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II
CONTES DE FRANCE
Le jeune Alexis
HISTOIRE LUE DANS UN MANUSCRIT DU XVIIIe SIÈCLE
I
Vers la fin du règne de Louis XIV, un incident tragique excita pendant quelques jours la curiosité de la Cour et de la ville. Un magistrat fort connu, âgé d'environ cinquante-cinq ans, M. de Villebéat, fut trouvé mort, un matin, dans sa chambre. Il s'était pendu. Près du cadavre, un billet contenait ces simples mots:
«Je meurs de ma main.»
On se perdit en conjectures sur les causes de ce suicide. Les gens qui avaient connu le défunt, scrutèrent sa vie pour expliquer sa mort. Il courut sur lui mille bruits plus ou moins bizarres. On parla de pertes au jeu, de chagrins de famille, de désespoir d'amour, de maladie incurable, de scrupules judiciaires, de misanthropie, de fièvre chaude. Bref, le public eut mille explications, mais aucune certitude.
M. de Villebéat avait toujours conservé une tenue strictement respectable, toujours montré un esprit lucide dans un caractère froid. Il s'était marié jeune; sa femme était morte sans enfant, deux ans après le mariage. Plus tard, on lui avait attribué vaguement une ou deux maîtresses; il avait laissé dire, ne s'était jamais compromis, et avait profité de ses loisirs pour faire une traduction recommandable de Virgile, d'Horace et de quelques autres poètes de l'Empire romain. Son passé ne donnait aucune prise, la médisance s'y rompait les dents.
Mme de Maintenon, fort intriguée par cette catastrophe mystérieuse, voulut savoir le mot de l'énigme. Elle fit demander des explications au lieutenant-général de la police du roi.
Après le conseil des ministres, tandis que le vieux roi était entre les mains des docteurs, Mme de Maintenon se retira avec son confesseur dans ses petits appartements et l'on introduisit le lieutenant de police.
II
«Avez-vous, monsieur, les renseignements que je vous ai fait demander?
– Que Votre Grâce me pardonne de ne pas avoir prévenu ses désirs! J'aurais été fort malheureux et fort malavisé si, avec les ressources dont nous disposons, je n'avais eu la clé du mystère.
– Ah! très bien; vous pouvez parler, nous ne serons pas interrompus. Je vous écoute.
– Votre Grâce daignera excuser les longueurs du récit, car il faut reprendre les choses d'assez loin. M. de Villebéat avait à son service, il y a dix ans, un laquais fort adroit, nommé Sylvain Vincru. Ce garçon était dévoré de la passion du jeu. Un jour, il emprunta furtivement à son maître une somme ronde qu'il courut hasarder et perdit net. Le larcin fut découvert. Sylvain se jeta aux pieds de M. de Villebéat, qui fut inexorable, le livra à la justice et le laissa aller aux galères. Là, ce malheureux eut une conduite si exemplaire et montra une si rare intelligence, qu'on lui offrit son pardon et un emploi dans la police. Il accepta, rendit des services et devint un de mes auxiliaires les plus précieux.
«Peut-être espérait-il dès lors trouver ou inventer une occasion de vengeance contre son ancien maître. Quoi qu'il en fût, il lui était réservé de satisfaire pleinement ses rancunes.
«Votre Grâce a-t-elle entendu parler, l'an dernier, de l'assassinat du capitaine de Noisly, au cabaret de la Pomme de Pin? Le capitaine avait incorporé dans sa compagnie un tout jeune homme, un enfant perdu de Paris, admirablement beau, qu'on nommait Alexis. Il l'avait pris en grande affection, et tous deux menaient une existence indiscrètement joyeuse, faisaient ensemble des soupers fins, s'ébattaient à la ville et aux champs, buvaient sans maîtresses et semblaient s'aimer comme jadis Alexandre et Héphestion.
«Un soir d'hiver, ils allèrent au cabaret. Ils prirent une chambre séparée, burent tête à tête force bouteilles, firent du tapage; puis le lieu de l'orgie devint absolument silencieux. La nuit s'avançait; ne les voyant pas sortir, le cabaretier fit enfoncer la porte fermée à clé et trouva le capitaine tué d'un coup de poignard. On s'aperçut que son jeune compagnon était monté, sans être vu, au troisième étage et s'était introduit dans la chambre d'une servante, sous les vêtements de laquelle il avait pu s'échapper sans que personne y prît garde.
