Kitabı oku: «Le Vicaire de Wakefield», sayfa 9
CHAPITRE XIX
Portrait d’une personne mécontente du présent gouvernement, et appréhendant la perte de nos libertés
LA maison où nous devions être traités se trouvant à une petite distance du village, notre amphitryon nous dit que, comme sa voiture n’était pas prête, il nous conduirait à pied, et nous arrivâmes bientôt à l’une des plus magnifiques demeures que j’eusse vues dans cette partie du pays. La pièce où l’on nous fit entrer était d’une élégance et d’une modernité parfaites. Il sortit donner des ordres pour le souper, et le comédien, en clignant de l’œil, déclara que nous étions réellement en veine. Notre hôte revint bientôt; on servit un élégant souper; deux ou trois dames en négligé coquet furent introduites et la conversation commença avec une certaine animation. La politique, toutefois, était le sujet sur lequel s’étendait notre amphitryon; car il affirmait que la liberté était à la fois son orgueil et son épouvante. Lorsqu’on eut desservi, il me demanda si j’avais vu le dernier Monitor. Lui ayant répondu négativement: «Quoi! l’Auditor non plus, je suppose? s’écria-t-il. – Non plus, monsieur, répondis-je. – C’est étrange, très étrange, reprit mon amphitryon. Eh bien, je lis tous les journaux politiques qui paraissent. Le Daily, le Public, le Ledger, la Chronicle, le London Evening, le Whitehall Evening, les dix-sept magazines et les deux revues; et quoiqu’ils se détestent les uns les autres, je les aime tous. La liberté, monsieur, la liberté, c’est l’orgueil des fils de la Grande-Bretagne, et par toutes nos mines de houille des Cornouailles, j’en révère les gardiens. – Alors on peut espérer, m’écriai-je, que vous révérez le roi. – Oui, riposta mon amphitryon, lorsqu’il fait ce que nous voulons qu’il fasse; mais s’il continue comme il a fait ces temps derniers, je ne m’inquiéterai plus davantage de ses affaires. Je ne dis rien, je me contente de penser. J’aurais su mieux diriger les choses. Je ne crois pas qu’il ait eu un nombre suffisant de conseillers; il devrait aviser avec toutes les personnes disposées à lui donner un avis, et alors nous aurions les choses faites d’autre façon.
– Je voudrais, m’écriai-je, que des conseillers intrus de ce genre fussent attachés au pilori. Ce devrait être le devoir des honnêtes gens de soutenir le côté le plus faible de notre constitution, ce pouvoir sacré qui, depuis quelques années, va chaque jour déclinant et perdant sa juste part d’influence dans l’État. Mais ces ignorants continuent toujours leur cri de liberté, et s’ils ont quelque poids, ils le jettent bassement dans le plateau qui penche déjà.
– Comment! s’écria une des dames. Ai-je vécu jusqu’à ce jour pour voir un homme assez bas, assez vil pour être l’ennemi de la liberté et le défenseur des tyrans? La liberté, ce don sacré du ciel, ce glorieux privilège des Bretons!
– Se peut-il bien, reprit notre amphitryon, qu’il se trouve encore quelqu’un pour se faire l’avocat de l’esclavage? Quelqu’un qui soit d’avis d’abandonner honteusement les privilèges des Bretons? Y a-t-il quelqu’un, monsieur, qui puisse être si abject?
