Kitabı oku: «A quoi tient l'amour?», sayfa 12
V
Vive Pécuchet! Décidément c'était lui, corps et âme. Je reconnus sur sa table et sur ses tablettes l'Encyclopédie Roret, le Manuel du Magnétiseur, le Fénelon, les deux noix de coco. Il avait sur le dos sa vieille camisole en indienne. Ses jambes, prises comme autrefois en des tuyaux de lasting noir, manquaient, comme autrefois, de proportion avec le buste. Il semblait toujours porter perruque, tant ses mèches tombaient plates de son crâne élevé! Son nez descendait plus bas que jamais. Il avait conservé, revu et augmenté, cet air sérieux qui, dès le premier abord, frappa, conquit Bouvard.
«Au fait, qu'est-il devenu, Bouvard? Car vous voilà seul.
– Hélas! ne m'en parlez pas. Pauvre ami!
– Eh quoi?
– Je suis veuf de lui!»
Pécuchet eut une larme.
«Cela a dû être bien triste pour vous. Comment a-t-il succombé?»
Pécuchet eut un sanglot.
«Il était de la Commune. Il a été fusillé au Luxembourg.»
A mon tour, je fus suffoqué par l'étonnement. Bouvard fédéré, Bouvard fusillé! Le bon, le gai, le rond Bouvard, Bouvard le rabelaisien!
Ce n'était que trop vrai. L'optimisme de Bouvard avait tourné à l'aigre. Affolé par le siège de Paris, par Ducrot et Trochu, par les trois Jules, par Champigny et Buzenval, par la viande de cheval et le pain de son, par la poudre et la famine, par l'armistice et la capitulation, Bouvard, réfugié avec Pécuchet dans la capitale, Bouvard était devenu enragé.
Il avait été élu à je ne sais quel grade, à je ne sais quelle fonction.
Il était entré, comme les autres, à l'Hôtel-de-Ville.
Il avait, comme les autres, fait des discours, des motions.
Comme les autres, il avait été mis en prison.
Puis, il avait été mis en liberté.
Il avait été fait général.
Il s'était battu.
Il avait désespéré.
Il avait voulu mourir.
Il était tombé, blessé à l'épaule, derrière une barricade.
On l'avait relevé, pour le juger et le fusiller.
On lui avait tiré le coup de grâce dans l'oreille gauche.
Et il avait rendu l'âme, en criant: «C'est la fin de tout!»
Pécuchet me raconta mélancoliquement ces choses mélancoliques.
«Bouvard, vous le voyez, a renié au dernier jour l'idéal de sa vie entière, fit-il en terminant. Bouvard est mort, la Révolution dans le coeur. Il avait brusquement répudié ses idées pour adopter les miennes. N'est-ce pas étrange?
– Étrange!
– Et comment expliquerez-vous qu'en même temps, moi, Pécuchet, j'ai répudié mes idées pour adopter les siennes? J'ai été subitement envahi par ses convictions comme par un déluge. L'homme antérieur est resté noyé sous le flot torrentiel; il en est sorti un Pécuchet tout nouveau, un Pécuchet bouvardé et bouvardant. Je croyais à l'imminente invasion de l'industrialisme américain, au règne prochain du pignouflisme universel. Et maintenant j'ai foi dans le progrès indéfini, dans l'harmonie des mondes. L'âme de Bouvard a émigré en moi, comme en lui émigra mon âme. Bouvard m'apparaît tous les jours après déjeuner. Je rêve de lui trois nuits sur quatre. J'ai des convictions philanthropiques. Je théorise suavement, je suis tendrement illuminé. L'avenir ne se dresse plus devant moi comme une vaste ribote d'ouvriers. Je me sens devenir dieu, le dieu Pécuchet.»
Cette divinité imprévue me dérida.
