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Kitabı oku: «Les chasseurs de chevelures», sayfa 2

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II
LA FIEVRE DE LA PRAIRIE

Nous employames une semaine a nous pourvoir de mules et de wagons a Independance, puis nous nous mimes en route a travers les plaines. Le caravane se composait de cent wagons conduits par environ deux cents hommes. Deux de ces enormes vehicules contenaient toute ma pacotille. Pour en avoir soin, j'avais engage deux grands et maigres Missouriens a longues chevelures. J'avais aussi pris avec moi un Canadien nomade, appele Gode, qui tenait a la fois du serviteur et du compagnon. Que sont devenus les brillants gentlemen de l'hotel des Planteurs? ont-ils ete laisses en arriere? On ne voit la que des hommes en blouse de chasse, coiffes de chapeaux rabattus. Oui, mais ces chapeaux recouvrent les memes figures, et sous ces blouses grossieres on retrouve les joyeux compagnons que nous avons connus. La soie noire et les diamants ont disparu; les marchands sont pares de leur costume des prairies. La description de ma propre toilette donnera une idee de la leur, car j'avais pris soin de me vetir comme eux. Figurez-vous une blouse de chasse de daim faconnee. Je ne puis mieux caracteriser la forme de ce vetement qu'en le comparant a la tunique des anciens. Il est d'une couleur jaune clair, coquettement orne de piqures et de broderies; le collet, car il y a un petit collet, est frange d'aiguillettes taillees dans le cuir meme. La jupe, ample et longue, est brochee d'une frange semblable. Une paire de jambards en drap rouge montant jusqu'a la cuisse, emprisonne un fort pantalon et de lourdes bottes armees de grands eperons de cuivre. Une chemise de cotonnade de couleur, une cravate bleue et un chapeau de Guayaquil a larges bords completent le liste des pieces de mon vetement. Derriere, moi sur l'arriere de ma selle, on peut voir un objet d'un rouge vif roule en cylindre. C'est mon mackinaw, piece essentielle entre toutes, car elle me sert de lit la nuit et de manteau dans toutes les autres occasions. Au milieu se trouve une petite fente par laquelle je passe ma tete quand il fait froid ou quand il pleut, et je me trouve ainsi couvert jusqu'a la cheville.

Ainsi que je l'ai dit, mes compagnons de voyage sont habilles comme moi. A quelque difference pres dans la couleur de la couverture et des guetres, dans le tissu de la chemise, la description que j'ai donnee peut etre consideree comme un type du costume de la prairie. Nous sommes tous egalement armes et equipes a peu de chose pres de la meme maniere. Pour ma part, je puis dire que je suis arme jusqu'aux dents. Mes fontes sont garnies d'une paire de revolvers de Colt, a gros calibre, de six coups chacun. Dans ma ceinture, j'en ai une autre paire de plus petits, de cinq coups chacun. De plus, j'ai mon rifle leger, ce qui me fait en tout vingt-trois coups a tirer en autant de secondes. En outre, je porte dans ma ceinture une longue lame brillante connue sous le nom de bowie-knife (couteau recourbe). Cet instrument est tout a la fois mon couteau de chasse et mon couteau de table, en un mot, mon couteau pour tout faire. Mon equipement se compose d'une gibeciere, d'une poire a poudre en bandouliere, d'une forte gourde et d'un havre-sac pour mes rations. Mais si nous sommes equipes de meme, nous sommes diversement montes. Les uns chevauchent sur des mules, les autres sur des mustangs1; peu d'entre nous ont emmene leur cheval americain favori. Je suis du nombre de ces derniers.

