits expliquent les impressions différentes produites sur telle ou telle personne par une même œuvre, les différences de sentiment, l’impossibilité de persuader une personne qui ne vous aime pas, il y a aussi les différences entre les caractères, les particularités d’un caractère qui sont aussi une cause d’action. Puis je cessais de songer à cette explication et je me disais combien il est difficile de savoir la vérité dans la vie. J’avais bien remarqué le désir et la dissimulation d’Albertine pour aller chez Mme Verdurin et je ne m’étais pas trompé. Mais alors même qu’on tient ainsi un fait, des autres on ne perçoit que l’apparence ; car l’envers de la tapisserie, l’envers réel de l’action, de l’intrigue – aussi bien que celui de l’intelligence, du cœur – se dérobe et nous ne voyons passer que des silhouettes plates dont nous nous disons : c’est ceci, c’est cela ; c’est à cause d’elle, ou de telle autre. La révélation que Mlle Vinteuil devait venir m’avait paru l’explication d’autant plus logique qu’Albertine, allant au-devant, m’en avait parlé. Et plus tard n’avait-elle pas refusé de me jurer que la présence de Mlle Vinteuil ne lui faisait aucun plaisir ? Et ici, à propos de ce jeune homme, je me rappelai ceci que j’avais oublié : peu de temps auparavant, pendant qu’Albertine habitait chez moi, je l’avais rencontré et il avait été, contrairement à son attitude à Balbec, excessivement aimable, même affectueux avec moi, m’avait supplié de le laisser venir me voir, ce que j’avais refusé pour beaucoup de raisons. Or maintenant je comprenais que, tout bonnement, sachant qu’Albertine habitait la maison, il avait voulu se mettre bien avec moi pour avoir toutes facilités de la voir et de me l’enlever, et je conclus que c’était un misérable. Quelque temps après, lorsque furent jouées devant moi les premières œuvres de ce jeune homme, sans doute je continuai à penser que s’il avait tant voulu venir chez moi, c’était à cause d’Albertine, et tout en trouvant cela coupable, je me rappelai que jadis si j’étais parti pour Doncières, voir Saint-Loup, c’était en réalité parce que j’aimais Mme de Guermantes. Il est vrai que le cas n’était pas le même, Saint-Loup n’aimant pas Mme de Guermantes, si bien qu’il y avait dans ma tendresse peut-être un peu de duplicité, mais nulle trahison. Mais je songeai ensuite que cette tendresse qu’on éprouve pour celui qui détient le bien que vous désirez, on l’éprouve aussi si, ce bien, celui-là le détient même en l’aimant pour lui-même. Sans doute, il faut alors lutter contre une amitié qui conduira tout droit à la trahison. Et je crois que c’est ce que j’ai toujours fait. Mais pour ceux qui n’en ont pas la force, on ne peut pas dire que chez eux l’amitié qu’ils affectent pour le détenteur soit une pure ruse ; ils l’éprouvent sincèrement et à cause de cela la manifestent avec une ardeur qui, une fois la trahison accomplie, fait que le mari ou l’amant trompé peut dire avec une indignation stupéfiée : « Si vous aviez entendu les protestations d’affection que me prodiguait ce misérable ! Qu’on vienne voler un homme de son trésor, je le comprends encore. Mais qu’on éprouve le besoin diabolique de l’assurer d’abord de son amitié, c’est un degré d’ignominie et de perversité qu’on ne peut imaginer. » Or il n’y a pas là une telle perversité, ni même mensonge tout à fait lucide. L’affection de ce genre que m’avait manifestée ce jour-là le pseudo-fiancé d’Albertine avait encore une autre excuse, étant plus complexe qu’un simple dérivé de l’amour pour Albertine. Ce n’est que depuis peu