Kitabı oku: «Albertine disparue», sayfa 17
Mais alors je songeai : je tenais à Albertine plus qu’à moi-même ; je ne tiens plus à elle maintenant parce que pendant un certain temps j’ai cessé de la voir. Mais mon désir de ne pas être séparé de moi-même par la mort, de ressusciter après la mort, ce désir-là n’était pas comme le désir de ne jamais être séparé d’Albertine, il durait toujours. Cela tenait-il à ce que je me croyais plus précieux qu’elle, à ce que quand je l’aimais je m’aimais davantage ? Non, cela tenait à ce que cessant de la voir j’avais cessé de l’aimer, et que je n’avais pas cessé de m’aimer parce que mes liens quotidiens avec moi-même n’avaient pas été rompus comme l’avaient été ceux avec Albertine. Mais si ceux avec mon corps, avec moi-même, l’étaient aussi… ? Certes il en serait de même. Notre amour de la vie n’est qu’une vieille liaison dont nous ne savons pas nous débarrasser. Sa force est dans sa permanence. Mais la mort qui la rompt nous guérira du désir de l’immortalité.
Après le déjeuner, quand je n’allais pas errer seul dans Venise, je montais me préparer dans ma chambre pour sortir avec ma mère. Aux brusques à-coups des coudes du mur qui lui faisaient rentrer ses angles, je sentais les restrictions édictées par la mer, la parcimonie du sol. Et en descendant pour rejoindre maman qui m’attendait, à cette heure où à Combray il faisait si bon goûter le soleil tout proche, dans l’obscurité conservée par les volets clos, ici, du haut en bas de l’escalier de marbre dont on ne savait pas plus que dans une peinture de la Renaissance s’il était dressé dans un palais ou sur une galère, la même fraîcheur et le même sentiment de la splendeur du dehors étaient donnés grâce au velum qui se mouvait devant les fenêtres perpétuellement ouvertes et par lesquelles, dans un incessant courant d’air, l’ombre tiède et le soleil verdâtre filaient comme sur une surface flottante et évoquaient le voisinage mobile, l’illumination, la miroitante instabilité du flot.
Le soir, je sortais seul, au milieu de la ville enchantée où je me trouvais au milieu de quartiers nouveaux comme un personnage des Mille et une Nuits. Il était bien rare que je ne découvrisse pas au hasard de mes promenades quelque place inconnue et spacieuse dont aucun guide, aucun voyageur ne m’avait parlé.
Je m’étais engagé dans un réseau de petites ruelles, de calli divisant en tous sens, de leurs rainures, le morceau de Venise découpé entre un canal et la lagune, comme s’il avait cristallisé suivant ces formes innombrables, ténues et minutieuses. Tout à coup, au bout d’une de ces petites rues, il semblait que dans la matière cristallisée se fût produite une distension. Un vaste et somptueux campo à qui je n’eusse assurément pas, dans ce réseau de petites rues, pu deviner cette importance, ni même trouver une place, s’étendait devant moi entouré de charmants palais pâles de clair de lune. C’était un de ces ensembles architecturaux vers lesquels, dans une autre ville, les rues se dirigent, vous conduisent et le désignent. Ici, il semblait exprès caché dans un entre-croisement de ruelles, comme ces palais des contes orientaux où on mène la nuit un personnage qui, ramené chez lui avant le jour, ne doit pas pouvoir retrouver la demeure magique où il finit par croire qu’il n’est allé qu’en rêve.
Le lendemain je partais à la recherche de ma belle place nocturne, je suivais des calli qui se ressemblaient toutes et se refusaient à me donner le moindre renseignement, sauf pour m’égarer mieux. Parfois un vague indice que je croyais reconnaître me faisait supposer que j’allais voir apparaître, dans sa claustration, sa solitude et son silence, la belle place exilée. À ce moment, quelque mauvais génie qui avait pris l’apparence d’une nouvelle calle me faisait rebrousser chemin malgré moi, et je me trouvais brusquement ramené au Grand Canal. Et comme il n’y a pas, entre le souvenir d’un rêve et le souvenir d’une réalité, de grandes différences, je finissais par me demander si ce n’était pas pendant mon sommeil que s’était produit, dans un sombre morceau de cristallisation vénitienne, cet étrange flottement qui offrait une vaste place, entourée de palais romantiques, à la méditation du clair de lune.