– Non, monsieur, répliquai-je, je suis pour la liberté, cet attribut des dieux! La glorieuse liberté, ce thème des déclamations modernes! Je voudrais tous les hommes rois. Je voudrais être roi moi-même. Nous avons tous naturellement un droit égal au trône; nous sommes tous originairement égaux. C’est là mon opinion, et ce fut jadis l’opinion d’une secte d’honnêtes gens qu’on appelait les Niveleurs. Ils essayèrent de se constituer en une communauté où tous seraient également libres. Mais, hélas! cela ne put jamais aller; en effet, il y en avait parmi eux quelques-uns de plus forts et quelques-uns de plus fins que les autres, et ceux-là devinrent les maîtres du reste; car, de même qu’il est sûr que votre groom monte vos chevaux parce que c’est un animal plus fin qu’eux, de même est-il sûr aussi que l’animal qui sera plus fin on plus fort que lui lui montera sur les épaules à son tour. Donc, comme il est imposé à l’humanité de se soumettre, et que quelques-uns sont nés pour commander et les autres pour obéir, la question est, puisqu’il doit y avoir des tyrans, s’il vaut mieux les avoir chez nous, dans la même maison, ou dans le même village, on encore plus loin, dans la capitale. Or, monsieur, pour mon compte personnel, je hais naturellement la face du tyran; plus il est éloigné de moi, plus je suis satisfait. La généralité du genre humain est aussi de mon sentiment et a unanimement créé un roi dont l’élection diminue le nombre des tyrans en même temps qu’elle met la tyrannie à une distance plus grande du plus grand nombre de gens. Maintenant, les grands, qui étaient eux-mêmes des tyrans avant l’élection d’un seul tyran, sont naturellement opposés à un pouvoir élevé au-dessus d’eux et dont le poids doit toujours appuyer plus lourdement sur les classes subordonnées. C’est l’intérêt des grands, par conséquent, de diminuer le pouvoir royal autant que possible; car tout ce qu’ils lui prennent leur est naturellement rendu à eux-mêmes, et tout ce qu’ils ont à faire dans l’État est de saper le tyran unique, ce qui est le moyen de recouvrer leur autorité primitive. Maintenant il se peut que les circonstances dans lesquelles l’État se trouve, la disposition de ses lois, l’esprit de ses membres opulents, tout conspire à pousser en avant ce travail de sape contre la monarchie. Car, en premier lien, si notre État est dans des circonstances de nature à favoriser l’accumulation des richesses et à rendre les hommes opulents plus riches encore, cela augmentera leur ambition. L’accumulation des richesses, d’ailleurs, doit nécessairement être une conséquence, lorsque, comme à présent, le commerce extérieur déverse dans l’État plus de trésors que n’en produit l’industrie intérieure; car le commerce extérieur ne peut se faire avec profit que par les riches, et ceux-ci ont encore en même temps tous les avantages qui dérivent de l’industrie intérieure; de sorte que les riches ont, chez nous, deux sources de fortune, tandis que les pauvres n’en ont qu’une. C’est pour cette raison qu’on voit, dans tous les États commerçants, les richesses s’accumuler et que, jusqu’ici, tous sont, avec le temps, devenus aristocratiques.
«En outre, les lois mêmes de ce pays peuvent aussi contribuer à l’accumulation des richesses; comme, par exemple, lorsque, grâce à elles, les liens naturels qui rattachent les riches et les pauvres sont brisés et qu’il est prescrit que les riches ne se marieront qu’avec les riches, ou lorsque les gens instruits sont regardés comme n’ayant pas qualité pour servir leur pays de leurs conseils uniquement à cause du défaut de fortune, et que la richesse est ainsi proposée comme objet à l’ambition de l’homme sage; par ces moyens, dis-je, et par des moyens tels que ceux-là, les richesses s’accumulent. Maintenant le possesseur de richesses accumulées, lorsqu’il est pourvu du nécessaire et des plaisirs de la vie, n’a pas d’autre méthode pour employer le superflu de sa fortune que d’acheter du pouvoir, c’est-à-dire – pour parler en d’autres termes, de se faire des dépendants en achetant la liberté des gens besogneux ou à vendre – des hommes qui sont disposés à supporter l’humiliation du contact immédiat avec la tyrannie pour un morceau de pain. C’est ainsi que tous les personnages très opulents réunissent autour d’eux un cercle des plus pauvres de la population, et toute organisation politique où les richesses abondent peut se comparer au système cartésien, où chaque globe a son tourbillon propre. Ceux-là, toutefois, qui seraient disposés à se mouvoir dans le tourbillon d’un haut personnage ne sont que ce que doivent être les esclaves: le rebut du genre humain, dont les âmes et dont l’éducation sont adaptées à la servitude, et qui ne connaissent rien de la liberté que le nom.