qu’il se savait, qu’il s’avouait, qu’il voulait être proclamé un intellectuel. Pour la première fois les valeurs autres que sportives ou noceuses existaient pour lui. Le fait que j’eusse été estimé d’Elstir, de Bergotte, qu’Albertine lui eût peut-être parlé de la façon dont je jugeais les écrivains et dont elle se figurait que j’aurais pu écrire moi-même, faisait que tout d’un coup j’étais devenu pour lui (pour l’homme nouveau qu’il s’apercevait enfin être) quelqu’un d’intéressant avec qui il eût eu plaisir à être lié, à qui il eût voulu confier ses projets, peut-être demander de le présenter à Elstir. De sorte qu’il était sincère en demandant à venir chez moi, en m’exprimant une sympathie où des raisons intellectuelles en même temps qu’un reflet d’Albertine mettaient de la sincérité. Sans doute ce n’était pas pour cela qu’il tenait tant à venir chez moi, et il eût tout lâché pour cela. Mais cette raison dernière, qui ne faisait guère qu’élever à une sorte de paroxysme passionné les deux premières, il l’ignorait peut-être lui-même, et les deux autres existaient réellement, comme avait pu réellement exister chez Albertine ; quand elle avait voulu aller, l’après-midi de la répétition, chez Mme Verdurin, le plaisir parfaitement honnête qu’elle aurait eu à revoir des amies d’enfance qui pour elle n’étaient pas plus vicieuses qu’elle n’était pour celles-ci, à causer avec elles, à leur montrer, par sa seule présence chez les Verdurin, que la pauvre petite fille qu’elles avaient connue était maintenant invitée dans un salon marquant, le plaisir aussi qu’elle aurait peut-être eu à entendre de la musique de Vinteuil. Si tout cela était vrai, la rougeur qui était venue au visage d’Albertine quand j’avais parlé de Mlle Vinteuil venait de ce que je l’avais fait à propos de cette matinée qu’elle avait voulu me cacher à cause de ce projet de mariage que je ne devais pas savoir. Le refus d’Albertine de me jurer qu’elle n’aurait eu aucun plaisir à revoir à cette matinée Mlle Vinteuil avait à ce moment-là augmenté mon tourment, fortifié mes soupçons, mais me prouvait rétrospectivement qu’elle avait tenu à être sincère, et même pour une chose innocente, peut-être justement parce que c’était une chose innocente. Il restait ce qu’Andrée m’avait dit sur ses relations avec Albertine. Peut-être pourtant, même sans aller jusqu’à croire qu’Andrée les inventait entièrement pour que je ne fusse pas heureux et ne pusse pas me croire supérieur à elle, pouvais-je encore supposer qu’elle avait un peu exagéré ce qu’elle faisait avec Albertine, et qu’Albertine, par restriction mentale, diminuait aussi un peu ce qu’elle avait fait avec Andrée, se servant systématiquement de certaines définitions que stupidement j’avais formulées sur ce sujet, trouvant que ses relations avec Andrée ne rentraient pas dans ce qu’elle devait m’avouer et qu’elle pouvait les nier sans mentir. Mais pourquoi croire que c’était plutôt elle qu’Andrée qui mentait ? La vérité et la vie sont bien ardues, et il me restait d’elles, sans qu’en somme je les connusse, une impression où la tristesse était peut-être encore dominée par la fatigue.
Quant à la troisième fois où je me souviens d’avoir eu conscience que j’approchais de l’indifférence absolue à l’égard d’Albertine (et, cette dernière fois, jusqu’à sentir que j’y étais tout à fait arrivé), ce fut un jour, à Venise, assez longtemps après la dernière visite d’Andrée.
[1] Anecdote racontée avec une variante par Mme de Guermantes au sujet du prince de Léon. Cf. La Prisonnière. (Note du Dr Robert Proust.)