La veille de notre départ, nous voulûmes pousser jusqu’à Padoue où se trouvaient ces Vices et ces Vertus dont Swann m’avait donné les reproductions ; après avoir traversé en plein soleil le jardin de l’Arena, j’entrai dans la chapelle des Giotto, où la voûte entière et le fond des fresques sont si bleus qu’il semble que la radieuse journée ait passé le seuil, elle aussi, avec le visiteur et soit venue un instant mettre à l’ombre et au frais son ciel pur, à peine un peu plus foncé d’être débarrassé des dorures de la lumière, comme en ces courts répits dont s’interrompent les plus beaux jours quand, sans qu’on ait vu aucun nuage, le soleil ayant tourné son regard ailleurs pour un moment, l’azur, plus doux encore, s’assombrit. Dans ce ciel, sur la pierre bleuie, des anges volaient avec une telle ardeur céleste, ou au moins enfantine, qu’ils semblaient des volatiles d’une espèce particulière ayant existé réellement, ayant dû figurer dans l’histoire naturelle des temps bibliques et évangéliques, et qui ne manquent pas de volter devant les saints quand ceux-ci se promènent ; il y en a toujours quelques-uns de lâchés au-dessus d’eux, et, comme ce sont des créatures réelles et effectivement volantes, on les voit s’élevant, décrivant des courbes, mettant la plus grande aisance à exécuter des loopings, fondant vers le sol la tête en bas à grand renfort d’ailes qui leur permettent de se maintenir dans des conditions contraires aux lois de la pesanteur, et ils font beaucoup plutôt penser à une variété d’oiseaux ou à de jeunes élèves de Garros s’exerçant au vol plané qu’aux anges de l’art de la Renaissance et des époques suivantes, dont les ailes ne sont plus que des emblèmes et dont le maintien est habituellement le même que celui de personnages célestes qui ne seraient pas ailés.
* * *
Quand j’appris, le jour même où nous allions rentrer à Paris, que Mme Putbus, et par conséquent sa femme de chambre, venaient d’arriver à Venise, je demandai à ma mère de remettre notre départ de quelques jours ; l’air qu’elle eut de ne pas prendre ma prière en considération ni même au sérieux réveilla dans mes nerfs excités par le printemps vénitien ce vieux désir de résistance à un complot imaginaire tramé contre moi par mes parents (qui se figuraient que je serais bien forcé d’obéir), cette volonté de lutte, ce désir qui me poussait jadis à imposer brusquement ma volonté à ceux que j’aimais le plus, quitte à me conformer à la leur après que j’avais réussi à les faire céder. Je dis à ma mère que je ne partirais pas, mais elle, croyant plus habile de ne pas avoir l’air de penser que je disais cela sérieusement, ne me répondit même pas. Je repris qu’elle verrait bien si c’était sérieux ou non. Et quand fut venue l’heure où, suivie de toutes mes affaires, elle partit pour la gare, je me fis apporter une consommation sur la terrasse, devant le canal, et m’y installai, regardant se coucher le soleil tandis que sur une barque arrêtée en face de l’hôtel un musicien chantait « sole mio ».