Je monte un etalon a robe brun fonce, a jambes noires, et dont le museau a la couleur de la fougere fletrie. C'est un demi-sang arabe, admirablement proportionne. Il repond au nom de Moro, nom espagnol qu'il a recu, j'ignore pourquoi, du planteur louisianais de qui je l'ai achete. J'ai retenu ce nom auquel il repond parfaitement. Il est beau, vigoureux et rapide. Plusieurs de mes compagnons se prennent de passion pour lui pendant la route, et m'en offrent des prix considerables. Mais je ne suis pas tente de m'en defaire, mon noble Moro me sert trop bien. De jour en jour je m'attache davantage a lui. Mon chien Alp, un Saint-Bernard que j'ai achete d'un emigrant suisse a Saint-Louis, possede aussi une grande part de mes affections. En me reportant a mon livre de notes, je trouve que nous voyageames pendant plusieurs semaines a travers les prairies, sans aucun incident digne d'interet. Pour moi, l'aspect des choses constituait un interet assez grand; je ne me rappelle pas avoir vu un tableau plus emouvant que celui de notre longue caravane de wagons; ces navires de la prairie, se deroulaient sur la plaine, ou grimpant lentement quelque pente douce, leurs baches blanches se detachant en contraste sur le vert sombre de l'herbe. La nuit, le camp retranche par la ceinture des wagons et les chevaux attaches a des piquets autour formaient un tableau non moins pittoresque. Le paysage, tout nouveau pour moi, m'impressionnait d'une facon toute particuliere. Les cours d'eau etaient marques par de hautes bordures de cotonniers dont les troncs, semblables a des colonnes, supportaient un epais feuillage argente. Ces bordures, par leur rencontre en differents points, semblaient former comme des clotures et divisaient la prairie de telle sorte, que nous paraissions voyager a travers des champs bordes de haies gigantesques. Nous traversames plusieurs rivieres, les unes a gue, les autres, plus larges et plus profondes, en faisant flotter nos wagons. De temps en temps nous apercevions des daims et des antilopes, et nos chasseurs en tuaient quelques-uns; mais nous n'avions pas encore atteint le territoire des buffalos.

Parfois nous faisions une halte d'un jour, pour reparer nos forces, dans quelque vallon boise, garni d'une herbe epaisse et arrose d'une eau pure. De temps a autre, nous etions arretes pour racommoder un timon ou un essieu brise, ou pour degager un wagon embourbe. J'avais peu a m'inquieter, pour ma part, de mes equipages. Mes Missouriens se trouvaient etre d'adroits et vigoureux compagnons qui savaient se tirer d'affaire en s'aidant l'un l'autre, et sans se lamenter a propos de chaque accident, comme si tout eut ete perdu. L'herbe etait haute; nos mules et nos boeufs, au lieu de maigrir, devenaient plus gras de jour en jour. Je pouvais disposer de la meilleure part du mais dont mes wagons etaient pourvus en faveur de Moro, qui se trouvait tres-bien de cette nourriture.

