Kitabı oku: «L'Écuyère», sayfa 6
Il faisait un ciel voilé, cet après-midi-là, quand, vers les quatre heures, Maligny passa le seuil de la porte derrière laquelle il avait vu la jeune fille disparaître le premier jour, alors qu'il ignorait tout d'elle encore et qu'il la croyait une simple aventurière. Un dernier frisson d'hiver courait dans ce ciel d'avril, qui avait été si doux à leurs trois rencontres. Oui. Ils ne s'étaient vus que trois fois, et il semblait à l'amoureux qu'il connaissait la mystérieuse enfant depuis toujours… Il constata, au premier coup d'œil, que la cour était vide. La silhouette alourdie de Bob Campbell n'était pas là pour la remplir de son importante présence, ni celle, osseuse et maigre, de Jack Corbin pour y mettre une note de pittoresque. L'heureuse chance de Maligny et la malheureuse chance de Hilda voulaient que le père fût en train d'essayer, à la Porte-Maillot, une jument trotteuse et que le cousin s'occupât d'un dressage dans un manège voisin. Les garçons d'écurie vaquaient à leur besogne, et leur jeune maîtresse était seule dans la petite pièce, au rez-de-chaussée d'Epsom lodge, qui servait de bureau au maquignon. Son fin profil se penchait sur des livres de comptes, où elle transcrivait le détail des dernières opérations de leur commerce. D'ordinaire, elle employait les heures du soir à cette besogne fastidieuse, et qui n'était guère dans ses goûts. Mais, depuis ces deux jours, et sous le prétexte qu'elle se sentait toute souffrante, elle n'avait plus quitté la maison… Un prétexte? Non. Le trouble où l'avaient jetée l'attitude de Jules et ses discours avait si profondément ébranlé ses nerfs, qu'elle en était malade. Surtout, elle avait une appréhension poussée jusqu'à l'angoisse: celle de le rencontrer de nouveau et qu'il lui parlât de cette même façon caressante. Toute pure et simple qu'elle fût, elle avait trop bien compris à quelle tentation préludait cet éloge si direct de sa beauté. A la seule idée que ces mots: «Je vous aime,» pouvaient lui être dits par cette voix, elle se sentait défaillir. Elle était trop réfléchie pour ne pas voir, dans une pareille manière de procéder, une marque, ou de beaucoup de légèreté ou de bien peu d'estime. Mais c'était aussi, cette demi-déclaration à laquelle elle avait coupé court dans un tel sursaut de pudeur, la preuve qu'elle plaisait à Jules. Elle ne pouvait se retenir de trouver, à cette évidence, la secrète et profonde douceur que la femme qui aime ressent, malgré elle, à constater qu'elle occupe la pensée de celui qu'elle aime. Ces émotions, si nouvelles pour la jeune fille et qui auraient suffi à la bouleverser, s'avivaient encore d'une inquiétude: la folle impulsion qui l'avait précipitée loin du tentateur ne risquait-elle pas ou de briser à jamais leurs relations, ou, tout au contraire, de rendre Maligny plus entreprenant? Se sauver, comme elle s'était sauvée, mais c'était clairement laisser voir qu'elle avait peur. Elle ne savait pas, dans le désarroi intime de son être, laquelle de ces perspectives elle redoutait davantage: être pour toujours séparée du jeune homme, ou bien avoir à réprimer, chez lui, des écarts plus vifs de langage ou de manières. N'aurait-elle pas dû aussi raconter à son père ce début de conversation, et comment elle y avait coupé court par ce subit départ? Elle s'en était tue vis-à-vis du vieux Campbell, comme aussi vis-à-vis de son cousin. Ce dernier avait, pourtant, deviné quelque chose, car il lui avait dit, en la regardant avec une expression singulière:
– «Ne croyez-vous pas, Hilda, que je devrais aller rue de Monsieur, savoir si M. de Maligny n'est pas de nouveau plus malade?.. Il devait revenir pour le cheval et il n'a pas reparu…»
– «Il reviendra demain ou après-demain,» avait-elle répondu; et elle avait ajouté, sûre qu'en intéressant la fierté professionnelle du digne garçon elle l'empêcherait d'exécuter son projet: «En tout cas, vous auriez bien tort de passer chez lui. Il croirait que nous voulons lui forcer la main pour cet achat.»