«En attendant l'apothéose, reprit l'excellent homme, je fais des pensums. Je copie. Sans cela, la solitude m'aurait tué. Oh! je n'ai pas osé retourner seul en Normandie. A Paris, on se tire toujours d'affaire. Je copie du français, du grec, du latin. Ça me rajeunit. Et, en copiant, je rends service à de pauvres petits diables d'enfants, je mets en fureur d'affreux cuistres; c'est toujours autant de gagné. Je suis aussi heureux que je le puis être. On m'a proposé une place dans les bureaux de la ville. On m'a offert le ruban violet d'officier d'Académie. J'ai refusé.
– C'est beau.
– Je n'aime pas le violet. Couleur épiscopale! Je ne désire plus qu'une chose: devenir membre de la Société des Gens de lettres.
– Ah!
– Oui, pour ne pas crever à l'hôpital et pour avoir un discours sur ma tombe. Je vais publier un volume composé des lettres d'amour que le public des deux sexes m'a dictées depuis que je suis venu m'établir ici. Il sera curieux, ce recueil. Je vous l'offrirai, avec une belle dédicace en ronde. Vous verrez!»
VI
Janvier 1903.
J'attends encore les Lettres d'amour rédigées par un écrivain public.
Pécuchet a déménagé, sans laisser son adresse. Est-il allé rejoindre
Bouvard dans l'éternité?
III
ESQUISSES AMÉRICAINES
D'APRÈS MARK TWAIN
Préface de 1881
Les Esquisses américaines de Mark Twain ont été lues par tout le monde aux États-Unis et en Angleterre. Elles offrent le plus curieux spécimen de l'esprit yankee, _ayant cours actuellement entre New-York et San-Francisco.
Le traducteur en a choisi les pages les plus piquantes, les plus caractéristiques; et, pour faire passer dans notre langue l'idée et le style de l'auteur sans leur ôter la saveur originelle, il a préféré une libre et fidèle interprétation à une translation étroitement littérale._
Histoire du Méchant petit Garçon qui ne fut jamais puni
Il y avait une fois un méchant petit garçon qui s'appelait Guigui. Les méchants petits garçons s'appellent presque toujours Paul ou Jules dans les livres d'images; celui-ci s'appelait Guigui. C'est extraordinaire, mais c'est comme je vous le dis.
La plupart des vilains petits garçons, dans les livres d'images, ont une mère pieuse et poitrinaire, qui volontiers irait faire son lit dans la tombe, si elle n'aimait tant son fils ingrat. Ils ont presque tous, vous l'avez certainement remarqué, une pauvre mère, malade entre toutes les mères, qui berce son méchant enfant de ses douces paroles plaintives, l'endort dans un baiser, s'agenouille à son chevet, et pleure, pleure, pleure. Il en était différemment pour notre gaillard. Il ne s'appelait ni Paul, ni Jules; il s'appelait Guigui, et sa mère n'avait pas la moindre affection de poitrine. Elle était plutôt robuste que svelte, et n'était point pieuse. D'ailleurs, elle ne se faisait point de bile sur le compte de Guigui, et disait que, s'il se cassait le cou, ce ne serait pas une grande perte. Elle le fouettait toujours pour le faire dormir, et ne l'endormait jamais dans un baiser. Elle lui tirait régulièrement les oreilles avant de le quitter.
Un jour, ce vilain petit garçon déroba la clé du buffet et s'offrit une pleine potée de confitures. Mais un terrible remords ne lui vint pas soudain, et aucune voix ne lui murmura: «Est-il séant de désobéir à sa mère? Où vont-ils, les vilains petits garçons qui absorbent en cachette les confitures de leur pauvre maman malade?» Il ne jura pas qu'il ne le ferait plus, il n'alla pas demander bien vite pardon à sa maman; elle ne put donc le bénir avec des pleurs d'orgueil et des trémolos d'émotion, comme cela se pratique inévitablement dans les livres susmentionnés.
