Kitabı oku: «La Danse Des Ombres»

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Nicky Persico

La Danse des Ombres

Traduit par Marie Geneix

Copyright © 2019 - Nicky Persico

À tous ceux qui sont en chemin

Un jour

que le monde ne me plaisait pas

j’ai inventé le mien.

Et c’est dans ce monde que je vis.

Chaque jour, au crépuscule, le passage du temps se prend à ralentir.

Avant que l’obscurité ne commence à tomber, telle la neige recouvrant toute chose, la lumière décline et se répand doucement sur les villes, sur les chats de gouttière, sur les peupliers, sur les tilleuls, sur les plages, sur les forêts, sur les automobiles, sur les campagnes, sur les livres, sur les garçons à mobylette, et sur l’eau qui, en tout lieu, en reflète et démultiplie les couleurs.

Dans les maisons, chaque fenêtre devient chatoyante et annonce la nuit imminente.

Enfin, l’horizon s’embrase d’orange et de bleu pour ensuite virer lentement à l’outremer.

Le crépuscule est le moment propice aux pensées, aux souvenirs, aux soupirs profonds et aux respirations suspendues. S’il était possible de les compter, l’on découvrirait que c’est à ce moment que, dans le monde, d’innombrables regards sont tournés vers le ciel.

Tout apparaît alors à l’apogée de sa beauté, même les zones anonymes et inhospitalières regorgeant d’usines entassées aux confins des grandes villes, quand le parfum d’une légère brise envahit les immenses boulevards sans âme, déserts et désormais silencieux.

C’est précisément et exactement là, en ce jour de mai finissant, au centre d’une immense aire de livraison désertée, que se tenait, droit et immobile dans la lumière du couchant, un homme élégant, emmitouflé dans un manteau impeccablement boutonné, à côté d’une vieille automobile rutilante qu’il venait de garer au centre de cet océan d’asphalte gris.

Il inspira profondément, plongé dans le silence, silence seulement rompu par quelques feuilles de journal qui essayaient en vain de s’envoler, puis il expira lentement.

Il ouvrit la portière et tout en fléchissant les jambes, il se pencha dans l’habitacle. Il ferma ensuite les yeux, posa ses poings sur le siège, et respira à pleins poumons l’odeur qui s’en dégageait.

Puis se redressant, il regarda tout autour de lui, retira délicatement une petite bouteille d’un renfoncement entre les sièges avant, la glissa dans sa poche, et sortit: après avoir refermé la portière avec douceur, il passa délicatement la main sur la carrosserie.

Enfin, il se retourna et s’éloigna à faible allure. Sans jamais regarder en arrière, il atteignit l’extrémité de l’interminable esplanade. Il disparut derrière un mur gris lézardé et emprunta une voie immense délimitée par des tôles ondulées rouillées par le temps.

Au bout de quelques minutes, l’obscurité se mit peu à peu à moucheter le paysage, telle de la poussière de cendres, et à en voiler la visibilité: soudain apparurent les grands cônes lumineux des réverbères et, dans le ciel, des lumières rouges spectrales signalant les tours devenues invisibles.

Les yeux rivés vers le sol, l’homme, nommé Asdrubale, observait ses propres pas qui résonnaient clairement dans le silence à l’entour, percevant nettement le rythme alterné du pied droit et du pied gauche: il n’y avait aucun autre bruit, en ce jour désormais devenu nuit, hormis l’écho feutré du vacarme de la ville dans le lointain.

Dans son esprit également, les questionnements s’étaient tus. Les réponses, dès lors, n’avaient plus aucune importance et s’étaient dissoutes jusqu’à disparaître, inutiles à présent.

Tout semblait nouveau, limpide, frais et léger. Comme jamais auparavant.