Le soleil continuait de descendre. Ma mère ne devait pas être loin de la gare. Bientôt, elle serait partie, je serais seul à Venise, seul avec la tristesse de la savoir peinée par moi, et sans sa présence pour me consoler. L’heure du train approchait. Ma solitude irrévocable était si prochaine qu’elle me semblait déjà commencée et totale. Car je me sentais seul. Les choses m’étaient devenues étrangères. Je n’avais plus assez de calme pour sortir de mon cœur palpitant et introduire en elles quelque stabilité. La ville que j’avais devant moi avait cessé d’être Venise. Sa personnalité, son nom, me semblaient comme des fictions menteuses que je n’avais plus le courage d’inculquer aux pierres. Les palais m’apparaissaient réduits à leurs simples parties, quantités de marbre pareilles à toutes les autres, et l’eau comme une combinaison d’hydrogène et d’oxygène, éternelle, aveugle, antérieure et extérieure à Venise, ignorante des Doges et de Turner. Et cependant ce lieu quelconque était étrange comme un lieu où on vient d’arriver, qui ne vous connaît pas encore – comme un lieu d’où l’on est parti et qui vous a déjà oublié. Je ne pouvais plus rien lui dire de moi, je ne pouvais rien laisser de moi poser sur lui, il me laissait contracté, je n’étais plus qu’un cœur qui battait et qu’une attention suivant anxieusement le développement de « sole mio ». J’avais beau raccrocher désespérément ma pensée à la belle coudée caractéristique du Rialto, il m’apparaissait, avec la médiocrité de l’évidence, comme un pont non seulement inférieur, mais aussi étranger à l’idée que j’avais de lui qu’un acteur dont, malgré sa perruque blonde et son vêtement noir, nous savons bien qu’en son essence il n’est pas Hamlet. Tels les palais, le Canal, le Rialto, se trouvaient dévêtus de l’idée qui faisait leur individualité et dissous en leurs vulgaires éléments matériels. Mais en même temps ce lieu médiocre me semblait lointain. Dans le bassin de l’arsenal, à cause d’un élément scientifique lui aussi, la latitude, il y avait cette singularité des choses qui, même semblables en apparence à celles de notre pays, se révèlent étrangères, en exil sous d’autres cieux ; je sentais que cet horizon si voisin, que j’aurais pu atteindre en une heure, c’était une courbure de la terre tout autre que celle des mers de France, une courbure lointaine qui se trouvait, par l’artifice du voyage, amarrée près de moi ; si bien que ce bassin de l’arsenal, à la fois insignifiant et lointain, me remplissait de ce mélange de dégoût et d’effroi que j’avais éprouvé tout enfant la première fois que j’accompagnai ma mère aux bains Deligny ; en effet, dans le site fantastique composé par une eau sombre que ne couvraient pas le ciel ni le soleil et que cependant, borné par des cabines, on sentait communiquer avec d’invisibles profondeurs couvertes de corps humains en caleçon, je m’étais demandé si ces profondeurs, cachées aux mortels par des baraquements qui ne les laissaient pas soupçonner de la rue, n’étaient pas l’entrée des mers glaciales qui commençaient là, si les pôles n’y étaient pas compris, et si cet étroit espace n’était pas précisément la mer libre du pôle. Cette Venise sans sympathie pour moi, où j’allais rester seul, ne me semblait pas moins isolée, moins irréelle, et c’était ma détresse que le chant de « sole moi », s’élevant comme une déploration de la Venise que j’avais connue, semblait prendre à témoin. Sans doute il aurait fallu cesser de l’écouter si j’avais voulu pouvoir rejoindre encore ma mère et prendre le train avec elle ; il aurait fallu décider sans perdre une seconde que je partais, mais c’est justement ce que je ne pouvais pas ; je restais immobile, sans être capable non seulement de me lever mais même de décider que je me lèverais.
Ma pensée, sans doute pour ne pas envisager une résolution à prendre, s’occupait tout entière à suivre le déroulement des phrases successives de « sole moi » en chantant mentalement avec le chanteur, à prévoir pour chacune d’elles l’élan qui allait l’emporter, à m’y laisser aller avec elle, avec elle aussi à retomber ensuite.