Ne trouvez-vous pas que c'est bizarre? Guigui mangea les confitures; il se dit, dans son grossier et vicieux langage, que c'était rudement bon; puis il éclata de rire et remarqua que la vieille ferait un fameux nez, si elle s'apercevait de l'opération. Quand de l'opération la vieille se fut aperçue, il soutint que ce n'était pas lui. Elle le fouetta sérieusement, et ce fut lui qui pleura. Tout ce qui arrivait à cet enfant-là était vraiment curieux; il ne lui arrivait rien, mais rien du tout, comme aux autres méchants petits garçons des livres d'alphabet.
Un autre jour, il vola des pommes. Chose merveilleuse! il ne se brisa aucun membre. Non, je vous assure, il ne tomba pas et ne fut pas dévoré par le gros chien. Il ne resta pas au lit une quantité de semaines, il ne se repentit pas, et ne devint pas meilleur. Il vola autant de pommes qu'il voulut, les mangea et n'eut pas de remords. Il n'eut même pas de coliques. C'est tout à fait particulier. Le monde ne se comporte pas ainsi dans les suaves petits volumes à couverture enluminée, où l'on voit de suaves petits bonshommes en pantalon cerise, et de suaves petites bonnes femmes dont les joues sont de la même couleur que les culottes des garçons.
Une fois, Guigui subtilisa le canif de son pion. Mais il craignit d'être découvert et mis au piquet. Il glissa l'objet dans la casquette de Prosper, le fils de la pauvre veuve, l'enfant modèle, qui obéissait toujours à sa maman, ne mentait jamais, savait invariablement ses leçons et revenait fastidieusement à l'école le dimanche. Quand le canif tomba de la casquette, Prosper baissa la tête et rougit, comme oppressé par la conscience du crime. Le pion sauta sur lui en s'écriant: «Ah! tu me le payeras, petit tartufe à pension réduite!» Mais, à ce moment solennel, aucun vieillard inattendu ne fit intervenir ses cheveux, blancs comme la queue d'un blanc percheron, ni sa voix, onctueuse comme l'organe d'un bon prêtre apostolique et romain. Non, aucun aïeul onctueux et incolore ne dit au maître d'école en suspens: «Laissez ce noble enfant! voici le détestable criminel. Je passais sans être vu, j'ai été témoin du vol.» Cela n'est-il pas de plus en plus particulier? Guigui ne fut réellement pas une seule minute inquiet. Le vieillard ordinaire des suaves petits livres ne prit pas le bon Prosper par la main, ne dit pas qu'un tel enfant méritait les meilleurs encouragements, et ne lui proposa pas, en aspirant une prise de tabac, d'entrer dans sa maison pour balayer son bureau, allumer son feu, faire ses commissions, fendre son bois, étudier le droit, aider sa femme à faire le ménage, jouer tout le reste du temps, gagner cinquante sous par mois et être parfaitement heureux. Ces choses-là seraient arrivées dans un livre d'images; mais cette fois-ci il en advint autrement. L'enfant modèle fut battu, vilipendé, et Guigui se frotta les mains; car, voyez-vous, Guigui haïssait les enfants modèles. Il disait qu'il les avait dans le nez, ces bébés en sucre, ces sainte-nitouche, ces agneaux à tondre, ces petits bedouillards. De telles expressions sont attristantes; mais cet enfant mal élevé n'en employait pas d'autres.
Ce qu'il y a de plus étrange, c'est qu'un dimanche, pendant que ses parents le cherchaient pour l'emmener à la messe, il se sauva, alla en bateau et ne se noya pas; puis pêcha à la ligne et ne fut pas frappé de la foudre. Infailliblement, dans ces volumes exquis dont vous faites vos délices, les enfants qui, au lieu d'aller à la messe, vont en bateau le dimanche, sont entraînés par un tourbillon et se noient; s'ils veulent ensuite pêcher à la ligne, ils sont foudroyés infailliblement. Comment se fait-il donc que ce Guigui ait échappé à tant d'inéluctables périls? Je vous le demande.
