Kitabı oku: «A fond de cale», sayfa 12
CHAPITRE XL
La rat scandinave ou rat normand
Si la présence d'un seul rat avait suffi pour me priver de repos, jugez un peu de ce que je devais ressentir après avoir acquis la certitude qu'il y avait dans mon voisinage une bande entière de ces rongeurs. Il y en avait beaucoup plus que je n'en avais chassé de ma cellule, car je me rappelais qu'en fermant l'issue par laquelle une partie de la légion était entrée, j'avais distingué bien d'autres cris et bien d'autres grattements. Quel pouvait être leur nombre? J'avais entendu dire que, dans certains vaisseaux, la quantité de rats qui se réfugient à fond de cale est surprenante. On m'avait dit également que ces rats de navire sont de l'espèce la plus féroce, et que poussés par la faim, ce qui leur arrive souvent, ils n'hésitent pas à se jeter sur des créatures vivantes, et ne redoutent ni les chats ni les chiens.
Ils commettent de grands dégâts parmi les objets de la cargaison, et constituent pour l'armateur un véritable fléau, surtout quand on n'a pas eu soin de bien nettoyer le navire avant d'en faire l'arrimage.
Cette espèce est désignée en Angleterre sous le nom de rat de Norvége, parce qu'elle y a été introduite par les vaisseaux norvégiens. Mais qu'elle soit originaire de la Scandinavie ou d'ailleurs, peu importe, car elle est maintenant répandue sur toute la surface de la terre. Je ne crois pas qu'il y ait un point du globe où un vaisseau quelconque ayant touché, ce rongeur ne s'y rencontre en abondance. S'il est vraiment sorti du Nord, il faut que tous les climats lui soient également favorables, puisqu'il pullule dans les régions les plus chaudes de l'Amérique, où il prospère d'une façon toute spéciale. Dans les Indes occidentales, aussi bien que dans les autres parties du nouveau monde, tous les ports en sont tellement infestés, qu'en certains endroits leur destruction est l'objet d'une lutte constante; et malgré la prime qui est offerte par les municipalités, malgré le carnage qui s'en fait quotidiennement, ces rats n'existent pas moins par légions innombrables dans les ports d'Amérique, dont les quais en bois paraissent être leur asile ordinaire.
En général cette espèce n'est pas très-grosse; on y trouve d'énormes individus, mais ce n'est jamais qu'un fait exceptionnel. C'est moins par la taille que par l'audace qu'elle se distingue; et son appétit féroce joint à sa fécondité, la rend, comme je le disais tout à l'heure, un véritable fléau. Chose remarquable: dès que le rat normand apparaît dans un endroit, il n'en reste plus d'autres au bout de quelques années; d'où l'on a conclu avec raison qu'il détruit ses congénères14. Il ne craint ni les belettes ni les fouines; s'il est moins fort que ces derniers animaux, il compense cette infériorité par le nombre, qui est chez lui de cent contre un, relativement à celui de ses adversaires. Les chats eux-mêmes en ont peur, et choisissent une victime de meilleure composition; jusqu'aux chiens qui s'éloignent du rat de Norvége, à moins d'avoir été dressés d'une manière spéciale à son attaque.
Un fait particulier au rat normand est la science innée de ses intérêts, qui l'empêche de se commettre chaque fois qu'il n'est pas sûr d'un avantage. Est-il peu nombreux dans un endroit, ce rapace effronté devient timide; se croit-il en danger, il se claquemure dans son trou et se tient sur la réserve. Mais dans les pays neufs, où il a ses coudées franches, il pousse la hardiesse jusqu'à braver la présence de l'homme. Sous les tropiques il agit à ciel ouvert, et ne prend pas la peine de se cacher. À la vive clarté de la lune équatoriale, on voit ces rats normands se diriger par cohortes nombreuses vers l'endroit de leurs rapines, sans s'inquiéter des passants. Ils se dérangent un peu à votre approche, et reforment leurs colonies derrière vos talons, avec la même tranquillité que s'ils exerçaient une industrie légale.