Sans doute ce chant insignifiant, entendu cent fois, ne m’intéressait nullement. Je ne pouvais faire plaisir à personne ni à moi-même en l’écoutant aussi religieusement jusqu’au bout. Enfin aucun des motifs, connues d’avance par moi, de cette vulgaire romance ne pouvait me fournir la résolution dont j’avais besoin ; bien plus, chacune de ces phrases, quand elle passait à son tour, devenait un obstacle à prendre efficacement cette résolution, ou plutôt elle m’obligeait à la résolution contraire de ne pas partir, car elle me faisait passer l’heure. Par là cette occupation sans plaisir en elle-même d’écouter « sole moi » se chargeait d’une tristesse profonde, presque désespérée. Je sentais bien qu’en réalité, c’était la résolution de ne pas partir que je prenais par le fait de rester là sans bouger ; mais me dire : « Je ne pars pas », qui ne m’était pas possible sous cette forme directe, me le devenait sous cette autre : « Je vais entendre encore une phrase de « sole mio » ; mais la signification pratique de ce langage figuré ne m’échappait pas et, tout en me disant : « Je ne fais en somme qu’écouter une phrase de plus », je savais que cela voulait dire : « Je resterai seul à Venise. » Et c’est peut-être cette tristesse, comme une sorte de froid engourdissant, qui faisait le charme désespéré mais fascinateur de ce chant. Chaque note que lançait la voix du chanteur avec une force et une ostentation presque musculaires venait me frapper en plein cœur ; quand la phrase était consommée et que le morceau semblait fini, le chanteur n’en avait pas assez et reprenait plus haut comme s’il avait besoin de proclamer une fois de plus ma solitude et mon désespoir.
Ma mère devait être arrivée à la gare. Bientôt elle serait partie. J’étais étreint par l’angoisse que me causait, avec la vue du canal devenu tout petit depuis que l’âme de Venise s’en était échappée, de ce Rialto banal qui n’était plus le Rialto, ce chant de désespoir que devenait « sole mio » et qui, ainsi clamé devant les palais inconsistants, achevait de les mettre en miettes et consommait la ruine de Venise ; j’assistais à la lente réalisation de mon malheur, construit artistement, sans hâte, note par note, par le chanteur que regardait avec étonnement le soleil arrêté derrière Saint-Georges le Majeur, si bien que cette lumière crépusculaire devait faire à jamais dans ma mémoire, avec le frisson de mon émotion et la voix de bronze du chanteur, un alliage équivoque, immuable et poignant.
Ainsi restais-je immobile, avec une volonté dissoute, sans décision apparente ; sans doute à ces moments-là elle est déjà prise : nos amis eux-mêmes peuvent souvent la prévoir. Mais nous, nous ne le pouvons pas, sans quoi tant de souffrances nous seraient épargnées.
Mais enfin, d’antres plus obscurs que ceux d’où s’élance la comète qu’on peut prédire – grâce à l’insoupçonnable puissance défensive de l’habitude invétérée, grâce aux réserves cachées que par une impulsion subite elle jette au dernier moment dans la mêlée – mon action surgit enfin : je pris mes jambes à mon cou et j’arrivai, les portières déjà fermées, mais à temps pour retrouver ma mère rouge d’émotion, se retenant pour ne pas pleurer, car elle croyait que je ne viendrais plus. Puis le train partit et nous vîmes Padoue et Vérone venir au-devant de nous, nous dire adieu presque jusqu’à la gare et, quand nous nous fûmes éloignés, regagner – elles qui ne partaient pas et allaient reprendre leur vie – l’une sa plaine, l’autre sa colline.
Les heures passaient. Ma mère ne se pressait pas de lire deux lettres qu’elle tenait à la main et avait seulement ouvertes et tâchait que moi-même je ne tirasse pas tout de suite mon portefeuille pour y prendre celle que le concierge de l’hôtel m’avait remise. Ma mère craignait toujours que je ne trouvasse les voyages trop longs, trop fatigants, et reculait le plus tard possible, pour m’occuper pendant les dernières heures, le moment où elle chercherait pour moi de nouvelles distractions, déballerait les œufs durs, me passerait les journaux, déferait le paquet de livres qu’elle avait achetés sans me le dire. Nous avions traversé Milan depuis longtemps lorsqu’elle se décida à lire la première des deux lettres. Je regardai d’abord ma mère, qui la lisait avec