Ce soir, c’était la dernière fois. Avec amour et gratitude, il avait déposé une caresse sur cette vieille automobile avec laquelle il avait parcouru durant des années les mêmes rocades inhospitalières et tristes en hiver, à l’abri et au chaud dans l’habitacle, pendant que la radio réchauffait son âme en le maintenant en contact avec le monde. Et en été, à l’approche de la nuit, il s’y était tant de fois laissé aller à des rêveries, fenêtres et yeux grand ouverts, absorbé par les lumières qui constellaient l’horizon.

Cette voiture avait été son univers, son refuge, une compagne aimable et rassurante. Elle avait toujours exigé si peu en échange, et n’avait jamais posé de questions. Elle devait certainement avoir une âme: tout du moins il l’avait toujours pensé, presque honteux, en secret. Et un jour il s’était même mis à le croire. Un matin, alors qu’il conduisait, il s’arma de courage et lui parla. D’un coup, il se sentit, à sa grande surprise, soulagé d’un poids.

À bien des égards, cette ultime caresse donnée avec douceur avant son départ, à la nuit tombée, serait apparue comme une évidence aux yeux de quiconque: il s’agissait là d’un tendre adieu.

Peu de temps après, la même chose lui était arrivée, avec un stylo.

Ce dernier était en sa possession depuis maintenant des années: il gardait un souvenir ma foi très précis de cet anniversaire qui l’en avait rendu propriétaire. La bakélite du stylo affichait désormais de nombreux signes d’usure, preuve de son indicible et précieux sacrifice. Il se surprit un matin à l’observer et à éprouver de la culpabilité, pour toutes ces fois où, injustement, il l’avait considéré comme un simple objet, et se souvint du désarroi qu’il éprouva le jour où il le perdit, s’entendant se lamenter, les yeux baissés: «Oh stylo, mon stylo, qui sait à quel point tu te sens seul et à quel point tu souffres...Tu as sûrement dû te demander comment j’ai pu t’oublier. Pardon. Pardon. Je te demande pardon.»

Et ainsi, jour après jour, objet après objet, il commença progressivement à s’attacher aux choses comme si elles étaient vivantes, parfois même davantage qu’aux humains, s’étant convaincu que les objets avait plus de cœur encore.

Il avait atteint un point tel qu’un jour où la voiture était en panne, il alla jusqu’à dire qu’elle était malade et qu’il fallait l’examiner: il avait presque voulu l’amener à l’hôpital plutôt que chez le mécanicien.

Ayant pris conscience de cela, il dut commencer à dissimuler et à modérer ses transports, car personne n’aurait compris un tel comportement.

Et lui, pourtant, aimait vraiment les objets. Comment aurait-il pu en être autrement?

La voiture, par exemple: ils avaient vécu tant d’aventures ensemble. Au cours de cette vie sans saveur, souvent injuste, dure et ingrate.

Comment oublier ces aurores incandescentes, sur les routes fréquentées et ennuyeuses, où il rêvait à s’en couper le souffle, à mille et une aventures? Au sec alors qu’il pleuvait à verse, à l’abri du vent lors des tempêtes déchaînées, au chaud lorsqu’il gelait et au frais sous la chaleur étouffante: c’était toujours elle qui le protégeait dans ce monde inhospitalier, quand, certains soirs comme ce soir, la ville, là dans le lointain, ressemblait à un grand vaisseau spatial brillant de mille feux, venu d’on ne sait quelle planète.

Oui, il s’était véritablement pris d’affection pour les objets. Les gens pouvaient bien lui dire qu’il était devenu fou, s’ils le souhaitaient. Lui savait pertinemment, du reste, à quel point les gens croyaient naïvement valoir mieux que les objets. Et pourtant, il n’en est rien. Il suffit de regarder ce qui se passe autour de soi: ce sont bel et bien les humains qui font des choses révoltantes.

Pendant ce temps, la nuit était peu à peu tombée, et Asdrubale était parvenu à la fin de cette immense avenue.

Il releva son col et regarda autour de lui: sur sa droite, au loin, le vaisseau urbain. Sur sa gauche, le noir complet: périphérie ou campagne, ou qui sait quel lieu inconnu.

Après tout, le choix était simple.