J'ignorais tous ces détails à l'époque de ma lutte avec les rats de l'Inca; mais j'en savais assez pour être fort inquiet de cet odieux voisinage; et lorsque j'eus renvoyé de ma cabine cette légion de bêtes maudites, je fus très-loin de me sentir l'esprit léger. «Ils reviendront, me disais-je, peut-être en plus grand nombre; et si le malheur veut qu'ils aient faim, ils seront peut-être assez féroces pour m'attaquer. Je n'ai pas vu tout à l'heure que ma personne les effrayât; ils montaient sur moi avec une audace qui n'est pas rassurante.» Malgré la violence avec laquelle je les avais éconduits, je les entendais trotter près de ma cellule et crier avec rage. On aurait dit qu'ils se battaient. Que deviendrais-je si dans leur fureur ils allaient m'assaillir? D'après ce qu'on m'avait raconté, la chose était possible; je vous laisse à penser quelle était mon impression. L'idée que je pouvais servir de pâture à cette bande vorace me causait une frayeur bien plus grande que celle que j'avais eue d'être noyé au moment de la tempête. Il n'est pas de genre de mort que je n'eusse préféré à celui-là; rien que d'y songer, mon sang se figeait dans mes veines, et mes cheveux se hérissaient.
Je restai à genoux, dans la position que j'avais prise pour chasser les rats en frappant avec ma jaquette; et je me demandais vainement ce qu'il me restait à faire. La première chose était de combattre le sommeil, qui aurait été ma perte. Mais comment faire pour rester éveillé? Je sentais déjà les dents de cette légion infernale pénétrer dans mes chairs; l'agonie était affreuse, et cependant j'avais de la peine à m'empêcher de dormir.
L'excès de fatigue, l'émotion elle-même, qui épuisait mes forces, m'empêchaient de prolonger la lutte. Mes yeux se fermaient déjà; et si je m'endormais, ce serait d'un sommeil de plomb. Je pourrais être victime d'un cauchemar qui paralyserait mes membres, et ne me réveiller que lorsqu'il ne serait plus temps.
J'en étais là, souffrant mille tortures de cette effroyable inquiétude, quand une idée bien simple me traversa l'esprit: c'était de replacer ma jaquette à l'entrée du vide par où pénétraient les rats, ce qui fermerait le passage.
Il n'y avait plus à combattre l'ennemi, plus à espérer de le détruire; j'avais pu y compter lorsque je pensais n'avoir à faire qu'à un ou deux antagonistes; mais à présent qu'il s'agissait d'une légion il fallait y renoncer. Le meilleur parti à prendre était de visiter ma cabine avec soin, et d'en boucher les fissures qui pourraient permettre à un rat de s'y introduire; de cette manière je serais à l'abri d'une invasion, et je pourrais céder au sommeil qui m'accablait.
Sans plus tarder, j'enfonçai ma veste dans l'ouverture que laissaient entre elles les deux futailles; je bouchai les fentes du plancher, en y fourrant mon étoffe de laine; et tout surpris de n'avoir pas eu plus tôt cette bonne idée, je m'étendis sur ma couche, cette fois avec l'assurance de pouvoir dormir sans crainte.
CHAPITRE XLI
Rêve et réalité
À peine avais-je posé la joue sur mon traversin, que je me trouvai dans la terre des songes; quand je dis la terre, c'était de la mer que je rêvais. Ainsi qu'à mon premier cauchemar, j'étais au fond de l'Océan, et d'horribles monstres crabiformes se disposaient à me dévorer.
De temps en temps ces crabes fantastiques étaient changés en rats, et je me croyais en pleine réalité; il me semblait qu'une multitude de ces ignobles créatures se pressait autour de moi dans une attitude belliqueuse; je n'avais que ma jaquette pour me défendre, et j'en usais pour éloigner l'ennemi, en frappant de tous côtés; mes coups tombaient comme grêle, et cependant sans atteindre les rats. Ceux-ci, voyant que tous mes efforts ne leur faisaient aucun mal, en devenaient plus hardis; et l'un d'eux, beaucoup plus gros que les autres, encourageait ses compagnons et commandait l'attaque. Ce n'était pas même un rat, c'était le spectre de celui que j'avais tué, qui excitait ses camarades en leur criant vengeance.
Pendant quelque temps, je réussis à éloigner mes adversaires (je parle toujours de mon rêve); mais je sentais mes forces défaillir, et si l'on ne venait pas m'assister, j'allais être vaincu. Je regardai autour de moi, en appelant au secours de toutes mes forces; mais j'étais seul, personne ne pouvait m'entendre.
Mes assaillants s'aperçurent que mes coups se ralentissaient, qu'ils étaient moins nombreux et moins forts; et, à un signal donné par le spectre de ma victime, la légion sauta sur ma couverture: j'avais des rats en face de moi, à gauche, à droite, par derrière; ils me serraient de tous côtés. Je fis un nouvel effort pour me servir de ma jaquette, mais sans aucun avantage; la place des rats que j'avais repoussés était reprise immédiatement, et par un plus grand nombre, qui surgissaient des ténèbres.