Ce Guigui devait avoir un talisman; on ne peut expliquer autrement son incroyable chance. Rien ne tournait mal pour lui. Il offrait toujours du tabac à l'éléphant du Jardin des Plantes, et jamais l'éléphant ne lui tordait le cou avec sa trompe. Il rôdait toujours autour de l'anisette et jamais n'avalait par erreur de l'eau-forte. Il déroba le fusil de son père, alla à la chasse, et n'eut pas trois doigts de la main droite emportés. Il dessina et coloria la caricature de son parrain et celle de sa marraine (infâmes croquis!), et ne s'empoisonna pas avec les couleurs. Il donna à sa petite soeur un coup de poing sur le nez dans un accès de colère: sa petite soeur ne resta pas malade pendant les longs jours d'un été, et ne mourut pas avec de douces paroles de pardon sur les lèvres. Non! elle lui rendit son coup de poing et ne fut pas indisposée du tout. Finalement, notre gaillard se sauva du logis paternel et s'embarqua; mais il ne revint pas et ne se sentit pas triste et isolé devant la tombe de ses parents chéris, devant les ruines du toit qui avait abrité son enfance. Oh! point du tout; il se grisa comme vingt chantres, fit les cent coups, et ne s'en voulut aucunement.
Il prit des années et une femme, une très belle femme, ma foi! à laquelle il fit beaucoup d'enfants. Par une nuit noire, avec une hache, il crut devoir couper sa famille tout entière en petits morceaux. N'ayant plus cette charge, il réussit à s'enrichir par plusieurs crimes et une foule d'indélicatesses. Il constitue aujourd'hui le plus infernal gredin de son pays. Il est universellement respecté et siège à la Chambre haute. S'il y a une révolution, à coup sûr il deviendra empereur: Guigui 1er!
Ah! ce n'est pas dans les suaves petits livres d'éducation que les choses marchent ainsi. Mais il faut s'attendre à tout et à pis encore dans le vrai monde.
La Célèbre Grenouille sauteuse de Calaveras
Voici ce que me raconta ce vieux bavard de Simon Wheeler, quand il m'eut bloqué avec sa chaise auprès du poêle, dans un coin de la taverne, à l'ancien campement des mineurs d'Angel.
C'était un bonhomme gras et chauve, dont la physionomie vous gagnait tout de suite par son aimable et naïve placidité. Tout le temps qu'il parla, il ne lui arriva pas une seule fois de sourire, ni de froncer le sourcil, ni d'altérer la fluidité initiale de sa parole, ni de laisser percer le moindre soupçon d'enthousiasme. Mais, dans son interminable bavardage, il y avait un accent de sérieuse sincérité, prouvant, à n'en pas douter, que, loin de rien voir de ridicule et de burlesque dans son histoire, il la regardait comme étant de la plus haute importance et en tenait les héros pour des êtres d'une exquise finesse et d'un génie transcendant.
«Il y avait donc ici, me dit-il, un camarade, du nom de Jim Smiley. C'était dans l'hiver de 49, ou peut-être bien au printemps de 50, je ne me rappelle pas exactement; mais je pense que c'était vers cette époque, parce que, j'en suis sûr, la grande tranchée n'était pas finie lorsqu'il arriva au campement. En tout cas, c'était bien le plus singulier des individus. Il passait sa vie à parier. Il pariait sur tout. Il pariait à propos de rien. Il n'avait de cesse, qu'il n'eût trouvé quelqu'un pour tenir pari avec lui. S'il ne trouvait pas à parier pour, il pariait contre. Tout ce qu'on voulait, il l'acceptait; pourvu qu'on tînt son pari, il était content. Avec cela, il avait une chance du diable; il gagnait presque toujours.
A chaque course de chevaux, vous étiez sûr de le trouver au bon endroit. Batailles de chiens, duels de chats, combats de coqs, il ne laissait rien passer. Voyait-il deux oiseaux sur la haie, il gageait tout de suite que celui-ci, ou, si l'on aimait mieux, que celui-là s'envolerait le premier. De but en blanc, afin de suivre une gageure, il aurait été jusqu'à Mexico. Tous les gamins de l'endroit le connaissaient et pourraient vous raconter un tas de choses sur lui. Une fois, la femme du ministre Walker était gravement malade; on n'espérait plus guère la sauver. Mais un matin, Walker arrive; et Smiley lui demandant des nouvelles de sa femme, il lui répond que, grâce à la toute miséricordieuse Providence, elle va beaucoup mieux, qu'elle ne peut manquer de se relever très vite. «Eh bien! reprend aussitôt Smiley, d'instinct, sans songer à mal, eh bien! si vous voulez, je parie tout de même quelque chose avec vous qu'elle n'en reviendra pas.»