Car cette fois c’en était trop, il en avait vraiment assez. De tout. De penser, de se réveiller, d’avoir à se lever. De faire chaque jour des choses dénuées de sens pour pouvoir rester en vie et ainsi pouvoir continuer à faire des choses dénuées de sens. Une continuelle boucle dénuée de sens.

Alors il ne lui restait plus que les couchers de soleil, les aurores et les objets. Pour pouvoir rêver, et ainsi vivre vraiment.

Décidé, il s’engagea sur un petit chemin de terre. Une lune radieuse venait éclairer la campagne environnante.

Il ne se sentait pas seul. Il ne l’était pas. Il avait avec lui quelque chose de précieux. Il chercha à se remémorer le moment où la perle d’eau qu’il conservait religieusement dans sa poche était entrée dans l’habitacle de la voiture et par là même dans sa vie. C’était un matin tôt, alors que le ciel était dégagé.

Par la fenêtre à peine ouverte, une trombe de pluie soudaine et mystérieuse. Pas même un nuage à l’horizon. Sa manche de manteau finit par être trempée, à tel point qu’il dut l’essorer une fois arrivé au bureau: par le plus grand des hasards, une grosse goutte s’introduisit dans la bouteille qu’il avait l’habitude d’utiliser pour prendre son café avec lui et qui séchait, fraîchement nettoyée, sur son bureau.

Après avoir posé son manteau sur le radiateur, il prit la bouteille et observa à l’intérieur: sur cette petite sphère liquide et mouvante il réussit à voir son reflet, et ce fut comme se reconnaître, d’un coup.

Quel phénomène étrange.

Il referma la bouteille et la mit à l’abri dans un tiroir. Un peu plus tard, il regarda à nouveau et cette fois encore, il aperçut son reflet à travers le verre.

Il se vit, et lorsque l’on dit voir, ce verbe prend tout son sens. Il eut la perception de lui-même: c’était la première fois qu’il se regardait vraiment, tel qu’il était, et qu’il s’appréciait, enfin.

Il commença tout d’abord à ressentir de la fierté. Puis, de l’assurance. De ne rien faire, mais de penser librement à tout. À tout ce qu’il était, ce qu’il avait été, et à tout ce qui l’entourait.

Et il se mit aussi, dès lors, à changer.

Il commença à emmener la bouteille partout avec lui, et de temps à autre il y cherchait son reflet, puis se mettait à penser.

Il pensait à tant de choses, comme ce soir qui était peu à peu devenu nuit. Il s’arrêta et leva les yeux. Autour de lui, tout était noir, et l’atmosphère de la ville ne lui parvenait même plus. Seulement le clair de lune, et l’odeur de la campagne.

Il était à présent là où il voulait être, sans but, sans destination.

Enfin.

Depuis le temps qu’il y pensait, il en éprouvait du soulagement.

Il faisait chaque chose pour la dernière fois.

Penser ainsi rendait chaque seconde précieuse: c’était se sentir vivant. De cette manière, chaque chose était à nouveau source d’émotion. Et il avait encore devant lui la nuit entière.

Au fond du chemin de terre, une petite lumière. Avec entrain, il reprit sa marche. Il suivait cette lumière sans raison, car à vrai dire il ne savait pas où aller. Il savait seulement que c’était la dernière fois, et cela suffisait.

Le chemin se faisait de plus en plus étroit, puis s’enfonça dans un bois sombre.

Il n’avait aucune idée de l’endroit où ce chemin aboutirait et ne voulait pas le savoir. Les ronces se faisaient de plus en plus denses. Tout en écartant les feuillages, il continua d’avancer à tâtons: soudain, le point lumineux qu’il avait suivi réapparut.

Après avoir repoussé un dernier branchage, il déboucha d’un coup sur un quai usé par les années.

Asdrubale était couvert de feuilles et de rosée: de ses mains, il épousseta son manteau.

Un frisson le parcourut à partir de la poitrine.

Au toucher, il n’avait pas senti le relief habituel: la bouteille contenant la goutte d’eau. L’avait-il égarée?

