Kitabı oku: «Intentions»
NOTE DE L'ÉDITEUR
La traduction que nous donnons ici de l'un des ouvrages les plus réputés d'Oscar Wilde est le dernier travail auquel put se livrer Hugues Rebell.
Il nous en remit les derniers feuillets peu de jours avant sa mort.
Mais l'étude que le délicat écrivain nous avait promise sur la vie et les œuvres du poète anglais était à peine ébauchée quand ce funeste événement vint nous priver d'une collaboration très précieuse.
M. Charles Grolleau, auquel nous avons confié le soin d'écrire l'étude que nous désirions voir figurer en ce volume, a pieusement recueilli, parmi les notes que nous a laissées Rebell, plusieurs passages recopiés par cet auteur qui les jugeait achevés.
PRÉFACE
Je blâme également et ceux qui prennent parti de louer l'homme, et ceux qui le prennent de le blâmer, et ceux qui le prennent de se divertir; et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant.
PASCAL.
En son «De Profundis», harmonieux et dernier sanglot du très pur artiste que fut Wilde, une page semble tenir toutes, concentrées pour un aveu suprême, l'âme et la passion de son auteur.
«Cette Vie Nouvelle – mon amour de Dante me fait lui donner ce nom, parfois – n'est, bien entendu, nullement une nouvelle vie, mais simplement, par voie de développement et d'évolution, la continuation de ma vie antérieure. Je me souviens d'avoir dit, étant à Oxford, à un de mes amis, comme nous flânions dans les allées étroites, hantées d'oiseaux, de Magdalen, un matin de l'année précédant celle où je pris mon degré, que je voulais manger du fruit de tous les arbres du jardin du monde et que j'allais sortir dans le monde avec cette passion dans mon âme. Et ainsi, en vérité, j'allais, ainsi je vécus. Ma seule erreur fut de me confiner si exclusivement aux arbres de ce qui me parut le côté ensoleillé du jardin, et d'éviter l'autre côté à cause de son ombre et de sa mélancolie. L'insuccès, la honte, la pauvreté, la tristesse, le désespoir, la souffrance, même les larmes, les mots brisés qui viennent, dans la douleur, aux lèvres, le remords qui fait marcher sur des épines, la conscience qui condamne, l'abaissement de soi-même qui punit, la misère qui met des cendres sur sa tête, l'angoisse qui choisit un sac pour son vêtement et met du fiel dans son breuvage: – c'était, tout cela, des choses dont j'avais peur. Et comme j'avais résolu de n'en connaître aucune, j'ai été forcé de les goûter toutes, chacune à son tour, de m'en nourrir, de n'avoir, en vérité, pour toute une saison, pas d'autre nourriture.»1
Et, plus loin, il dit avoir voulu marcher droit vers l'ombre et, tout enveloppé d'elle, la bouche pleine de la cendre des fruits mauvais qu'il y goûta, il dit que cette saveur et ce parfum de mort sont le complément nécessaire des saveurs et des vivants parfums de sa vie antérieure.
Il se trompait.
Il s'était dépassé le jour où il affronta son destin tragique. Il marcha bien, comme il l'affirme, vers le côté noir du jardin, frémissant peut-être, fier quand même… mais il croyait que le soleil l'y accompagnerait… c'est-à-dire qu'il ne cesserait de vivre cette Bios theoretikos qu'il tenait pour le seul idéal.
«De la haute tour de la Pensée, nous pouvons regarder l'univers. Calme, étant à lui-même un centre et complet, le critique esthète contemple la vie, et nulle flèche tirée au hasard ne peut pénétrer entre les joints de son armure.»2
On sait quelles flèches l'atteignirent, aiguisées par lui et que le monde empoisonna.