[2] Il manque ici possiblement un mot. Dans une autre édition : « Peut-être était-elle irritée contre moi… »
Chapitre III. Séjour à Venise
Ma mère m’avait emmené passer quelques semaines à Venise et – comme il peut y avoir de la beauté aussi bien que dans les choses les plus humbles dans les plus précieuses – j’y goûtais des impressions analogues à celles que j’avais si souvent ressenties autrefois à Combray, mais transposées selon un mode entièrement différent et plus riche. Quand, à dix heures du matin, on venait ouvrir mes volets, je voyais flamboyer, au lieu du marbre noir que devenaient en resplendissant les ardoises de Saint-Hilaire, l’Ange d’Or du campanile de Saint-Marc. Rutilant d’un soleil qui le rendait presque impossible à fixer, il me faisait avec ses bras grands ouverts, pour quand je serais, une demi-heure plus tard, sur la piazzetta, une promesse de joie plus certaine que celle qu’il put être jadis chargé d’annoncer aux hommes de bonne volonté. Je ne pouvais apercevoir que lui tant que j’étais couché, mais comme le monde n’est qu’un vaste cadran solaire où un seul segment ensoleillé nous permet de voir l’heure qu’il est, dès le premier matin je pensai aux boutiques de Combray sur la place de l’Église, qui, le dimanche, étaient sur le point de fermer quand j’arrivais à la messe, tandis que la paille du marché sentait fort sous le soleil déjà chaud. Mais dès le second jour, ce que je vis en m’éveillant, ce pourquoi je me levai (parce que cela s’était substitué dans ma mémoire et dans mon désir aux souvenirs de Combray), ce furent les impressions de ma première sortie du matin à Venise, à Venise où la vie quotidienne n’était pas moins réelle qu’à Combray, où comme à Combray le dimanche matin on avait bien le plaisir de descendre dans une rue en fête, mais où cette rue était toute en une eau de saphir, rafraîchie de souffles tièdes, et d’une couleur si résistante que mes yeux fatigués pouvaient, pour se détendre et sans craindre qu’elle fléchît, y appuyer leurs regards. Comme à Combray les bonnes gens de la rue de l’Oiseau, dans cette nouvelle vie aussi les habitants sortaient bien des maisons alignées l’une à côté de l’autre dans la grande rue, mais ce rôle de maisons projetant un peu d’ombre à leurs pieds était, à Venise, confié à des palais de porphyre et de jaspe, au-dessus de la porte cintrée desquels la tête d’un Dieu barbu (en dépassant l’alignement, comme le marteau d’une porte à Combray) avait pour résultat de rendre plus foncé par son reflet, non le brun du sol mais le bleu splendide de l’eau. Sur la piazza l’ombre qu’eussent développée à Combray la toile du magasin de nouveautés et l’enseigne du coiffeur, c’étaient les petites fleurs bleues que sème à ses pieds sur le désert du dallage ensoleillé le relief d’une façade Renaissance, non pas que, quand le soleil tapait fort, on ne fût obligé, à Venise comme à Combray, de baisser, au bord du canal, des stores, mais ils étaient tendus entre les quadrilobes et les rinceaux de fenêtres gothiques. J’en dirai autant de celle de notre hôtel devant les balustres de laquelle ma mère m’attendait en regardant le canal avec une patience qu’elle n’eût pas montrée autrefois à Combray, en ce temps où, mettant en moi des espérances qui depuis n’avaient pas été réalisées, elle ne voulait pas me laisser voir combien elle m’aimait. Maintenant elle sentait bien que sa froideur apparente n’eût plus rien changé, et la tendresse qu’elle me prodiguait était comme ces aliments défendus qu’on ne refuse plus aux malades quand il est assuré qu’ils ne peuvent guérir. Certes, les humbles particularités qui faisaient individuelle la fenêtre de la chambre de ma tante Léonie, sur la rue de l’Oiseau, son asymétrie à cause de la distance inégale entre les deux fenêtres voisines, la hauteur excessive de son appui de bois, et la barre coudée qui servait à ouvrir les volets, les deux pans de satin bleu et glacé qu’une embrasse divisait et retenait écartés, l’équivalent de tout cela existait à cet hôtel de Venise où j’entendais aussi ces mots si particuliers, si éloquents qui nous font reconnaître de loin la demeure où nous rentrons déjeuner, et plus tard restent dans notre souvenir comme un témoignage que pendant un certain temps cette demeure fut la nôtre ; mais le soin de les dire était, à Venise, dévolu, non comme il l’était à Combray et comme il l’est un peu partout, aux choses les plus simples, voire les plus laides, mais à l’ogive encore à demi arabe d’une façade qui est reproduite, dans tous les musées de moulages et tous les livres d’art illustrés, comme un des chefs-d’œuvre de l’architecture domestique au moyen âge ; de bien loin et quand j’avais à peine dépassé Saint-Georges le Majeur, j’apercevais cette ogive qui m’avait vu, et l’élan de ses arcs brisés ajoutait à son sourire de bienvenue la distinction d’un regard plus élevé, et presque incompris. Et parce que, derrière ses balustres de marbre de diverses