Kitabı oku: «L'avare», sayfa 2
Scène IV
Harpagon.
Harpagon. Voilà un pendard de valet qui m’incommode fort ; et je ne me plais point à voir ce chien de boiteux-là. Certes, ce n’est pas une petite peine que de garder chez soi une grande somme d’argent ; et bienheureux qui a tout son fait bien placé, et ne conserve seulement que ce qu’il faut pour sa dépense ! On n’est pas peu embarrassé à inventer, dans toute une maison, une cache fidèle ; car pour moi, les coffres-forts me sont suspects, et je ne veux jamais m’y fier. Je les tiens justement une franche amorce à voleurs, et c’est toujours la première chose que l’on va attaquer.
Scène V
Harpagon ; Élise et Cléante, parlant ensemble, et restant dans le fond du théâtre.
Harpagon (se croyant seul.) Cependant, je ne sais si j’aurai bien fait d’avoir enterré, dans mon jardin, dix mille écus qu’on me rendit hier. Dix mille écus en or, chez soi, est une somme assez…
(À part, apercevant Élise et Cléante.)
O ciel ! je me serai trahi moi-même ! la chaleur m’aura emporté, et je crois que j’ai parlé haut, en raisonnant tout seul.
(À Cléante et Élise.)
Qu’est-ce ?
Cléante. Rien, mon père.
Harpagon. Y a-t-il longtemps que vous êtes là ?
Élise. Nous ne venons que d’arriver.
Harpagon. Vous avez entendu…
Cléante. Quoi, mon père ?
Harpagon. Là…
Élise. Quoi ?
Harpagon. Ce que je viens de dire.
Cléante. Non.
Harpagon. Si fait, si fait.
Élise. Pardonnez-moi.
Harpagon. Je vois bien que vous en avez ouï quelques mots. C’est que je m’entretenais en moi-même de la peine qu’il y a aujourd’hui à trouver de l’argent, et je disais qu’il est bien heureux qui peut avoir dix mille écus chez soi.
Cléante. Nous feignions à vous aborder, de peur de vous interrompre.
Harpagon. Je suis bien aise de vous dire cela, afin que vous n’alliez pas prendre les choses de travers, et vous imaginer que je dise que c’est moi qui ai dix mille écus.
Cléante. Nous n’entrons point dans vos affaires.
Harpagon. Plût à Dieu que je les eusse, dix mille écus !
Cléante. Je ne crois pas…
Harpagon. Ce serait une bonne affaire pour moi.
Élise. Ces sont des choses…
Harpagon. J’en aurais bon besoin.
Cléante. Je pense que…
Harpagon. Cela m’accommoderait fort.
Élise. Vous êtes…
Harpagon. Et je ne me plaindrais pas, comme je le fais, que le temps est misérable.
Cléante. Mon Dieu ! mon père, vous n’avez pas lieu de vous plaindre et l’on sait que vous avez assez de bien.
Harpagon. Comment, j’ai assez de bien ! Ceux qui le disent en ont menti. Il n’y a rien de plus faux ; et ce sont des coquins qui font courir tous ces bruits-là.
Élise. Ne vous mettez point en colère.
Harpagon. Cela est étrange que mes propres enfants me trahissent et deviennent mes ennemis.
Cléante. Est-ce être votre ennemi que de dire que vous avez du bien ?
Harpagon. Oui. De pareils discours, et les dépenses que vous faites, seront cause qu’un de ces jours on me viendra chez moi couper la gorge, dans la pensée que je suis tout cousu de pistoles.
Cléante. Quelle grande dépense est-ce que je fais ?
Harpagon. Quelle ? Est-il rien de plus scandaleux que ce somptueux équipage que vous promenez par la ville ? Je querellais hier votre soeur ; mais c’est encore pis. Voilà qui crie vengeance au ciel ; et, à vous prendre depuis les pieds jusqu’à la tête, il y aurait là de quoi faire une bonne constitution. Je vous l’ai dit vingt fois, mon fils, toutes vos manières me déplaisent fort ; vous donnez furieusement dans le marquis ; et, pour aller ainsi vêtu, il faut bien que vous me dérobiez.
Cléante. Hé ! comment vous dérober ?
Harpagon. Que sais-je ? Où pouvez-vous donc prendre de quoi entretenir l’état que vous portez ?
Cléante. Moi, mon père ? C’est que je joue ; et, comme je suis fort heureux, je mets sur moi tout l’argent que je gagne.