«Ni sa nonchalance, ni la colère envieuse ou hypocrite de ses ennemis, ni la cruauté bourgeoise de la réprobation sociale ne sont la cause profonde de ses maux. Ce fut lui-même qui, après un moment d'horrible angoisse, consentit à son supplice, par une sorte de dédain pour la volonté humaine, par une sorte de respect et de curiosité avide pour les jeux de la destinée. Est-ce de la folie, ce besoin de douleur chez un voluptueux et lorsqu'on a connu tous les plaisirs, de courir au-devant des tortures?»3.
Le voluptueux n'a pas un tel dessein. Il cherche le plaisir et souscrit d'avance aux conditions que lui posera la vie, non pas même pour les lui donner, mais pour en formuler la promesse. Ne voulant pas avouer sa défaite, il dira que le fiel au fond du verre a le goût suave qu'il cherchait. Alors que certains esprits se satisfont des seules fantasmagories de l'intelligence, le voluptueux veut les réaliser. Il se fait dans son cœur un prestigieux mélange de douleur et de joie, de souffrance et d'extase, mais le monde ignore cette alchimie intime et ne jugeant que sur les faits, coupe au même niveau, du même couteau stupide, la belle fleur étrange et l'herbe mauvaise.
On a dit d'un écrivain célèbre qu'il était un spectacle magnifique. Wilde est un douloureux problème. Il semble qu'il échappe à la critique des lettres pour être réservé à la seule analyse des moralistes, de par le paradoxe même que fut cette volonté d'apparence impérieuse: composer sa vie comme une œuvre d'art.
«Sauf ici et là, dans Intentions et dans ses poèmes, la Geôle de Reading, par exemple, il n'a rien mis de son âme dans ses livres; il voulut même, cela est certain, l'effrayante tragédie qui le brisa. De l'abîme où sa chair gémissait, son esprit se levait pour contempler sa misère; il était le spectateur de son agonie.»4
Et c'est pour cela qu'il nous émeut à ce point.
Ceux qui chercheraient dans son œuvre l'écho, si faible soit-il, d'un nouveau message, seraient déçus. L'habileté technique en est indéniable, mais la somptuosité en paraît empruntée. Il n'apporte aucun remède et aucun poison. Il ne nous conduit nulle part, mais on voit bien qu'il alla partout. Il n'est point le compagnon, mais il a connu tous les nôtres. Il s'est assis aux pieds des sages de la Grèce, dans les jardins d'Académus, mais l'eurythmie de leurs gestes évoqués l'a séduit plus que la doctrine. Il a suivi Dante en ses périples infernaux, mais ce qu'il nous redit, après l'effrayant voyage, n'est que le rappel extasié d'un décor.
«J'ai mis, disait-il, tout mon génie dans ma vie, je n'ai mis que mon talent dans mes œuvres.» Infidèle à ce principe savamment déduit dans le livre que nous publions: l'âme entière de l'écrivain s'objectivant dans son œuvre, Shakespeare «laissant les impulsions qui s'agitaient si puissamment en lui réaliser leur énergie non sur le plan inférieur de la vie réelle, mais sur le plan imaginatif de l'art», il confondit l'intensité de la passion avec le calme de la beauté. Esprit d'une rare culture, il ne rendit au toucher de l'art que des accords, vibrants peut-être, mais que d'autres avaient créés. Ce fut un splendide, un incomparable écho. Pour sa musique, il la garda; il vécut frénétiquement et causa de façon divine. Or la postérité ne peut nous juger sur les possibilités qui demeurèrent latentes. Quelque nombreux que soient les témoignages, elle ne peut rendre son arrêt que sur les œuvres ou tout au moins sur les matériaux laissés par l'ouvrier. C'est ce qui rend si précaire la gloire des acteurs. Et aussi la gloire des causeurs. Il ne restera de Mallarmé que quelques vers subtils, inférieurs aux poèmes plus clairs et néanmoins plus profonds de son maître incontesté, Baudelaire. Il ne restera de Wilde qu'une œuvre écrite, inférieure à celle causée.
