Kitabı oku: «A fond de cale», sayfa 3
CHAPITRE VII
À la recherche d'un oursin
Je touchai bientôt de mes mains cette perche intéressante, et j'éprouvai en ce moment autant d'orgueil que si elle eût été le pôle nord, et que j'en eusse fait la découverte. Quelle surprise en voyant les dimensions de cette pièce de bois? Combien la distance m'avait trompé à son égard! Vue du rivage, elle ne paraissait pas plus grosse que le manche d'une houe, et la protubérance dont elle était couronnée semblait à peine égaler une betterave, ou un navet de belle taille. Jugez de mon étonnement quand je trouvai mon bâton un peu plus gros que ma cuisse, et le navet ayant deux fois la grosseur de mon corps. Ce n'était ni plus ni moins qu'un baril de la contenance de quarante à cinquante litres. Posé à l'extrémité de la pièce de bois, qui le traversait dans sa longueur, ce petit tonneau était peint en blanc; ce que je savais du reste, car je l'avais vu souvent briller au soleil, tandis que la perche restait brune. Celle-ci avait été sans doute peinte autrefois, mais lavée souvent par l'eau de mer, qui dans les tempêtes s'élançait jusqu'en haut du baril, la couleur en avait disparu peu à peu.
Je ne m'étais pas moins trompé quant à son élévation: du rivage elle me paraissait être de la taille d'un homme ordinaire, tandis qu'en réalité elle se dressait au-dessus de ma tête comme le mat d'un sloop, et devait bien avoir sept ou huit mètres de hauteur.
L'étendue de mon îlot me surprenait également, je le croyais à peine de quelques pieds carrés, là il avait au moins un demi-hectare. Presque toute et surface en était couverte de galets, depuis la grosseur d'un caillou jusqu'à celle d'une futaille; et çà et là on y voyait des quartiers de roche engagés dans les interstices du rocher fondamental. Toutes ces pierres, quel que fût leur volume, étaient revêtues d'une substance noirâtre et gluante, et supportaient, en divers endroits, un lit d'herbes marines de différentes espèces. Quelques-unes de ces algues m'étaient familières pour les avoir vues sur la côte, où elles sont déposées par le flux; et depuis quelque temps j'avais fait avec elles plus intime connaissance, en aidant à les répandre dans les champs de mon oncle, où elles fumaient les pommes de terre.
Après avoir satisfait ma curiosité à l'égard de la pièce de bois qui servait de signal, et fait mes conjectures relativement au volume du baril, je commençai l'exploration de mon île. Je voulais non seulement reconnaître les lieux, mais encore trouver un coquillage, une curiosité quelconque, afin d'avoir un souvenir de cette excursion, aussi agréable qu'aventureuse.
Il était moins facile de parcourir cet écueil bouleversé que je ne l'avais cru d'abord: les pierres, recouvertes, ainsi que je l'ai dit plus haut, d'une espèce de glu marine, étaient aussi glissantes que si elles avaient été savonnées; et dès les premiers pas je fis une chute assez cruelle, sans parler des efforts qu'il fallait faire pour gravir les fragments de rochers qui se trouvaient sur mon passage.
Je tournais le dos à l'endroit où j'avais laissé mon batelet, et je me demandai si je ne ferais pas mieux de revenir sur mes pas; mais en face de moi une sorte de presqu'île s'avançait dans la mer, et il me semblait voir à son extrémité un amas de coquillages précieux qui redoublèrent mon envie d'en posséder plusieurs.
J'avais déjà remarqué différentes coquilles dans le sable qui se trouvait entre les quartiers de roche; les unes étaient vides, les autres habitées; mais elles me semblaient trop communes; je les avais toujours vues depuis que j'allais sur la grève, et je les retrouvais dans les pommes de terre de mon oncle, où elles étaient apportées avec le varech. Du reste, elles n'avaient rien de curieux, ce n'étaient que des moules, des manches de couteau et des pétoncles. Il n'y avait pas d'huîtres, sans cela j'en aurais avalé une ou deux douzaines, car l'appétit commençait à se faire sentir. Les crabes et les homards étaient abondants, mais je ne voulais pas les manger crus, et il m'était impossible de les faire cuire. D'ailleurs ma faim était encore très supportable.
