Kitabı oku: «A fond de cale», sayfa 5
CHAPITRE XV
Fuite
Il était presque nuit quand nous arrivâmes à la maison, et j'eus soin, pendant tout le reste de la soirée, d'agir avec autant de naturel que si rien d'extraordinaire ne s'était passé dans mon esprit. Combien mon oncle et les domestiques de la ferme étaient loin de se douter du projet caché dans ma poitrine, et qui par intervalles me faisait bondir le cœur.
Il y avait des instants où je me repentais d'avoir pris cette résolution. Quand je regardais les figures qui m'étaient familières, quand je me disais que je les voyais peut-être pour la dernière fois, que plus d'une serait triste de mon départ, j'en étais certain, quand je songeais à la déception de ces braves gens, qui m'accuseraient de les avoir trompés, je déplorais ma passion maritime et j'aurais voulu ne pas partir. Que n'aurais-je pas donné pour avoir quelqu'un à qui demander conseil au milieu de toutes mes incertitudes! Si l'on m'avait donné l'avis de renoncer à ce voyage, je suis sûr que je serais resté à la maison, du moins pour cette fois-là; car à la fin mon esprit aventureux et mes goûts nautiques m'auraient toujours entraîné à la mer.
Vous vous étonnez sans doute qu'en pareille circonstance je n'aie pas été voir mon ami Blou, pour lui confier mon dessein et recevoir son opinion; c'est bien ce que j'aurais fait si Henry avait encore été au village; mais il n'y était plus; il avait vendu son bateau, et s'était engagé dans la marine, il y avait déjà six mois. Peut-être que s'il fût resté au pays, je n'aurais pas eu si grande envie de partir; mais depuis qu'il nous avait quittés, je ne songeais plus qu'à suivre son exemple, et chaque fois que je regardais la mer, mon désir de m'embarquer se renouvelait avec une violence inexprimable.
Un prisonnier qui regarde à travers les barreaux de sa prison n'aurait pas aspiré plus vivement après la liberté que je ne souhaitais d'être bien loin, sur les vagues de l'Océan. Je le répète, si j'avais eu près de moi mon ami Blou, il est possible que j'eusse agi différemment; mais il n'y était pas, et je n'avais plus personne à qui faire part de mon secret. Il y avait bien à la ferme un jeune homme que j'aimais beaucoup et dont j'étais le favori; j'avais été vingt fois sur le point de tout lui dire, et vingt fois les paroles s'étaient arrêtées sur mes lèvres. Il ne m'aurait pas trahi, j'en avais la certitude, mais à condition que je renoncerais à mon dessein; et je n'avais pas le courage de demander un avis que je savais d'avance opposé à mes désirs.
On soupa; j'allai me coucher comme à l'ordinaire. Vous supposez que je fus debout peu de temps après, et que je m'échappai pendant la nuit; vous vous trompez; je ne quittai mon lit qu'au moment où chacun se levait d'habitude. Je n'avais pas fermé l'œil; les pensées qui se pressaient dans ma tête m'avaient empêché de dormir; et je rêvais tout éveillé, de grands vaisseaux ballottés sur les vagues, de grands mâts touchant les nues, de cordages goudronnés que je maniais avec ardeur, et qui me brisaient les doigts, et les couvraient d'ampoules.
J'avais d'abord songé à m'enfuir pendant la nuit, ce que je pouvais faire aisément sans réveiller personne. De temps immémorial on ne se rappelait pas qu'un vol eût été commis dans le village, et toutes les portes, même celle de la rue, n'étaient fermées qu'au loquet. Cette nuit-là, surtout, rien n'était plus facile que de s'échapper sans bruit; mon oncle, trouvant la chaleur étouffante, avait laissé notre porte entr'ouverte, et j'aurais pu sortir sans même la faire crier.
Mais après mûres réflexions, car j'avais plus de jugement qu'il n'est ordinaire à mon âge, je compris que cette équipée aurait le même résultat que si je n'étais pas revenu avec John. On s'apercevrait de mon départ dès le matin, on se mettrait à ma poursuite; quelques-uns des chercheurs se douteraient bien de la route que j'avais prise, et l'on me trouverait à la ville, absolument comme si j'y avais passé la nuit. Il était d'ailleurs bien inutile de quitter la ferme longtemps d'avance: elle n'était qu'à huit ou neuf kilomètres du port; j'arriverais trop tôt si je partais avant le jour; le capitaine ne serait pas levé, et je serais obligé d'attendre son réveil pour me présenter à lui.