«Mais il doit y avoir un nombre plus grand encore de gens en dehors de la sphère d’influence de l’homme opulent, je veux dire cette classe de personnes qui se maintiennent entre les très riches et la dernière populace, ces hommes qui sont en possession de fortunes trop grandes pour se soumettre au pouvoir du voisin et qui cependant sont trop pauvres pour s’établir eux-mêmes comme tyrans. C’est dans cette classe moyenne de l’humanité que se trouvent généralement tous les arts, toute la sagesse, toutes les vertus de la société. On ne connaît que cette classe seule qui soit la véritable conservatrice de l’indépendance et qui puisse être appelée le peuple. Maintenant il peut arriver que cette classe moyenne de l’humanité perde toute son influence dans un État, et que sa voix soit en quelque sorte noyée dans celle de la populace; car si la fortune suffisante pour donner aujourd’hui à quelqu’un une voix dans les affaires de l’État est dix fois moindre que celle que l’on avait jugée suffisante en faisant la constitution, il est évident qu’un grand nombre de ceux de la populace sera introduit ainsi dans le système politique, et que ceux-ci, se mouvant toujours dans le tourbillon des grands, suivront la direction que les grands pourront donner. Dans un tel État, par conséquent, tout ce qu’il reste à faire à la classe moyenne, c’est de conserver la prérogative et les privilèges du chef suprême avec la plus religieuse circonspection. En effet, il départage le pouvoir des riches et empêche les grands de tomber d’un poids dix fois plus lourd sur la classe moyenne placée au-dessous d’eux. On peut comparer la classe moyenne à une ville dont les riches font le siège, et au secours de laquelle le gouverneur se hâte du dehors. Tant que les assiégeants redoutent un ennemi imminent, il n’est que naturel qu’ils offrent aux gens de la ville les termes les plus engageants, qu’ils les flattent de vaines paroles et les amusent de privilèges; mais s’ils ont une fois battu le gouverneur sur leurs derrières, les murs de la ville ne sont plus qu’une faible défense pour les habitants. Ce qu’ils ont alors à espérer, on peut le voir en tournant les yeux vers la Hollande, Gênes on Venise, où les lois règnent sur le pauvre, et le riche sur les lois. Je suis donc – et je mourrais pour elle – pour la monarchie, la monarchie sacrée, car s’il est quelque chose de sacré parmi les hommes, ce doit être le souverain, l’oint de son peuple; et toute diminution de son pouvoir, dans la guerre ou dans la paix, est un empiétement sur les véritables libertés des sujets. Les mots de liberté, de patriotisme et de Bretons ont eu trop d’effet déjà; il faut espérer que les vrais fils de l’indépendance empêcheront désormais qu’ils en aient davantage. J’ai connu beaucoup de ces prétendus champions de la liberté dans mon temps, et pourtant je ne me rappelle pas un seul qui ne fût au fond du cœur et dans sa famille un tyran.»
