Kitabı oku: «Le Vicaire de Wakefield»
PRÉFACE 1
OLIVER Goldsmith naquit au village de Pallas, ou Pallasmore, dans le comté de Longford, en Irlande, le 10 novembre 1728. Son père, qui y était pasteur, avec un revenu de mille francs par an, se transporta peu après avec sa famille à Lissoy, dans le comté de Westmeath, où on offrait de rétribuer son ministère un peu plus de quarante livres sterling.
Le jeune Goldsmith était petit, grêlé et gauche. A l’école, ses camarades se moquaient de lui et le battaient. Faible de corps et dépourvu d’argent de poche, il ne pouvait ni se faire craindre ni se concilier des amitiés intéressées. Le maître d’ailleurs le trouvait lourd et stupide.
A dix-huit ans, on l’envoya à l’Université de Dublin, comme sizar, c’est-à-dire comme étudiant pauvre, payant par des services domestiques l’instruction qu’il recevait. Quand le besoin d’argent le talonnait et qu’il avait épuisé les ressources qu’une mince garde-robe lui procurait chez le prêteur sur gages, il composait des chansons qu’il allait vendre, à cinq shillings pièce, et qu’il avait ensuite le chatouillant plaisir d’entendre lamentablement crier par les mendiants dans les rues de Dublin.
Au sortir de l’Université, où il ne manqua pas de mésaventures, il vécut quelque temps à la maison paternelle, ou plutôt maternelle, car son père, le révérend Charles Goldsmith, était mort. Mais il fallait se créer une position, et le problème de gagner sa vie ne fut pas aisément résolu par Goldsmith. Précepteur, étudiant en droit à Dublin, étudiant en médecine à Édimbourg, puis à Leyde où il profite des leçons des deux illustres professeurs Albinus et Gaubius, que lui seul, je suppose, a connus, il tire le plus d’argent qu’il peut – ce qui ne veut pas dire beaucoup – de son excellent oncle Contarine, et il fait, dans des conditions dont un chapitre du Vicaire de Wakefield nous donne la description idéalisée, de longs voyages à travers la France, la Suisse et l’Italie. Toute cette période de la vie de Goldsmith est racontée par la plupart de ses biographes avec force détails et anecdotes où la légende et l’imagination suppléent les documents précis, qui souvent font défaut. Quelque part en Italie, on ne sait où ni comment, il se fit recevoir docteur en médecine. Il est vrai que, plus tard, le docteur Goldsmith ayant voulu passer, à Londres, un examen d’infirmier des hôpitaux, fut refusé sans hésitation.
C’est probablement au prestige de son titre que Goldsmith, revenu misérable à Londres, dut de trouver une place chez un pharmacien. Encouragé, il essaya de se faire une clientèle, sans grand succès sans doute, car il entra bientôt comme correcteur dans l’imprimerie de Samuel Richardson, l’auteur de Clarisse Harlowe. Il y fit une tragédie. L’imprimeur-romancier, consulté sur ce produit de la muse de Goldsmith, le lui fit, sagement il faut croire, mettre au panier. Nous le trouvons ensuite, en qualité de surveillant et de répétiteur, chez un docteur Milner, qui tenait une école à Peckham. Il y fut matériellement moins malheureux que ne le donne à penser le récit de George Primrose dans le Vicaire. C’est là, à la table du maître de l’école, qu’il rencontra le libraire Griffiths et que sa destinée se décida. Oliver Goldsmith devait être un auteur à gages, un hack, comme disent les Anglais, qui donnent le même nom aux manœuvres littéraires qu’aux chevaux de louage.
Griffiths l’employa (1757) à écrire, pour sa Monthly Review, des comptes rendus de livres sur lesquels sa femme, Mrs Griffiths, avait droit de censure et de correction. Cet arrangement dura cinq mois. Les charmes de son rédacteur en chef n’enchaînèrent pas le volage Goldsmith, qui laissa là sa pitance et ses comptes rendus, et se réfugia de nouveau chez le docteur Milner. Il y commença son ouvrage intitulé Enquiry into the Present State of polite learning in Europe, «Recherches sur l’état présent de la culture intellectuelle en Europe», et en même temps il se portait candidat pour un poste de médecin du gouvernement sur la côte de Coromandel. Il fut nommé; mais, pour toutes les raisons que l’on peut supposer, il ne partit pas. Au lieu d’aller à Coromandel, il s’établit dans un grenier de Fleet street et recommença son métier de faiseur de copie à forfait.