Je restai donc à la maison jusqu'au matin, bien que j'attendisse avec impatience l'heure où je pourrais partir. À déjeuner quelqu'un fit observer que j'étais pâle, et que je ne semblais pas dans mon assiette ordinaire. John attribua mon malaise à la fatigue que j'avais eue la veille par cette chaleur excessive, et chacun fut satisfait de l'explication.
Je tremblais qu'en sortant de table on ne me donnât quelque ouvrage qui ne me permît pas de m'échapper, tel que de mener un cheval en compagnie d'un domestique, ou de servir d'aide à quelque travailleur. Mais, ce jour-là, fort heureusement, il ne se trouva pas de besogne pour moi, et je gardai ma liberté.
J'allais encore, de temps en temps, m'amuser avec mon sloop sur le bassin du parc; d'autres enfants de mon âge avaient également de petits bateaux, des schooners ou des bricks; et c'était pour nous un grand plaisir de lancer nos esquifs, et de les faire jouter ensemble. Or, le jour en question était précisément un samedi; l'école était fermée ce jour-là, et je savais que la plupart de mes camarades se rendraient au bassin dès qu'ils auraient déjeuné. Pourquoi n'y serais-je pas allé, puisque je n'avais rien à faire? Le motif était plausible, et me fournissait une excuse pour ne revenir que le soir. Je pris donc mon sloop, que je portai visiblement pour qu'on sût où je me rendais. Je traversai la cour sous les yeux des domestiques, et me dirigeai vers le parc; il me sembla même prudent d'y entrer et de faire une apparition près du bassin, où plusieurs de mes camarades étaient déjà réunis.
«Si je leur confiais mes intentions, s'ils pouvaient seulement s'en douter, pensais-je, quelle surprise et quel tumulte cela produirait parmi eux!»
Ils me dirent tous qu'ils étaient enchantés de me voir, et m'accueillirent de manière à me le prouver. J'avais été pendant ces derniers mois constamment occupé à la ferme, et les occasions où je pouvais venir jouer avec eux étaient maintenant bien rares; aussi ma présence leur fit-elle un vrai plaisir. Mais je ne restai au bord du bassin que le temps nécessaire à la flottille pour faire sa traversée. Je repris mon sloop, qui avait été vainqueur dans cette régate en miniature, et le mettant sous mon bras, je souhaitai le bonjour à mes amis. Chacun fut étonné de me voir partir sitôt; mais je leur donnai je ne sais quelle excuse dont ils se contentèrent.
Au moment de franchir l'enceinte du parc, je jetai un dernier regard sur mes compagnons d'enfance, et des larmes couvrirent mes yeux, lorsque je me détournai pour continuer ma route.
Je rampai le long du mur, dans la crainte d'être aperçu, et me trouvai bientôt sur le chemin qui conduisait à la ville; je me gardai bien d'y rester, et pris à travers champs, afin de gagner un bois qui suivait la même direction. Vous sentez de quelle importance il était pour moi de me cacher le plus tôt possible; je pouvais rencontrer quelque habitant du village qui m'aurait embarrassé en me demandant où j'allais, et qui du reste, en cas de poursuites, aurait guidé les gens qui se seraient mis à ma recherche.
Une autre inquiétude ne me tourmentait pas moins, j'ignorais à quel moment on lèverait l'ancre de l'Inca, j'avais craint, en partant de meilleure heure, d'arriver trop tôt, et de laisser aux gens, qui s'apercevraient de mon absence, le temps nécessaire pour me rejoindre avant qu'on eût mis à la voile. Mais si j'arrivais trop tard, mon désappointement serait plus cruel que toutes les punitions que j'aurais à subir au sujet de mon escapade.
Il ne me venait pas à l'idée qu'on pût refuser mes services; j'avais oublié la petitesse de ma taille; la grandeur de mes desseins m'avait élevé dans ma propre estime jusqu'aux dimensions d'un homme.