Ce qui me faisait aller au bout de cette pointe rocailleuse, où j'apercevais des coquillages, c'était le désir de me procurer un oursin. J'avais toujours eu envie de posséder un bel échantillon de cette singulière coquille; je n'avais jamais pu m'en procurer une seule. Quelques-uns de ces échinodermes s'apercevaient bien de temps en temps près du village, mais ils n'y restaient pas; c'était dans le pays un objet assez rare, par conséquent d'une valeur relative, et qu'on posait sur la cheminée, dont il faisait l'ornement. Comme on visitait fort peu le récif, qui était assez loin de la côte, j'avais l'espoir d'y trouver cette coquille, et je regardais avec attention dans toutes les crevasses, dans toutes les cavités où mon œil pouvait atteindre.
À mesure que j'avançais, les formes brillantes qui m'avaient attiré devenaient de plus en plus distinctes, et j'étais sûr de trouver parmi elles quelque chose de précieux. Je n'en marchais pas plus vite, sachant bien qu'elles ne s'éloigneraient pas, car c'étaient d'anciennes demeures abandonnées depuis longtemps; j'avais donc la certitude qu'elles resteraient à la même place, et je ne voulais pas négliger ce qui pouvait être sur ma route. Précaution inutile; je ne vis rien qui fût à ma convenance tant que je n'arrivai pas à l'endroit en question; mais alors quelle découverte! C'était le plus bel oursin qu'on eût jamais rencontré; il était rond comme une orange, et sa couleur était d'un rouge foncé; mais je n'ai pas besoin de vous le décrire; quel est celui d'entre vous qui ne connaît pas l'oursin8?
J'eus bientôt ramassé ma coquille, dont j'admirai avec joie les courbes charmantes et les écussons qui la rendaient si jolie. C'était la plus curieuse de toutes celles que j'avais vues, et je me félicitais d'avoir à conserver de ma promenade un souvenir aussi précieux.
Quand, après l'avoir bien examinée à l'extérieur, j'eus lorgné la cavité qu'elle présentait, et qui avait servi de logette à l'oursin même, logette blanche et propre qui m'amusa par ses mille petits trous rangés en lignes, je me rappelai que j'avais vu d'autres coquilles, et je me mis en devoir d'en ramasser. Il y en avait de quatre espèces, toutes les quatre fort jolies et complétement nouvelles pour moi. J'en mis dans mes poches tant qu'elles purent en contenir, et les mains pleines je revins sur mes pas avec l'intention de me rembarquer.
Mais, ô stupeur! les coquilles m'échappèrent des mains, et peu s'en fallut que je ne les suivisse dans leur chute. Ô mon bateau, mon bateau!
CHAPITRE VIII
Perte du petit canot
Vous jugez de ma surprise, ou plutôt de mon alarme.
«Qu'est-ce que c'était? demandez-vous; est-ce que l'esquif avait disparu? Non; mais pour moi cela n'en valait guère mieux, il s'était éloigné.
La crique où je l'avais mis était vide; en jetant les yeux sur la mer, je vis mon canot voguant à l'aventure et déjà loin du rocher. Ce n'était pas étonnant, j'avais oublié de l'amarrer; dans ma précipitation, je n'avais pas pris le cordage qui devait me servir à le fixer au bord de l'écueil; la brise, en fraîchissant, l'avait poussé hors de la crique, et bientôt en pleine mer.
Vous comprenez ma position: comment ravoir mon canot, et sans lui comment revenir à la côte? Je ne pouvais pas franchir à la nage les trois milles qui me séparaient de la grève. Personne ne viendrait à mon secours. Il était impossible que l'on pût me voir du rivage, ou que l'on connût ma position. Le petit canot, lui-même, ne serait pas aperçu; je savais maintenant combien le volume des objets est diminué par la distance: le récif que je croyais s'élever à peine à trente centimètres au-dessus de l'eau, y était à plus d'un mètre; et mon batelet devait être invisible à tous les flâneurs qui se promenaient sur la grève, à moins qu'on ne fût armé d'un télescope; mais quelle improbabilité!
Plus j'y réfléchissais, plus j'étais malheureux; plus je comprenais le péril où m'avait placé ma négligence. Que faire, quel parti prendre? je n'avais pas d'autre alternative que de rester où j'étais. Si je pouvais néanmoins regagner mon canot à la nage? Il n'était pas encore assez loin pour que je ne pusse pas l'atteindre; mais il s'éloignait toujours, et je n'avais pas une minute à perdre, si je voulais mettre ce projet à exécution.
Je me dépouillai de mes habits en toute hâte, et les jetai derrière moi, ainsi que mes souliers, mes bas et ma chemise, afin d'avoir toute la liberté de mes mouvements.