«Il faut bien dire surtout qu'à notre époque le poète de parole est voué toujours à une déchéance, car il ne se trouve pas avec ses pairs, et pour plaire il lui faut descendre. Nulle concession d'homme de théâtre ou de romancier de feuilleton n'est comparable à celle du causeur de profession. Mallarmé fut perdu par son cénacle et combien le fut davantage Wilde par son entourage faussement spirituel, faussement élégant, faussement poétique de mondains. Shérard nous dit d'abord que ses premiers essais de causeur dans les salons de Paris ne furent pas heureux. Chez Victor Hugo il laissa dormir le vieux poète et d'autres aussi. Alors il entreprit d'étonner. Il y réussit. Mais à quel prix! Lui qui fut l'un des poètes les plus sincèrement épris de poésie et d'art, l'un des hommes les plus passionnés, les plus vibrants, les plus sensibles, il passe pour une sorte de poète artificiel. On connaît de lui ses paradoxes étudiés, ses cinq ou six contes qu'il répétait à tous et on a oublié le charmant rêveur qui s'attendrissait sur toutes choses …
«Mallarmé a une œuvre très mince, il est vrai, mais qui tout de même existe. Certains vers sont d'une beauté admirable. Wilde n'a rien d'achevé. Son œuvre est très intéressante, parce qu'elle est caractéristique d'un temps; elle a une valeur documentaire, mais elle n'a pas de valeur vraiment littéraire. Dans la Duchesse de Padoue, il imite Hugo et Sardou, dans le Portrait de Dorian Gray, Huysmans. Intentions est le bréviaire du symboliste. Les idées qui s'y trouvent sont dans Mallarmé, dans Villiers de l'Isle-Adam… Ses poèmes en vers sont inspirés de Swinburne. Ses Poèmes en prose sont ce qu'il y a de plus original dans son œuvre; ils représentent assez la causerie du poète, mais comme ils lui sont inférieurs! Et de fait la causerie est peut-être une forme d'art inférieure à l'écriture. Une pensée fixée est toujours plus belle qu'une pensée ébauchée et la causerie, n'est-ce pas toujours une pensée ébauchée. En tous cas elle est condamnée à périr. Les mots des hommes d'esprit ne leur survivent pas. Citer les mots de Wilde, c'est montrer sous verre une collection de beaux papillons qui ont perdu leur lumière et leur éclat. La causerie n'est pas séparable du geste. Que reste-t-il des causeries des hommes d'esprit célèbres, Scholl, Becque, Barbey d'Aurevilly! Si Chamfort nous a transmis les mots du xviiie siècle, c'est qu'il les a refaits, la plume à la main.»5
Cette page de Rebell indique très nettement ce qui fut le charme et la faiblesse de Wilde.
La vie non pas étudiée mais vécue, non pas effleurée des lèvres, mais bue jusqu'à l'ivresse, n'est pas celle de l'artiste parfait et qui doit se survivre. Du moins certains esprits ne sauraient-ils créer sans se cloîtrer et se soumettre à des règles un peu sévères. Wilde, en cette chambre d'hôtel qui devait voir son agonie, se souvint-il, en lisant Balzac à la lumière des bougies, du Maître s'isolant de même et luttant dix-huit heures avec le démon du travail? S'est-il répété cette plainte, que d'aucuns l'entendirent proférer avec tristesse: «Je n'aurais pas dû faire cela … J'aurais dû mettre du noir sur du blanc, du noir sur du blanc …»
Il est évident qu'il faut choisir. Le créateur n'a besoin que de peu d'expériences pour analyser la vie, en dissocier les éléments et nous en donner l'essence. Le recul est une condition inéluctable et le renoncement, au moins transitoire, une absolue nécessité. La pensée, pour être libre et féconde, ne va pas sans un certain ascétisme. Il faut bien se résigner à ces lois d'un monde «où l'action n'est pas la sœur du rêve». Ceux qui vivent intensément ne donnent, en leurs essais d'œuvres sincères, que des mensonges sans couleur. Les confessions des passionnés ne sont que les cendres du volcan.