J'atteignis le bois dont j'ai parlé plus haut, et le traversai complétement sans rien voir, ni garde, ni chasseur. Il fallut bien en sortir, lorsque je fus arrivé au bout, et reprendre à travers champs; mais j'étais loin du village, à une certaine distance de la route, et je ne craignais plus de rencontrer personne de connaissance.
Bientôt j'aperçus les clochers de la ville qui m'indiquèrent la direction qu'il fallait prendre; et franchissant des haies et des fossés nombreux, suivant des chemins privés, des sentiers défendus, j'entrai dans les faubourgs, je m'engageai au milieu de rues étroites, et finis par en trouver une qui conduisait au port. Mon cœur battit vivement lorsque mes yeux s'arrêtèrent sur le grand mât qui, de sa pointe, dépassait tous les autres, et dont le pavillon flottait fièrement au-dessus de la pomme de girouette.
Je courus devant moi sans regarder à mes côtés, je me précipitai sur la planche qui aboutissait au navire, je traversai le passavant, et me trouvai sur l'Inca.
CHAPITRE XVI
L'Inca et son équipage
Je m'étais arrêté près de la grande écoutille, où cinq ou six matelots entouraient une pile de caisses et de futailles qu'ils descendaient dans la cale au moyen d'un palan. Ils étaient en manches de chemises, portaient des blouses de Guernesey et de larges pantalons de toile, tout barbouillés de graisse et de goudron. Au milieu de ce groupe de travailleurs était un individu couvert d'une vareuse de drap bleu avec un pantalon du même; je fus persuadé que c'était le capitaine, car je me figurais que le chef d'un aussi beau navire devait être un homme de grande taille et superbement vêtu.
Cet homme en drap bleu dirigeait les matelots et leur donnait des ordres, auxquels je crus voir qu'on n'obéissait pas toujours; les travailleurs se permettaient même d'émettre un avis contraire à celui du chef, et parfois les opinions étaient si différentes qu'on finissait par se disputer au sujet de ce qu'il y avait à faire.
Cela vous prouve que sur l'Inca la discipline était peu observée, ainsi qu'il arrive souvent dans la marine marchande. Les paroles des uns, les cris des autres, le craquement des poulies, le choc des caisses et des futailles, la chute des fardeaux qui tombaient sur le pont, tout cela faisait un bruit dont on n'a pas d'idée: j'en fus littéralement pris de vertige, et restai plusieurs minutes sans pouvoir distinguer ce qui se passait autour de moi.
Au bout de quelques instants l'énorme tonneau qu'il s'agissait de descendre ayant gagné le fond de la cale, et se trouvant mis en place, le bruit s'apaisa et les hommes se reposèrent. C'est alors que je fus aperçu par un matelot, qui s'écria en me regardant d'un air railleur:
«Ohé! petit épissoir10, qu'y a-t-il pour ton service? Viens-tu pour qu'on t'embarque?
– Mais non, dit un autre, puisqu'il est capitaine et qu'il a son navire.»
C'était une allusion au petit schooner que je tenais à la main.
«Ohé! du schooner, ohé! Pour quelle destination?» cria un troisième en regardant de mon côté.
Chacun éclata de rire et attacha sur moi des regards à la fois curieux et railleurs.
Déconcerté par cette réception peu bienveillante, je ne savais que dire pour expliquer mon affaire, lorsque je fus tiré d'embarras par l'homme en vareuse qui, s'étant approché, me demanda d'un air sérieux ce qui m'amenait à bord.
Je lui répondis que je voulais voir le capitaine. Je croyais toujours qu'il était le chef du bâtiment, et que c'était à lui que je devais présenter ma requête.
«Voir le capitaine! répéta-t-il d'un air surpris. Et qu'avez-vous à lui demander? Je suis le second du navire, si pour vous c'est la même chose, vous n'avez qu'à parler.»
J'hésitai d'abord à lui répondre; mais il représentait le capitaine et je crus pouvoir lui déclarer mes intentions.
«Je voudrais être marin,» lui dis-je en m'efforçant d'empêcher ma voix de trembler.
Si l'équipage avait ri tout à l'heure, il rit encore plus fort maintenant, et le monsieur en vareuse joignit ses éclats de rire à ceux de tous les matelots.