Comme nous approchions de l'Arkansas, nous apercumes des hommes a cheval qui disparaissaient derrieres des collines. C'etaient des Pawnees, et, pendant plusieurs jours, des troupes de ces farouches guerriers roderent sur les flancs de la caravane. Mais ils reconnaissaient notre force, et se tenaient hors de portee de nos longues carabines. Chaque jour m'apportait une nouvelle impression, soit incident de voyage, soit aspect du paysage, Gode, qui avait ete successivement voyageur, chasseur, trappeur et coureur de bois, m'avait, dans nos conversations intimes, instruit de plusieurs details relatifs a la vie de la prairie; grace a cela j'etais a meme de faire bonne figure au milieu de mes nouveaux camarades. De son cote, Saint-Vrain, dont le caractere franc et genereux m'avait inspire une vive sympathie, n'epargnait aucun soin pour me rendre le voyage agreable. De telle sorte que les courses du jour et les histoires terribles des veillees de nuit m'eurent bientot inocule la passion de cette nouvelle vie. J'avais gagne la fievre de la prairie. C'est ce que mes compagnons me dirent en riant. Je compris plus tard la signification de ces mots: La fievre de la prairie! Oui, j'etais justement en train de m'inoculer cette etrange affection. Elle s'emparait de moi rapidement. Les souvenirs de la famille commencaient a s'effacer de mon esprit; et avec eux s'evanouissaient les folles illusions de l'ambition juvenile. Les plaisirs de la ville n'avaient plus aucun echo dans mon coeur, et je perdais toute memoire des doux yeux, des tresses soyeuses, des vives emotions de l'amour, si fecondes en tourments; toutes ces impressions anciennes s'effacaient; il semblait qu'elles n'eussent jamais existe, que je ne les eusse jamais ressenties! mes forces intellectuelles et physiques s'accroissaient; je sentais une vivacite d'esprit, une vigueur de corps, que je ne m'etais jamais connues. Je trouvais du plaisir dans le mouvement. Mon sang coulait plus chaud et plus rapide dans mes veines, ma vue etait devenue plus percante; je pouvais regarder fixement le soleil sans baisser les paupieres. Etais-je penetre d'une portion de l'essence divine qui remplit, anime ces vastes solitudes qu'elle semble plus particulierement habiter? Qui pourrait repondre a cela? – La fievre de la prairie! – Je la sens a present! Tandis que j'ecris ces memoires, mes doigts se crispent comme pour saisir les renes, mes genoux se rapprochent, mes muscles se roidissent comme pour etreindre les flancs de mon noble cheval, et je m'elance a travers les vagues verdoyantes de la mer-prairie.

III
COURSE A DOS DE BUFFALO

Il s'etait ecoule environ quatre jours quand nous atteignimes les bords de l'Arkansas, environ six milles au-dessous des Plum Buttes2. Nos wagons furent formes en cercle et nous etablimes notre camp. Jusque-la nous n'avions vu qu'un tres-petit nombre de buffalos; quelques males egares, tout au plus deux ou trois ensemble, et ils ne se laissaient pas approcher. C'etait bien la saison de leurs courses; mais nous n'avions rencontre encore aucun de ces grands troupeaux emportes par le rut.

– La-bas! cria Saint-Vrain, voila de la viande fraiche pour notre souper.

Nous tournames les yeux vers le nord-ouest, que nous indiquait notre ami. Sur l'escarpement d'un plateau peu eleve, cinq silhouettes noires se decoupaient a l'horizon. Il nous suffit d'un coup d'oeil pour reconnaitre des buffalos. Au moment ou Saint-Vrain parlait, nous etions en train de desseller nos chevaux. Reboucler les sangles, rabattre les etriers, sauter en selle et s'elancer au galop fut l'affaire d'un moment. La moitie d'entre nous environ partit: quelques-uns, comme moi, pour le simple plaisir de courir, tandis que d'autres, vieux chasseurs, semblaient sentir la chair fraiche. Nous n'avions fait qu'une faible journee de marche; nos chevaux etaient encore tout frais, et en trois fois l'espace de quelques minutes, les trois milles qui nous separaient des betes fauves furent reduits a un. La nous fumes eventes. Plusieurs d'entre nous, et j'etais du nombre, n'ayant pas l'experience de la prairie, dedaignant les avis, ayant galope droit en avant, et les buffalos, ouvrant leurs narines au vent, nous avaient sentis. L'un d'eux leva sa tete velue, renifla, frappa le sol de son sabot, se roula par terre, se releva de nouveau, et partit rapidement, suivi de ses quatre compagnons. Il ne nous restait plus d'autre alternative que d'abandonner la chasse, ou de lancer nos chevaux sur les traces des buffalos. Nous primes ce dernier parti, et nous pressames notre galop. Tout a la fois, nous nous dirigions vers une ligne qui nous faisait l'effet d'un mur de terre de six pieds de haut. C'etait comme une immense marche d'escalier qui separait deux plateaux, et qui s'etendait a droite et a gauche aussi loin que l'oeil pouvait atteindre, sans la moindre apparence de breche. Cet obstacle nous forca de retenir les renes et nous fit hesiter. Quelques-uns firent demi-tour et s'en allerent, tandis qu'une demi-douzaine, mieux montes, parmi lesquels Saint-Vrain, mon voyageur Gode et moi, ne voulant pas renoncer si aisement a la chasse, nous piquames des deux et parvinmes a franchir l'escarpement. De ce point nous eumes encore a courir cinq milles au grand galop, nos chevaux blanchissant d'ecume, pour atteindre le dernier de la bande, une jeune femelle, qui tomba percee d'autant de balles que nous etions de chasseurs a sa poursuite. Comme les autres avaient gagne pas mal d'avance, et que nous avions assez de viande pour tous, nous nous arretames, et, descendant de cheval, nous procedames au depouillement de la bete. L'operation fut bientot terminee sous l'habile couteau des chasseurs. Nous avions alors le loisir de regarder en arriere et de calculer la distance que nous avions parcourue depuis le camp.