Une fois à la mer je me dirigeai vers mon bateau, sans me détourner de la ligne droite; hélas! j'eus beau redoubler de vigueur, je ne voyais pas diminuer la distance qui me séparait de l'embarcation. Je finis par comprendre qu'il me serait impossible de la gagner de vitesse, et que mes efforts étaient complétement inutiles. J'eus un instant de désespoir; si je ne pouvais ressaisir mon canot, il me faudrait revenir à l'écueil ou tomber au fond de la mer, puisqu'il m'aurait été aussi difficile d'atteindre le rivage que de traverser l'Atlantique. J'étais assez bon nageur pour ne pas m'inquiéter d'avoir un mille à franchir; mais le triple était au-dessus de mes forces; et puis le vent ne poussait pas le canot droit à la côte, et dans la direction que j'avais prise pour le suivre, il y avait au moins dix milles entre la terre et moi.
Découragé dans mon entreprise, il ne me restait plus qu'à me retourner vers l'écueil, et j'allais m'y décider, lorsqu'il me sembla que le batelet virait de bord, décrivait une ligne oblique, et revenait un peu de mon côté, par suite d'une bouffée de vent qui soufflait d'un autre point.
Je continuai ma route, et quelques minutes après j'eus la satisfaction de poser les mains sur le bordage du bateau, ce qui me permit de reprendre haleine et de me reposer un instant.
Dès que j'eus recouvré un peu de force j'essayai d'entrer dans le canot; malheureusement j'étais trop lourd, en dépit de ma petite taille, et le frêle esquif chavira en me faisant faire un plongeon. Bientôt revenu à la surface de l'eau, je ressaisis mon batelet et je fis un effort pour me hisser sur la quille, où je voulais me mettre à cheval. Cette tentative ne fut pas plus heureuse; en me cramponnant au canot pour faire mon escalade, je perdis l'équilibre, et tirai tellement à moi, que l'esquif chavira de nouveau et se retrouva la face en l'air. J'en fus d'abord satisfait; pourtant ma joie ne devait pas être de longue durée; la barque en se retournant avait puisé beaucoup d'eau: il est vrai que ce lest imprévu me donna le moyen d'entrer sain et sauf dans l'esquif, devenu assez lourd pour rester sur sa quille; mais à peine y étais-je entré que je sentis le canot s'enfoncer peu à peu sous le poids que j'ajoutais à celui du liquide; j'aurais dû me replonger dans la mer, afin d'empêcher le bateau de couler à fond; mais j'avais presque perdu la tête; je restai dans la barque, l'eau me montait jusqu'aux genoux, je pensai à vider le bateau; mais le poêlon qui me servait d'écope, avait disparu en même temps que les rames, qui flottaient à une assez grande distance.
Dans mon désespoir je mis à rejeter l'eau avec mes mains, c'était bien inutile: à peine avais-je puisé cinq ou six fois que le bateau coula tout à fait; je n'eus que le temps de sauter à la mer, et de m'éloigner pour échapper au tourbillon que le canot produisit en sombrant.
Je jetai un regard sur l'endroit où il avait disparu, et je me dirigeai vers le récif qui était mon seul refuge.
CHAPITRE IX
Sur l'écueil
J'atteignis enfin les rochers, non sans peine, car j'avais le courant contre moi; ce n'était pas seulement la brise, mais encore la marée montante qui avait entraîné mon bateau. Cependant j'arrivai au but; l'effort qui me porta sur l'écueil était le dernier que j'aurais pu faire, et je demeurai complétement épuisé sur le roc, où j'avais rampé en sortant des flots.
Toutefois je ne restai pas dans l'inaction plus qu'il n'était nécessaire; la marée ne badine pas; et dès que j'eus repris haleine, je fus bientôt sur pied.
Chose étrange! mes regards se tournèrent du côté ou mon canot s'était perdu; je ne saurais dire pourquoi; peut-être avais-je une vague espérance de voir mon pauvre batelet surgir de l'eau, et se diriger vers l'écueil; mais je n'aperçus que les rames, qui flottaient dans le lointain, et qui dans tous les cas n'auraient pu me rendre aucun service.
Je jetai les yeux vers la côte; mais c'est à peine si je distinguais les maisons du village. Comme pour ajouter à l'horreur de ma situation, le temps s'était couvert, et le ciel m'était caché par des nuées grises que le vent chassait avec violence.
Je ne pouvais pas même crier pour demander du secours; à quoi bon? ma voix que le bruit des vagues aurait étouffée, ne se serait pas entendue, quand même il aurait fait beau; je le comprenais si bien que je restai silencieux.