«Bill! cria l'un de ces derniers en s'adressant à un camarade qui se trouvait à distance: ne vois-tu pas ce marmouset qui voudrait être marin? Bonté divine! un petit bonhomme de deux liards, pas assez long pour faire seulement un chevillot! un marin! Bonté du ciel!
– Est-ce que sa mère sait où il est? répondit le camarade.
– Oh! que non, dit un troisième, pas plus que son père, je le garantirais bien; le fanfan leur a tiré la révérence. Tu les as plantés là, n'est-ce pas, jeune épinoche.
– Écoutez-moi, dit l'homme habillé de bleu, retournez auprès de votre mère; faites-lui mes compliments, et dites-lui de ma part de vous attacher au pied d'une chaise avec les cordons de sa jupe; elle fera bien de vous y tenir amarré pendant cinq ou six ans.»
Ces paroles excitèrent un nouvel éclat de rire. Dans mon humiliation, et ne sachant que leur répondre:
«Je n'ai pas de mère, pas de chez nous,» balbutiai-je tout confus.
Le visage dur et grossier des hommes qui m'entouraient changea aussitôt d'expression, et j'entendis autour de moi quelques mots de sympathie.
Cependant l'homme en vareuse conserva son air moqueur, et me dit sur le même ton:
«Dans ce cas-là, mon bambin, allez trouver votre père, et dites-lui de vous donner le fouet.
– Mon père est mort, répondis-je en baissant la tête.
– Pauvre petit diable! c'est tout de même un orphelin, dit un matelot d'une voix compatissante.
– Si vous n'avez pas de père, continua l'homme en vareuse, qui paraissait être une brute sans cœur, allez chez votre grand'mère, chez votre oncle ou chez votre tante, allez où vous voudrez, mais partez d'ici bien vite, ou je vous fais hisser au bout d'un câble, et donner dix coups de corde; m'avez-vous entendu?»
Très-mortifié de cette menace, je m'éloignais sans mot dire; j'avais gagné le passavant, et je mettais le pied sur la planche, lorsque je vis un homme se diriger vers le navire que j'étais en train de quitter. Il portait le costume de ville: habit noir et chapeau de castor; mais un je ne sais quoi m'annonça qu'il appartenait à la marine; son teint bruni par le vent et le soleil, quelque chose de particulier dans le regard, dans la démarche, étaient pour moi des indices qui ne pouvaient pas me tromper. Il avait un pantalon bleu, de drap pilote, qui ne pouvait appartenir qu'à un homme de mer; et il me vint à l'idée que ce devait être le capitaine.
J'en eus bientôt la certitude; il franchit le passavant, mit le pied sur le pont de manière à montrer qu'il était le maître, et je l'entendis aussitôt donner des ordres d'un ton d'autorité qui n'admettait pas de réplique.
Il me sembla qu'en m'adressant à lui j'aurais encore la chance de réussir, et je le suivis sans hésiter vers le gaillard d'arrière, dont il avait pris le chemin.
En dépit des remontrances de deux ou trois matelots, je parvins à rejoindre le capitaine, et j'arrivai près de lui, juste au moment où il allait entrer dans sa cabine.
Je l'arrêtai par un pan de l'habit; il se retourna d'un air étonné, et me demanda ce que je lui voulais.
Je lui adressai ma requête aussi brièvement que possible, et j'attendis avec émotion. Pour toute réponse il se mit à rire, appela un de ses hommes, et d'une voix qui n'avait rien de méchant:
«Waters, dit-il, prenez ce bambin sur vos épaules, et mettez-le sur le quai.»
Il n'ajouta pas une parole, descendit l'échelle et disparut à mes yeux.
Au milieu de ma douleur je me sentis enlever par les bras vigoureux du matelot, qui, après avoir franchi le bordage et la planche, fit quelques pas et me déposa sur le pavé.
«Pauvre mignon! me dit-il avec douceur, écoute bien Jack Waters: gare-toi de l'eau salée le plus longtemps que tu pourras; tu serais pris par les requins, ils te mangeraient, et ne feraient qu'une bouchée de ta personne.»
Il s'arrêta et sembla réfléchir.