Je m’aperçus que, dans ma chaleur, j’avais prolongé cette harangue au delà des bornes de la bonne éducation; mais l’impatience de mon amphitryon, qui avait souvent tenté de m’interrompre, ne put se contenir plus longtemps. «Quoi! s’écria-t-il, c’était un jésuite en habit de pasteur que je fêtais ainsi! Mais, par toutes les mines de houille des Cornouailles, il va plier bagage, ou mon nom n’est pas Wilkinson.» Je vis alors que j’étais allé trop loin, et je demandai pardon de la chaleur avec laquelle j’avais parlé. «Pardon! reprit-il, furieux. Je crois que de tels principes ont besoin de dix mille pardons. Quoi! abandonner la liberté, la propriété, et, comme dit le Gazetteer, se coucher pour être bâté de sabots7! Monsieur, j’exige que vous décampiez de cette maison immédiatement, pour éviter pire. Je l’exige, monsieur.» J’allais répéter mes explications; mais juste à ce moment nous entendîmes un valet frapper à la porte, et les deux dames s’écrièrent: «Sûr comme la mort, voilà monsieur et madame qui rentrent!» Il paraît que mon amphitryon n’était après tout que le sommelier qui, en l’absence de son maître, avait envie de se donner des airs et d’être pour un moment gentleman lui aussi; à dire vrai, il causait politique aussi bien que la plupart des gentilshommes campagnards. Mais rien ne saurait dépasser ma confusion lorsque je vis entrer le gentleman et sa dame; leur surprise en trouvant cette société et cette bonne chère ne fut pas moindre que la nôtre. «Messieurs, nous dit le vrai maître de la maison, à moi et à mon compagnon, ma femme et moi, nous sommes vos serviteurs très humbles; mais je déclare que c’est là une faveur si inattendue que nous avons peine à ne pas succomber sous une telle obligation.» Quelque inattendue que notre compagnie pût être pour eux, la leur, j’en suis sûr, l’était encore plus pour nous; je restais muet à l’idée de ma propre stupidité, lorsque je vois entrer immédiatement derrière eux ma chère miss Arabella Wilmot elle-même, celle qui avait jadis été destinée à mon fils George, mais dont l’alliance s’était rompue comme il a déjà été raconté. Dès qu’elle me vit, elle vola dans mes bras avec une joie extrême. «Mon cher monsieur, s’écria-t-elle, à quel heureux hasard devons-nous une visite si imprévue? Je suis sûre que mon oncle et ma tante seront ravis quand ils sauront qu’ils ont pour hôte le bon docteur Primrose.»
En entendant mon nom, le vieux gentleman et la dame s’avancèrent poliment et me souhaitèrent la bienvenue avec la plus cordiale hospitalité. Ils ne purent s’empêcher de sourire en apprenant l’occasion de ma présente visite, et l’infortuné sommelier, qu’ils paraissaient d’abord disposés à mettre dehors, reçut sa grâce à mon intervention.
M. Arnold et son épouse, les maîtres de la maison, insistèrent alors pour avoir le plaisir de me garder quelques jours, et comme leur nièce, ma charmante élève, dont l’esprit s’était en une certaine mesure formé sous ma direction, se joignait à leurs instances, je me rendis. Le soir, on me conduisit à une chambre magnifique, et le lendemain, de grand matin, miss Wilmot voulut se promener avec moi dans le jardin, qui était décoré au goût moderne. Après quelque temps passé à me montrer les beautés du lieu, elle me demanda, d’un air indifférent, quand j’avais eu pour la dernière fois des nouvelles de mon fils George. «Hélas! mademoiselle, m’écriai-je, voilà maintenant près de trois années qu’il est absent, et il n’a jamais écrit ni à ses amis ni à moi. Où est-il? je ne sais. Peut-être ne le reverrai-je jamais, ni lui ni le bonheur. Non, ma chère demoiselle, nous ne reverrons plus jamais des heures aussi charmantes que celles qui s’écoulaient jadis à notre foyer de Wakefield. Ma petite famille se disperse rapidement, et la pauvreté nous a apporté non seulement le besoin, mais la honte.» L’excellente fille laissa tomber une larme à ce récit; mais, la voyant douée d’une sensibilité trop vive, j’évitai d’entrer dans un détail plus particulier de nos souffrances. Ce me fut, toutefois, quelque consolation que de trouver que le temps n’avait pas opéré de changement dans ses affections, et qu’elle avait rejeté plusieurs partis qui lui avaient été proposés depuis notre départ de son pays. Elle me fit faire le tour de toutes les beautés de ce vaste jardin, me montrant chaque allée et chaque bosquet, et en même temps saisissant partout une occasion de me faire quelque nouvelle question relative à mon fils.