Harpagon. C’est fort mal fait. Si vous êtes heureux au jeu, vous en devriez profiter, et mettre à honnête intérêt l’argent que vous gagnez, afin de le trouver un jour. Je voudrais bien savoir, sans parler du reste, à quoi servent tous ces rubans dont vous voilà lardé depuis les pieds jusqu’à la tête, et si une demi-douzaine d’aiguillettes ne suffit pas pour attacher un haut-de-chausses. Il est bien nécessaire d’employer de l’argent à des perruques, lorsque l’on peut porter des cheveux de son cru, qui ne coûtent rien ! Je vais gager qu’en perruques et rubans il y a du moins vingt pistoles ; et vingt pistoles rapportent par année dix-huit livres six sols huit deniers, à ne les placer qu’au denier douze[4].
Cléante. Vous avez raison.
Harpagon. Laissons cela, et parlons d’autre affaire. Euh ? (Apercevant Cléante et Élise qui se font des signes.) Hé ! (Bas, à part.) Je crois qu’ils se font signe l’un à l’autre de me voler ma bourse. (Haut.) Que veulent dire ces gestes-là ?
Élise. Nous marchandons, mon frère et moi, à qui parlera le premier, et nous avons tous deux quelque chose à vous dire.
Harpagon. Et moi, j’ai quelque chose aussi à vous dire à tous deux.
Cléante. C’est de mariage, mon père, que nous désirons vous parler.
Harpagon. Et c’est de mariage aussi que je veux vous entretenir.
Élise. Ah ! mon père !
Harpagon. Pourquoi ce cri ? Est-ce le mot, ma fille, ou la chose, qui vous fait peur ?
Cléante. Le mariage peut nous faire peur à tous deux, de la façon que vous pouvez l’entendre ; et nous craignons que nos sentiments ne soient pas d’accord avec votre choix.
Harpagon. Un peu de patience ; ne vous alarmez point. Je sais ce qu’il faut à tous deux, et vous n’aurez, ni l’un ni l’autre, aucun lieu de vous plaindre de tout ce que je prétends faire ; et, pour commencer par un bout, (À Cléante.) avez-vous vu, dites-moi, une jeune personne appelée Mariane, qui ne loge pas loin d’ici ?
Cléante. Oui, mon père.
Harpagon. Et vous ?
Élise. J’en ai ouï parler.
Harpagon. Comment, mon fils, trouvez-vous cette fille ?
Cléante. Une fort charmante personne.
Harpagon. Sa physionomie ?
Cléante. Tout honnête et pleine d’esprit.
Harpagon. Son air et sa manière ?
Cléante. Admirables, sans doute.
Harpagon. Ne croyez-vous pas qu’une fille comme cela mériterait assez que l’on songeât à elle ?
Cléante. Oui, mon père.
Harpagon. Que ce serait un parti souhaitable ?
Cléante. Très souhaitable.
Harpagon. Qu’elle a toute la mine de faire un bon ménage ?
Cléante. Sans doute.
Harpagon. Et qu’un mari aurait satisfaction avec elle ?
Cléante. Assurément.
Harpagon. Il y a une petite difficulté : c’est que j’ai peur qu’il n’y ait pas, avec elle, tout le bien qu’on pourrait prétendre.
Cléante. Ah ! mon père, le bien n’est pas considérable, lorsqu’il est question d’épouser une honnête personne.
Harpagon. Pardonnez-moi, pardonnez-moi. Mais ce qu’il y a à dire, c’est que, si l’on n’y trouve pas tout le bien qu’on souhaite, on peut tâcher de regagner cela sur autre chose.
Cléante. Cela s’entend.
Harpagon. Enfin je suis bien aise de vous voir dans mes sentiments ; car son maintien honnête et sa douceur m’ont gagné l’âme, et je suis résolu de l’épouser, pourvu que j’y trouve quelque bien.
Cléante. Euh ?
Harpagon. Comment ?
Cléante. Vous êtes résolu, dites-vous… ?
Harpagon. D’épouser Mariane.
Cléante. Qui ? Vous, vous ?
Harpagon. Oui, moi, moi, moi. Que veut dire cela ?
Cléante. Il m’a pris tout à coup un éblouissement, et je me retire d’ici.
Harpagon. Cela ne sera rien. Allez vite boire dans la cuisine un grand verre d’eau claire.
Scène VI
Harpagon, Élise.