Et Wilde lui-même nous donnera la clef de son erreur et de son mal:
«La vie humaine est la seule chose qui mérite d'être étudiée. En comparaison d'elle, il n'existe rien qui ait une valeur quelconque. Il est vrai qu'en surveillant la vie dans son curieux creuset de souffrance et de plaisir, on ne peut avoir sur le visage un masque de verre, ni empêcher les vapeurs sulfureuses de troubler le cerveau et de livrer l'imagination enfiévrée à de monstrueuses fantaisies et à des rêves difformes. Il est des poisons si subtils que, pour connaître leurs propriétés, il faut en être intoxiqué. Il est des maladies si étranges qu'il faut les éprouver si l'on cherche à en comprendre la nature. Mais combien grande est la récompense! Combien merveilleux devient tout l'univers! Noter la curieuse, l'âpre logique de la passion et la vie émotionnelle, la vie colorée de l'intellect! Observer le point de leur rencontre et celui de leur séparation, à quel endroit ils sont à l'unisson, à quel autre ils sont en désaccord … quelle volupté! Qu'importe ce que cela coûte? On ne paye jamais trop cher une sensation!»6.
Or c'est justement à ce jeu – le mot d'étude est une illusion – que la volonté s'use. Ne rien produire ou n'élaborer que l'artificiel, c'est le dilemme où se voit enfermé celui qui fait de son intelligence un instrument de volupté. C'est pourquoi l'œuvre de Wilde n'est qu'un décor.
«Quand je vis Wilde pour la première fois, il n'avait pas ce renom d'infamie accueilli par tous. Mon sentiment sur lui se modifia plus d'une fois. J'eus d'abord l'enthousiasme qu'éprouvent d'ordinaire les jeunes gens de lettres pour les célébrités littéraires, puis le procès éclata qui me révolta comme une iniquité. Depuis, il me sembla que l'homme du monde faisait tort à l'artiste, que ses œuvres étaient bien légères, que sa vie avait eu peut-être plus d'importance que son œuvre.
«Aujourd'hui, je crois discerner clairement l'homme qu'il fut et qui fut certes extraordinaire. Jamais l'artificiel ne se mêla à un tel point au naturel et à la passion dans un même homme.»7
«Il faut que je me dise que je me suis ruiné moi-même et que personne, grand ou petit, ne peut être ruiné que de sa propre main. Je suis prêt à le dire: j'essaie de le dire, encore qu'il se peut qu'on ne le pense pas en ce moment. Je porte sans pitié contre moi-même cette implacable accusation. Si terrible que fût ce que le monde me fit, ce que je me fis à moi-même fut plus terrible encore.
J'étais en rapport symbolique avec l'art et la culture de mon époque. A l'aube de mon âge adulte, je l'avais compris et j'avais, par la suite, forcé mon époque à le comprendre. Peu d'hommes ont, de leur vivant, occupé une position comme la mienne et l'ont autant fait reconnaître. La position d'un homme est habituellement discernée, si elle l'est, par l'historien et le critique, longtemps après que l'homme et son époque ont disparu. Pour moi, ce fut différent. J'en eus le sentiment et je le fis sentir aux autres. Byron fut une figure symbolique, mais en rapport avec la passion et la lassitude passionnelle de son époque. Mon rapport avec mon temps fut plus noble, plus permanent, d'une importance et d'une portée plus grandes.
Les dieux m'avaient presque tout donné. Mais je me laissai leurrer et m'accordai de longues périodes de repos insensé et sensuel. Je m'amusai à faire le flâneur, le dandy, l'homme à la mode. Je m'entourai de petits caractères et d'esprits mesquins. Je devins le prodigue de mon propre génie et j'éprouvai une joie bizarre à gâcher une éternelle jeunesse. Las d'être dans les hauteurs, je descendis délibérément dans les profondeurs, à la recherche de sensations nouvelles. Ce qu'était pour moi le paradoxe dans la sphère de la pensée, la perversité le fut dans la sphère de la passion. Le désir, à la fin, fut une maladie, ou une folie, ou tous les deux. Je devins insouciant de la vie des autres. Je pris mon plaisir où il me plut, et passai. J'oubliai que chaque menue action quotidienne forme ou déforme le caractère et que, par conséquent, ce qu'on a fait dans le secret du cabinet, on devra, quelque jour, le crier sur les toits. Je cessai d'être le maître de moi-même. Je ne fus plus le capitaine de mon âme et je l'ignorai. Je permis au plaisir de me dominer et j'aboutis à une horrible disgrâce. Il ne me reste plus à présent qu'une chose: l'humilité absolue.»8.