Il essaya de se concentrer, de garder son calme, de respirer. Il passa à nouveau sa main, cette fois-ci en fermant les yeux, mais toujours rien. Rien!

Une douleur commença à se propager à partir de son estomac, contracté comme si un géant lui pressait les flancs, puis gagna son dos. Tout s’obscurcissait dans son esprit. Comment avait-il pu? Comment?

Il aurait dû en prendre davantage soin, ce soir où il avait décidé d’aller marcher pour la dernière fois! Précisément ce soir. Particulièrement ce soir.

Puis d’un coup, il écarquilla les yeux et se souvint.

Oui! Comme d’habitude, dans sa poche. Mais cette fois-ci, il l’avait mise dans la poche intérieure, en haut, plus sûre car protégée et fermée!

Il palpa à nouveau son manteau et la sentit enfin sous les os de ses doigts.

Il renversa sa tête en arrière tout en apaisant son ventre avec la main et demanda pardon à l’eau.

Il rouvrit les yeux: un banc usagé se trouvait là à seulement quelques mètres de lui. Il le rejoignit et s’y laissa tomber, reconnaissant.

Il sortit de sa poche la petite albeisa1 transparente, et la serra contre sa poitrine.

Cette eau, cette goutte d’eau entrée par hasard dans sa vie, lui avait non seulement permis de voir au plus profond de lui-même, mais avait également été la première, un jour, à s’être manifestée à lui. Un jour où tout était encore plus monotone et plus gris que d’habitude: un jour épais et sombre comme seule sait l’être la noirceur profonde de la pensée.

Il avait entendu, ce jour-là, trois mots.

Seulement trois mots, qui bouleversèrent sa vie.

«Es-tu triste?»

Il avait regardé autour de lui, abasourdi par une telle question. Il s’en souvenait comme si c’était aujourd’hui.

Puis il avait secoué la tête. Peut-être avait-il seulement rêvé, dans le silence de la pièce vide. C’est alors que la voix se fit entendre à nouveau:

«Dis-moi, es-tu triste?»

C’était une voix. Bel et bien une voix. Et elle provenait d’une direction précise.

Il regarda dans la petite bouteille et aperçut à nouveau son reflet.

«Es-tu triste?»

Il n’y avait aucune explication à cette voix. Il n’y avait aucune explication possible, sauf une.

Hésitant et tremblant, il susurra en retour: «Oui».

C’est ainsi que cela s’est passé.

C’est ainsi que, ce jour-là, l’eau commença vraiment à lui parler.

Oh, bien entendu, tout le monde sait que les fous sont convaincus de l’existence des voix, voix qu’ils sont les seuls à entendre. Mais lui ne l’était nullement.

Quoi qu’il en soit, cela n’avait pas la moindre importance. Quel mal y avait-il à cela?

Et puis, cette goutte se mit à lui raconter tant de choses, tant de belles choses.

Pour commencer, elle le félicita de l’avoir conservée avec tendresse. Preuve de sagesse, ajouta-t-elle avec assurance.

Il conservait un souvenir très précis de ses paroles: «Les humains sont contradictoires, pour ne pas dire parfois étranges, eh oui. Sans vouloir t’offenser, bien sûr: c’est un simple constat. Il leur arrive de croire en de simples pierres précieuses telles que les émeraudes, les saphirs, les rubis, sans se rendre compte que ces dernières ne sont dans le fond que carbone: fossilisé, jeune et inexpérimenté. Alors que moi je suis l’eau et j’existe depuis la nuit des temps. C’est moi qui suis à l’origine de la vie sur la planète, et sans moi, il n’y a rien qui ne puisse vivre longtemps: si je viens à manquer, chaque être meurt. Même l’arbre, qui ensuite devient carbone et même diamant au fil des siècles. Mais auparavant, il était vivant: j’étais donc déjà là. Ou tout au moins, j’ai été là: sans moi, ce même arbre désormais devenu pierre brillante n’aurait ni vu le jour, ni vécu, ni survécu, à vrai dire. J’étais là avant. Avant toute chose. Je lui ai donné son essence, puis, une fois son cycle de vie terminé, j’en suis partie. Et j’ai poursuivi mon chemin, cette vie éternelle qui rend possible chaque existence. Ailleurs. Je suis ce qu’il y a de plus précieux sur cette planète. Tout le monde m’a sous les yeux, et pourtant personne ne me remarque. Mais toi tu m’as gardée avec toi, sage que tu es. Sage et triste à la fois.»