Son premier livre fut publié anonymement et par souscription le 2 avril 1759. Il fit du bruit dans Grub street et dans les tavernes littéraires de Londres, où tout le monde en connaissait l’auteur. Goldsmith y divise l’histoire littéraire en trois âges: la jeunesse, ou âge des poètes; la maturité, ou âge des philosophes, et le déclin, ou âge des critiques. Et il malmène de la bonne façon les critiques et leurs œuvres. Pour un homme qui avait vécu et qui vivait encore du métier, la chose ne manque pas de piquant.
Il n’en continua pas moins de faire la même besogne que les critiques qu’il critiquait, avec la différence qu’il peut y avoir cependant entre un écrivain comme Goldsmith et les pourvoyeurs ordinaires des revues du temps. Le 6 octobre 1759, parut le premier numéro de The Bee, «l’Abeille», entreprise du libraire Wilkie, dont il était l’unique rédacteur. L’aventure ne fut ni profitable ni longue; mais en même temps il écrivait, dans un journal quotidien, The Public Ledger, «le Grand Livre public», deux lettres par semaine, que le libraire Newbery lui payait une guinée la pièce. Ces lettres, comme c’était la mode alors (Lettres siamoises, Lettres persanes, etc.), étaient supposées écrites par le Chinois Lien-Chi-Altangi voyageant en Europe. Elles furent publiées ensuite à part sous le titre de The Citizen of the World, «le Citoyen du Monde».
Tous ces travaux finirent par le mettre en état de mieux vivre, et il se hâta de vivre trop bien. Aussi peut-on dire du pauvre Goldsmith que, plus il gagna d’argent, plus il eut de dettes. Nous sommes à l’époque de sa grande activité. Son libraire, Newbery, le pousse, et il produit traités sur traités, brochures sur brochures, à toute occasion et sur tout sujet. Il est fort répandu; son ami Johnson, le grand docteur Johnson, l’oracle littéraire du siècle, le patronne et le produit. Surmené par le travail et par les exigences de ses relations, qui se font et s’entretiennent surtout dans les tavernes et les cercles, Goldsmith va vers ce temps (1762) passer une saison à Tunbridge et à Bath. Il en revient pour publier The Life of Richard Nash, Esq., la Vie du beau Nash, naguère encore le héros de Bath pour ses excentricités et le grand inspirateur de la mode.
Le libraire Newbery, qui le tenait en chartre privée et payait pour lui sa pension et son loyer, ayant cru pouvoir le laisser à lui-même, il s’endetta tellement vis-à-vis de sa propriétaire que celle-ci le menaça sérieusement de le faire arrêter. Johnson, averti par lettre de la fâcheuse occurrence, envoya aussitôt une guinée à son ami pour lui faire prendre patience, et suivit de près son envoi. Goldsmith prenait patience en effet; il avait déjà, par une recette alchimique peu secrète, transmué partie de la guinée en or potable, et vidait une bouteille de vin de Madère lorsque Johnson entra. Celui-ci le ramena à des idées plus pratiques. Goldsmith se souvint qu’il avait, tout prêt, un roman en manuscrit. Johnson le porta à Francis Newbery, le neveu du Newbery déjà nommé, et revint porteur de soixante livres sterling, avec lesquelles Oliver se libéra non sans accabler sa propriétaire des épithètes les plus indignées.
Ce manuscrit était celui du Vicaire de Wakefield.
Ceci se passait vers la fin de 1764. Le libraire, peu enchanté de l’affaire, qu’il n’avait faite qu’à la sollicitation de Johnson, n’osait, courir les risques de l’impression. Il ne se décida à publier le roman qu’en mars 1766, après que le grand succès du premier poème de Goldsmith, The Traveller, se fût bien affirmé.
The Traveller, «le Voyageur», fut publié par Newbery l’aîné. C’est le premier ouvrage qui porte le nom de l’auteur. Il y avait travaillé longtemps, et, dès l’époque de ses pédestres voyages sur le continent, en avait envoyé la première esquisse à son frère Henry, auquel il le dédia. On n’avait rien vu d’aussi parfait depuis Pope, et la réputation de Goldsmith fut faite du coup.