Et pas un navire, pas un bateau sur la baie! C'était le dimanche, personne n'allait à la pêche; les seules embarcations qui fussent dehors conduisaient leurs passagers à un phare célèbre, situé à quelques milles du village, et qui servait de but de promenade à ceux qui voulaient faire une partie de plaisir. Il était probable qu'Henry Blou s'y trouvait avec les autres.
Pas une voile aux quatre points de l'horizon; la mer était déserte, et je me sentais aussi abandonné que si j'avais été au fond d'un cercueil.
Je me rappelle encore l'effroi que j'éprouvai de cette solitude; et je me souviens de m'être affaissé sur moi-même, en pleurant avec désespoir.
Les goëlands et les mouettes, probablement irrités de ma présence qui avait troublé leur repas, arrivaient en foule et planaient au-dessus de ma tête, en m'assourdissant de leurs cris odieux.
L'un ou l'autre s'abattait sur moi jusqu'à m'effleurer les mains, et ne s'éloignait que pour revenir l'instant d'après en criant d'une façon qui redoublait mon agonie. Je commençais à craindre que ces oiseaux sauvages n'en vinssent à m'attaquer; mais je suppose que j'éveillais plutôt leur curiosité que leur appétit vorace.
J'avais beau réfléchir; je ne voyais pas autre chose à faire que de m'asseoir ou de rester debout, si je l'aimais mieux, en attendant qu'on vînt à mon secours.
Mais quand y viendrait-on? Ce serait le plus grand des hasards si quelqu'un tournait les yeux dans la direction du récif. À l'œil nu personne ne pouvait m'y découvrir. Deux bateliers, Henry Blou et un autre, avaient bien un télescope, mais ce n'était que rarement qu'ils en faisaient usage; et en supposant qu'ils s'en servissent, il était fort douteux qu'ils prissent l'écueil pour point de mire. Aucun bateau ne venait jamais de ce côté, et les navires qui se dirigeaient vers le port ou qui en sortaient, passaient au large pour éviter le récif. J'avais bien peu de chances d'être aperçu du rivage; peut-être moins encore de voir passer un bateau assez près de moi pour que je pusse m'y faire entendre.
C'est avec une tristesse indicible que j'allai m'asseoir sur un quartier de roche, en attendant le sort qui m'était réservé.
Toutefois je ne pensais pas rester sur cet écueil assez longtemps pour y mourir de faim. J'espérais qu'Henry, ne voyant pas revenir le canot, finirait par se mettre à ma recherche. À vrai dire, il ne rentrerait que le soir, et ne s'apercevrait de l'absence de son bateau qu'à la nuit close. Mais il saurait bien qui l'avait pris; j'étais le seul du village qui eût le privilége de s'en servir; dans son inquiétude Henry Blou irait jusqu'à la ferme, et ne me trouvant pas chez mon oncle, il était probable qu'il devinerait mon aventure, et saurait me retrouver.
Cette pensée me rendit toute ma confiance, et dès qu'elle se fut emparée de mon esprit, je fus beaucoup moins troublé du péril de ma situation que du dommage dont mon imprudence avait été la cause. Je pâlissais rien que d'y songer: comment regarder en face mon ami Blou? Comment réparer la perte que j'avais faite! La chose était sérieuse; je ne possédais pas un farthing, et mon oncle payerait-il le canot? J'avais bien peur que non. Il fallait pourtant qu'on dédommageât le batelier de cette perte considérable; comment faire? Si mon oncle, pensais-je, voulait seulement me permettre de travailler pour Henry, je m'acquitterais de cette façon; mon ami Blou me retiendrait tant par semaine jusqu'à ce que le bateau fût payé, en supposant qu'il eût quelque chose à me faire faire.
Je me mis à calculer approximativement ce que devait coûter un canot pareil à celui que j'avais perdu, et combien il me faudrait de temps pour me libérer de ma dette. Quant au reste, je ne pensais pas que ma vie fût en péril. Je m'attendais, il est vrai, à souffrir de la faim et du froid, à être plus ou moins mouillé, car je savais qu'à une certaine heure, la mer couvrait l'écueil; et il était certain que je passerais la nuit dans l'eau.
Mais quelle serait sa profondeur?
En aurais-je jusqu'aux genoux?