A cette époque-là, Smiley avait une jument que les gamins appelaient «la Tortue». Avec cette satanée bête, il gagnait un argent fou. Elle avait toujours quelque chose: c'était un asthme ou une blessure; ou bien elle boitait, ou elle tombait de faiblesse. Dans une course, on lui donnait toujours deux ou trois cents mètres d'avance. On comptait la rattraper vite et la dépasser largement. Mais toujours, à la fin, elle avait un accès désespéré. Elle se dressait, se secouait, se démanchait, se disloquait, ruait, gambadait, piaffait, écartait fantastiquement les jambes, lançait, je ne sais comment, ses quatre fers en l'air, rebondissait d'un côté, puis de l'autre, s'emballait de droite à gauche et de gauche à droite, s'écorchait aux haies, éternuait, toussait, hennissait, faisait un tapage infernal, soulevait une poussière ridicule, et toujours, toujours, arrivait première, tout juste, aussi juste que la justice, d'une longueur de cou.
Il avait aussi un petit bouledogue. A voir cet avorton, vous n'en auriez pas donné un sou, vous auriez cru qu'il n'était propre à rien qu'à voler un os par-ci par-là. Mais, sitôt qu'il y avait de l'argent en jeu, transformation subite. Sa mâchoire inférieure commençait à se dresser comme l'avant d'un bateau à vapeur; il montrait les dents, et sa gueule flambait comme le fourneau de la chaudière. Et l'on pouvait lâcher sur lui un autre chien, et l'autre chien pouvait l'attaquer, le mordre, le tirailler, le déchirer, le jeter deux et trois fois par-dessus son épaule; André Jackson, c'était le nom de la bête, André Jackson s'en fichait pas mal et allait toujours son petit bonhomme de chemin, jusqu'à ce que le bon moment fût arrivé. Alors, c'est-à-dire quand les paris contre lui s'étaient élevés si haut que les parieurs ne pouvaient pas y ajouter un centime, alors il vous pinçait l'autre bête juste à l'articulation de la patte de derrière et ne bougeait plus. Oh! il ne gesticulait pas; non, pas si bête! Il restait là, ferme, bien agrippé, un vrai crampon, jusqu'à la clôture. Il y serait resté toute l'année, l'éternité au besoin. Smiley gagnait toujours avec cet animal. André Jackson n'eut le dessous qu'une seule fois, et encore parce qu'il eut affaire à un chien qui n'avait pas de pattes de derrière, toutes les deux lui ayant été ratissées par une scie circulaire qui ne lui avait pas crié gare.
Ce jour-là, quand la chose fut cuite à point, quand tout l'argent de l'assistance fut sorti, André Jackson prit son élan pour happer l'autre animal à sa façon. Mais, en un clin d'oeil, il s'aperçut qu'on s'était joué de lui et qu'il n'y avait plus à tortiller avec un tel adversaire. Il parut d'abord tout surpris, puis tout découragé. On vit qu'il renonçait dès lors à la victoire; il fut battu après avoir reçu de déplorables atouts. Alors il leva les yeux vers Smiley, comme pour lui dire qu'il avait le coeur brisé, mais que ce n'était pas sa faute; qu'il n'y avait pas moyen de pincer par ses pattes de derrière un chien qui n'en avait pas; et immédiatement il tomba comme un plomb et rendit l'âme. C'était une brave petite bête, c'en était une, ce pauvre André Jackson; et il se serait fait un nom s'il avait vécu, car il avait de l'étoffe, il avait vraiment du génie. Ça me fait toujours de la peine quand je pense à sa dernière bataille et à la triste issue qu'elle eut pour lui.