Il la soutint par une augmentation de dépenses que justifiaient insuffisamment les vingt livres sterling que les libraires Griffin et Newbery lui payèrent peu après pour un volume contenant un choix de ses Essays. Il voulut chercher des ressources ailleurs que dans ses labeurs littéraires accoutumés, et il revint à l’exercice de la profession de médecin, muni, cette fois, d’un magnifique manteau écarlate et d’une riche canne à pomme d’or. Avec une assurance bien naturelle en un tel équipage, il rédigeait des ordonnances qu’aucun apothicaire n’osait préparer; si bien que, se voyant incompris de ce côté, il se résigna définitivement à n’être que docteur in partibus.
C’est vers ce temps qu’il aborda le théâtre. Le 29 janvier 1768, il fit représenter sur la scène de Covent Garden The Good natured Man, «l’Homme au bon naturel», avec un prologue du Dr Johnson. La comédie, gaie et spirituelle, frisant même la farce, eut du succès et rapporta cinq cents livres à l’auteur. C’était une fortune pour Goldsmith. Il n’hésita pas: il employa quatre cents livres à acheter dans Middle Temple un appartement superbe, et le reste à inaugurer comme il convenait sa nouvelle installation.
Ce n’était pas ainsi qu’il pouvait se délivrer de l’obligation de ramer sur sa galère. Il se mit à une histoire de Rome (A Roman History), que lui avait commandée le libraire Davies. L’histoire parut, et Johnson déclara qu’elle valait mieux que les abrégés de Lucius Florus et d’Eutrope, et qu’elle était supérieure à Vertot.
Il s’était engagé en 1769 à écrire pour le libraire Griffin une Histoire de la nature animée (History of animated nature) en huit volumes, pour huit cents guinées, sur lesquelles il avait reçu cinq cents livres d’avance. Goldsmith ne savait distinguer une oie d’un canard que sur la table, et ses connaissances en histoire naturelle n’allaient pas au delà. Aussi le Dr Johnson ne s’avançait-il pas trop en prédisant que l’Histoire de la nature animée serait aussi amusante qu’un conte persan. Cependant il interrompit cette grande œuvre pour gagner cinq cents autres livres avec Davies qui, désireux d’exploiter la veine ouverte par l’Histoire romaine, le pressait de lui faire une «Histoire d’Angleterre, depuis la naissance de l’empire britannique jusqu’à la mort de George II, en quatre volumes in-octavo». En même temps, il écrivait une vie de Thomas Parnell, poète irlandais, mort en 1717, et dont un poème, l’Ermite, a été traduit en français par Hennequin.
Au milieu de ces soucis d’argent et de ces travaux de librairie, Goldsmith polissait d’une main amoureuse un nouveau poème, le pendant du Traveller, qui parut le 26 mai 1770, sous le titre de The Deserted village, «le Village abandonné». Les souvenirs de son enfance, poétisés par la distance et l’imagination, donnent un charme pénétrant à ces vers harmonieux et émus, qui racontent les malheurs de toute une population chassée de son riant village par le caprice du seigneur propriétaire du sol. Il y aurait à rapprocher du Village abandonné de Goldsmith certains passages de l’Hermann et Dorothée de Gœthe, et il ne me surprendrait pas que celui-ci dût quelque chose à celui-là.
Le succès fut énorme et plaça Goldsmith au premier rang des littérateurs de son temps. Lancé dans la société des écrivains, des artistes et des grands seigneurs beaux esprits, entraîné à dépenser, avec l’argent qu’il n’avait pas, son temps si précieux et ses forces qui commençaient à s’épuiser, il trouvait encore le moyen d’écrire de gracieux et malins badinages en vers, comme le «Cuissot de venaison» (The Haunch of venison) adressé à lord Clare, et Retaliation, amicalement dirigé contre Garrick et qui ne fut pas imprimé de son vivant. Le théâtre lui avait assez bien réussi une fois pour qu’il y songeât de nouveau. Le 15 mars 1773, il donnait à Covent Garden une comédie intitulée She stoops to conquer, «Elle plie pour mieux vaincre», supérieure à la première, et digne de rester classique.