Ah ça oui, il s’en souvenait bien. Tant des mots que de la délicatesse. En même temps, elle avait remarqué sa tristesse et en fut attendrie. Tandis que les autres, les humains, répondaient par la méfiance à son repli sur lui-même. Parfois même avec dureté. Et en retour il se durcissait encore plus, et les gens à leur tour réagissaient encore plus durement.

Jusqu’à ce qu’il soit obligé de se renfermer sur lui-même, pour se défendre: pour survivre.

Et il se retrouva seul.

Cette perle transparente, en revanche, avait ouvert son esprit à un autre univers: le monde des choses qu’il croyait inanimées. C’est ainsi que les hommes les appellent.

Ces idiots.

Idiots et ingrats.

L’eau et lui se comprenaient au sujet de l’humanité tout entière. Qu’avait-il retiré de cette vie?Désillusions, rancœurs, trahisons, opportunismes: tout ceci mis bout à bout le faisait arriver jusqu’en Chine.

Les hommes ne voulaient plus de lui? Très bien: lui non plus ne voulait plus d’eux. Et puis parfois, les histoires que l’eau racontait étaient réellement passionnantes. Comme ce matin nuageux où elle se mit à relater la fois où elle avait été la partie liquide de l’œil d’un dinosaure, et à décrire ce qu’elle voyait de la planète: des couchers de soleil embrasés d’une couleur rubis intense sans pareil, des silences profonds comme il n’en existe plus, de puissants grondements et des éclairs de lumière aveuglants.

Que d’aventures, à en avoir le souffle coupé.

Une autre fois encore, elle raconta avoir été le sang d’une guerrière amoureuse: une femme qui s’était déguisée afin de suivre l’armée de son bien-aimé dans la forêt et pouvoir ainsi veiller sur lui et être à ses côtés en secret. La goutte raconta comment, par un matin ensoleillé, celle-ci se sacrifia pour lui, ce qu’il ignora pour le restant de ses jours. Après des jours de marche et de campements, au lever du jour, un affrontement avec l’ennemi. Pendant la bataille, faisant fi des bruits métalliques et des marteaux brisant crânes et os, des hurlements déchirants et des lames qui lacéraient les chairs, elle se tenait toujours non loin de lui, mais deux ou trois pas en arrière pour n’être ni vue ni reconnue. Et soudain, féline et déterminée, elle fit obstacle à une lance pointue qu’elle vit juste à temps fondre du ciel, sans bruit: afin de le sauver, elle choisit d’en être elle-même transpercée.

Un cri de gorge étouffé.

Il eut ainsi la vie sauve, tandis qu’elle, gisant à terre, souriait au ciel et à la mort en murmurant son nom. La goutte fut expulsée dans le flot de sang qui jaillit de sa poitrine à travers l’entaille faite par la pointe acérée qui lui fendit atrocement le sternum. De la pierre polie sur laquelle elle vint finir sa course, la goutte put observer les yeux de la femme, grands ouverts et sereins, alors qu’elle rendait son dernier soupir: ils demeurèrent cristallisés sur la voûte céleste, les iris rivés vers l’infini.

La goutte n’avait jamais appartenu à une vie dont le pouls battait si fort, elle ajouta: «Son cœur était vaillant, elle était dotée d’une grande force intérieure, inconnue de moi jusqu’alors et que je n’ai jamais plus retrouvé chez aucun être vivant dont j’ai été la lymphe.»