Cet aveu d'une irrémédiable défaite est émouvant, mais d'autres pages le contredisent et pourraient créer un doute sur sa sincérité. Or Wilde fut toujours sincère pour qui sait lire et comprendre.
«Ce fut certainement un homme extraordinaire, d'une originalité três belle, mais qui s'ingénia à cacher ses dons sous un manteau acheté au magasin des nouveautés conventionnelles et à la mode d'un jour»9.
Ce qui le perdit fut de se figurer qu'il était possible d'user pour de nobles desseins de tout ce qui s'agite dans l'âme humaine. Chacun de nous, en effet, est un peuple d'êtres mystérieux, d'un groupement éphémère, et qui se déchirent en des révolutions intestines. C'est avec ces soldats qui n'obéissent presque jamais ou désertent et se retournent contre nous, qu'il nous faut soutenir les assauts de mille ennemis. Wilde essaya de les connaître tous. Il les crut capables de se plier à l'instinct, si puissant en lui, qui l'orientait, où qu'il allât, vers la Beauté. Cela dura peut-être assez pour le persuader de sa force et le réveil vint trop tard.
Je me suis interdit d'écrire une biographie.
Je ne connais que l'écrivain, et l'homme est trop vivant encore et si blessé! J'ai la dévotion des plaies, et le plus beau rite de cette dévotion est le geste qui voile. C'est pourquoi je cite volontiers ceux qui négligent les accidents et tâchent à nous découvrir l'âme. Cette méditation sur une âme très belle serait donc inutile si je négligeais les témoignages.
Celui de M. Arthur Symons est un des plus précieux.
Dans son volume récent: «Studies in Prose and Verse», il qualifie Wilde un «poète d'attitudes» et très subtilement l'explique.
Lorsque la Ballade de la Geôle de Reading fut publiée, dit-il, il parut à certains qu'un tel retour et qu'une si brusque connaissance de la réalité était précisément le nécessaire pour mettre en rapport avec la vie et l'art un talent extraordinaire, si éloigné des choses de l'expérience commune, fantastiquement seul dans une région d'abstractions intellectuelles. Dans ce poème où un style formé en d'autres plans semble étonné d'être subitement employé à ces nouveaux desseins, nous voyons une grande imagination théâtrale à qui la pitié et la terreur sont venues en personne et non plus comme des marionnettes dans un jeu. D'après ce point de vue, la vie humaine a toujours été quelque chose joué sur une scène, comédie dans laquelle le rôle d'un sage est de s'asseoir et de rire, mais à laquelle il peut aussi prendre part avec dédain, comme sous le masque du carnaval. Mais l'intelligence impartiale et dédaigneuse pour qui la condition humaine n'a jamais été un fardeau en vient maintenant à l'incapacité de s'asseoir à l'écart et de rire; et derrière tant de masques portés et enlevés, elle a vu peu à peu que rien n'a été désirable dans l'illusion. Ayant vu, comme voit l'artiste, plus loin que la moralité, mais avec un coup d'œil assez partial pour l'oublier en route, l'intelligence en est enfin arrivée à découvrir la moralité avec douleur et au prix d'incalculables détresses. Et maintenant, devenue si récemment familière avec ce qui est digne de pitié et ce qui semble injuste dans l'arrangement des affaires humaines, l'intelligence est naturellement allée aux extrêmes et a accepté d'une part l'humanitarisme, de l'autre le réalisme comme ayant une réelle valeur en matière d'art. Singulier instinct de l'intelligence que cette nécessité de porter les choses à leur plus haut point de développement, à être plus logique que la vie ou l'art, deux choses cependant capricieuses et illogiques, où les conclusions ne découlent pas toujours des prémisses …
Son intelligence était dramatique et tout l'homme était moins une personnalité qu'une attitude …
C'est précisément dans ces attitudes qu'il était le plus sincère: elles représentaient ses intentions, elles représentaient la meilleure partie de lui-même, la part inachevée. Ainsi son attitude envers la vie et envers l'art ne fut pas atteinte par sa conduite. Ses fières revendications si parfaitement et essentiellement justes, touchant la place que l'artiste doit occuper dans le monde de la pensée, et la beauté dans le monde matériel, ne sont nullement invalidées par son propre échec à créer la beauté pure et à devenir un artiste honnête. Un talent assez ardent et vivace pour être presque du génie le poussait incessamment à l'action, mais à l'action mentale.