Harpagon. Voilà de mes damoiseaux flouets[5], qui n’ont non plus de vigueur que des poules. C’est là, ma fille, ce que j’ai résolu pour moi. Quant à ton frère, je lui destine une certaine veuve dont, ce matin, on m’est venu parler ; et, pour toi, je te donne au seigneur Anselme.
Élise. Au seigneur Anselme ?
Harpagon. Oui, Un homme mûr, prudent et sage, qui n’a pas plus de cinquante ans, et dont on vante les grands biens.
Élise (faisant une révérence.) Je ne veux point me marier, mon père, s’il vous plaît.
Harpagon (contrefaisant Élise.) Et moi, ma petite fille, ma mie, je veux que vous vous mariiez, s’il vous plaît.
Élise (faisant encore la révérence.) Je vous demande pardon, mon père.
Harpagon (contrefaisant Élise.) Je vous demande pardon, ma fille.
Élise. Je suis très humble servante au seigneur Anselme ; mais, (Faisant encore la révérence.) avec votre permission, je ne l’épouserai point.
Harpagon. Je suis votre très humble valet ; mais, (Contrefaisant Élise.) avec votre permission, vous l’épouserez dès ce soir.
Élise. Dès ce soir ?
Harpagon. Dès ce soir.
Élise (faisant encore la révérence.) Cela ne sera pas, mon père.
Harpagon (contrefaisant encore Élise.) Cela sera, ma fille.
Élise. Non.
Harpagon. Si.
Élise. Non, vous dis-je.
Harpagon. Si, vous dis-je.
Élise. C’est une chose où vous ne me réduirez point.
Harpagon. C’est une chose où je te réduirai.
Élise. Je me tuerai plutôt que d’épouser un tel mari.
Harpagon. Tu ne te tueras point, et tu l’épouseras. Mais voyez quelle audace ! A-t-on jamais vu une fille parler de la sorte à son père ?
Élise. Mais a-t-on jamais vu un père marier sa fille de la sorte ?
Harpagon. C’est un parti où il n’y a rien à redire ! et je gage que tout le monde approuvera mon choix.
Élise. Et moi, je gage qu’il ne saurait être approuvé d’aucune personne raisonnable.
Harpagon (apercevant Valère de loin.) Voilà Valère. Veux-tu qu’entre nous deux nous le fassions juge de cette affaire ?
Élise. J’y consens.
Harpagon. Te rendras-tu à son jugement ?
Élise. Oui. J’en passerai par ce qu’il dira.
Harpagon. Voilà qui est fait.
Scène VII
Valère, Harpagon, Élise.
Harpagon. Ici, Valère. Nous t’avons élu pour nous dire qui a raison de ma fille ou de moi.
Valère. C’est vous, monsieur, sans contredit.
Harpagon. Sais-tu bien de quoi nous parlons ?
Valère. Non ; mais vous ne sauriez avoir tort, et vous êtes toute raison.
Harpagon. Je veux ce soir lui donner pour époux un homme aussi riche que sage ; et la coquine me dit au nez qu’elle se moque de le prendre. Que dis-tu de cela ?
Valère. Ce que j’en dis ?
Harpagon. Oui.
Valère. Hé ! hé !
Harpagon. Quoi !
Valère. Je dis que, dans le fond, je suis de votre sentiment ; et vous ne pouvez pas que vous n’ayez raison[6]. mais aussi n’a-t-elle pas tort tout à fait, et…
Harpagon. Comment ? Le seigneur Anselme est un parti considérable ; c’est un gentilhomme qui est noble, doux, posé, sage et fort accommodé, et auquel il ne reste aucun enfant de son premier mariage. Saurait-elle mieux rencontrer ?
Valère. Cela est vrai. Mais elle pourrait vous dire que c’est un peu précipiter les choses, et qu’il faudrait au moins quelque temps pour voir si son inclination pourra s’accommoder avec…
Harpagon. C’est une occasion qu’il faut prendre vite aux cheveux. Je trouve ici un avantage qu’ailleurs je ne trouverais pas ; et il s’engage à la prendre sans dot.
Valère. Sans dot ?
Harpagon. Oui.
Valère. Ah ! je ne dis plus rien. Voyez-vous ? voilà une raison tout à fait convaincante ; il se faut rendre à cela.
Harpagon. C’est pour moi une épargne considérable.