Oh oui, elle avait vu tant de choses, cette précieuse substance. Et comme elle en décrivait bien les sensations, les nuances. Les chromatismes de l’âme, sans nul doute. Et il avait réussi à se convaincre que cette goutte d’eau devait en avoir une, elle aussi: grande, et belle. C’est pour cette raison qu’il avait eu si peur à l’idée de l’avoir perdue à jamais. Cela aurait été comme trahir quelqu’un à qui l’on tient vraiment, ce qui revient à se trahir soi-même: rompre un équilibre universel de confiance qu’il est impossible de retrouver.

Ragaillardi, il regarda autour de lui.

Il était arrivé, qui sait comment, dans une très vieille gare. Il l’avait tout de suite compris à l’odeur de fer, de bois et de pierres. Cette odeur, il la connaissait bien. Il en prit conscience précisément car elle lui était familière et en fut surpris: celle-ci n’existait plus dans les gares d’aujourd’hui. Mais il l’avait connue lorsqu’il était enfant, oui.

Il ferma les yeux et inspira à nouveau: mais oui, c’était ça!

Les choses. Les choses.

Elles savent revenir à notre mémoire, les choses. De mille et une façons: même par les odeurs. Durant toute la vie.

Et ces senteurs éveillèrent d’autres souvenirs. Des fragments d’enfance, lorsqu’il restait dans la gare, devant ce qui le laissait ébaubi: les bruits, le lointain coup de sifflet, le crissement des freins, la fumée. Et quand il rentrait à la maison, le soir, avant de dormir, il en rêvait.

Il rêvait qu’il montait, un jour, sur un de ces wagons fascinants et mystérieux. Il rêvait du chef de gare avec son panneau et son sifflet, du train qui lançait des bouffées de fumée, lui saluant les personnes et la partie de lui qui restait en ce lieu.

Il rouvrit les yeux, se leva du banc, et parcourut le quai.

Un vieux réverbère suspendu, renvoyant une faible lumière, se balançait en grinçant: c’était elle, la lumière qu’il avait suivie.

Il atteignit un petit bâtiment aux murs lézardés: de l’intérieur provenait une lueur. Il franchit le seuil.

De quelle gare s’agissait-il?

Oh, bien sûr, il ne prenait plus le train depuis si longtemps, sinon dans la ville grouillante et surpeuplée. Et pourtant – pensa-t-il – des petites gares comme celles-ci, il doit y en avoir beaucoup, aux alentours.

Il fut accueilli par un hall, peu éclairé lui aussi: devant lui, un petit guichet et une vitre avec un trou en son centre. À vrai dire, plutôt sale et éraflée par les années jusqu’à en être devenue presque opaque.

Autour, personne, hormis un silence absolu.

De l’autre côté de la vitre était assis un homme, portant un uniforme élimé gris tel qu’en portent les employés des chemins de fer, assorti d’une casquette tout aussi élimée. En fait, il ne semblait même pas l’avoir vu entrer, étant donné qu’il ne leva même pas les yeux. Appliqué, il s’employait à écrire quelque chose à l’aide d’un petit crayon ancien, dont il léchait de temps à autre la pointe. Geste démodé, pensa-t-il en lui-même. Il n’en demeura pas moins fasciné. C’était donner de la valeur aux choses, aux gestes, au crayon même et au papier, et par conséquent également aux mots qui allaient être reproduits avec méthode sur la feuille.

Asdrubale s’éclaircit doucement la gorge pour attirer l’attention de l’homme, mais celui-ci, indifférent, continuait à inscrire quelque chose d’indéchiffrable sur les lignes parallèles.

Il toqua alors poliment sur la vitre avec sa phalange, et dit «Bonsoir».

L’homme en uniforme resta immobile mais leva le regard et répondit à son tour «Bonsoir». Il n’ajouta rien d’autre. Situation pour le moins embarrassante. Il semblait attendre que ce soit lui, un voyageur potentiel, qui poursuive la conversation.