étonnement, puis levait la tête, et ses yeux semblaient se poser tour à tour sur des souvenirs distincts, incompatibles, et qu’elle ne pouvait parvenir à rapprocher. Cependant j’avais reconnu l’écriture de Gilberte sur l’enveloppe que je venais de prendre dans mon portefeuille. Je l’ouvris. Gilberte m’annonçait son mariage avec Robert de Saint-Loup. Elle me disait qu’elle m’avait télégraphié à ce sujet à Venise et n’avait pas eu de réponse. Je me rappelai comme on m’avait dit que le service des télégraphes y était mal fait. Je n’avais jamais eu sa dépêche. Peut-être ne voudrait-elle pas le croire. Tout d’un coup, je sentis dans mon cerveau un fait, qui y était installé à l’état de souvenir, quitter sa place et la céder à un autre. La dépêche que j’avais reçue dernièrement et que j’avais crue d’Albertine était de Gilberte. Comme l’originalité assez factice de l’écriture de Gilberte consistait principalement, quand elle écrivait une ligne, à faire figurer dans la ligne supérieure les barres de T qui avaient l’air de souligner les mots, ou les points sur les I qui avaient l’air d’interrompre les phrases de la ligne d’au-dessus, et en revanche à intercaler dans la ligne d’au-dessous les queues et arabesques des mots qui leur étaient superposés, il était tout naturel que l’employé du télégraphe eût lu les boucles d’s ou de z de la ligne supérieure comme un « ine » finissant le mot de Gilberte. Le point sur l’i de Gilberte était monté au-dessus faire point de suspension. Quand à son G, il avait l’air d’un A gothique. Qu’en dehors de cela deux ou trois mots eussent été mal lus, pris les uns dans les autres (certains, d’ailleurs, m’avaient paru incompréhensibles), cela était suffisant pour expliquer les détails de mon erreur et n’était même pas nécessaire. Combien de lettres lit dans un mot une personne distraite et surtout prévenue, qui part de l’idée que la lettre est d’une certaine personne ? combien de mots dans la phrase ? On devine en lisant, on crée ; tout part d’une erreur initiale ; celles qui suivent (et ce n’est pas seulement dans la lecture des lettres et des télégrammes, pas seulement dans toute lecture), si extraordinaires qu’elles puissent paraître à celui qui n’a pas le même point de départ, sont toutes naturelles. Une bonne partie de ce que nous croyons (et jusque dans les conclusions dernières c’est ainsi) avec un entêtement et une bonne foi égales vient d’une première méprise sur les prémisses.
Chapitre IV. Nouvel aspect de Robert de Saint-Loup
«Oh ! c’est inouï, me dit ma mère. Écoute, on ne s’étonne plus de rien à mon âge, mais je t’assure qu’il n’y a rien de plus inattendu que la nouvelle que m’annonce cette lettre. – Écoute bien, répondis-je, je ne sais pas ce que c’est, mais, si étonnant que cela puisse être, cela ne peut pas l’être autant que ce que m’apprend celle-ci. C’est un mariage. C’est Robert de Saint-Loup qui épouse Gilberte Swann. – Ah ! me dit ma mère, alors c’est sans doute ce que m’annonce l’autre lettre, celle que je n’ai pas encore ouverte, car j’ai reconnu l’écriture de ton ami. » Et ma mère me sourit avec cette légère émotion dont, depuis qu’elle avait perdu sa mère, se revêtait pour elle tout événement, si mince qu’il fût, qui intéressait des créatures humaines capables de douleur, de souvenir, et ayant, elles aussi, leurs morts. Ainsi ma mère me sourit et me parla d’une voix douce, comme si elle eût craint, en traitant légèrement ce mariage, de méconnaître ce qu’il pouvait éveiller d’impressions mélancoliques chez la fille et la veuve de Swann, chez la mère de Robert prête à se séparer de son fils, et auxquelles ma mère par bonté, par sympathie à cause de leur bonté pour moi, prêtait sa propre émotivité filiale, conjugale, et maternelle. « Avais-je raison de te dire que tu ne trouverais rien de plus étonnant ? lui dis-je. – Hé bien si ! répondit-elle d’une voix douce, c’est moi qui détiens la nouvelle la plus extraordinaire, je ne te dirai pas la plus grande, la plus petite, car cette situation de Sévigné faite par tous les gens qui ne savent que cela d’elle écœurait ta grand’mère autant que « la jolie chose que c’est de fumer ». Nous ne daignons pas ramasser ce Sévigné de tout le monde. Cette lettre-ci m’annonce le mariage du petit Cambremer. – Tiens ! dis-je