Valère. Assurément ; cela ne reçoit point de contradiction. Il est vrai que votre fille vous peut représenter que le mariage est une plus grande affaire qu’on ne peut croire ; qu’il y va d’être heureux ou malheureux toute sa vie ; et qu’un engagement qui doit durer jusqu’à la mort ne se doit jamais faire qu’avec de grandes précautions.
Harpagon. Sans dot !
Valère. Vous avez raison ! voilà qui décide tout ; cela s’entend. Il y a des gens qui pourraient vous dire qu’en de telles occasions l’inclination d’une fille est une chose, sans doute, où l’on doit avoir de l’égard ; et que cette grande inégalité d’âge, d’humeur et de sentiments, rend un mariage sujet à des accidents fâcheux.
Harpagon. Sans dot !
Valère. Ah ! il n’y a pas de réplique à cela ; on le sait bien ! Qui diantre peut aller là contre ? Ce n’est pas qu’il n’y ait quantité de pères qui aimeraient mieux ménager la satisfaction de leurs filles que l’argent qu’ils pourraient donner ; qui ne les voudraient point sacrifier à l’intérêt, et chercheraient, plus que toute autre chose, à mettre dans un mariage cette douce conformité qui sans cesse y maintient l’honneur, la tranquillité et la joie ; et que…
Harpagon. Sans dot !
Valère. Il est vrai ; cela ferme la bouche à tout. Sans dot ! Le moyen de résister à une raison comme celle-là !
Harpagon (à part, regardant du côté le jardin.) Ouais ! Il me semble que j’entends un chien qui aboie. N’est-ce point qu’on en voudrait à mon argent ?
(A Valère.)
Ne bougez, je reviens tout à l’heure.
Scène VIII
Élise, Valère.
Élise. Vous moquez-vous, Valère, de lui parler comme vous faites ?
Valère. C’est pour ne point l’aigrir, et pour en venir mieux à bout. Heurter de front ses sentiments est le moyen de tout gâter ; et il y a de certains esprits qu’il ne faut prendre qu’en biaisant ; des tempéraments ennemis de toute résistance ; des naturels rétifs, que la vérité fait cabrer, qui toujours se raidissent contre le droit chemin de la raison, et qu’on ne mène qu’en tournant où l’on veut les conduire. Faites semblant de consentir à ce qu’il veut, vous en viendrez mieux à vos fins, et…
Élise. Mais ce mariage, Valère !
Valère. On cherchera des biais pour le rompre.
Élise. Mais quelle invention trouver, s’il se doit conclure ce soir ?
Valère. Il faut demander un délai, et feindre quelque maladie.
Élise. Mais on découvrira la feinte, si l’on appelle des médecins.
Valère. Vous moquez-vous ? Y connaissent-ils quelque chose ? Allez, allez, vous pourrez avec eux avoir quel mal il vous plaira, ils vous trouveront des raisons pour vous dire d’où cela vient.
Scène IX
Harpagon, Valère, Élise.
Harpagon (à part, dans le fond du théâtre.) Ce n’est rien, Dieu merci.
Valère (sans voir Harpagon.) Enfin notre dernier recours, c’est que la fuite nous peut mettre à couvert de tout ; et, si votre amour, belle Élise, est capable d’une fermeté…
(Apercevant Harpagon.)
Oui, il faut qu’une fille obéisse à son père. Il ne faut point qu’elle regarde comme un mari est fait ; et lorsque la grande raison de «sans dot» s’y rencontre, elle doit être prête à prendre tout ce qu’on lui donne.
Harpagon. Bon : voilà bien parlé, cela !
Valère. Monsieur, je vous demande pardon si je m’emporte un peu, et prends la hardiesse de lui parler comme je fais.
Harpagon. Comment ! j’en suis ravi, et je veux que tu prennes sur elle un pouvoir absolu.
(A Élise.)
Oui, tu as beau fuir, je lui donne l’autorité que le ciel me donne sur toi, et j’entends que tu fasses tout ce qu’il te dira.
Valère (A Élise.) Après cela, résistez à mes remontrances.
Scène X
Harpagon, Valère.
Valère. Monsieur, je vais la suivre, pour continuer les leçons que je lui faisais.
Harpagon. Oui, tu m’obligeras. Certes…
Valère. Il est bon de lui tenir un peu la bride haute.
Harpagon. Cela est vrai. Il faut…
Valère. Ne vous mettez pas en peine, je crois que j’en viendrai à bout.
Harpagon. Fais, fais. Je m’en vais faire un petit tour en ville, et reviens tout à l’heure.