Quelles genres de manières étaient-ce là, étant donné que, de toute évidence, il s’agissait d’une billetterie. Et pourtant, curieusement, son comportement n’avait rien d’ouvertement grossier.

Comme le silence se prolongeait, Asdrubale se vit contraint de poursuivre la conversation.

«Excusez-moi. Je souhaiterais acheter un billet.»

À ces mots, l’homme derrière la vitre s’interrompit. Il posa son crayon, releva lentement la tête et fixa Asdrubale d’un regard intense. Il se recula, posant son dos contre le dossier et croisa les mains sur ses genoux avec un regard qui pouvait sembler perplexe.

«Un billet, dites-vous. Pour quelle heure, quel jour, et quelle destination, si vous me permettez?»

Et voilà qu’il prend maintenant un ton supérieur!

Non seulement il ne m’a pas dit bonjour, si ce n’est pour me répondre, il n’a pas non plus cherché à savoir s’il pouvait m’être utile en quoi que ce soit, et voilà qu’il semble maintenant vouloir souligner l’absence de clarté de ma requête!

Soit!

«À vrai dire, je ne sais pas. Le premier train qui passe et qui a pour destination l’endroit le plus éloigné qui soit fera parfaitement l’affaire. Un aller simple. Merci.»

Un silence irréel s’installa à nouveau.

Le guichetier le regarda à nouveau et parut encore plus absorbé. Puis, il se pencha vers un tiroir et en sortit un carnet. Après avoir extrait un coupon en papier cartonné, il le glissa dans une étrange machine d’impression et tira ensuite un levier. Bruyamment, le billet fut imprimé et il le retourna lentement, tout en l’observant. Il souffla dessus puis le fit passer soigneusement par une fente située au bas de la séparation vitrée éraflée, sous laquelle le passager potentiel avait entre temps fait glisser un billet de banque.

L’homme à la casquette le prit et le glissa rapidement dans la caisse, et resta assis, les bras croisés. Il ajouta seulement «Il part dans quelques minutes». Et il le regarda à nouveau, fixement, en silence.

Asdrubale en déduisit que le montant devait être exact et qu’aucune monnaie ne devait lui être rendue.

Après avoir pris le billet, il le glissa dans sa poche de manteau et salua l’homme:

«Bonsoir.»

«Bonsoir à vous» répondit le guichetier, sans rien ajouter d’autre.

Alors qu’Asdrubale, désormais le dos tourné, se dirigeait vers la sortie pour rejoindre le quai, il entendit ces mots, prononcés à voix haute: «Et bon voyage.»

Enfin, il trouvait un peu de gentillesse dans ce lieu oublié.

Cette fois-ci, il ne répondit pas. Il sortit.

Étrangement, c’est seulement à ce moment-là qu’il se rendit compte qu’il n’y avait qu’un seul quai. Pour autant qu’il sache, même dans les petites gares, il devait toujours y en avoir au moins deux, ou plus. Comme quoi, on fait des découvertes intéressantes lorsqu’on va se promener pour la dernière fois. Peut-être que cet endroit n’était qu’un petit point de transit, une zone d’échange, ou qui sait quoi d’autre. Après tout, il ne comprenait pas grand-chose aux trains. Mais, deux rails et une forêt tout autour: c’était sûrement peu commun, pensa-t-il .

Allez savoir.

Dès lors, il put se remettre à songer à l’eau et à ses récits fantasmagoriques.

Comme par exemple ce matin-là où elle lui raconta ses migrations: la goutte retournait sur la Terre et à un moment donné abandonnait l’élément dont elle avait fait partie, en s’évaporant.

Elle raconta comment, tandis qu’elle s’élevait dans le ciel, elle regardait la Terre se faire de plus en plus petite, fascinée. Entre les nuages, elle rencontrait d’autres gouttes, et parfois certaines ne lui étaient pas inconnues, leurs chemins s’étant croisés dans le passé. Elles se saluaient et échangeaient des histoires de toutes sortes. Et ensemble elles devenaient des nuages spectaculaires qui, à un moment donné, partaient lentement en voyage. Et quels panoramas, et quelles traversées aériennes! En tant que cirrus, nimbus, cumulus. À dessiner des formes, à décrire des circonvolutions. À survoler des océans, des montagnes, des campagnes, des fleuves et des étendues immenses. Jusqu’à ce que, sur ordre du vent, soit venu le moment de redescendre.