Nous passâmes la matinée de cette manière, jusqu’à ce que la cloche nous rappelât pour le dîner, où nous trouvâmes le directeur de la troupe ambulante dont il a déjà été parlé. Il venait dans l’intention de placer des billets pour la Belle Pénitente qu’on devait représenter le soir même, avec le rôle d’Horatio tenu par un jeune gentleman qui n’avait jamais encore paru sur aucun théâtre. Il faisait le plus chaud éloge du nouvel acteur et affirmait qu’il n’avait jamais vu personne approcher si près de la perfection. «Jouer ne s’apprend pas en un jour, faisait-il observer; mais ce gentleman semble né pour marcher sur les planches. Sa voix, sa figure, ses attitudes, tout est admirable. Nous avons mis la main dessus par hasard, en venant ici.» Ces détails excitaient jusqu’à un certain point notre curiosité, et, sur les prières des dames, je me laissai persuader de les accompagner à la salle de théâtre, qui n’était autre qu’une grange. Comme la société dans laquelle j’étais était incontestablement la première de l’endroit, nous fûmes reçus avec le plus grand respect et placés en avant, aux sièges de face, où nous attendîmes quelque temps, avec une impatience non médiocre de voir Horatio faire son entrée. Le nouvel acteur s’avança enfin, et que les pères jugent de mes sensations par les leurs lorsque je reconnus mon infortuné fils! Il allait commencer; mais, tournant ses yeux vers la salle, il aperçut miss Wilmot et moi, et il resta aussitôt sans voix et sans mouvement. Les acteurs derrière le décor, attribuant cet arrêt à sa timidité naturelle, voulurent l’encourager; mais, au lieu de continuer, il éclata en un torrent de larmes et se retira de la scène. Je ne sais ce que furent mes sentiments en cette occasion, car ils se succédèrent avec trop de rapidité pour l’analyse: mais je fus bientôt réveillé de ces pénibles réflexions par miss Wilmot qui, pâle et d’une voix tremblante, me priait de la reconduire chez son oncle. Quand nous fûmes arrivés à la maison, M. Arnold, qui n’avait pas encore le mot de notre extraordinaire conduite, apprenant que le nouvel acteur était mon fils, lui envoya sa voiture et une invitation; comme le jeune homme persistait dans son refus de reparaître sur la scène, les comédiens en mirent un autre à sa place, et nous ne tardâmes pas à l’avoir avec nous. M. Arnold lui fit le plus bienveillant accueil, et je le reçus avec mes transports ordinaires, car je n’ai jamais pu feindre un ressentiment que je n’ai point. L’accueil de miss Wilmot fut marqué d’un air d’indifférence, mais je pus m’apercevoir qu’elle jouait un rôle étudié. Le tumulte de son cœur ne semblait pas apaisé encore: elle disait vingt étourderies qui ressemblaient à de la joie, puis elle riait tout haut de sa propre extravagance. De temps en temps, elle jetait un regard furtif à la glace, comme heureuse de la conscience de son irrésistible beauté; et souvent elle faisait des questions sans accorder aux réponses la moindre attention.