Ce succès servit à ameuter les critiques et à aigrir le pauvre Goldsmith, enfoncé plus que jamais dans les dettes et les engagements impossibles à tenir. Une histoire de la Grèce (History of Greece), que Griffin lui avait payée deux cent cinquante livres, fut, je crois, le dernier labeur qu’il exécuta. Excédé de toutes manières, l’esprit inquiet, désespérant de sortir jamais de cette tourbière de la dette où il s’était jeté avec la confiance et l’étourderie de la jeunesse, et où, malgré tous les efforts de son âge mûr, il ne savait que s’enlizer davantage, Oliver Goldsmith mourut le 4 avril 1774. Il fut enterré dans le cimetière de l’église du Temple, on ne sait au juste à quel endroit. Quelques années après, on lui éleva un monument à Westminster, et le Dr Johnson composa, pour y être gravée, l’épitaphe de son ami. Plutôt que le pompeux latin lapidaire du docteur, ces paroles, par lesquelles il résumait son jugement sur Oliver Goldsmith, méritent d’être rapportées, et l’on peut y souscrire, je pense: «Il gagna de l’argent par tous les moyens ingénieux qui en procurent et le gaspilla dans toutes les folies qui le dépensent. Mais ne nous souvenons pas de ses faiblesses. Ce fut vraiment un très grand homme.»
J’ajouterai un mot. Goldsmith fut bon. S’il ne parvenait pas à payer ses créanciers, son argent était à tous ceux qui le lui demandaient. Dans le désordre de sa vie, dans la dépendance où le mit la nécessité et où le maintint l’imprévoyance, il garda intactes son honnêteté littéraire et une dignité si simple et si éloignée de l’ostentation que beaucoup, qui en eussent été incapables, la prenaient pour de la niaiserie et s’en moquaient. Le gouvernement veut acheter sa plume; il répond à l’intermédiaire envoyé pour le sonder: «Je puis gagner assez pour satisfaire à mes besoins sans écrire pour aucun parti. L’assistance que vous venez m’offrir ne m’est donc pas nécessaire.» Le comte de Northumberland est nommé vice-roi d’Irlande. Il fait venir Goldsmith et lui demande en quoi il peut le servir. «J’ai là-bas un frère, pasteur et peu fortuné, répond le poète. Je le recommande à votre bienveillance.» Ce sont là des traits qui font aimer l’homme, quelles que soient ses imperfections.
Je ne dirai rien de la réputation d’esprit lourd et de causeur ridicule qu’on lui avait faite de son temps et qui s’est perpétuée jusqu’à nous. Il n’est guère probable que l’ami de Johnson et de tant d’autres brillants esprits fût un sot en conversation, ou même, comme l’a dit Horace Walpole, un «idiot inspiré». Un de ses derniers biographes, M. William Black, a montré clairement qu’il avait l’esprit très fin, et que, le plus souvent, on prenait pour des balourdises des saillies délicates ou des épigrammes subtiles qu’au milieu de leurs grands éclats de rire et de leurs plaisanteries à l’emporte-pièce ses compagnons ne comprenaient généralement pas. Cette raillerie discrète de Goldsmith, qui a l’air de se tourner contre soi-même pour mieux atteindre les autres, cette mesure dans la satire, qui indique les vices et les ridicules sans avoir l’air de les voir, ne sont pas les moindres charmes de son œuvre et nulle part n’apparaissent mieux que dans le Vicaire de Wakefield.
Je n’ai pas à porter de jugement ici sur ce chef-d’œuvre qui, comme tous les chefs-d’œuvre d’un ordre élevé, appartient à l’humanité autant qu’au pays où il s’est produit.
M. Émile Chasles prépare sur le roman de Goldsmith une étude que sa sagacité, vivifiée par son enthousiasme du beau, remplira de vues nouvelles et profondes. Pour moi, j’ai cherché dans ma traduction à obtenir, le plus qu’il m’a été possible, par l’exactitude de la reproduction, l’identité de l’effet.
Tel qu’il est, je présente mon travail au public avec le désir très vif qu’il contribue à entretenir la popularité de Goldsmith et de son œuvre parmi nous. Le moment est bon pour pousser à la fréquentation des esprits nobles et des écrits sains.