Quelle émotion, de plonger vers le sol! Un vol en chute libre.

«Ce moment, c’est toujours comme si c’était la première fois.»

Elle s’était confessée à lui avec ces mots exacts.

Puis sur Terre elle venait terminer sa course: parfois dans une plante, parfois dans une flaque d’eau, parfois dans un être vivant. Et le cycle de la vie pouvait recommencer. Comme il en était depuis la nuit des temps.

De ses rêveries il fut soudain ramené à la réalité par une lumière à l’autre bout du quai et par des bouffées de fumées cycliques et constantes qui se faisaient de plus en plus proches: le train arrivait.

Quelle situation étrange, pensa-t-il: il ne savait pas où il allait, et cela ne lui importait pas. C’était justement cela qui le faisait se sentir heureux: il prenait le train pour la dernière fois, sans même savoir où ce dernier allait l’emmener. Où est-ce qu’il allait arriver. Où est-ce qu’il allait aller. Il savait seulement qu’il ne reviendrait plus jamais.

Soudain, il remarqua le guichetier à ses côtés.

Ce dernier tenait à présent un panneau et un sifflet. Apparemment, dans cette gare, c’est lui qui faisait tout. Cela devait être, de toute évidence, un moyen de réduire les dépenses. C’était peut-être pour cela qu’il avait été un tantinet peu courtois. Ce travail n’était probablement pas le sien à l’origine, et ainsi tout s’expliquait.

Examiner plus en détails les choses permet toujours de mieux comprendre ce qui se passe autour de nous.

Cet employé distrait affichait à présent un air austère et digne, et se tenait droit, comme pour souligner, par sa posture, le rôle qui lui incombait. Tel un soldat chevronné, il porta le sifflet à sa bouche d’un geste mesuré et souffla fort: trois fois, avec une intensité et une durée rigoureusement identiques. Indéniablement, la maîtrise du geste semblait être le résultat d’années d’expérience.

Le train se mit à ralentir et atteignit lentement le quai, arrêtant le centre exact de la chaîne de wagons juste en face de l’entrée. Il y en avait seulement trois, au total: l’unité motrice, un seul compartiment voyageurs, et à l’arrière, une dernière voiture sans fenêtres, sûrement destinée aux marchandises. Asdrubale n’en fut pas étonné: avec un seul quai, après tout, on ne pouvait tout de même pas s’attendre à un bolide argenté dernier cri.

Les portes se placèrent juste en face de lui, et s’ouvrirent en coulissant, dans des bouffées de fumée.

Il posa un premier pied sur le marchepied et entra.

À nouveau, il demeura abasourdi, car les surprises n’étaient décidément pas terminées. Tout le reste il avait pu, d’une certaine manière, le justifier, l’expliquer, le comprendre mais ce qu’il avait devant les yeux était vraiment insolite: les sièges étaient en bois. Et une nouvelle fois, il fut frappé par cette odeur ancienne et caractéristique, qu’il n’avait sentie que lorsqu’il était enfant. Oh, quelle belle surprise: il n’aurait jamais cru que de tels wagons circulaient encore.

Il n’y avait pas de cloisons. Les sièges étaient incommodes, spartiates, bas et usés par le temps. Mais presque tous étaient occupés par des bagages de tailles diverses: paquets, boîtes, sacs. À un seul endroit apparemment, il restait des places assises disponibles: au fond vers le wagon de tête, où deux rangées de sièges en face l’une de l’autre, traversées par l’allée centrale, étaient occupées par des gens. Il s’y dirigea, l’air circonspect et quelque peu étonné, et vit qu’il n’y avait qu’un seul siège vide.

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