couleurs, maman lisait en m’attendant, le visage contenu dans une voilette de tulle d’un blanc aussi déchirant que celui de ses cheveux, pour moi qui sentais que ma mère l’avait, en cachant ses larmes, ajoutée à son chapeau de paille, un peu pour avoir l’air « habillée » devant les gens de l’hôtel, mais surtout pour me paraître moins en deuil, moins triste, presque consolée de la mort de ma grand’mère, parce que, ne m’ayant pas reconnu tout de suite, dès que de la gondole je l’appelais elle envoyait vers moi, du fond de son cœur, son amour qui ne s’arrêtait que là où il n’y avait plus de matière pour le soutenir à la surface de son regard passionné qu’elle faisait aussi proche de moi que possible, qu’elle cherchait à exhausser, à l’avancée de ses lèvres, en un sourire qui semblait m’embrasser, dans le cadre et sous le dais du sourire plus discret de l’ogive illuminée par le soleil de midi ; à cause de cela, cette fenêtre a pris dans ma mémoire la douceur des choses qui eurent en même temps que nous, à côté de nous, leur part dans une certaine heure qui sonnait, la même pour nous et pour elles ; et si pleins de formes admirables que soient ses meneaux, cette fenêtre illustre garde pour moi l’aspect intime d’un homme de génie avec qui nous aurions passé un mois dans une même villégiature, qui y aurait contracté pour nous quelque amitié, et si depuis, chaque fois que je vois le moulage de cette fenêtre dans un musée, je suis obligé de retenir mes larmes, c’est tout simplement parce qu’elle me dit la chose qui peut le plus me toucher : « Je me rappelle très bien votre mère. »
Et pour aller chercher maman qui avait quitté la fenêtre, j’avais bien en laissant la chaleur du plein air cette sensation de fraîcheur, jadis éprouvée à Combray quand je montais dans ma chambre ; mais à Venise c’était un courant d’air marin qui l’entretenait, non plus dans un petit escalier de bois aux marches rapprochées mais sur les nobles surfaces de degrés de marbre, éclaboussées à tout moment d’un éclair de soleil glauque, et qui à l’utile leçon de Chardin, reçue autrefois, ajoutaient celle de Véronèse. Et puisque à Venise ce sont des œuvres d’art, des choses magnifiques, qui sont chargées de nous donner les impressions familières de la vie, c’est esquiver le caractère de cette ville, sous prétexte que la Venise de certains peintres est froidement esthétique dans sa partie la plus célèbre, qu’en représenter seulement (exceptons les superbes études de Maxime Dethomas) les aspects misérables, là où ce qui fait sa splendeur s’efface, et pour rendre Venise plus intime et plus vraie lui donner de la ressemblance avec Aubervilliers. Ce fut le tort de très grands artistes, par une réaction bien naturelle contre la Venise factice des mauvais peintres, de s’être attachés uniquement à la Venise, qu’ils trouvèrent plus réaliste, des humbles campi, des petits rii abandonnés. C’était elle que j’explorais souvent l’après-midi, si je ne sortais pas avec ma mère. J’y trouvais plus facilement, en effet, de ces femmes du peuple, les allumettières, les enfileuses de perles, les travailleuses du verre ou de la dentelle, les petites ouvrières aux grands châles noirs à franges. Ma gondole suivait les petits canaux ; comme la main mystérieuse d’un génie qui m’aurait conduit dans les détours de cette ville d’Orient, ils semblaient, au fur et à mesure que j’avançais, me pratiquer un chemin creusé en plein cœur d’un quartier qu’ils divisaient en écartant à peine d’un mince sillon arbitrairement tracé les hautes maisons aux petites fenêtres mauresques ; et, comme si le guide magique avait tenu une bougie entre ses doigts et m’eût éclairé au passage, ils faisaient briller devant eux un rayon de soleil à qui ils frayaient sa route.
On sentait qu’entre les pauvres demeures que le petit canal venait de séparer et qui eussent sans cela formé un tout compact, aucune place n’avait été réservée. De sorte que le campanile de l’église ou les treilles des jardins surplombaient à pic le rio comme dans une ville inondée. Mais pour les églises comme pour les jardins, grâce à la même transposition que dans le Grand Canal, la mer se prêtait si bien à faire la fonction de voie de communication, de rue grande ou petite, que de chaque côté du canaletto les églises montaient de l’eau en ce vieux quartier populaire, devenues des paroisses humbles et fréquentées, portant sur elles le cachet de leur nécessité, de la fréquentation de nombreuses petites gens ; que les jardins traversés par la percée du canal laissaient traîner dans l’eau leurs feuilles ou leurs fruits étonnés, et que, sur le rebord de la maison dont le grès grossièrement fendu était encore rugueux comme s’il venait d’être brusquement scié, des gamins surpris et gardant leur équilibre laissaient pendre leurs jambes bien d’aplomb, à la façon de matelots assis sur un pont mobile dont les deux moitiés viennent de s’écarter et ont permis à la mer de passer entre elles.