«Sylvain fut chargé de retrouver le coupable. Je ne saurais vous dire quelles ruses il employa, mais quatre mois plus tard, il avait découvert Alexis. L'aventure est assez singulière. C'est dans un couvent qu'il arrêta ce jeune criminel. Par des manoeuvres d'une audace et d'une adresse incroyables, Alexis, toujours déguisé en fille, avait réussi à se procurer de l'argent, des papiers lui conférant une individualité féminine, et même des protections influentes, dévouées. Au moment où il fut pris par ce sorcier de Sylvain, il passait pour une orpheline d'une fervente dévotion, portait le costume des novices et allait prononcer des voeux. Je fis comparaître devant moi les deux abbés confesseurs de la communauté et leur épargnai d'autant moins les vertes réprimandes, que je les vis plus rouges et plus embarrassés en ma présence.»
III
Mme de Maintenon, à ces mots, fronça le sourcil.
Le Révérend Père, qui se trouvait en tiers dans l'entretien, sourit finement et lui dit:
«De la patience, madame! Quand on soulève le voile qui cache la vérité, on voit souvent plus de choses qu'on ne voudrait. Ce n'est pas la faute de M. le lieutenant de police. Je désirerais seulement savoir le nom de ce couvent.
– Est-ce bien nécessaire? repartit l'adroit courtisan, en souriant aussi. Ma mémoire, je l'avoue, me fait un peu défaut sur ce point. Pour continuer le récit, je renvoyai les abbés sans les plus inquiéter. Alexis était sous les verrous. La justice fut saisie de l'affaire. C'était fort grave. M. de Villebéat fut désigné pour interroger le prisonnier. Il se transporta par deux fois auprès de lui, et eut avec lui deux longues entrevues sans témoins. Le lendemain Alexis s'évada.
«Sylvain, qui avait fait des prodiges pour opérer la capture, fut tout d'abord exaspéré par cette évasion. Il jura qu'il retrouverait son homme. On soupçonnait un geôlier de corruption; on ne put cependant ni enivrer, ni faire jaser le drôle. Sylvain était devenu méditatif et sombre. Mais, toutes informations prises, il parut avoir enfin conçu une grande espérance. Il m'assura qu'il comptait m'apporter prochainement des nouvelles qui feraient du bruit, me demanda ce que je pensais du juge qui avait interrogé Alexis, me regarda étrangement quand je lui eus répondu que le magistrat était au-dessus des soupçons, me réclama quelques avances et se mit en campagne.
«Depuis l'évasion d'Alexis, rien n'était changé, en apparence, dans les habitudes de M. de Viilebéat. Cependant, Sylvain s'aperçut bientôt que presque tous les soirs, par la petite porte d'une masure donnant sur une ruelle déserte et communiquant avec l'hôtel du magistrat, sortait un homme de haute taille, le manteau sur le nez, le chapeau sur les yeux, qui rapidement s'éloignait et disparaissait comme par enchantement. Cet homme mystérieux, il en eut bientôt la certitude, n'était autre que son ancien maître, lequel, dans l'ombre, se rendait par plusieurs détours à un petit logis de la rue des Tourterelles-Sainte-Ursule. Sylvain interrogea les voisins et apprit d'eux qu'en ce logis habitaient un brave vieil homme et une bonne vieille femme avec leur petite-fille, une ravissante demoiselle de vingt ans, qui ne sortait jamais. Un parent venait les voir dans la soirée, disait-on. Ils étaient riches, d'ailleurs, et ne ménageaient pas la dépense.
«Sylvain pénétra un jour dans la maison, habilement grimé en commis marchand d'étoffes. Il réussit à entrevoir la prétendue jeune fille, et, du premier coup d'oeil, reconnut le trop charmant Alexis. Le lendemain, il prit six hommes armés et alla s'embusquer non loin de la discrète habitation. Le visiteur habituel apparut vers neuf heures du soir; il avait la clé de la porte et entra. Au bout d'une heure, Sylvain crut le moment venu d'entrer à son tour. Il escalada, suivi de ses hommes, le mur d'un petit jardin qui se trouvait derrière les bâtiments. La vieille femme était dans la cuisine, occupée à arranger un plat; elle fut saisie et bâillonnée en un clin d'oeil. Le vieillard, son prétendu mari, descendait l'escalier; il fut également surpris et traité de la même façon. Pas un cri n'avait révélé la présence de mes gens. Ils montèrent avec précaution au premier étage, et Sylvain s'avança sans bruit. Une porte était entr'ouverte; il y glissa ses regards, et voici l'étrange spectacle qu'il aperçut.