CHAPITRE XX
Histoire d’un vagabond philosophe, qui court après la nouveauté et perd le bonheur
APRÈS que nous eûmes soupé, Mrs Arnold offrit poliment d’envoyer deux de ses domestiques chercher les bagages de mon fils, ce que, d’abord, il fit mine de refuser; mais comme elle le pressait, il fut obligé de lui déclarer qu’une canne et une valise étaient tous les effets mobiliers qu’il pût se vanter de posséder sur cette terre. «Eh oui, mon fils, m’écriai-je, vous m’avez quitté pauvre, et je vois que pauvre vous êtes revenu; cependant je ne fais pas de doute que vous n’ayez vu beaucoup du monde. – Oui, monsieur, répliqua mon fils; mais voyager après la fortune n’est pas le moyen de se l’assurer, et de fait, j’en ai depuis quelque temps abandonné la poursuite. – J’imagine, monsieur, dit Mrs Arnold, que le récit de vos aventures serait divertissant; la première partie, je l’ai souvent entendue de la bouche de ma nièce, mais si la compagnie pouvait obtenir de vous le reste, ce serait une obligation de plus qu’on vous aurait. – Madame, répliqua mon fils, je vous assure que le plaisir que vous aurez à les écouter ne sera pas la moitié si grand que ma vanité à les dire; et cependant c’est à peine si, dans toute l’histoire, je puis vous promettre une seule aventure, mon récit portant plutôt sur ce que j’ai vu que sur ce que j’ai fait. Le premier malheur de ma vie, que vous connaissez tous, fut grand; mais s’il me désola, il ne put m’abattre. Personne n’a jamais été plus habile à espérer que moi. Moins je trouvais la fortune bienveillante à un moment, plus j’attendais d’elle à un autre; et comme j’étais au bas de sa roue, chaque tour nouveau pouvait bien m’élever, mais non pas m’abaisser. Je m’acheminai donc vers Londres un beau matin, nullement inquiet du lendemain, gai comme les oiseaux qui chantaient sur la route, et je me donnais du courage en réfléchissant que Londres est le marché où les talents de tout genre sont sûrs de rencontrer distinctions et récompenses.
A mon arrivée dans la ville, mon premier soin, monsieur, fut de remettre votre lettre de recommandation à notre cousin qui lui-même n’était pas dans une position beaucoup plus brillante que moi. Mon premier projet, vous le savez, monsieur, était d’être surveillant dans un collège, et je lui demandai son avis sur la chose. Notre cousin reçut l’ouverture avec une grimace vraiment sardonique. «Ah! oui, s’écria-t-il, c’est, en effet, une très jolie carrière, toute tracée pour vous. J’ai moi-même été surveillant dans une pension, et je veux mourir dans une cravate de chanvre, si je n’aimerais pas mieux être sous-guichetier à Newgate. J’étais debout tôt et tard; le maître me regardait du haut de ses sourcils; la maîtresse me haïssait pour la laideur de mon visage; les enfants me tourmentaient dans la maison, et jamais je n’avais la permission de bouger pour aller chercher quelque trace de civilisation au dehors. Mais êtes-vous sûr que vous soyez bon pour une école? Laissez-moi vous examiner un peu. Avez-vous été élevé dans l’apprentissage du métier? Non. Alors, vous n’avez pas ce qu’il faut pour une école. Savez-vous peigner les enfants? Non. Alors, vous n’avez pas ce qu’il faut pour une école. Avez-vous eu la petite vérole? Non. Alors, vous n’avez pas ce qu’il faut pour une école. Savez-vous coucher à trois dans un lit? Non. Alors, vous n’aurez jamais ce qu’il faut pour une école. Avez-vous un bon estomac? Oui. Alors, vous n’avez en aucune façon ce qu’il faut pour une école. Non, monsieur. Si vous désirez une profession facile et de bon goût, faites un contrat de sept ans d’apprentissage pour tourner la meule d’un coutelier, mais fuyez les écoles par tous les moyens. Cependant voyons! continua-t-il; je vois que vous êtes un garçon d’esprit et de quelque instruction. Que diriez-vous de débuter par être auteur, comme moi? Vous avez lu dans les livres, sans doute, que des hommes de génie meurent de faim dans le métier; eh bien, je vous montrerai à l’heure qu’il est dans la ville quarante gaillards fort bouchés qui vivent dans l’opulence, tous gens honnêtes, d’allures réglées, qui font tout doucement leur petit bonhomme de chemin, écrivent de l’histoire et de la politique, et reçoivent des louanges; des hommes, monsieur, qui, s’ils avaient été élevés savetiers, auraient toute leur vie raccommodé des souliers, mais n’en auraient jamais fait.