– Huit milles, a un pouce pres, s'ecria l'un.

– Nous sommes pres de la route, dit Saint-Vrain, montrant du doigt d'anciennes traces de wagons qui marquaient le passage des marchands de Santa-Fe.

– Eh bien?

– Si nous retournons au camp, nous aurons a revenir sur nos pas demain matin. Cela fera seize milles en pure perte.

– C'est juste.

– Restons ici, alors. Il y a de l'herbe et de l'eau. Voici de la viande de buffalo; nous avons nos couvertures; que nous faut-il de plus?

– Je suis d'avis de rester ou nous sommes.

– Et moi aussi.

– Et moi aussi.

En un clin d'oeil, les sangles furent debouclees, les selles enlevees, et nos chevaux pantelants se mirent a tondre l'herbe de la prairie, dans le cercle de leurs longes. Un ruisseau cristallin, ce que les Espagnols appellent un arroyo, coulait au sud vers l'Arkansas. Sur le bord de ce ruisseau, et pres d'un escarpement de la rive, nous choisimes une place pour notre bivouac. On ramassa du bois de vache, on alluma du feu, et bientot des tranches de bosses embrochees sur des batons cracherent leurs jus dans la flamme, en crepitant. Saint-Vrain et moi nous avions heureusement nos gourdes, et comme chacune d'elles contenait une pinte de pur cognac, nous etions en mesure pour souper passablement. Les vieux chasseurs s'etaient munis de leurs pipes et de tabac; mon ami et moi nous avions des cigares, et nous restames assis autour du feu jusqu'a une heure tres-avancee, fumant et pretant l'oreille aux recits terribles des aventures de la montagne. Enfin, la veillee se termina; on raccourcit les longes, on rapprocha les piquets; mes camarades, s'enveloppant dans leurs couvertures, poserent leur tete sur le siege de leurs selles et s'abandonnerent au sommeil.

Il y avait parmi nous un homme du nom de Hibbets, qui, a cause de ses habitudes somnolentes, avait recu le sobriquet de l'Endormi. Pour cette raison, on lui assigna le premier tour de garde, regardant les premieres heures de la nuit comme les moins dangereuses, car les Indiens attaquent rarement un camp avant l'heure ou le sommeil est le plus profond, c'est-a-dire un peu avant le point du jour. Hibbets avait gagne son poste, le sommet de l'escarpement, d'ou il pouvait apercevoir toute la prairie environnante. Avant la nuit, j'avais remarque une place charmante sur le bord de l'arroyo, a environ deux cents pas de l'endroit ou mes camarades etaient couches. Muni de mon rifle, de mon manteau et de ma couverture, je me dirigeai vers ce point en criant a l'Endormi, de m'avertir en cas d'alarme. Le terrain, en pente douce, etait couvert d'un epais tapis d'herbe seche. J'y etendis mon manteau, et enveloppe dans ma couverture, je me couchai, le cigare a la bouche, pour m'endormir en fumant. Il faisait un admirable clair de lune, si brillant, que je pouvais distinguer la couleur des fleurs de la prairie: les euphorbes argentes, les petales d'or du tournesol, les mauves ecarlates qui frangeaient les bords de l'arroyo a mes pieds. Un calme enchanteur regnait dans l'air; le silence etait rompu seulement par les hurlements intermittents du loup de la prairie, le ronflement lointain de mes compagnons, et le crop-crop de nos chevaux tondant l'herbe.