IV
«La chambre était décorée à l'antique, de manière à simuler une salle de repas dans une maison romaine. Un ciel étoilé était peint au plafond. Sur les quatre murs, des moulures représentaient une suite de colonnes corinthiennes, entre lesquelles apparaissaient, avec une perspective soigneusement ménagée, de beaux paysages méridionaux. Aux encoignures, se dressaient les statues de Virgile, de Lucain, d'Horace et de Martial. Une table, chargée d'amphores et de mets délicats dans une vaisselle de forme ancienne, occupait le milieu de la pièce. Contre cette table étaient deux lits de festin, disposés à la mode latine. Sur l'un s'accoudait nonchalamment le bel Alexis, en tunique de laine blanche à franges d'or; les admirables boucles de ses cheveux blonds étaient couronnées de roses. Tels les jeunes affranchis du temps des premiers empereurs. Sur l'autre lit se trouvait M. de Villebéat, également travesti, en toge à bande pourprée, en sandales, le col et les bras nus; il se prenait probablement lui-même pour un poète antique, favori d'Apollon et des Muses, de Bacchus et de Jupiter. Ce décor, ces costumes avaient incontestablement plus d'exactitude historique que ceux des théâtres où l'on joue le Britannicus de M. Racine.
«Les convives étaient en train de faire une libation au dieu Pan; ils paraissaient s'abandonner à la plus douce volupté. Sylvain, en s'avançant pour mieux voir, trébucha assez lourdement contre un défaut du parquet. Les deux Romains se dressèrent inquiets. Sylvain appela ses hommes; tous se précipitèrent. Alexis et son hôte, stupéfaits, se rendirent sans même essayer de se défendre. On leur fit revêtir des habits plus modernes, plus décents. M. de Villebéat offrit tout bas à Sylvain une fortune considérable s'il voulait lâcher sa proie. Sylvain ne daigna pas répondre. Un carrosse attendait dans une rue voisine; on y mit les prisonniers. Ils me furent amenés. Quand ils parurent, je demandai au jeune homme s'il avouait être le meurtrier du capitaine de Noisly. Il ne répondit pas. Je le confrontai avec plusieurs témoins qui le reconnurent tous.
«Il était impossible de conserver le moindre doute. Je le fis mettre au secret. M. de Villebéat regardait, écoutait, blême, affaissé, anéanti.
V
« – Pourrez-vous maintenant m'expliquer, monsieur, lui demandai-je, le singulier rôle que vous avez joué dans cette affaire?
«Il fit un effort pour répondre:
« – C'est… c'est une folie… bégaya-t-il.
« – Une folie d'antiquaire, une folie latine! ajoutai-je. Vous êtes libre, du reste, monsieur; je vais vous faire reconduire à votre hôtel, où vous voudrez bien toutefois vous tenir à la disposition de la justice.
«Il ne répliqua rien. Je le fis escorter jusque chez lui, et l'on prit des dispositions pour qu'il ne pût disparaître. Le lendemain, comme vous savez, on le trouva mort dans sa chambre.
«Je ne crois pas, madame, devoir ajouter le moindre commentaire à ce simple exposé des faits. Il est évident que M. de Villebéat avait perdu l'esprit. Le clergé ne s'est pas opposé à ce qu'il fût enterré en lieu saint.»
Le narrateur se tut; il y eut un silence.
«Les hommes les plus graves, fit enfin la marquise, ont souvent d'étranges manies. J'ai vu M. de Villebéat plusieurs fois; il paraissait intelligent, méditatif, presque austère. Il est devenu fou, sans doute, absolument fou, monsieur. Ces décors, ces costumes romains, c'est de la folie pure.
– De la folie pure! c'est beaucoup dire; mais certainement sa raison était troublée. Il avait eu le tort de trop s'adonner à la littérature romaine; elle est parfois très capiteuse, très dangereuse, même pour un magistrat.
– Certes, ajouta le Révérend Père avec toute sa gravité ecclésiastique, il eût mieux fait de chanter: Turris eburnea! que: Formose puer!
– Votre Grâce, reprit le lieutenant de police en s'adressant à la marquise, daignera-t-elle m'indiquer ce qu'il convient de faire du prisonnier qui nous reste?