Bon! A cette époque, Smiley entretenait aussi des chiens ratiers, des coqs de combat et toutes sortes de bêtes, si bien qu'il n'y avait pas moyen de ne pas parier quelque chose avec lui. Un jour il attrapa une grenouille, l'emmena au logis et dit qu'il allait lui donner de l'éducation. Et de fait, il lâcha tout pendant trois mois pour rester constamment dans sa cour de derrière, où il lui apprenait toute la journée à sauter.
Vous auriez gagé, parbleu! qu'il n'en serait jamais venu à bout. Eh bien, si! Il lui donnait un petit coup sur le derrière, et la minute d'après vous voyiez cette grenouille sauter en l'air comme une fusée, faire une culbute, deux culbutes même, si elle avait bien pris son élan; puis elle retombait par terre sur ses quatre pattes, comme un chat. Il lui apprit aussi à attraper les mouches, et l'exerça si bien, qu'à première vue et du premier coup elle n'en ratait pas une. Smiley disait qu'avec un peu d'éducation, une grenouille était bonne à tout faire; et vraiment je n'en doute pas. Dame! vous comprenez, je l'ai vu poser Daniel Webster sur ce parquet (elle s'appelait Daniel Webster, la grenouille) et chanter ceci: «Vole, vole, mon agile Daniel!» Et, en un clin d'oeil, la bête s'était élancée, avait gobé une mouche sur le comptoir, là, et, revenue à son poste, aussi solide qu'une motte de terre, se grattait la tête de sa patte postérieure, avec autant d'indifférence que si elle n'avait fait autre chose que ce que font tous les jours toutes les autres grenouilles. Vous n'avez jamais vu une grenouille aussi modeste et aussi raisonnable qu'elle, car en tout elle excellait. Mais c'est quand il s'agissait de sauter bel et bien, de sauter crânement sur un terrain plat, qu'il fallait la voir! Elle allait plus loin d'un bond qu'aucun autre animal de son espèce. Sauter sur un terrain plat, c'était son fort, vous entendez; et, chaque fois qu'on en venait là, Smiley aurait mis sur elle son dernier dollar. Il était énormément fier de sa grenouille, et il avait bien raison; des gens qui avaient voyagé partout, qui avaient tout vu et connu, avouaient que Daniel Webster laissait bien loin, bien loin en arrière toutes les grenouilles du monde.
Bon! Smiley nourrissait la bête dans une petite boîte à claire-voie, et il l'apportait souvent à la ville pour engager des paris sur elle. Une fois, un individu (il était étranger au campement) vint à lui, comme il portait la bête, et lui dit: «Que, diable! pouvez-vous bien avoir là-dedans?
– Peut-être bien un perroquet, peut-être bien un canari, n'est-ce pas? répondit Smiley avec une parfaite indifférence. Eh bien! non, monsieur. Ce n'est justement qu'une grenouille.»
L'individu lui demanda la boîte, regarda attentivement au fond, s'écarquilla les yeux, la tourna et retourna dans tous les sens, et finit par dire: «Oui, c'est vrai. Mais enfin, à quoi vous sert cette bête-là?
– Oh! fit Smiley, sans avoir l'air d'y toucher, elle a au moins ceci de bon, à mon humble avis, qu'elle peut sauter plus loin que n'importe quelle autre grenouille du pays de Calaveras.»
L'individu reprit la boîte, y regarda de nouveau, longuement, avec attention, la rendit à Smiley, et ajouta d'un ton dégagé: «Ma foi, je ne vois dans cette grenouille aucune apparence qu'elle l'emporte sur les autres grenouilles.
– Possible que vous n'en voyiez aucune! répliqua Smiley; possible que vous sachiez ce que c'est qu'une grenouille, et possible que vous n'en sachiez rien! Quoi qu'il en soit, j'ai mon opinion, et je parierais bien vingt dollars que cette bête dépassera n'importe quelle grenouille de Calaveras.»