Je demeurai eveille jusqu'a ce que mon cigare en vint a me bruler les levres (nous les fumions jusqu'au bout dans les prairies); puis, je me mis sur le cote, et voyageai bientot dans le pays des songes. A peine avais-je sommeille quelques minutes que j'entendis un bruit etrange, quelque chose d'analogue a un tonnerre lointain ou au mugissement d'une cataracte. Le sol semblait trembler sous moi. Nous allons etre trempes par un orage, – pensai-je, a moitie endormi, mais ayant encore conscience de ce qui se passait autour de moi; je rassemblai les plis de ma couverture et m'endormis de nouveau. Le bruit devint plus fort et plus distinct; il me reveilla tout a fait. Je reconnus le roulement de milliers de sabots frappant la terre, mele aux mugissements de milliers de boeufs! La terre resonnait et tremblait. J'entendis las voix de mes camarades, de Saint-Vrain, et de Gode, ce dernier criant a pleine gorge:

– Sacrrr!.. Monsieur, prenez garde! des buffles.

Je vis qu'ils avaient detache les chevaux et les amenaient au bas de l'escarpement. Je me dressai sur mes pieds, me debarrassant de ma couverture. Un effrayant spectacle s'offrit a mes yeux. Aussi loin que ma vue pouvait s'etendre a l'ouest, la prairie semblait en mouvement. Des vagues noires roulaient sur ses contours ondules, comme si quelque volcan eut pousse sa lave a travers la plaine. Des milliers de points brillants etincelaient et disparaissaient sur cette surface mouvante, semblables a des traits de feu. Le sol tremblait, les hommes criaient, les chevaux, roidissant leurs longes, hennissaient avec terreur; mon chien aboyait et hurlait en courant tout autour de moi! Pendant un moment je crus etre le jouet d'un songe. Mais non; la scene etait trop reelle et ne pouvait Passer pour une vision. Je vis la bordure du flot noir a dix yards de moi et s'approchant toujours! Alors, et seulement alors, je reconnus les bosses velues et les prunelles etincelantes des buffalos.

– Grand Dieu! pensai-je, ils vont me passer sur le corps.

Il etait trop tard pour chercher mon salut dans la fuite. Je saisis mon rifle et fis feu sur le plus avance de la bande. L'effet, de ma balle fut insensible. L'eau de l'arroyo m'eclaboussa jusqu'a la face; un bison monstrueux, en tete du troupeau, furieux et mugissant, s'elancait a travers le courant et regrimpait la rive. Je fus saisi et lance en l'air. J'avais ete jete en arriere, et je retombai sur une masse mouvante. Je ne me sentais ni blesse ni etourdi, mais j'etais emporte en avant sur le dos de plusieurs animaux qui, dans cet epais troupeau, couraient en se touchant les flancs. Une pensee soudaine me vint et m'attachant a celui qui etait plus immediatement au-dessous de moi, je l'enfourchai, embrassant sa bosse, et m'accrochant aux longs poils qui garnissaient son cou. L'animal, terrifie, precipita sa course et eut bientot depasse la bande. C'etait justement ce que je desirais, et nous courumes ainsi a travers la prairie, au plein galop du bison qui s'imaginait sans doute qu'une panthere ou un casamount3 etait sur ses epaules.