B. – H. G.
AVERTISSEMENT
IL y a cent défauts dans ceci, et l’on pourrait dire cent choses pour prouver que ce sont des beautés. Mais il n’est pas besoin. Un livre peut être amusant avec de nombreuses erreurs, et très ennuyeux sans une seule absurdité. Le héros de ce morceau réunit les trois plus grands caractères qui soient sur terre: il est prêtre, agriculteur, père de famille. Il est représenté comme prêt à enseigner et prêt à obéir, comme simple dans l’abondance et majestueux dans l’adversité. Dans cet âge d’opulence et de raffinement, à qui ce caractère pourra-t-il plaire? Ceux qui aiment la grande vie se détourneront avec dédain de la simplicité de son foyer rustique. Ceux qui prennent la grossièreté pour une humeur plaisante ne trouveront point d’esprit dans son inoffensif entretien, et ceux qui ont appris à se moquer de la religion riront d’un homme dont les principaux motifs de consolation se puisent dans la vie future.
Oliver Goldsmith.
CHAPITRE PREMIER
Description de la famille de Wakefield, chez laquelle règne un air de parenté, aussi bien dans les esprits que dans les figures
J’AI toujours été d’avis que l’honnête homme qui se marie et élève une grande famille rend plus de services que celui qui reste célibataire et se contente de parler de la population. Cédant à ce motif, il y avait à peine un an que j’avais pris les Ordres, lorsque je me mis à songer sérieusement au mariage, et je choisis ma femme, comme elle-même sa robe de noce, non pour la finesse et le lustre de la surface, mais pour ces qualités qui supportent bien l’usage. Il faut lui rendre justice: c’était une bonne, une remarquable femme; et quant à l’éducation, il y avait peu de dames de province qui pussent en montrer davantage. Elle était capable de lire n’importe quel livre anglais sans trop épeler; mais pour les conserves, les confitures et la cuisine, personne ne la surpassait. Elle se piquait aussi de trouver des idées excellentes pour le ménage, bien que je n’aie jamais réussi à m’apercevoir que toutes ses idées nous rendissent plus riches.
Cependant nous nous aimions tendrement, et notre affection grandissait à mesure que nous vieillissions. De fait, il n’y avait rien qui pût nous irriter contre le monde, ou l’un contre l’autre. Nous avions une maison élégante, située dans un beau pays et un bon voisinage. L’année se passait en amusements moraux ou champêtres, en visites à nos voisins riches, en soulagements donnés à ceux qui étaient pauvres. Nous n’avions point de révolutions à craindre, point de fatigues à supporter; toutes nos aventures étaient au coin du feu, et toutes nos migrations du lit bleu au lit brun.
Comme nous demeurions près de la route, nous avions souvent la visite du voyageur ou de l’étranger, qui goûtaient notre vin de groseille, pour lequel nous jouissions d’une grande réputation; et je déclare avec la véracité de l’historien que je n’ai jamais su qu’aucun d’eux y ait trouvé à redire. Nos cousins également, jusqu’au quarantième degré, se rappelaient tous leur consanguinité sans nullement recourir au bureau des généalogies, et venaient très fréquemment nous voir. Quelques-uns ne nous faisaient pas grand honneur par ces revendications de parenté, car nous avions dans le nombre l’aveugle, le manchot et le boiteux. Cependant ma femme insistait toujours sur ce qu’étant la même chair et le même sang, ils devaient s’asseoir avec nous à la même table. De sorte que, si nous n’avions pas autour de nous des amis très riches, nous en avions généralement de très heureux; car cette remarque se trouvera juste dans tout le cours de la vie, que plus le convive est pauvre, plus il est content d’être bien traité; et de même que certaines gens s’extasient sur les couleurs d’une tulipe ou sur l’aile d’un papillon, moi j’étais, par nature, admirateur des visages heureux.
Cependant lorsqu’un de nos parents se trouvait être une personne d’un trop méchant caractère, ou un convive gênant, ou quelqu’un dont nous désirions nous débarrasser, j’avais toujours soin de lui prêter, à son départ de ma maison, un habit de cheval, ou une paire de bottes, ou quelquefois un cheval de peu de valeur, et j’eus invariablement la satisfaction de voir qu’il ne revenait jamais les rendre. Par ce moyen, la maison était purgée de ceux que nous n’aimions pas; mais jamais la famille de Wakefield n’a eu la réputation de mettre à la porte le voyageur ou le parent pauvre.
Nous vécûmes ainsi plusieurs années dans un état de grand bonheur; non que nous n’eussions parfois de ces petits froissements que la Providence envoie pour rehausser le prix de ses faveurs. Mon verger était souvent ravagé par des écoliers, et les crèmes de ma femme mises au pillage par les chats et les enfants. Le seigneur du village s’endormait quelquefois aux endroits les plus pathétiques de mon sermon, ou sa noble dame ne répondait aux civilités de ma femme à l’église que par une révérence écourtée. Mais nous surmontions bientôt la contrariété causée par de tels accidents, et, d’ordinaire, au bout de trois ou quatre jours, nous nous demandions comment ils avaient pu nous émouvoir.