– Cet Alexis?
– Lui-même.
– Il faut le mettre à la Bastille et étouffer l'affaire; nous n'aimons pas les scandales.»
Alexis fut donc enfermé dans la célèbre prison de la porte Saint-Antoine. On l'y oublia vite. Le manuscrit auquel nous avons emprunté les éléments de ce récit, prétend que bientôt, sous la Régence, il parvint à en sortir. Il se serait même, paraît-il, insinué, à force d'intrigues, dans les bonnes grâces du cardinal Dubois; et, doté d'une grasse abbaye, il serait mort vieux, dans les ordres, en parfaite odeur de sainteté.
Nouvelle Manière de Coller les Timbres-Poste
I
Bien des gens vont chercher bien loin des moeurs extraordinaires et d'originales aventures. Ils ont tort. Si l'imprévu habite quelque part, c'est dans nos murs. De tous les points du globe terrestre très certainement, et très probablement de tous les points de tous les autres globes, Paris est l'endroit le plus étrange, non seulement pour les étrangers, mais pour ses habitants eux-mêmes, pour ses propres fils et ses propres filles.
Je le dis; je le prouve.
II
Voici le fait. La semaine dernière, en plein jour, en pleine capitale de la civilisation, en pleine place de la Bourse, il m'a été donné d'assister à un spectacle inouï, à un spectacle insensé, à un spectacle impossible, à un spectacle abracadabrant, à un spectacle aussi modernement bizarre que bizarrement féodal.
Devant le bureau de poste de la dite place de la Bourse, étaient arrêtées deux femmes, l'une vieille et l'autre jeune, l'une grande et l'autre petite, l'une présentant un profil aquilin accentué en casse-noisette et l'autre offrant une bonne grosse figure moutonnière, l'une portant avec une raideur aristocratique sa toilette riche mais de mauvais goût et l'autre gracieusement habillée d'une humble robe laine et coton, toutes deux facilement reconnaissables, à leur type exotique et à leur tournure spéciale, pour relever d'une nationalité autre que la nationalité française, celle-là devant être de toute évidence une noble dame supérieurement titrée ou rentée, et celle-ci sa femme de chambre ou sa fille de compagnie.
III
La grande vieille se tenait en face de la petite jeune, des timbres-poste dans la main droite et des lettres dans la main gauche. La grande vieille prenait délicatement un timbre entre le pouce et l'index, puis l'élevait à la hauteur des lèvres de la petite jeune. La petite jeune tirait respectueusement la langue. La grande vieille humectait le timbre en le passant sur cette langue, et collait ensuite le timbre, ainsi humecté, à l'angle d'une enveloppe cachetée d'un large cachet de cire rouge.
Je m'arrêtai, ébahi, béant, n'en croyant pas mes yeux, qui s'écarquillaient en larges points d'interrogation.
Le même manège recommença, une fois, deux fois, trois fois. La grande vieille levait chaque fois le timbre exactement à la même hauteur, par un geste exactement pareil. La petite jeune tirait régulièrement une semblable longueur de langue. Puis le timbre redescendait, avec un mouvement identique, de la langue à la lettre.
Les deux travailleuses, la travailleuse active et la travailleuse passive, semblaient faire naturellement la chose la plus naturelle du monde, l'une en salivant, l'autre en collant. Elles opéraient comme chez elles, à huis-clos. Les regards ne les gênaient pas, ne les intimidaient nullement, ne les arrêtaient en aucune façon.
IV
Je m'approchai pour mieux voir.
Il me prit une folle et perverse envie de faire tirer la langue à la grande vieille et de faire humecter un timbre par la petite jeune. Mais elles ne m'honorèrent pas de la moindre attention. Je ne semblais point exister; nul ne semblait exister pour elles. L'opération continua devant moi, à mon nez, à ma barbe, sérieusement, très sérieusement, aussi sérieusement que possible.
On eût dit qu'elles accomplissaient un devoir, qu'elles remplissaient une fonction. Elles étaient imperturbables.
J'aurais bien voulu adresser la parole à madame ou à mademoiselle. Ma curiosité aurait bien eu cette impudence. Mais j'avais peur de les déranger.
Je les aurais bien pincées au-dessus du coude, pour voir si elles étaient réellement des femmes vivantes et non des mirages ou des machines. Mais je craignais d'être alors pincé moi-même en retour par quelque ressort imprévu, ou d'être emporté subitement par ces fées au fond de quelque royaume fantastique.