«Ainsi, reprit-il d'une voix encore plus douce, tu es donc orphelin? Tu n'as ni père, ni mère?
– Ni l'un ni l'autre, répondis-je.
– Quelle pitié! moi aussi j'ai été orphelin. C'est égal, tu es un brave petit marmot; tu voudrais être marin, ça mérite quelque chose. Si j'étais capitaine, moi, je te prendrais tout de même; seulement je ne le suis pas et ne peux rien faire pour toi; mais je reviendrai un jour, et tu auras peut-être grandi. En attendant, garde ça comme souvenir; à mon retour n'oublie pas de me le montrer, ça te fera reconnaître; et qui sait? j'aurai peut-être un cadre pour toi. Bonjour et que Dieu te protége! Retourne au logis, comme un bon petit garçon, et n'en sors pas que tu ne sois un peu plus grand.»
En disant ces paroles, l'excellent Jack Waters me donna son couteau; puis il se dirigea vers le navire, et me laissa sur le quai.
Aussi touché que surpris de cet acte de bienveillance, je suivis le marin des yeux, et mettant le couteau dans ma poche par un mouvement machinal, je restai immobile à la place où m'avait quitté Jack Waters.
CHAPITRE XVII
Pas assez grand
Je n'avais jamais été aussi cruellement déçu. Tous mes rêves s'étaient évanouis en moins de quelques minutes; moi qui croyais avant peu carguer les voiles du grand perroquet, et visiter de nouveaux pays, j'étais repoussé, chassé du navire où j'avais cru me faire admettre, et sur lequel j'avais fondé tant d'espérances.
Mon premier sentiment fut une humiliation profonde; j'étais persuadé que tous les passants devinaient ma déconvenue; et les matelots, dont je voyais la figure se tourner de mon côté, me paraissaient avoir une expression railleuse, qui mettait le comble à ma douleur. Je n'eus pas la force d'endurer plus longtemps un pareil supplice, et je m'en fus de l'endroit où il m'était imposé.
D'énormes caisses, des futailles, des ballots de marchandises étaient rassemblés sur le quai, et laissaient entre eux un espace assez grand pour qu'on pût s'y introduire; je me faufilai dans l'un de ces étroits passages qui m'offraient un asile, et j'y fus caché à tous les gens du port, qui, de leur coté, disparurent à mes yeux. Une fois à l'abri de tous les regards, je ressentis le bien-être que l'on éprouve au sortir du péril, tant il est agréable d'échapper au ridicule, alors même qu'on est certain de ne pas l'avoir mérité.
Parmi les caisses au milieu desquelles je me trouvais, il y en avait une assez petite pour me servir de siége; j'allai m'y asseoir, et me cachant le visage dans mes mains, je m'abandonnai à mes tristes réflexions.
Que me restait-il à faire? Devais-je renoncer à la marine, retourner à la ferme, et vivre chez mon oncle?
C'était, me direz-vous, le meilleur parti à prendre, le plus sage, surtout le plus naturel. Peut-être avez-vous raison; mais si la pensée en vint à mon esprit, elle s'éloigna aussitôt, et n'influa nullement sur ma conduite.
«Je ne reculerai pas comme un lâche, me disais-je en moi-même; ils ne m'ont pas abattu; je suis entré dans la voie que je veux suivre, et j'irai jusqu'au bout. Ils ont refusé, il est vrai, de m'admettre sur l'Inca, mais c'est un petit malheur; il y a d'autres vaisseaux dans le port, on les compte par vingtaines, et il est possible que plus d'un soit enchanté de m'avoir. Dans tous les cas, je ferai une nouvelle tentative avant de renoncer à mes projets.
«Pourquoi me refuserait-on? continuai-je poursuivant mon monologue. Pourquoi? je le demande. Quel motif aurait-on de repousser mes services? je travaillerais de si bon cœur! Peut-être n'ai-je pas la taille nécessaire? Les autres m'ont comparé à un épissoir, à un chevillot; je ne sais pas ce que cela veut dire, mais il est certain que cette comparaison injurieuse signifiait que je n'étais pas assez grand pour être admis dans l'équipage. Pour faire un matelot, je le comprends; mais un mousse! la chose est différente. J'ai entendu dire qu'il y en avait de plus jeunes que moi; il est vrai qu'ils pouvaient être moins petits. Quelle taille ai-je donc? Si j'avais seulement un mètre pour le savoir au juste! Il faut que je sois bien distrait pour ne m'être pas mesuré avant de quitter la ferme.»