Trouvant qu’il n’attachait pas une bien grande distinction au personnage de surveillant, je résolus d’accepter la proposition, et comme j’avais le plus grand respect pour la littérature, je saluai avec révérence l’antiqua mater de Grub street8. Je trouvais glorieux de suivre un chemin que Dryden et Otway avaient avant moi foulé. Je considérais la déesse de ces lieux comme la mère de la perfection, et, quelque bon sens que puisse nous donner l’expérience du monde, cette pauvreté qu’elle accordait, je la supposais la nourrice du génie. Gros de ces pensées, je m’établis sur ma chaise, et, trouvant que les meilleures choses n’avaient pas encore été dites du mauvais côté, je résolus de faire un livre qui serait totalement neuf. En conséquence, j’habillai quelques paradoxes ingénieusement. Ils étaient faux, il est vrai; mais ils étaient neufs. Les joyaux de la vérité ont été si souvent présentés par d’autres, qu’il ne me restait rien, sinon de présenter de splendides clinquants qui, à distance, auraient tout aussi bonne mine. Vous en êtes témoins, puissances célestes! Quelle importance imaginaire se tenait perchée sur ma plume d’oie pendant que j’écrivais! Le monde savant tout entier, je n’en faisais pas de doute, se lèverait pour combattre mes systèmes; mais, en ce cas, j’étais prêt à combattre le monde savant tout entier. Comme le porc-épic, je me tenais ramassé sur moi-même, présentant le dard de ma plume à tout adversaire.
– Bien dit! mon garçon, m’écriai-je. Et quel sujet avez-vous traité? J’espère que vous n’avez pas passé sous silence l’importance de la monogamie. Mais j’interromps; continuez. Vous publiâtes vos paradoxes; eh bien, qu’est-ce que le monde savant a dit de vos paradoxes?
– Monsieur, répliqua mon fils, le monde savant n’a rien dit de mes paradoxes; rien du tout, monsieur. Chacun de ses membres était occupé à louer ses amis et lui-même, ou à condamner ses ennemis; et malheureusement, comme je n’avais ni amis ni ennemis, je souffris la plus cruelle des mortifications, l’indifférence.
«Comme je méditais un jour dans un café sur le sort de mes paradoxes un petit homme, entrant par hasard dans la salle, prit place dans un compartiment en face de moi; après quelques discours préalables, voyant que j’étais lettré, il tira un paquet de prospectus et me pria de souscrire à une nouvelle édition qu’il allait donner de Properce, avec notes. Cette demande amena naturellement pour réponse que je n’avais pas d’argent, et cet aveu le conduisit à s’enquérir de la nature de mes espérances. Reconnaissant que mes espérances étaient précisément aussi considérables que ma bourse: «Je vois, s’écria-t-il, que vous n’êtes pas au courant des choses de la ville; je veux vous en enseigner un côté. Regardez ces prospectus; ce sont ces prospectus mêmes qui me font vivre fort à l’aise depuis douze ans. A l’instant où un noble revient de ses voyages, où un créole arrive de la Jamaïque ou bien une douairière de sa maison de campagne, je frappe pour une souscription. J’assiège d’abord leurs cœurs par la flatterie, et ensuite je fais passer mes prospectus par la brèche. S’ils souscrivent volontiers la première fois, je renouvelle ma requête pour obtenir le prix d’une dédicace. S’ils m’accordent cela, je les enjôle une fois de plus pour faire graver leur blason en tête du livre. C’est ainsi, continua-t-il, que je vis de la vanité et que j’en ris. Mais, entre nous, je suis maintenant trop bien connu; je serais bien aise d’emprunter un peu votre visage. Un noble de distinction vient justement de revenir d’Italie; ma figure est familière à son portier; mais si vous lui portez cet exemplaire de poésies, je gage ma vie que vous réussirez, et nous partagerons la dépouille.
– Dieu nous bénisse, George! m’écriai-je. Et c’est là l’emploi des poètes aujourd’hui? Des hommes comme eux, d’un talent sublime, s’abaissent ainsi jusqu’à quémander! Peuvent-ils bien déshonorer leur vocation au point de faire un vil trafic d’éloges pour un morceau de pain?