Je n'avais aucune envie de le desabuser, et craignant meme qu'il ne s'apercut que je n'etais pas un animal dangereux et ne se decidat a faire halte, je tirai mon couteau, dont j'etais heureusement muni, et je le piquai chaque fois qu'il semblait ralentir sa course. A chaque coup de cet aiguillon, il poussait un rugissement et redoublait de vitesse. Je courais un danger terrible. Le troupeau nous suivait de pres, deployant un front de pres d'un mille, et il devait inevitablement me passer sur le corps, si mon buffalo venait a s'arreter et a me laisser sur la prairie. Neanmoins, et quel que fut le peril, je ne pouvais m'empecher de rire interieurement en pensant a la figure grotesque que je devais faire. Nous tombames au milieu d'un village de Chiens-de-prairie. La, je m'imaginai que l'animal allait faire demi-tour et revenir sur ses pas. Cela interrompit mon acces de gaiete; mais le buffalo a l'habitude de courir droit devant lui, et le mien, heureusement, ne fit pas exception a la regle. Il allait toujours, tombant parfois sur les genoux, soufflant et mugissant de rage et de terreur.

Les Plum-Buttes etaient directement dans la ligne de notre course. J'avais remarque cela depuis notre point de depart, et je m'etais dit que si je pouvais les atteindre, je serais sauf. Elles etaient a environ trois milles de l'endroit ou nous avions etabli notre bivouac, mais, a la facon dont je franchis cette distance, il me sembla que j'avais fait dix milles au moins. Un petit monticule s'elevait dans la prairie a quelques centaines de yards du groupe des hauteurs. Je m'efforcai de diriger ma monture ecumante vers cette butte en l'excitant a un dernier effort avec mon couteau. Elle me porta complaisamment a une centaine de yards de sa base. C'etait le moment de prendre conge de mon noir compagnon. J'aurais pu facilement le tuer pendant que j'etais sur son dos. La partie la plus vulnerable de son corps monstrueux etait a portee de mon couteau; mais, en verite, je n'aurais pas voulu me rendre coupable de sa mort pour Koh-i-nor. Retirant mes doigts de la toison, je me laissai glisser le long de son dos, et sans prendre plus de temps qu'il n'en fallait pour lui dire bonsoir, je m'elancai de toute la vitesse de mes jambes vers la hauteur; j'y grimpai, et m'asseyant sur un quartier de roche, je tournai mes yeux du cote de la prairie. La lune brillait toujours d'un vif eclat. Mon buffalo avait fait halte non loin de la place ou j'avais pris conge de lui, il s'etait arrete, regardait en arriere et paraissait profondement etonne. Il y avait quelque chose de si comique dans sa mine que je partis d'un eclat de rire; j'etais en pleine securite sur mon poste eleve. Je regardai au sud-ouest; aussi loin que ma vue pouvait s'etendre, la prairie etait noire et en mouvement. Les vagues vivantes venaient roulant vers moi; je pouvais les contempler desormais sans crainte. Ces milliers de prunelles etincelantes, brillant de phosphorescentes lueurs, ne me causaient plus aucun effroi. Le troupeau etait a environ un demi-mille de distance; je crus voir quelques eclairs et entendre le bruit de coups de feu au loin sur le flanc gauche de la sombre masse; ces bruits me donnaient a penser que mes compagnons, sur le sort desquels j'avais concu quelques inquietudes, etaient sains et saufs.