L'individu réfléchit un moment, et reprit alors d'un ton plus doux et comme à regret: «Mon Dieu! je ne suis qu'un étranger ici, et je n'ai pas de grenouille; mais si j'en avais une, je tiendrais la gageure.»
Et alors Smiley dit: «Très bien, très bien! Voulez-vous me garder la boîte une minute? J'irai vous attraper une autre grenouille.»
Et ainsi l'individu reçut la boîte, paria quarante dollars avec Smiley, et s'assit en attendant qu'il revînt.
L'individu resta là un bon bout de temps, pensant et pensant en lui-même; et alors il prit la grenouille, lui ouvrit la gueule toute grande, et avec une petite cuiller y entonna du petit plomb, l'en bourra presque jusqu'au menton; puis il remit la boîte en place, comme si de rien n'était. Quand à Smiley, il était allé à un étang voisin; après avoir longtemps pataugé dans la vase, il trouva enfin une grenouille, la rapporta et la donna à l'individu.
«Maintenant, dit-il, êtes-vous prêt? Bon! Mettez votre bête à côté de Daniel, leurs pattes de devant bien alignées. Y êtes-vous? je donne le signal.»
L'alignement établi, il cria: «Un, deux, trois! Sautez!»
Et chacun d'eux pressa au même instant sa grenouille par derrière. La nouvelle grenouille sauta. Daniel voulut sauter aussi, Daniel fit un effort, haussa les épaules, tenez! comme ça, à la française. Mais, bah! Daniel ne pouvait plus bouger! La pauvre bête semblait plantée là aussi solidement qu'une enclume. On eût dit qu'elle était ancrée sur place. Smiley n'en fut pas médiocrement écoeuré. Mais il n'eut pas la moindre idée de ce qui s'était passé en son absence. Naturellement!
Le camarade prit l'argent des enjeux et fila. Quand il fut à quelques pas, il retourna la tête à demi, et, désignant Daniel du pouce par-dessus l'épaule, il répéta d'un ton fort délibéré: «Eh bien! ma foi, non, je ne vois rien dans cette grenouille qui la classe au-dessus des autres grenouilles.»
Smiley resta tout interloqué, se gratta la tête, et regarda longuement Daniel gisant par terre à ses pieds. «Ce que je ne comprends pas, se dit-il à la fin, c'est pourquoi cette sotte grenouille n'a pas bougé. Je ne sais pas ce qu'elle a; on dirait qu'elle est chargée comme un âne.» Il se pencha, saisit Daniel par la peau du cou, et souleva la bête: «Que le diable m'emporte, grogna-t-il aussitôt, si elle ne pèse pas plus de cinq livres!» Alors il lui mit la tête en bas, et elle rendit immédiatement deux pleines cuillerées de petit plomb. Il se frappa le front avec désespoir. Enfin il comprenait tout. Il eut un accès de rage folle. Il rejeta Daniel, il se mit à courir avec frénésie. Il voulait rattraper le camarade. Mais le camarade était déjà loin: Naturellement! Et Jim ne revit jamais ses talons.
Bon! quelque temps après, Jim se procura…»
A ce point de son récit, Simon Wheeler s'entendit appeler dehors par son nom.
«Restez tranquillement ici, me dit-il; je vais voir ce qu'on me veut, je reviens dans une seconde.»
Mais, avec votre permission, j'étais suffisamment édifié sur le compte de Jim. Je pris aussi le chemin de la porte. Sur le seuil, je rencontrai Simon qui rentrait bien vite. Il m'arrêta par un bouton de mon paletot, et reprit avec placidité son histoire:
«Eh! bien, voyez-vous, ce brave Smiley se procura une autre fois une vache borgne et dénuée de toute espèce de queue…
– Que Smiley, sa vache borgne et toute sa ménagerie aillent se faire pendre ailleurs!» m'écriai-je avec toute la bénignité dont je fus capable.
Sur ce, je souhaitai le bonsoir à mon vieux bavard et je m'esquivai rapidement.