Parfois apparaissait un monument plus beau, qui se trouvait là comme une surprise dans une boîte que nous viendrions d’ouvrir, un petit temple d’ivoire avec ses ordres corinthiens et sa statue allégorique au fronton, un peu dépaysé parmi les choses usuelles au milieu desquelles il traînait, et le péristyle que lui réservait le canal gardait l’air d’un quai de débarquement pour maraîchers.
Le soleil était encore haut dans le ciel quand j’allais retrouver ma mère sur la piazzetta. Nous remontions le Grand Canal en gondole, nous regardions la file des palais entre lesquels nous passions refléter la lumière et l’heure sur leurs flancs rosés et changer avec elles, moins à la façon d’habitations privées et de monuments célèbres que comme une chaîne de falaises de marbre au pied de laquelle on va se promener le soir en barque pour voir se coucher le soleil. Telles, les demeures disposées des deux côtés du chenal faisaient penser à des sites de la nature, mais d’une nature qui aurait créé ses œuvres avec une imagination humaine. Mais en même temps (à cause du caractère des impressions toujours urbaines que Venise donne presque en pleine mer, sur ces flots où le flux et le reflux se font sentir deux fois par jour, et qui tour à tour recouvrent à marée haute et découvrent à marée basse les magnifiques escaliers extérieurs des palais), comme nous l’eussions fait à Paris sur les boulevards, dans les Champs-Élysées, au Bois, dans toute large avenue à la mode, parmi la lumière poudroyante du soir, nous croisions les femmes les plus élégantes, presque toutes étrangères, et qui, mollement appuyées sur les coussins de leur équipage flottant, prenaient la file, s’arrêtaient devant un palais où elles avaient une amie à aller voir, faisaient demander si elle était là ; et, tandis qu’en attendant la réponse elles préparaient à tout hasard leur carte pour la laisser, comme elles eussent fait à la porte de l’hôtel de Guermantes, elles cherchaient dans leur guide de quelle époque, de quel style était le palais, non sans être secouées comme au sommet d’une vague bleue, par le remous de l’eau étincelante et cabrée, qui s’effarait d’être resserrée entre la gondole dansante et le marbre retentissant. Et ainsi les promenades, même rien que pour aller faire des visites ou des courses, étaient triples et uniques dans cette Venise où les simples allées et venues mondaines prennent en même temps la forme et le charme d’une visite à un musée et d’une bordée en mer.
Plusieurs des palais du Grand Canal étaient transformés en hôtels, et, par goût du changement ou par amabilité pour Mme Sazerat que nous avions retrouvée – la connaissance imprévue et inopportune qu’on rencontre chaque fois qu’on voyage – et que maman avait invitée, nous voulûmes un soir essayer de dîner dans un hôtel qui n’était pas le nôtre et où l’on prétendait que la cuisine était meilleure. Tandis que ma mère payait le gondolier et entrait avec Mme Sazerat dans le salon qu’elle avait retenu, je voulus jeter un coup d’œil sur la grande salle du restaurant aux beaux piliers de marbre et jadis couverte tout entière de fresques, depuis mal restaurées. Deux garçons causaient en un italien que je traduis :
« Est-ce que les vieux mangent dans leur chambre ? Ils ne préviennent jamais. C’est assommant, je ne sais jamais si je dois garder leur table (« non so se bisogna conservar loro la tavola »). Et puis, tant pis s’ils descendent et qu’ils la trouvent prise ! Je ne comprends pas qu’on reçoive des forestieri comme ça dans un hôtel aussi chic. C’est pas le monde d’ici. »
Malgré son dédain, le garçon aurait voulu savoir ce qu’il devait décider relativement à la table, et il allait faire demander au liftier de monter s’informer à l’étage quand, avant qu’il en eût le temps, la réponse lui fut donnée : il venait d’apercevoir la vieille dame qui entrait. Je n’eus pas de peine, malgré l’air de tristesse et de fatigue que donne l’appesantissement des années et malgré une sorte d’eczéma, de lèpre rouge qui couvrait sa figure, à reconnaître sous son bonnet, dans sa cotte noire faite chez W…, mais, pour les profanes, pareille à celle d’une vieille concierge, la marquise de Villeparisis. Le hasard fit que l’endroit où j’étais, debout, en train d’examiner les vestiges d’une fresque, se trouvait, le long des belles parois de marbre, exactement derrière la table où venait de s’asseoir Mme de Villeparisis.