…En se figurant, comme il l'a fait, qu'il est possible de connaître avec beaucoup de soin «la qualité morale de nos moments comme ils passent» pour les régler d'après notre idéal d'une manière plus continue et plus consciente que la plupart n'ont jamais essayé de le faire, il a créé pour lui une foule d'âmes, âmes d'un dessin compliqué, d'une couleur travaillée, tissées en une infinité de petites cellules, chacune la demeure d'un étrange parfum, peut-être d'un poison. Chaque âme avait son propre secret et restait séparée de l'âme qui était partie avant elle et de celle qui devait venir après. Et ce montreur d'âmes ne s'apercevait pas toujours qu'il jonglait avec les choses réelles, car pour lui elles n'étaient guère plus que les balles en verres de couleur jetées en l'air par le jongleur qui les rattrape l'une après l'autre. Car les âmes étaient généralement contentes d'être des jouets; de temps à autre elles prenaient une malicieuse revanche et devenaient si réelles que le jongleur lui-même s'en apercevait. Mais lorsqu'elles devenaient trop réelles, il devait continuer à les lancer en l'air et à les rattraper quoique cependant le jeu eût perdu pour lui de son intérêt. Mais comme il restait toujours maître de lui-même, les assistants, le monde ne voyaient pas la différence 10.
C'est ainsi que ne voulant vivre que pour soi, Wilde s'est laissé surprendre à vivre pour les autres. Son perpétuel souci d'étonner fut une des causes de sa chute. Et que de richesses intérieures on devine cependant si l'on écarte le rideau mouvant de ses paradoxes.
Ce livre d'Intentions, qu'une élégante et fidèle traduction révèle aujourd'hui pour la première fois au lecteur français, illustre de façon parfaite les dons inestimables de ce rare esprit aussi bien que le côté spécieux de sa nature.
Ceux qui l'ont écouté, Saint-Jean-Bouche-d'or au sourire ambigu, se parler, se traduire, les emporter et se perdre pour leur ravissement éphémère dans le royaume irréel de la plus capricieuse fantaisie, le retrouveront au cours de ces pages, parfois étonnamment profond et grave, toujours charmeur.
Quant aux problèmes posés en ce livre paradoxal et tacheté d'apparentes contradictions, les vouloir résoudre serait ambitieux et puéril.
Le mensonge est-il l'essence même de l'Art, de tous les arts?
L'accord parfait d'une vie très belle, ordonnée et pure, et du culte de la Beauté est-il impossible et chimérique?
Le divorce est-il permanent et nécessaire entre l'Ethique et l'Esthétique?
Devons-nous, sous des masques fleuris d'un sourire emprunté, nous laisser emporter par tous les remous de l'instinct?
La Critique est-elle au-dessus de l'Art? l'interprète au-dessus du créateur? Faut-il modifier le profond axiome «comprendre c'est égaler» non pas même en celui, plus profond peut-être, «comprendre c'est achever» mais en celui, tout au moins étrange au premier regard «comprendre c'est dépasser»?