– «Juste…», avait grommelé Jack Corbin, sans que le soupçon, apparu dans ses yeux, se dissipât entièrement. Aussi la jeune fille, que cette perspicacité gênait, fût-elle soulagée d'un poids véritable à se dire que son cousin n'était pas là, lorsqu'elle aperçut, du fond de la loge vitrée où elle libellait des factures arriérées, Jules de Maligny entrant dans la cour. Elle avait levé la tête, bien par hasard, à cette minute-là. Elle se courba aussitôt sur le grand-livre, dont elle relevait les chiffres, non sans que la flamme du sang monté à sa joue ne décelât son émotion. Si Jules avait consacré, à feuilleter les poètes anglais; le quart seulement du temps dépensé autour des tables de baccara, il aurait pu se rappeler à l'occasion de ces folles rougeurs, dont il avait déjà vu, à plusieurs reprises, ce frais visage comme incendié, les vers divins du Locksley Hall: «Sur sa joue et sur son front pâle, vint une couleur avec une lumière, – comme j'ai vu jaillir une rougeur rose dans la nuit du Nord. – Et elle se tourna, son sein secoué par un orage de soupirs, – toute son âme brillant comme une aube dans la profondeur de ses yeux bruns6…» Et il aurait faussé son impression en y mêlant de la littérature. Il fit mieux. Il en jouit, avec cette vivacité qui était le trait charmant de sa nature. Ce fut comme si la jolie compatriote de Tennyson lui eût fait l'aveu explicite de son sentiment. Lui-même, les inquiétudes traversées depuis ces deux jours l'avaient amené à ce point d'énervement, tout voisin des larmes chez ces natures d'homme à demi féminines. Ces soudaines poussées de pitié tendre rendent de pareils personnages si périlleux à rencontrer pour une enfant inexpérimentée! En s'avançant vers miss Campbell, à cette seconde, Maligny éprouvait réellement l'émotion délicate et profonde qui eût été celle d'un adolescent incapable de calcul et emporté tout entier par les tumultes d'une sensibilité jeune et naïve. Voyant Hilda si émue, défaillante presque, et comprenant combien elle était dénuée de protection dans l'étrange milieu où la destinée l'avait fait grandir, un remords le saisit. Oui, il se repentit, tout d'un coup, de ne pas l'avoir respectée davantage et dans sa pensée et dans ses paroles. Pendant ces quelques instants, il oublia et sa propre expérience du vice parisien et les insinuations de ses camarades. Il oublia Machault, La Guerche, le rajah aux somptueux cadeaux; et, avec une grâce de spontanéité aussi sincère, qu'elle était momentanée, il balbutia, plutôt qu'il ne prononça, cette phrase dont il aurait bien ri, s'il l'avait entendue dite par un Maxime de Portille ou un Guy de Longillon dans une circonstance analogue:
– «Je suis venu, mademoiselle… vous demander… de me pardonner, tout simplement… si je vous ai parlé, l'autre jour… d'une manière qui vous a déplu… Si j'avais pu deviner que vous prendriez les choses ainsi… je vous assure, je ne me serais pas laissé aller à penser tout haut comme j'ai fait…»
– «Ne recommencez pas,» interrompit Hilda, dans un petit geste de défense. La façon si directe dont Jules l'abordait la décontenançait de nouveau et touchait en elle à cette fibre, toujours si vibrante chez une Anglaise: la loyauté. Oui. Il y avait une loyauté absolue, – du moins, elle le crut, – dans la conscience du jeune homme, qui avouait ses torts sans rien tenter pour les atténuer. Il venait de les renouveler, pourtant, mais avec un tel air d'ingénuité, en s'en excusant par ces mots: «Je ne me serais pas laissé aller à penser tout haut.» C'était contre eux que Hilda protestait instinctivement. Puis, comme elle vit – ou crut voir – une souffrance et une timidité sur cette mobile physionomie, elle eut une faiblesse, elle aussi, celle d'ajouter: «C'était à moi de vous arrêter tout de suite, l'autre jour… Je n'ai pas su le faire. Je suis un peu une sauvage, voyez-vous…» Et, avec un demi-sourire intimidé: «Ce n'est pas en me battant contre des chevaux toute la journée que j'ai pu apprendre les manières des femmes de votre monde…»
– «Alors,» insista-t-il, en saisissant le joint avec sa souplesse d'enfant gâté, «je suis pardonné?»
– «Je ne vous en ai jamais voulu,» répondit-elle.
– «Hé bien! s'il en est ainsi, prouvez-le-moi en me permettant de vous accompagner encore, quand je vous rencontrerai au Bois, à cheval?..»