Et puis, faut-il tout dire?
Oui.
Eh bien! quand l'exercice recommençait, j'espérais toujours que la petite jeune avalerait le timbre ou qu'elle mordrait les doigts de la grande vieille. Et cette espérance impie me clouait au sol; et je restais là, attentif, immuable, de plus en plus ébahi, béant, écarquillé.
V
Je fus déçu. C'est singulier. Mais je dois l'avouer, je fus pleinement déçu. Vous ne le croyez pas? C'est pourtant la vérité. Il n'y eut pas le moindre timbre avalé, pas le moindre doigt mordu.
Quand les sept ou huit lettres eurent été affranchies par le procédé décrit, la grande vieille les donna à la petite jeune, qui les jeta dans la boîte.
Puis, la tête haute, le regard souverainement dédaigneux, le cou tendu, les épaules en arrière, le buste en avant, la taille droite et roide, la démarche automatique, avec un bruit de pas sonnant sec sur le trottoir, la grande vieille s'en alla vers la rue Vivienne, escortée à quatre pas par la petite jeune, qui trottait modestement, les yeux baissés, avec toute la componction d'une première communiante.
VI
Je les suivis des yeux, tant que je pus les suivre, et même au delà.
Chose caractéristique: je n'eus pas l'idée de les suivre autrement, de les suivre pour savoir. Elles me semblaient appartenir à une autre humanité.
Je n'avais pas été le seul témoin de cette scène.
«Est-ce que vous connaissez cette paire de femmes? dit un vieux monsieur décoré.
– Pas précisément, répondit un beau brun.
Mais je sais ce que c'est. C'est une Anglaise de passage avec sa petite bonne irlandaise.
– Pas du tout! interrompit un jeune homme orné de favoris roux. C'est une comtesse allemande et la lectrice polonaise qui l'accompagne en tous lieux.»
Et chacun, tirant de son côté, rentra dans le combat pour l'existence.
Angleterre et Irlande, Allemagne et Pologne? Je ne sais vraiment à laquelle des deux hypothèses m'arrêter. L'une n'est pas plus invraisemblable que l'autre, n'est-ce pas?
Si ça vous amuse, devinez.
Le Beaumarchais. 24 avril 18811.
La Veillée
L'été aux yeux bleus, l'été aux cheveux blonds et aux lèvres chanteuses, l'été couronné de rouges coquelicots, s'est envolé bien loin, bien loin, par delà les prés, par delà les monts, par delà les mers, sur son char léger comme un nid et qu'emportent deux fines hirondelles.
Les dahlias se sont fanés; on a rentré le regain; on a cueilli et mis au pressoir les grappes de la vendange. Le chaume a crié sous les guêtres du chasseur. La terre a laissé tomber sa joyeuse robe verte et s'est vêtue de brun. Et l'automne s'est endormi au fond des bois, sur un lit de feuilles mortes.
Sous le ciel gris, sous le ciel sombre, le jour a rapetissé, rapetissé de plus en plus, comme un bûcheron qui, à chaque pas, se courbe plus bas, et plus bas encore, sous la pesanteur de son fardeau.
Les granges sont pleines, les champs sont nus. Dans l'étable chaude, les bestiaux ruminent; et dans l'air froid de la forêt dépouillée, sur la cime des arbres maigres, les corbeaux noirs saluent de leurs croassements l'Hiver, le rude vieillard à la chevelure blanche qui, lentement, paraît à l'horizon, et qui descend vers la plaine en soufflant dans ses doigts.
C'est le temps des longues veillées. La vallée est blanche de neige; la vallée est blanche comme une tombe. La nuit, cette immense chauve-souris, s'en va plus tard et revient plus tôt; elle étend ses ailes sur la campagne, et il semble que ses grandes et lourdes ailes d'ombre soient devenues plus larges et plus épaisses.
La flamme voltige, rit et bavarde sur les fagots secs. C'est la saison du foyer, et voici le soir venu. La lampe s'allume, les ombres dansent sur les murailles.