avec indifférence, avec qui ? Mais en tous cas la personnalité du fiancé ôte déjà à ce mariage tout caractère sensationnel. – À moins que celle de la fiancée ne le lui donne. – Et qui est cette fiancée ? – Ah ! si je te dis tout de suite il n’y a pas de mérite, voyons, cherche un peu », me dit ma mère qui, voyant qu’on n’était pas encore à Turin, voulait me laisser un peu de pain sur la planche et une poire pour la soif. « Mais comment veux-tu que je sache ? Est-ce avec quelqu’un de brillant ? Si Legrandin et sa sœur sont contents, nous pouvons être sûrs que c’est un mariage brillant. – Legrandin, je ne sais pas, mais la personne qui m’annonce le mariage dit que Mme de Cambremer est ravie. Je ne sais pas si tu appelleras cela un mariage brillant. Moi, cela me fait l’effet d’un mariage du temps où les rois épousaient les bergères, et encore la bergère est-elle moins qu’une bergère, mais d’ailleurs charmante. Cela eût stupéfié ta grand’mère et ne lui eût pas déplu. – Mais enfin qui est-ce cette fiancée ? – C’est Mlle d’Oloron. – Cela m’a l’air immense et pas bergère du tout, mais je ne vois pas qui cela peut être. C’est un titre qui était dans la famille des Guermantes. – Justement, et M. de Charlus l’a donné, en l’adoptant, à la nièce de Jupien. C’est elle qui épouse le petit Cambremer. – La nièce de Jupien ! Ce n’est pas possible ! – C’est la récompense de la vertu. C’est un mariage à la fin d’un roman de Mme Sand », dit ma mère. « C’est le prix du vice, c’est un mariage à la fin d’un roman de Balzac », pensai-je. « Après tout, dis-je à ma mère, en y réfléchissant, c’est assez naturel. Voilà les Cambremer ancrés dans ce clan des Guermantes où ils n’espéraient pas pouvoir jamais planter leur tente ; de plus, la petite, adoptée par M. de Charlus, aura beaucoup d’argent, ce qui était indispensable depuis que les Cambremer ont perdu le leur ; et, en somme, elle est la fille adoptive et, selon les Cambremer, probablement la fille véritable – la fille naturelle – de quelqu’un qu’ils considèrent comme un prince du sang. Un bâtard de maison presque royale, cela a toujours été considéré comme une alliance flatteuse par la noblesse française et étrangère. Sans remonter même si loin, tout près de nous, pas plus tard qu’il y a six mois, tu te rappelles le mariage de l’ami de Robert avec cette jeune fille dont la seule raison d’être sociale était qu’on la supposait, à tort ou à raison, fille naturelle d’un prince souverain. » Ma mère, tout en maintenant le côté castes de Combray, qui eût fait que ma grand’mère eût dû être scandalisée de ce mariage, voulant avant tout montrer la valeur du jugement de sa mère, ajouta : « D’ailleurs, la petite est parfaite, et ta chère grand’mère n’aurait pas eu besoin de son immense bonté, de son indulgence infinie pour ne pas être sévère au choix du jeune Cambremer. Te souviens-tu combien elle avait trouvé cette petite distinguée, il y a bien longtemps, un jour qu’elle était entrée se faire recoudre sa jupe ? Ce n’était qu’une enfant alors. Et maintenant, bien que très montée en graine et vieille fille, elle est une autre femme, mille fois plus parfaite. Mais ta grand’mère d’un coup d’œil avait discerné tout cela. Elle avait trouvé la petite nièce d’un giletier plus « noble » que le duc de Guermantes. » Mais plus encore que louer grand’mère, il fallait à ma mère trouver « mieux » pour elle qu’elle ne fût plus là. C’était la suprême finalité de sa tendresse et comme si cela lui épargnait un dernier chagrin. « Et pourtant, crois-tu tout de même, me dit ma mère, si le père Swann – que tu n’as pas connu, il est vrai – avait pu penser qu’il aurait un jour un arrière-petit-fils ou une arrière-petite-fille où couleraient confondus le sang de la mère Moser qui disait : « Ponchour Mezieurs » et le sang du duc de Guise ! – Mais remarque, maman, que c’est beaucoup plus étonnant que tu ne dis. Car les Swann étaient des gens très bien et, avec la situation qu’avait leur fils, sa fille, s’il avait fait un bon mariage, aurait pu en faire un très beau. Mais tout était retombé à pied d’œuvre puisqu’il avait épousé une cocotte. – Oh ! une cocotte, tu sais, on était peut-être méchant, je n’ai jamais tout cru. – Si, une cocotte, je te ferai même des révélations sensationnelles un autre jour. » Perdue dans sa rêverie, ma mère disait : « La fille d’une femme que ton père n’aurait jamais permis que je salue épousant le neveu de Mme de Villeparisis que ton père ne me permettait pas, au commencement, d’aller voir parce qu’il la trouvait d’un monde trop brillant pour moi ! » Puis : « Le fils de Mme de Cambremer, pour qui Legrandin craignait tant d’avoir à nous donner une recommandation parce qu’il ne nous trouvait pas assez chic, épousant la nièce d’un homme qui n’aurait jamais osé monter chez nous que par l’escalier de service !