Je cherchai un indice qui pût me faire découvrir quelle était la hauteur des marées ordinaires. Je savais que le rocher disparaissait entièrement; on voyait du rivage les flots rouler sur lui; mais j'étais persuadé avec beaucoup d'autres, que la mer le recouvrait seulement d'un ou deux décimètres.
Je ne vis rien tout d'abord qui pût me renseigner sur ce que je voulais savoir; à la fin cependant mes yeux rencontrèrent le poteau qui supportait le signal; et je me dirigeai vers lui, bien certain d'y trouver ce que je cherchais; on y voyait une ligne circulaire, peinte en blanc, qui était sans doute une ligne d'eau; jugez de ma terreur quand je découvris que cette ligne était à deux mètres au-dessus du roc.
Rendu à demi fou par cette découverte, je m'approchai du poteau, et levai les yeux; hélas! je ne m'étais pas trompé; la ligne blanche était bien loin au-dessus de ma tête; c'était tout ce que je pouvais faire, en me mettant sur la pointe des pieds, que d'y atteindre du bout des doigts.
Un frisson d'horreur parcourut tous mes membres; le péril était trop clairement démontré: avant qu'on pût venir à mon secours, la marée couvrirait tout l'écueil; je serais balayé du récif, et englouti par les flots.
CHAPITRE X
Escalade
Ma vie n'était pas seulement en danger, la mort était presque certaine; l'espérance que j'avais eue d'être sauvé était détruite; la marée serait de retour avant le soir, dans quelques heures elle submergerait l'îlot, tout serait fini pour moi. On ne s'apercevrait de mon absence qu'après la fin du jour, et il serait trop tard: la marée n'attend pas.
Un profond désespoir s'était emparé de mon âme, qu'il paralysait complétement. Je ne pouvais plus penser, je ne distinguais plus rien de ce qui m'environnait. Mes yeux étaient attachés sur la mer, et je regardais machinalement les vagues. De temps à autre la conscience se réveillait à demi, je tournais la tête, je cherchais à découvrir quelque voile se dirigeant de mon côté; mais rien n'interrompait la monotonie des flots, si ce n'est parfois un goëland qui revenait planer autour du récif, comme s'il avait été surpris de me voir à pareille place, et qu'il se fût demandé si je n'allais pas bientôt partir.
Tout à coup mes yeux rencontrèrent le poteau dont l'examen avait causé ma stupeur, et cette fois en le voyant j'eus un rayon d'espoir. Je pouvais encore me sauver en grimpant à son sommet, et en m'installant sur la futaille jusqu'à la marée descendante. La mer n'arrivait pas à la moitié de ce poteau, et je n'aurais plus rien à craindre dès que je serais perché sur la barrique.
Toute la question était d'y arriver; la chose me paraissait facile. Je grimpais bien à un arbre, pourquoi n'aurais-je pas escaladé le support de mon tonneau? Je passerais sur ma futaille une assez mauvaise nuit; mais je serais à l'abri de tout péril, et le lendemain matin, je me trouverais encore de ce monde, où je rirais de ma frayeur.
Ranimé par cette espérance, je m'approchai du poteau avec l'intention d'y grimper; ce n'est pas que je voulusse m'établir à mon poste; il serait bien temps de le faire quand l'îlot serait inondé; mais je voulais être sûr de pouvoir accomplir mon escalade, au moment où il n'y aurait plus moyen de la différer.
C'était beaucoup moins facile que je ne l'avais cru d'abord, surtout pour commencer; la partie inférieure du poteau était enduite, jusqu'à deux mètres au moins, de cette espèce de glu marine dont les rochers étaient couverts, et cet enduit le rendait aussi glissant que les mâts de cocagne que j'avais vus à la fête de notre village.
Il me fallut échouer plusieurs fois avant de réussir à dépasser la ligne blanche; le reste fut plus aisé, et je ne tardai pas à être au bout du poteau. Arrivé là, je me félicitai d'être parvenu à mon but, et j'étendis la main pour saisir le bord de la futaille. Quelle amère déception!
J'avais le bras trop court pour atteindre l'extrémité du tonneau; le bout de mes doigts n'arrivait qu'au ventre de la barrique, où je n'avais aucune prise, et il m'était impossible de gravir jusqu'au faîte.
Je ne pouvais pas davantage garder ma position; mes forces ne tardèrent pas à s'épuiser, et l'instant d'après j'avais glissé malgré moi jusqu'en bas du poteau.
Mes nouvelles tentatives ne furent pas plus heureuses; j'avais beau étendre les bras, étirer les jambes, faire mille et un efforts pour me hisser plus haut, je n'arrivais toujours qu'au milieu de la futaille; et comme le poteau n'offrait pas la moindre saillie, je me retrouvais sur le rocher plus vite que je ne voulais.