Valère (adressant la parole à Élise, en s’en allant du côté par où elle est sortie.) Oui, l’argent est plus précieux que toutes les choses du monde, et vous devez rendre grâce au ciel de l’honnête homme de père qu’il vous a donné. Il sait ce que c’est que de vivre. Lorsqu’on s’offre de prendre une fille sans dot, on ne doit point regarder plus avant. Tout est renfermé là-dedans ; et «sans dot» tient lieu de beauté, de jeunesse, de naissance, d’honneur, de sagesse, et de probité.
Harpagon. Ah ! le brave garçon ! Voilà parlé comme un oracle. Heureux qui peut avoir un domestique de la sorte !
ACTE SECOND
Scène première
Cléante, La Flèche.
Cléante. Ah ! traître que tu es ! où t’es-tu donc allé fourrer ? Ne t’avais-je pas donné ordre… ?
La Flèche. Oui, Monsieur ; et je m’étais rendu ici pour vous attendre de pied ferme : mais monsieur votre père, le plus malgracieux des hommes, m’a chassé dehors malgré moi, et j’ai couru le risque d’être battu.
Cléante. Comment va notre affaire ? Les choses pressent plus que jamais ; et, depuis que je t’ai vu, j’ai découvert que mon père est mon rival.
La Flèche. Votre père amoureux ?
Cléante. Oui ; et j’ai eu toutes les peines du monde à lui cacher le trouble où cette nouvelle m’a mis.
La Flèche. Lui, se mêler d’aimer ! De quoi diable s’avise-t-il ? Se moque-t-il du monde ? Et l’amour a-t-il été fait pour des gens bâtis comme lui ?
Cléante. Il a fallu, pour mes péchés, que cette passion lui soit venue en tête.
La Flèche. Mais par quelle raison lui faire un mystère de votre amour ?
Cléante. Pour lui donner moins de soupçon, et me conserver, au besoin, des ouvertures plus aisées pour détourner ce mariage. Quelle réponse t’a-t-on faite ?
La Flèche. Ma foi, Monsieur, ceux qui empruntent sont bien malheureux ; et il faut essuyer d’étranges choses, lorsqu’on en est réduit à passer, comme vous, par les mains des fesse-matthieux[7].
Cléante. L’affaire ne se fera point ?
La Flèche. Pardonnez-moi. Notre maître Simon, le courtier qu’on nous a donné, homme agissant et plein de zèle, dit qu’il a fait rage pour vous, et il assure que votre seule physionomie lui a gagné le coeur.
Cléante. J’aurai les quinze mille francs que je demande ?
La Flèche. Oui ; mais à quelques petites conditions qu’il faudra que vous acceptiez, si vous avez dessein que les choses se fassent.
Cléante. T’a-t-il fait parler à celui qui doit prêter l’argent ?
La Flèche. Ah ! vraiment, cela ne va pas de la sorte. Il apporte encore plus de soin à se cacher que vous ; et ce sont des mystères bien plus grands que vous ne pensez. On ne veut point du tout dire son nom ; et l’on doit aujourd’hui l’aboucher avec vous dans une maison empruntée, pour être instruit par votre bouche de votre bien et de votre famille ; et je ne doute point que le seul nom de votre père ne rende les choses faciles.
Cléante. Et principalement notre mère étant morte, dont on ne peut m’ôter le bien.
La Flèche. Voici quelques articles qu’il a dictés lui-même à notre entremetteur, pour vous être montrés avant que de rien faire : «Supposé que le prêteur voie toutes ses sûretés, et que l’emprunteur soit majeur et d’une famille où le bien soit ample, solide, assuré, clair, et net de tout embarras, on fera une bonne et exacte obligation par-devant un notaire, le plus honnête homme qu’il se pourra, et qui, pour cet effet sera choisi par le prêteur, auquel il importe le plus que l’acte soit dûment dressé.»
Cléante. Il n’y a rien à dire à cela.
La Flèche. «Le prêteur, pour ne charger Sa conscience d’aucun scrupule, prétend ne donner son argent qu’au denier dix-huit[8]»
Cléante. Au denier dix-huit ? Parbleu, voilà qui est honnête ! Il n’y a pas lieu de se plaindre.
La Flèche. Cela est vrai.