Je laissai retomber mon bras; toute résistance était vaine. Je sentis les odieuses créatures me ramper sur les jambes et sur le corps; elles se groupèrent sur moi comme un essaim d'abeilles qui s'attache à une branche; et leur pesanteur, après m'avoir fait chanceler, m'entraîna lourdement. Toutefois cette chute parut devoir me sauver. Aussitôt que je fus par terre, les rats s'enfuirent, tout effrayés de l'effet qu'ils avaient produit.
Enchanté de ce dénoûment, je fus quelques minutes sans pouvoir me l'expliquer; mais bientôt mes idées s'éclaircirent, et je vis avec bonheur que toute la scène précédente n'avait été qu'un rêve. Il s'était dissipé sous l'impression de la chute qu'il me semblait avoir faite, et qui m'avait réveillé si à propos.
Cependant ma joie fut de très-courte durée: tout dans mon rêve n'était pas illusion; des rats s'étaient promenés sur moi; il y en avait encore dans ma cellule; je les entendais courir, et avant que je pusse me lever, l'un d'eux me passa sur la figure.
Comment avaient-ils fait pour entrer? Le mystère de leur apparition était une nouvelle cause de terreur. Avaient-ils repoussé la veste pour s'ouvrir un passage? Non; celle-ci était à sa place, telle que je l'y avais mise. Je la retirai pour en frapper autour de moi et chasser l'horrible engeance. À force de cris et de coups, j'y parvins comme la première fois; mais je restai plus abattu que jamais, car je ne m'expliquais pas comment ils avaient pu entrer dans ma cellule, malgré mes précautions.
Je fus d'abord très-intrigué; puis je finis par trouver le mot de l'énigme. Ce n'était pas par l'ouverture que fermait l'habit qu'ils avaient pénétré, c'était par une autre dont ils avaient rongé le tampon, sans doute insuffisant.
Ma curiosité pouvait être satisfaite; mais mes alarmes n'en étaient pas moins grandes; au contraire, elles n'en devenaient que plus vives. Quelle obstination chez ces rats! Qu'est-ce qui pouvait les attirer dans ma cabine, où ils ne recevaient que des coups, et où l'un d'eux avait trouvé la mort? Cela ne pouvait être que l'envie de me dévorer.
J'avais beau me creuser l'esprit, je ne voyais pas d'autre motif à leur entêtement.
Cette conviction réveilla tout mon courage; je n'avais dormi qu'une heure; mais il fallait avant tout réparer ma forteresse et augmenter mes moyens de défense. J'enlevai l'un après l'autre tous les morceaux d'étoffe qui bouchaient les fentes, les ouvertures de ma cabine, et je les remis avec plus de solidité; j'allai même jusqu'à tirer de la caisse, où elles étaient renfermées, deux pièces de drap, pour augmenter l'épaisseur de mes tampons. Il y avait précisément à côté de cette caisse une multitude de crevasses qui me donnèrent beaucoup de peine, et qu'après avoir remplies du mieux possible, je fortifiai d'un rouleau d'étoffe, posé debout et violemment enfoncé dans une encoignure qui se trouvait là: celle qui résultait du vide par où je m'étais introduit dans ma triste cachette. Une fois ma nouvelle redoute érigée, il n'y avait plus moyen, même pour un rat, de pénétrer dans ma cellule; je pouvais dormir tranquille. Le seul désavantage de ce bastion, était de me masquer la boîte où j'avais mon biscuit, et de m'empêcher d'y arriver facilement. Toutefois je m'en étais aperçu avant la complète érection du fort, et j'avais sorti de la caisse une quantité de biscuits suffisante pour vivre pendant quinze jours. Lorsqu'elle serait épuisée, je dérangerais ma pièce d'étoffe, et avant que les rats aient pu venir, je serais approvisionné pour la quinzaine suivante.
Il s'écoula deux heures avant que j'eusse terminé ces nouvelles dispositions; car je mettais le plus grand soin à réparer mes murailles; c'était une affaire sérieuse, non pas un jeu, que de se défendre contre un pareil ennemi.
Lorsque ma clôture fut aussi rassurante que possible, je me disposai à dormir, bien certain cette fois que ce serait pour un long somme.
CHAPITRE XLII
Profond sommeil
Mon espoir ne fut pas trompé; je dormis pendant douze heures, non pas toutefois sans faire d'horribles rêves; je me battis avec les rats, avec les crabes, et mon sommeil fut bien loin de me donner le repos que j'en attendais. J'aurais à cet égard aussi bien fait de ne pas dormir, je ne crois pas que ma fatigue en eût été plus grande; mais j'eus à mon réveil une satisfaction bien vive, en ne trouvant dans ma cellule aucun des intrus qui avaient rempli mes rêves, et en m'assurant que mes fortifications n'avaient souffert aucune atteinte.