Les buffalos approchaient de la butte sur laquelle je m'etais. etabli, et, apercevant l'obstacle, il se diviserent en deux grands courants, a ma droite et a ma gauche. Je fus frappe, dans ce moment, de voir que mon bison, – mon propre bison, – au lieu d'attendre que ses camarades l'eussent rattrape et de se joindre a ceux de l'avant-garde, se mit a galoper en secouant la tete, comme si une bande de loups eut ete a ses trousses; il se dirigea obliquement de maniere a se mettre en dehors de la bande. Quand il eut atteint un point correspondant au flanc de la troupe, il s'en rapprocha un peu et finit par se confondre dans la masse. Cette etrange tactique me frappa alors d'etonnement, mais j'appris ensuite que c'etait une profonde strategie de la part de cet animal. S'il fut reste ou je l'avais quitte, les buffalos de l'avant-garde auraient pu le prendre pour quelque membre d'une autre tribu, et lui auraient certainement fait un tres-mauvais parti. Je demeurai assis sur mon rocher environ pendant deux heures, attendant tranquillement que le noir torrent se fut ecoule. J'etais comme sur une ile au milieu de cette mer sombre et couverte d'etincelles. Un moment, je m'imaginai que c'etait moi qui etais entraine, et que la butte flottait en avant, tandis que les buffalos restaient immobiles. Le vertige me monta au cerveau, et je ne pus chasser cette etrange illusion qu'en me dressant sur mes pieds. Le torrent roulait toujours gagnant en avant; enfin je vis passer l'arriere-garde a moitie debandee. Je descendis de mon asile, et me mis en devoir de chercher ma route a travers le terrain foule et devenu noir. Ce qui etait auparavant un vert gazon presentait maintenant l'aspect d'une terre fraichement labouree et trepignee par un troupeau de boeufs. Des animaux blancs, nombreux et formant comme un troupeau de moutons, passerent pres de moi; c'etaient des loups poursuivant les trainards de la bande. Je poussai en avant, me dirigeant vers le sud. Enfin, j'entendis des voix, et, a la clarte de la lune, je vis plusieurs cavaliers galopant en cercle a travers la plaine. Je criai "Halloa!" Une voix repondit a la mienne, un des cavaliers vint a moi a toute vitesse; c'est Saint-Vrain.

– Dieu puissant, Haller! cria-t-il en arretant son cheval et se penchant sur sa selle pour mieux me voir; est-ce vous ou est-ce votre spectre? En verite, c'est lui-meme! et vivant!

– Et qui ne s'est jamais mieux porte, m'ecriai-je.

– Mais d'ou tombez-vous? des nuages? du ciel? d'ou enfin?

Et ses questions etaient repetees en echo par tous les autres, qui, a ce moment, me serraient la main comme s'ils ne m'avaient pas vu depuis un an. Gode paraissait entre tous le plus stupefait.

– Mon Dieu! lance en l'air, foule aux pieds d'un million de buffles damnes, et pas mort! Cr-r-re matin!

– Nous nous etions mis a la recherche de votre corps, ou plutot de ce qui pouvait en rester, dit Saint-Vrain. Nous avons fouille la prairie pas a pas a un mille a la ronde, et nous etions presque tentes de croire que les betes feroces vous avaient totalement devore.

– Devorer monsieur! Non! trois millions de buffles ne l'auraient pas devore. Mon Dieu! Ah! gredin de l'Endormi, que le diable t'emporte!

Cette apostrophe s'adressait a Hibbets, qui n'avait pas indique a mes camarades l'endroit ou j'etais couche, et m'avait ainsi expose a un danger si terrible.

– Nous vous avons vu lance en l'air, continua Saint-Vrain, et retomber dans le plus epais de la bande. En consequence, nous vous regardions comme perdu. Mais, au nom de Dieu, comment avez-vous pu vous tirer de la?

Je racontai mon aventure a mes camarades emerveilles.

– Par Dieu! cria Gode, c'est une merveilleuse histoire! Et voila un gaillard qui n'est pas manchot!

A dater de ce moment, je fus considere comme un capitaine parmi les gens de la prairie. Mes compagnons avaient fait de la bonne besogne pendant ce temps, et une douzaine de masses noires, qui gisaient sur la plaine, en rendaient temoignage. Ils avaient retrouve mon rifle et ma couverture; cette derniere, enfoncee dans la terre par le pietinement. Saint-Vrain avait encore quelques gorgees d'eau-de-vie dans sa gourde; apres l'avoir videe et avoir replace les vedettes, nous reprimes nos couches de gazon et passames le reste de la nuit a dormir.

1.Mustenos, chevaux mexicains de race espagnole.
2.Mot a mot: Collines a fruit.
3.Chat sauvage de montagne.