Mes enfants, nés de parents vertueux et élevés sans mollesse, étaient à la fois bien faits et sains; mes fils robustes et actifs, mes filles belles et d’une fraîcheur épanouie. Quand je me tenais au milieu de ce petit cercle, qui promettait des appuis au déclin de mon âge, je ne pouvais m’empêcher de répéter la fameuse histoire du comte Abensberg qui, lors du voyage de Henri II à travers l’Allemagne, et tandis que les autres courtisans accouraient avec leurs trésors, amena ses trente-deux enfants et les présenta à son souverain comme la plus précieuse offrande qu’il pût faire. De la même façon, bien que je n’en eusse que six, je les considérais comme un présent très précieux fait à mon pays, et conséquemment je regardais celui-ci comme mon débiteur, Notre fils aîné fut nommé George, du nom de son oncle, qui nous avait laissé dix mille livres sterling. Notre second enfant était une fille; j’avais l’intention de lui donner le nom de sa tante Grisèle; mais ma femme qui, durant sa grossesse, avait lu des romans, insista pour qu’on l’appelât Olivia. Moins d’une année après, nous eûmes une autre fille, et j’avais résolu cette fois que Grisèle serait son nom; mais une riche parente ayant eu la fantaisie d’être marraine, la fille fut, par ses instructions, appelée Sophia, de sorte que nous eûmes deux noms romanesques dans la famille; mais je proteste solennellement que je n’y fus pour rien. Moïse vint ensuite, et, après un intervalle de douze ans, nous eûmes encore deux fils.
Il ne servirait de rien de nier mon ravissement quand je voyais toute ma petite famille autour de moi; mais la vanité et la satisfaction de ma femme étaient encore plus grandes que les miennes. Lorsque nos visiteurs disaient: «Eh! sur ma parole, Mrs Primrose, vous avez les plus beaux enfants de tout le pays. – Ah! voisin, répondait-elle, ils sont comme le ciel les a faits, assez beaux s’ils sont assez bons; car beau est qui bien fait.» Et alors elle ordonnait de tenir la tête droite à ses filles qui, à ne rien cacher, étaient certainement fort belles. L’extérieur seul est une chose tellement frivole pour moi, que je n’aurais guère songé à en faire mention, si ce n’avait été un sujet général de conversation dans le pays. Olivia, alors âgée de dix-huit ans environ, avait cette luxuriance de beauté avec laquelle les peintres ont coutume de représenter Hébé: ouverte, animée, dominatrice. Les traits de Sophia n’étaient pas si frappants au premier abord, mais souvent ils produisaient un effet plus sûr; car ils étaient doux, modestes et séduisants. L’une triomphait d’un seul coup, l’autre par des efforts heureusement répétés.
Le caractère d’une femme est généralement conforme à l’expression de ses traits, du moins il en était ainsi de mes filles. Olivia souhaitait de nombreux amoureux, Sophia aurait voulu s’en attacher un seul. Olivia était souvent affectée, par suite de son trop grand désir de plaire. Sophia allait jusqu’à dissimuler la supériorité de sa nature, tant elle craignait d’offenser. L’une me récréait par sa vivacité quand j’étais gai, l’autre par son bon sens quand j’étais sérieux. Mais ces qualités n’étaient jamais poussées à l’excès ni chez l’une ni chez l’autre, et je les ai souvent vues changer de caractère pendant toute une journée. Un vêtement de deuil transformait ma coquette en prude, et une nouvelle parure de rubans donnait à sa jeune sœur plus de vivacité qu’elle n’en avait naturellement.
Mon fils aîné, George, était élevé à Oxford, car j’avais en vue pour lui une des professions savantes. Mon second garçon, Moïse, que je destinais aux affaires, recevait une sorte d’éducation mixte à la maison. Mais il est inutile d’essayer de décrire les caractères particuliers de jeunes gens qui n’avaient vu que très peu du monde. En somme, un air de famille régnait entre eux tous, et, à proprement parler, ils n’avaient qu’un caractère, celui d’être tous également généreux, crédules, simples et inoffensifs.