Les jours suivants se passèrent dans la même quiétude; sous le rapport de mes dangereux voisins, et j'en éprouvai une sorte de bien-être qui ne fut pas sans douceur.
Quand la mer était calme, j'entendais mes rats courir au dehors en créatures affairées, trottiner sur les caisses, grignoter les marchandises et pousser de temps en temps des cris de rage, comme s'ils s'étaient dévorés entre eux. Mais leur voix et leurs pas ne me causaient plus de terreur, depuis que j'avais le certitude qu'ils ne viendraient plus dans ma cabine.
Lorsque par hasard j'étais forcé de déranger mes tampons, j'avais bien soin de les replacer au plus vite, pour que les fines créatures ne pussent pas même se douter qu'une issue avait été libre. Mais s'il me rassurait contre l'invasion étrangère, ce calfeutrage était, d'autre part, une cause de grande souffrance. La chaleur était excessive, et comme pas un souffle d'air ne pénétrait dans ma cellule, j'étais comme dans un four. Nous étions probablement sous l'équateur, tout au moins dans la région des tropiques, et c'est à cela que nous devions notre atmosphère paisible; car sous cette latitude le vent est bien plus calme que dans la zone tempérée. Une fois cependant nous y éprouvâmes une tempête qui dura vingt-quatre heures; elle fut suivie comme à l'ordinaire du soulèvement des flots, et je crus encore que nous allions faire naufrage.
Cette fois je n'eus pas le mal de mer; j'étais habitué au mouvement des vagues, mais je fus horriblement bousculé par le roulis, poussé contre la futaille, rejeté contre le flanc du navire, et meurtri comme si j'avais reçu la bastonnade. Les secousses du bâtiment faisaient jouer les caisses et les barriques; mes tampons se dérangeaient et finissaient par tomber; la peur de l'invasion me reprenait aussitôt, et je passais tout mon temps à me relever de mes chutes, pour boucher les crevasses qui se renouvelaient sans cesse.
Mieux valait, après tout, s'occuper à cela que de n'avoir rien à faire; la nécessité d'entretenir mes remparts m'aida à passer le temps; et les deux jours que dura la tempête, y compris le soulèvement des flots qui en est la suite, me parurent beaucoup moins longs que les autres. Je souffrais bien davantage quand il me fallait rester oisif, en proie aux tortures que l'isolement et les ténèbres me causaient alors, et qui devenaient si vives que je craignais d'en perdre la raison.
Vingt jours s'étaient écoulés depuis que j'avais établi mon bilan; je le voyais à la taille qui me servait d'almanach. Sans cette indication, j'aurais pensé qu'ils y avait bien trois mois, pour ne pas dire trois ans, tant les journées m'avaient paru longues.
Pendant ce temps-là, j'avais strictement observé la loi que je m'étais faite à l'égard de ma nourriture. Malgré la faim que j'avais eue, et qui souvent m'aurait permis d'absorber en une fois la part de toute la semaine, je n'avais jamais excédé ma ration. Que d'efforts cette observance rigoureuse m'avait coûtés! Combien chaque jour il me fallait de courage pour diviser mon biscuit, et pour mettre à part la moitié qui s'attachait à mes doigts, et que réclamait mon estomac! Mais j'avais triomphé de moi-même, à l'exception du lendemain de la première tempête, où, il vous en souvient, j'avais mangé quatre biscuits en un seul repas; et je me félicitais d'avoir bravé les exigences d'un appétit dévorant.
Quant à la soif, je n'en avais pas souffert; ma ration d'eau était suffisante, et plus d'une fois je ne l'avais pas même absorbée complétement.
J'en étais là, quand la provision de biscuits que j'avais faite, se trouva enfin épuisée. «Tant mieux, pensais-je, c'est une preuve que le vaisseau marche, puisqu'il y en avait pour quinze jours, autant de moins à passer dans mon cachot.» Il fallait retourner au magasin, reprendre des biscuits pour une nouvelle quinzaine, et tout d'abord retirer la pièce de drap qui me fortifiait de ce côté.