«Mais, comme ledit prêteur n’a pas chez lui la somme dont il est question, et que, pour faire plaisir à l’emprunteur il est contraint lui-même de l’emprunter d’un autre sur le pied du denier cinq[9], il conviendra que ledit premier emprunteur paye cet intérêt, sans préjudice du reste, attendu que ce n’est que pour l’obliger que ledit prêteur s’engage à cet emprunt.»
Cléante. Comment diable ! Quel Juif, quel Arabe est-ce là ? C’est plus qu’au denier quatre[10].
La Flèche. Il est vrai ; c’est ce que j’ai dit. Vous avez à voir là-dessus.
Cléante. Que veux-tu que je voie ? J’ai besoin d’argent, et il faut bien que je consente à tout.
La Flèche. C’est la réponse que j’ai faite.
Cléante. Il y a encore quelque chose ?
La Flèche. Ce n’est plus qu’un petit article.
«Des quinze mille francs qu’on demande, le prêteur ne pourra compter en argent que douze mille livres ; et, pour les mille écus restants, il faudra que l’emprunteur prenne les hardes, nippes, bijoux, dont s’ensuit le mémoire, et que ledit prêteur a mis, de bonne foi, au plus modique prix qu’il lui a été possible.»
Cléante. Que veut dire cela ?
La Flèche. Ecoutez le mémoire :
«Premièrement, un lit de quatre pieds à bandes de point de Hongrie, appliquées fort proprement sur un drap de couleur d’olive, avec six chaises et la courte-pointe de même : le tout bien conditionné, et doublé d’un petit taffetas changeant rouge et bleu. Plus, un pavillon à queue, d’une bonne serge d’Aumale rose sèche, avec le mollet et les franges de soie.»
Cléante. Que veut-il que je fasse de cela ?
La Flèche. Attendez.
«Plus une tenture de tapisserie des Amours de Gombaud et de Macée. Plus, une grande table de bois de noyer, à douze colonnes ou piliers tournés, qui se tire par les deux bouts, et garnie par le dessous de ses six escabelles.»
Cléante. Qu’ai-je affaire, morbleu… ?
La Flèche. Donnez-vous patience. «Plus trois gros mousquets tout garnis de nacre de perle, avec les trois fourchettes assortissantes[11]. Plus un fourneau de brique, avec deux cornues et trois récipients, fort utiles à ceux qui sont curieux de distiller.»
Cléante. J’enrage !
La Flèche. Doucement.
«Plus, un luth de Bologne, garni de toutes ses cordes, ou peu s’en faut. Plus, un trou-madame et un damier, avec un jeu de l’oie, renouvelé des Grecs, fort propres à passer le temps lorsque l’on n’a que faire. Plus, une peau d’un lézard de trois pieds et demi, remplie de foin ; curiosité agréable pour pendre au plancher d’une chambre. Le tout, ci-dessus mentionné, valant loyalement plus de quatre mille cinq cents livres, et rabaissé à la valeur de mille écus par la discrétion du prêteur.»
Cléante. Que la peste l’étouffe avec sa discrétion, le traître, le bourreau qu’il est ! A-t-on jamais parlé d’une usure semblable, et n’est-il pas content du furieux intérêt qu’il exige, sans vouloir encore m’obliger à prendre pour trois mille livres les vieux rogatons qu’il ramasse ? Je n’aurai pas deux cents écus de tout cela ; et cependant il faut bien me résoudre à consentir à ce qu’il veut : car il est en état de me faire tout accepter, et il me tient, le scélérat, le poignard sur la gorge.
La Flèche. Je vous vois, Monsieur, ne vous en déplaise, dans le grand chemin justement que tenait Panurge pour se ruiner, prenant argent d’avance, achetant cher, vendant à bon marché et mangeant son blé en herbe.
Cléante. Que veux-tu que j’y fasse ? Voilà où les jeunes gens sont réduits par la maudite avarice des pères ; et on s’étonne, après cela, que les fils souhaitent qu’ils meurent !
La Flèche. Il faut convenir que le vôtre animerait contre sa vilenie le plus posé homme du monde. Je n’ai pas, Dieu merci, les inclinations fort patibulaires ; et, parmi mes confrères que je vois se mêler de beaucoup de petits commerces, je sais tirer adroitement mon épingle du jeu, et me démêler prudemment de toutes les galanteries qui sentent tant soit peu l’échelle ; mais, à vous dire vrai, il me donnerait, par ses procédés, des tentations de le voler ; et je croirais, en le volant, faire une action méritoire.
Cléante. Donne-moi un peu ce mémoire, que je le voie encore.