… Tout de même, ta pauvre grand’mère avait raison – tu te rappelles – quand elle disait que la grande aristocratie faisait des choses qui choqueraient de petits bourgeois, et que la reine Marie-Amélie lui était gâtée par les avances qu’elle avait faites à la maîtresse du prince de Condé pour qu’elle le fît tester en faveur du duc d’Aumale. Tu te souviens, elle était choquée que, depuis des siècles, des filles de la maison de Gramont, qui furent de véritables saintes, aient porté le nom de Corisande en mémoire de la liaison d’une aïeule avec Henri IV. Ce sont des choses qui se font peut-être aussi dans la bourgeoisie, mais on les cache davantage. Crois-tu que cela l’eût amusée, ta pauvre grand’mère ! » disait maman avec tristesse – car les joies dont nous souffrions que ma grand’mère fût écartée, c’étaient les joies les plus simples de la vie, une nouvelle, une pièce, moins que cela une « imitation », qui l’eussent amusée. – « Crois-tu qu’elle eût été étonnée ! Je suis sûre pourtant que cela eût choqué ta grand’mère, ces mariages, que cela lui eût été pénible, je crois qu’il vaut mieux qu’elle ne les ait pas sus », reprit ma mère, car en présence de tout événement elle aimait à penser que ma grand’mère en eût reçu une impression toute particulière qui eût tenu à la merveilleuse singularité de sa nature et qui avait une importance extraordinaire. Devant tout événement triste qu’on n’eût pu prévoir autrefois, la disgrâce ou la ruine d’un de nos vieux amis, quelque calamité publique, une épidémie, une guerre, une révolution, ma mère se disait que peut-être valait-il mieux que grand’mère n’eût rien vu de tout cela, que cela lui eût fait trop de peine, que peut-être elle n’eût pu le supporter. Et quand il s’agissait d’une chose choquante comme celle-ci, ma mère, par le mouvement du cœur inverse de celui des méchants, qui se plaisent à supposer que ceux qu’ils n’aiment pas ont plus souffert qu’on ne croit, ne voulait pas dans sa tendresse pour ma grand’mère admettre que rien de triste, de diminuant eût pu lui arriver. Elle se figurait toujours ma grand’mère comme au-dessus des atteintes même de tout mal qui n’eût pas dû se produire, et se disait que la mort de ma grand’mère avait peut-être été, en somme, un bien en épargnant le spectacle trop laid du temps présent à cette nature si noble qui n’aurait pas su s’y résigner. Car l’optimisme est la philosophie du passé. Les événements qui ont eu lieu étant, entre tous ceux qui étaient possibles, les seuls que nous connaissions, le mal qu’ils ont causé nous semble inévitable, et le peu de bien qu’ils n’ont pas pu ne pas amener avec eux, c’est à eux que nous en faisons honneur, et nous nous imaginons que sans eux il ne se fût pas produit. Mais elle cherchait en même temps à mieux deviner ce que ma grand’mère eût éprouvé en apprenant ces nouvelles et à croire en même temps que c’était impossible à deviner pour nos esprits moins élevés que le sien. « Crois-tu ! me dit d’abord ma mère, combien ta pauvre grand’mère eût été étonnée ! » Et je sentais que ma mère souffrait de ne pas pouvoir le lui apprendre, regrettait que ma grand’mère ne pût le savoir, et trouvait quelque chose d’injuste à ce que la vie amenât au jour des faits que ma grand’mère n’aurait pu croire, rendant ainsi rétrospectivement la connaissance, que celle-ci avait emportée des êtres et de la société, fausse et incomplète, le mariage de la petite Jupien avec le neveu de Legrandin ayant été de nature à modifier les notions générales de ma grand’mère, autant que la nouvelle – si ma mère avait pu la lui faire parvenir – qu’on était arrivé à résoudre le problème, cru par ma grand’mère insoluble, de la navigation aérienne et de la télégraphie sans fil.