Questions dont plusieurs ne sont posées en ce livre et résolues avec audace que pour faire admirer la nonchalante souplesse d'un jongleur de mots.
Sur cet aspect particulier du livre, les notes de Rebell sont de l'intérêt le plus vif. Elles font regretter davantage ce plaisir à jamais perdu que nous eût apporté son étude où sans doute il eût très finement analysé, après les réserves qu'on va lire, ce que l'œuvre de Wilde contient de savoureux et de vrai.
«Intentions est une étude sur le génie artificiel, la culture et l'instinct. C'est un très curieux document. Ce n'est pas une œuvre belle en elle-même. Toutes ces théories âgées d'une quinzaine d'années nous paraissent ridées, décrépites. Mais les théories de nos jeunes artistes contemporains sur la vie, la nature, l'art social ne sont pas plus assurées contre la mortalité. Qu'ils songent en lisant ce livre que leur esthétique paraîtra bientôt aussi vieille que celle-ci. Il ne s'agit pas d'écrire des romans, des poésies, des drames idéalistes ou réalistes, pessimistes ou optimistes, Schopenhauriens ou Nietzschéens, mais des œuvres sincères. Toutes les doctrines ne sont que bavardages propres à amuser des dames sans beauté et des esprits stériles.
«On trouve dans Intentions plus d'une vérité, mais le ton est si paradoxal qu'on risque de méconnaître tout ce qu'il y a de sincère et de juste dans ce petit livre.
«… Wilde est le dernier représentant de cet art anglais du xixe siècle qui, chez Shelley d'abord, chez les préraphaélites ensuite, et chez le peintre américain Whistler enfin, tendit à une expression constamment idéale et élégante du monde. L'art n'était pas fait pour la vie, c'était le contraire: la vie n'avait pas d'autre valeur que d'être une matière pour le poète et le peintre. Théories singulières, certes, mais qu'importent les théories? Elles ne servent au grand artiste qu'à rendre son génie plus puissant, en concentrant toutes ses forces sur une même voie, en l'unifiant au lieu de l'éparpiller. Avec ou en dépit de ses théories, Shelley a écrit ses poèmes, Whistler a peint ses tableaux; si leur esthétique était mauvaise, on ne peut dire du moins qu'elle fut dangereuse, puisqu'elle leur permit d'accomplir des chefs-d'œuvre. Wilde, par malheur, était esthète avant d'être poète. Il produisait ses œuvres comme des gageures. En lui on observe cette corruption singulière d'une très belle sensibilité d'artiste par son entourage. Ce sont les salons qui ont perdu Wilde ou, ce qui revient au même, le désir de leur plaire et de les éblouir. Ce même malheur fût peut-être arrivé à Mérimée sans sa haute et vigoureuse intelligence; et de fait, plus d'une fois il perdit son temps à composer des «Chambres bleues», quand il eût été capable sans doute de produire d'autres «Colomba», d'autres «Vases étrusques»11.
Ces observations du brillant écrivain sont d'une justesse absolue. Il serait imprudent toutefois de conclure à son dédain de l'œuvre qu'il traduisit avec une dévotion si parfaite, goûtant, comme il nous le disait lui-même, de ce ton réticent qui lui était familier, un certain réconfort dans ce travail un peu ingrat. C'est, en effet, sur son lit de souffrance qu'il l'acheva, peu de jours avant cette mort prématurée qui mit en deuil les fervents du beau langage et des hautes pensées.