Le cours de mes pensées fut interrompu en ce moment par la vue de quelques chiffres grossièrement tracés à la craie sur l'une des caisses voisines. Après les avoir examinés avec attention, je vis qu'ils marquaient un mètre vingt centimètres, et je compris qu'ils se rapportaient à la longueur de la caisse. Peut-être le charpentier les avait-il faits pour se rendre compte de son ouvrage, peut-être pour l'instruction des matelots qui devaient charger le navire.
Quoi qu'il en soit, ils me donnèrent le moyen de connaître ma taille à deux centimètres près, et voici de quelle façon: je me couchai par terre, en ayant soin de placer mes pieds de niveau avec l'une des extrémités de la caisse, je m'étendis de tout mon long, et je posai ma main à l'endroit où atteignait le dessus de ma tête. Hélas! il n'arrivait pas à l'autre bout du colis; j'eus beau m'allonger de toutes mes forces, tendre le cou, étirer mes jointures, il s'en fallait d'au moins cinq centimètres que je n'eusse en hauteur la longueur de cette caisse. J'avais donc à peine un mètre quinze; c'était bien peu pour un garçon plein d'audace, et je me relevai tout confus de cette découverte.
Avant d'en acquérir la certitude, j'étais vraiment bien loin de me croire d'aussi petite taille. Quel est celui qui, à douze ans, ne s'imagine pas qu'il est bien près d'être un homme! Je ne pouvais plus me faire illusion; un mètre quinze centimètres! Il n'était pas étonnant que Jacques Waters m'eût appelé marmouset, et ses camarades épissoir et chevillot.
Le découragement s'était emparé de mon âme; pouvais-je, en bonne conscience, renouveler mes démarches? Quel est le capitaine qui voudrait m'accepter? un vrai Lilliputien! Je n'avais jamais vu de mousse qui eût un mètre quinze. À vrai dire, je n'en avais jamais vu absolument parlant. Tous ceux qui en remplissaient les fonctions, à bord des schooners qui visitaient notre port, avaient la taille d'un homme, et pour ainsi dire en avaient l'âge. Il n'y avait donc plus d'espérance, et rien autre chose à faire que de rentrer au logis.
Toutefois, j'allai me rasseoir sur ma petite caisse, afin de réfléchir à ce parti désespéré. J'ai toujours eu l'esprit inventif, même dès ma plus tendre enfance, et je trouvai bientôt de nouvelles combinaisons qui devaient me permettre d'exécuter mes projets dans toute leur étendue. On m'avait parlé d'hommes et d'enfants qui s'étaient cachés à bord d'un vaisseau, et qui n'avaient abandonné leur refuge qu'au moment où l'on se trouvait en pleine mer, c'est-à-dire quand on ne pouvait plus les renvoyer.
À peine ces audacieux personnages m'étaient-ils revenus à l'esprit, que je fus décidé à suivre leur exemple. Quoi de plus facile que d'entrer furtivement dans l'un des navires dont le port était rempli, dans celui même dont on m'avait chassé d'une façon si injurieuse. Il était le seul, à vrai dire, qui parût sur le point de mettre à la voile; mais il y en aurait par douzaines qui dussent partir en même temps que lui, que je lui aurais encore donné la préférence.
Il est aisé de le comprendre; c'était me venger des railleries dont j'avais été l'objet, surtout des insultes du second, que de jouer un pareil tour à ces messieurs, et d'être embarqué sur l'Inca en dépit de leurs dédains. J'étais bien sûr qu'ils ne me jetteraient pas par-dessus le bord; à l'exception de l'homme en vareuse, on n'avait pas été méchant. Les matelots avaient ri, c'était bien naturel; mais ils avaient fait entendre des paroles de pitié, dès qu'ils avaient su que je n'avais ni père ni mère.
Il était donc résolu que je partais pour le Pérou; et cela dans le grand vaisseau d'où l'on m'avait chassé.