Chose bizarre! tandis que je procédais à cette opération, une anxiété singulière s'empara de mon esprit, ma poitrine se serra: c'était le pressentiment d'un grand malheur, ou plutôt l'effroi causé par un bruit que je ne pouvais attribuer qu'à mes odieux voisins. Bien souvent, et même près qui toujours, des bruits semblables avaient résonné autour de ma cabine; mais aucun ne m'avait fait cette impression, et vous allez le comprendre: les grignotements que j'entendais alors m'arrivaient de la caisse où étaient mes biscuits.
C'est en tremblant que je retirai l'étoffe qui masquait mon garde-manger; en tremblant de plus en plus que j'étendis les mains pour les plonger dans la boîte.
Miséricorde!.. elle était vide!
Pas tout à fait cependant, mes doigts en y fouillant s'étaient posés sur un objet lisse et moelleux qui avait fui tout à coup: c'était un rat; je retirai ma main prestement. À côté de lui, j'en avais senti un autre, puis un troisième, une tablée tout entière.
Ils s'échappèrent dans toutes les directions; quelques-uns rebondirent contre ma poitrine, tandis que les autres, se heurtant aux parois de la caisse, poussaient des cris aigus.
Ils furent bientôt dispersés; mais, hélas! de toute ma réserve de biscuits, je ne trouvai plus qu'un tas de miettes que les rats étaient en train de faire disparaître lors de mon arrivée.
Cette découverte me foudroya, et je restai quelque temps sans avoir conscience de moi-même.
Les conséquences d'un pareil événement étaient faciles à prévoir: la faim, avec toutes ses horreurs, était en face de moi. Les débris qu'avaient laissés les hideux convives, et qui auraient été dévorés comme le reste, si j'étais venu seulement une heure plus tard, ne suffiraient pas pour me soutenir pendant huit jours; qu'arriverait-il ensuite?
Plus d'espoir! la mort était certaine, et quelle mort!
Terrifié par cette horrible perspective, je ne pris pas même les précautions nécessaires pour empêcher les rats de remonter dans la caisse. J'étais condamné à mourir de faim, j'en avais la certitude, à quoi bon différer l'exécution de l'arrêt? Autant mourir tout de suite que d'attendre la fin de la semaine. Vivre quelques jours en pensant à un supplice inévitable, était plus affreux que la mort; et la pensée du suicide me vint de nouveau à l'esprit.
Néanmoins elle ne me troubla qu'un instant; je me rappelais qu'à l'époque où je l'avais eue pour la première fois, ma position était encore plus affreuse, la mort plus imminente; que j'y avais cependant échappé comme par miracle; et je me disais que le salut était encore possible. Je n'en voyais pas le moyen, mais la Providence me l'indiquerait, et en appelant toutes mes forces à mon aide je pourrais peut-être sortir de cette épreuve. Toujours est-il que le souvenir du passé, et les réflexions qui en découlaient, me rendirent un peu d'espoir; c'était une lueur bien vague, bien faible assurément, mais qui suffit à réveiller mon courage et à me tirer de mon état de prostration. Les rats commençaient à se rapprocher de la caisse pour y continuer leur repas, et la nécessité de leur en défendre l'accès me rendit mon énergie.
Ils n'avaient pas touché à mes fortifications; c'était par derrière qu'ils avaient pénétré dans le magasin, en passant sur la caisse d'étoffe que je leur avais ouverte. Il était fort heureux qu'ils eussent rencontré la planche que j'avais mise au fond de la boîte pour empêcher mes vivres de tomber, car sans cela je n'aurais pas retrouvé une miette de biscuits; mais ce n'était qu'une question de temps: dès que les rats savaient que derrière cette planche il y avait à faire bombance, ils n'avaient pas hésité à la ronger pour en venir aux biscuits, et nul doute que ce ne fût avec la connaissance du contenu de la caisse et l'intention d'en profiter, qu'ils avaient mis tant d'ardeur à pénétrer dans ma cellule, d'où ils pouvaient d'un bond s'installer dans la boîte.
Combien je regrettais de n'avoir pas mieux protégé mon magasin! J'en avais eu la pensée; mais je ne me figurais pas que ces maudits rongeurs s'y introduiraient par derrière; et tant qu'ils n'entraient pas dans ma cabine, je croyais n'avoir rien à craindre de leur voracité.
Il était trop tard pour y songer; comme tous les regrets, les miens étaient inutiles; et poussé par l'instinct qui vous porte à prolonger votre existence, en dépit des idées de suicide que vous avez pu concevoir, je rangeai sur la tablette qui était dans ma cabine les débris que les rats avaient laissés dans la caisse. Je me calfeutrai de nouveau, et me couchai pour réfléchir à ma situation, que ce nouveau malheur rendait plus sombre que jamais.