«Oh! non, monsieur, répondit-il. Un vrai poète ne saurait jamais aller si bas, car partout où il y a génie il y a fierté. Les êtres que je suis en train de décrire ne sont que des mendiants en rimes. Le poète véritable, s’il brave toutes les souffrances pour la gloire, recule aussi avec effroi devant le mépris, et il n’y a que ceux qui sont indignes de protection qui condescendent à solliciter.
«Ayant l’esprit trop fier pour m’abaisser à de telles indignités, et pourtant une fortune trop humble pour faire une seconde tentative vers la gloire, je fus alors obligé de prendre un terme moyen et d’écrire pour gagner mon pain. Mais je ne possédais pas les qualités nécessaires à une profession où l’assiduité pure et simple peut seule assurer le succès. J’étais incapable de réprimer mon secret amour des applaudissements, et je consumais d’ordinaire mon temps à m’efforcer d’atteindre une perfection qui n’occupe pas beaucoup de place, lorsqu’il eut été plus avantageux de l’employer aux prolixes productions d’une féconde médiocrité. Mon petit morceau passait ainsi, au milieu d’une publication périodique, inaperçu et inconnu. Le public avait des choses plus importantes à faire que de remarquer la simplicité aisée de mon style ou l’harmonie de mes périodes. C’étaient autant de feuillets jetés à l’oubli. Mes essais étaient ensevelis parmi les essais sur la liberté, les contes orientaux et les remèdes contre la morsure des chiens enragés, tandis que Philanthos, Philaléthès, Philéleuthérios et Philanthropos écrivaient tous mieux que moi, parce qu’ils écrivaient plus vite.
«Je me mis alors naturellement à ne faire ma société que d’auteurs déçus, comme moi-même, qui se louaient, se plaignaient et se méprisaient les uns les autres. La jouissance que nous trouvions aux travaux de tout écrivain célèbre était en raison inverse de leurs mérites. Je m’aperçus que nul génie chez autrui ne pouvait me plaire. Mes infortunés paradoxes avaient entièrement desséché en moi cette source de plaisir. Je ne pouvais ni lire ni écrire avec satisfaction, car la perfection chez autrui faisait l’objet de mon aversion, et écrire était mon métier.
«Comme j’étais, un jour, au milieu de ces sombres réflexions, assis sur un banc dans Saint-James’s Park, un jeune gentleman de distinction, que j’avais connu intimement à l’Université, s’approcha de moi. Nous nous saluâmes avec quelque hésitation; lui, presque honteux d’être connu par quelqu’un de si piètre mine, et moi craignant d’être repoussé. Mais mes appréhensions s’évanouirent promptement, car Ned Thornhill était au fond un véritable bon garçon.»
Je l’interrompis.
«Que dites-vous, George? Thornhill, n’est-ce pas le nom que vous avez dit? Assurément ce ne peut être que mon seigneur.
– Dieu me bénisse! s’écria Mrs Arnold. Avez-vous M. Thornhill pour si proche voisin? C’est depuis longtemps un ami de notre famille, et nous attendons bientôt sa visite.
«Le premier soin de mon ami, continua mon fils, fut de changer mon extérieur au moyen d’un très beau costume complet pris dans sa garde-robe, puis je fus admis à sa table sur le pied moitié d’un ami, moitié d’un subalterne. Mes fonctions consistaient à l’accompagner aux ventes publiques, à le mettre de bonne humeur quand il posait pour son portrait, à m’asseoir à gauche dans sa voiture quand la place n’était pas prise par un autre, et à l’aider à courir le guilledou, comme nous disions, quand nous avions envie de faire des farces. Outre cela, j’avais vingt autres légers emplois dans la maison. Je devais faire une foule de petites choses sans en être prié: apporter le tire-bouchon, tenir sur les fonts tous les enfants du sommelier, chanter quand on me le demandait, n’être jamais de mauvaise humeur, être toujours modeste, et, si je pouvais, me trouver très heureux.