Quoique la saison soit dure, les hommes se sont levés de bonne heure, et toute la journée ils ont travaillé dans la grange, dans le grenier, dans la petite cour du fond. Ils ont soupé, ils se sont couchés las. Dans la chambre de derrière, les femmes se sont assises en rond; des voisines sont arrivées; on cause à la lueur de la lampe rougeâtre et fumeuse. Les grand'mères racontent des histoires. Les quenouilles sont garnies, les rouets tournent, et le vieil Hiver, qui aime les veillées et les contes, s'arrête au dehors, s'accoude à la croisée, dans le noir et le froid des ténèbres, regarde vaguement la flamme monter et descendre dans l'âtre, sous le grand manteau de la cheminée, et écoute les éternelles histoires d'amour, de fées ou de fantômes, que les aïeules ridées répètent aux filles naïves.
Les histoires sont douces parfois et parfois terribles. On rit et l'on a peur. Et l'on est heureuse de rire, et l'on est contente d'avoir peur. Les fillettes expérimentées écoutent avidement comment il faut faire, à la Noël, pour savoir si on sera mariée dans l'année, et comment il faut faire, à Pâques-Fleuries, pour savoir avec qui l'on sera mariée. Il vient un silence. Le Souvenir tisonne le coeur à moitié refroidi des pauvres vieilles, et l'Espérance chatouille et fait rougir les vierges potelées. La Jeannette ou la Gothon ouvre un vieux paroissien et lit un chapitre de la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ. Puis les histoires reprennent. C'est la Belle-aux-Cheveux-d'Or ou le Bonhomme-Misère; c'est le fantôme blanc du château des Aigues ou la fée Coloquinte. Une voix fraîche demande ce que c'est qu'un gnome, et le grillon chante dans un coin, et une voix chevrotante ajoute que le grillon est fée, que le grillon est peut-être un gnome. Lisa prétend qu'elle aime mieux les sylphes; la mère Miche dit qu'elle a vu jadis des farfadets, quand elle était enceinte de son fils Jean, qui a été amputé et a péri pendant la guerre contre les Prussiens.
La guerre! on parle alors de la guerre, et des trahisons des généraux, et des petits mobiles qui sont morts de froid à Paris ou dans les montagnes de l'Est; on parle de la rançon, de la revanche; on cite des noms, on maudit les méchants et l'on bénit les bonnes gens de Suisse qui ont si bien accueilli et si bien soigné nos pauvres soldats en déroute. La mère Miche dit que les malheurs ont été pires qu'en mil huit cent quatorze, et que si l'on avait encore pareille infortune, le pays ne s'en relèverait pas.
Une bête s'éveille et mugit dans l'étable; une fille sort et va voir. On se tait. Denise fredonne. Lisa lui dit de chanter; et elle chante, tout en filant, un beau cantique de première communion. On lui demande alors une chanson gaie. Elle n'en sait pas, dit-elle.
«Et celles que René t'a apprises?» lui insinue tout bas la petite Aline.
Denise rougit, mais reste muette. C'est sa grand'tante Ursule, une grand'tante de quatre-vingt-dix ans, qui lui souffle:
Il faut de la coquetterie;
L'amour, oui, l'amour veut cela.
Par ce moyen femme jolie
Toujours, oui, toujours règnera.
La chanson en reste là; le vent hurle, la neige tombe; la mère Miche s'endort sur sa quenouille et ronfle. On la réveille, elle se rendort. Les fillettes parlent un instant de l'amoureux infidèle qui trompa sa fiancée pour épouser une veuve et fut transformé en loup blanc la nuit de ses noces. L'une dit que ce n'est pas vrai, et qu'il s'est sauvé en Amérique avec le précieux magot de sa vieille épousée. L'autre soutient la métamorphose. La conversation languit, les yeux s'appesantissent, on ne travaille plus. On se rapproche, on dit du mal de la femme du meunier, qui a jeté un charme à deux garçons du village.
Sur ce, dix heures sonnent.
«Déjà dix heures! – Maman, réveillez-vous et allons nous mettre au lit!»
On se lève, on tourne, on range; les voisines partent. La fermière et ses deux filles restent seules. La cadette ferme soigneusement les rideaux; l'aînée tire les verrous sur la porte de l'allée. La mère va reposer près de l'époux endormi; les deux petites paysannes s'agenouillent sur l'étroit tapis, au pied de leur couchette blanche; elles font tout haut leur prière à l'unisson, s'embrassent et s'endorment.
O sainte simplicité, veillées du soir, refrains naïfs, calme des villages, bonne odeur des fagots, contes toujours les mêmes et toujours amusants, rires francs et honnêtes médisances! Peut-être valez-vous mieux encore que les propos des valseurs bien gantés et que toutes les représentations du grand Opéra.