Le train entrait en gare de Paris que nous parlions encore avec ma mère de ces deux nouvelles que, pour que la route ne me parût pas trop longue, elle eût voulu réserver pour la seconde partie du voyage et ne m’avait laissé apprendre qu’après Milan. Et ma mère continuait quand nous fûmes rentrés à la maison : « Crois-tu, ce pauvre Swann qui désirait tant que sa Gilberte fût reçue chez les Guermantes, serait-il assez heureux s’il pouvait voir sa fille devenir une Guermantes ! – Sous un autre nom que le sien, conduite à l’autel comme Mlle de Forcheville ; crois-tu qu’il en serait si heureux ? – Ah ! c’est vrai, je n’y pensais pas. – C’est ce qui fait que je ne peux pas me réjouir pour cette petite « rosse » ; cette pensée qu’elle a eu le cœur de quitter le nom de son père qui était si bon pour elle. – Oui, tu as raison, tout compte fait, il est peut-être mieux qu’il ne l’ait pas su. » Tant pour les morts que pour les vivants, on ne peut savoir si une chose leur ferait plus de joie ou plus de peine. « Il paraît que les Saint-Loup vivront à Tansonville. Le père Swann, qui désirait tant montrer son étang à ton pauvre grand-père, aurait-il jamais pu supposer que le duc de Guermantes le verrait souvent, surtout s’il avait su le mariage de son fils ? Enfin, toi qui as tant parlé à Saint-Loup des épines roses, des lilas et des iris de Tansonville, il te comprendra mieux. C’est lui qui les possédera. » Ainsi se déroulait dans notre salle à manger, sous la lumière de la lampe dont elles sont amies, une de ces causeries où la sagesse, non des nations mais des familles, s’emparant de quelque événement, mort, fiançailles, héritage, ruine, et le glissant sous le verre grossissant de la mémoire, lui donne tout son relief, dissocie, recule une surface, et situe en perspective à différents points de l’espace et du temps ce qui, pour ceux qui n’ont pas vécu cette époque, semble amalgamé sur une même surface, les noms des décédés, les adresses successives, les origines de la fortune et ses changements, les mutations de propriété. Cette sagesse-là n’est-elle pas inspirée par la Muse qu’il convient de méconnaître le plus longtemps possible si l’on veut garder quelque fraîcheur d’impressions et quelque vertu créatrice, mais que ceux-là mêmes qui l’ont ignorée rencontrent au soir de leur vie dans la nef de la vieille église provinciale, à l’heure où tout à coup ils se sentent moins sensibles à la beauté éternelle exprimée par les sculptures de l’autel qu’à la conception des fortunes diverses qu’elles subirent, passant dans une illustre collection particulière, dans une chapelle, de là dans un musée, puis ayant fait retour à l’église ; ou qu’à sentir, quand ils y foulent un pavé presque pensant, qu’il recouvre la dernière poussière d’Arnauld ou de Pascal ; ou tout simplement qu’à déchiffrer, imaginant peut-être l’image d’une fraîche paroissienne, sur la plaque de cuivre du prie-Dieu de bois, les noms des filles du hobereau ou du notable. La Muse qui a recueilli tout ce que les muses plus hautes de la philosophie et de l’art ont rejeté, tout ce qui n’est pas fondé en vérité, tout ce qui n’est que contingent mais révèle aussi d’autres lois, c’est l’Histoire.