Intentions est bien loin de ne contenir que des paradoxes. Ceux qui s'y trouvent, en tout cas, sont très divers par essence. Les uns, purs divertissements verbaux, sont à négliger après l'attention d'une seconde que leur accorde notre surprise. Les autres sont d'une plus noble famille et créent l'étonnement durable et fécond du paradoxe né viable s'il est une vérité neuve. Ils introduisent, dans le paysage mental, ce dérangement subit de perspective qui contraint l'esprit à monter ou à descendre et lui fait ainsi découvrir d'autres horizons. Et quelle erreur ce serait de ne pas sentir l'immense, le profond amour de la beauté qui hanta jusqu'à la fin l'âme de Wilde? Si artificiel que puisse apparaître son œuvre au premier regard, il y reste encore assez de l'homme qui fut incomparable. On sent qu'il appartient à la race élue de ceux que touche «l'esprit de l'heure» et rendent à ce toucher les plus belles notes. Ceux-là ont le privilège de ne pouvoir proférer aucun mot sans que l'on perçoive, au moins confusément, l'harmonie splendide d'un accompagnement presque universel des idées. Un chœur suit tous leurs gestes.
N'est-ce pas un artiste celui qui écrivit les admirables pages sur Shakespeare, sur l'art Grec et d'autres thèmes supérieurs que l'on trouvera dans ce livre?
C'est plus qu'un artiste celui qui nota cette suggestive pensée: que l'humilité de la matière d'une œuvre d'art est un élément de culture. Et si nous l'entendons proférer que «la pensée est une maladie», il faut comprendre qu'il s'agit de l'analyse. «Nous vivons à une époque qui lit trop pour être sage et qui pense trop pour être belle».
Nos yeux ne voient plus dans les statues antiques que l'animalité glorifiée, les enfants muets pour nous du dieu Pan qui est mort. Nous sommes des cerveaux qu'engourdit la chair, peut-être parce que nous traitons celle-ci comme une esclave.
«Le culte des sens, écrit Wilde, fut souvent et très justement blâmé; les hommes ressentent un naturel instinct de terreur pour des passions et des sensations plus fortes qu'eux et qu'ils ont conscience de partager avec des formes d'existence d'une organisation inférieure. Mais il est probable que la véritable nature des sens n'a jamais été comprise et qu'ils sont demeurés sauvages et animaux simplement parce que le monde a cherché à les réduire en soumission ou à les tuer par la douleur au lieu de viser à en faire les éléments d'une nouvelle spiritualité dont un subtil instinct de beauté sera la caractéristique dominante12.»
J'aimerais trouver ici la clef de certaines «métamorphoses» du poète avant que la Circé terrible ait passé.
On dit que le petit roi de Rome, regardant par une fenêtre du Louvre la rue fangeuse où jouaient des gamins, triste au milieu d'une cour embaumée et divinement adulatrice, s'écria: «Je voudrais me rouler dans cette belle boue.» Il semblerait qu'au point de vue sentimental, Wilde ait eu ce désir morbide, mais il valait mieux et de sereines aspirations le hantèrent avant qu'il prît place au mauvais Banquet.
Il avait le goût du «discipulat», interrogeait les jeunes gens sur leurs études, leur esprit, avec l'intérêt d'un directeur de conscience, se grisait de leur enthousiasme, s'entoura d'une cour de plus en plus mêlée … Païen vigoureux, ardent, enivré de souvenirs antiques, écœuré de ses succès mondains, il voulut peut-être revivre
Ces héroïques jours où les jeunes pensées
Allaient chercher leur miel aux lèvres d'un Platon.
Mais cet artificiel de l'art était un réaliste de la vie. Il cultivait en lui ce quiétisme qui se croit invulnérable.
«Quand nous parvenons à la vraie culture qui est notre but, nous atteignons cette perfection dont ont rêvé les saints, la perfection de ceux à qui le péché est impossible, non par les renoncements de l'ascète, mais parce qu'ils peuvent faire tout ce qu'ils désirent sans blesser l'âme et ne peuvent rien désirer qui lui nuise, l'âme étant une entité si divine quelle peut transformer en éléments d'une expérience plus riche ou d'une susceptibilité plus délicate, ou d'un nouveau mode de pensée, des actes ou des passions qui seraient vulgaires chez les gens vulgaires, ignobles chez les gens sans éducation, ou vils chez les gens sans pudeur.»13