Malgré cela, je ne cédai point au désespoir; l'approche du péril tenait au contraire mon esprit en éveil; et conservant tout mon sang-froid, je me mis à chercher ce qu'il y avait de mieux à faire.
Si j'avais eu seulement un couteau, j'aurais pu entailler la pièce de bois, et poser les pieds sur les crans que j'y aurais faits; mais je n'avais pas même un canif, et à moins de ronger le poteau avec mes dents, il fallait renoncer à l'entamer. Vous voyez que ma position était critique.
J'en étais là, quand une idée lumineuse me traversa l'esprit. Pourquoi ne ferais-je pas un tas de pierres à côté du poteau? Je pourrais l'élever jusqu'à la ligne blanche, monter dessus et m'y trouver sain et sauf. Quelques fragments de roche avaient été placés autour du signal pour en consolider la base; il ne me restait plus qu'à poser des galets sur cette première assise pour me bâtir un cairn9, dont la plate-forme me servirait de refuge.
Ravi de ce nouvel expédient, je ne perdis pas une seconde, et je me mis en devoir d'exécuter mon projet. Les pierres détachées étaient nombreuses autour de moi, et je pensais qu'en moins d'un quart d'heure j'aurais terminé mon édifice. Mais à peine à la besogne, je m'aperçus de la difficulté de mon entreprise, et je vis qu'elle me demanderait plus de temps que je ne l'avais supposé. Les pierres étaient glissantes, elles m'échappaient des mains; les unes étaient trop lourdes, les autres, que je croyais libres, étaient à demi enterrées dans le sable d'où je ne pouvais les arracher.
Je n'en travaillai pas moins avec ardeur, appelant à mon aide toute l'énergie dont j'étais susceptible. Avec le temps j'étais bien sûr de réussir; mais aurais-je celui de terminer mon entreprise? c'était là toute la question.
La marée montait lentement, mais avec certitude. Le flot s'avançait d'une manière incessante: je le voyais venir, léchant l'écueil, l'inondant de plus en plus, et il ne devait s'arrêter qu'après avoir passé au-dessus de ma tête.
En vain j'essayai d'aller plus vite; je pouvais à peine me soutenir, j'étais tombé vingt fois; mes genoux, écorchés par les pierres, étaient sanglants, mais je ne songeais pas à mes blessures; il s'agissait de perdre ou de conserver la vie, et dans cette lutte avec la mort, j'oubliais la douleur.
Ma pile s'élevait à la hauteur de mon front avant que la marée eût couvert la surface de l'écueil; mais ce n'était pas assez; il fallait, pour qu'elle atteignît la ligne d'étiage, qu'elle eût encore plus de cinquante centimètres, et je poursuivis mon travail avec une ferveur que rien ne décourageait.
Malheureusement plus la besogne avançait, plus elle était difficile, j'avais employé toutes les pierres qui se trouvaient près du poteau; il fallait aller beaucoup plus loin pour s'en procurer d'autres; cela me prenait du temps, occasionnait de nouvelles chutes, qui me retardaient encore; puis j'avais bien plus de peine à me décharger de mes pierres, à présent que ma pyramide était aussi haute que moi; la pose de chacune d'elles exigeait plusieurs minutes, et quand j'avais réussi à mettre mon galet à sa place, il arrivait souvent qu'il perdait l'équilibre, et roulait jusqu'en bas, en menaçant de m'écraser.
Après deux heures de travail, j'arrivai au terme de mon ouvrage; non pas que je l'eusse fini; mais la marée venait l'interrompre; la marée, qui après avoir atteint le niveau du récif, en avait immédiatement couvert toute la surface.
Il était cependant impossible de renoncer à ma dernière chance de salut; j'avais de l'eau jusqu'aux genoux, il me fallait plonger pour détacher les pierres que je portais à ma pile. L'écume salée me fouettait le visage, de grandes lames s'élevaient au-dessus de ma tête, et m'enveloppaient tout entier; mais je travaillais toujours.
La mer devint si profonde et si violente que je perdis pied sur le roc, et c'est moitié à gué, moitié à la nage, que je transportai mon dernier galet; dès qu'il fut à sa place, je me hissai bien vite sur la pile que je venais d'ériger, et me serrant contre le poteau que j'embrassai avec force, je regardai, en tremblant, la marée qui continuait à grandir.