A cette question, trop nettement posée pour permettre aucune équivoque, et dont allait dépendre tout l'avenir de leurs rapports, la jeune fille ne répondit pas. Elle s'était levée au moment où Jules avait frappé à la porte. Elle était sortie de la petite chambre, ne voulant pas avoir là un tête-à-tête avec lui. Ces tout premiers propos d'explication avaient été échangés sur le seuil. En faisant quelques pas dans la cour, elle força son interlocuteur à les faire aussi. Elle s'arrêta tout d'un coup et parut hésiter une minute. Ses sourcils blonds s'étaient froncés. Ses paupières avaient battu. Enfin, résolue et le regardant bien en face, avec une expression infiniment sérieuse de son joli visage:
– «Monsieur de Maligny», commença-t-elle, «je vous dois trop de reconnaissance pour ne pas désirer vous revoir. Je suis trop habituée, d'ailleurs, dans mes sorties à cheval, à rencontrer tel ou tel des clients de mon père et à me promener avec eux pour que je m'interdise avec vous, qui m'avez sauvé la vie, ce que je me permets avec des indifférents… Mais vous devez comprendre que je ne suis pas arrivée à mon âge sans que l'on ait essayé de me dire ce que je ne devais pas écouter. Dans mon pays, une jeune fille ne se laisse faire la cour que par celui auquel elle est engagée7.» On reconnaîtra, à ce petit idiotisme, le vocabulaire anglo-français de la maison Campbell. «Tous ceux qui m'ont manqué ainsi, – on manque à une femme quand on s'occupe d'elle, et que l'on ne veut pas l'épouser, – j'ai cessé de les connaître, simplement. Promettez-moi que vous vous conduirez toujours, avec moi, comme si mon père était là, et que jamais, vous m'entendez bien,» elle souligna le mot en le répétant, «jamais vous ne me parlerez d'amour. C'est tout ce que je vous demande, de me faire cette promesse sur votre honneur, et je n'aurai aucune objection à vous rencontrer au Bois…»
– «Je vous le promets,» dit le jeune homme, avec un accent qu'il ne se connaissait pas, aussi sérieux que celui de la jeune Anglaise. Il ne s'agissait plus ni de Machault, ni de La Guerche, ni du prince indien. Hilda avait déployé, depuis le début de cette scène, et surtout dans ce singulier discours, l'espèce de dignité irrésistible qui est le privilège des très honnêtes filles, lorsqu'elles défendent sérieusement, bravement, cette honnêteté. Plus tard, échappé à ce magnétisme, le séducteur se trouvera imbécile d'avoir pris à la lettre une semblable promesse. Sur le moment, il fait comme Jules de Maligny: il signe d'avance tous les contrats de renoncement, rien que pour voir un sourire d'orgueil rassuré s'épanouir sur une petite bouche triste, une clarté d'indulgence adoucir de beaux yeux sévères.
«Oui,» insista-t-il, «je m'engage sur l'honneur à être, avec vous, exactement ce que vous me permettez d'être, et rien de plus, et vous, miss Hilda, voulez-vous, en échange, me laisser vous demander une promesse?..»
– «Laquelle?», interrogea la jeune fille.
– «Celle d'essayer de me considérer comme un ami, un véritable ami… Tenez, comme M. Corbin, qui revient nous surveiller, je le parierais, à la mine qu'il a prise en me voyant ici…»
Tandis que les jeunes gens devisaient de la sorte, la rude figure du brave chien de garde qu'était Jack était apparue, en effet, à l'autre extrémité de la cour, juchée sur un énorme cheval, et suivie de Norah et de Birman, les chiens, réels ceux-là, qui ne le quittaient guère. Des aboiements féroces jaillirent soudain de la gueule des skyes, – ces manchons roulants sur de courtes pattes torses – au seul aspect de l'étranger, et le «How do you do?» de leur maître ressemblait fort, lui aussi, à un grognement. Ce grand long corps était habité par un de ces esprits presque animalement observateurs, comme en possèdent les gens du peuple, très voisins de l'instinct et qui vivent toujours avec les bêtes. Quand l'amour y ajoute sa lucidité, ces intelligences frustes ne peuvent guère être trompées. Corbin n'avait à son service, pour pénétrer les véritables intentions de Maligny, d'autres renseignements que ceux qui avaient d'abord ému sa sympathie en faveur du courageux défenseur de sa cousine. On se rappelle comme il l'avait accueilli. Ce premier éveil de reconnaissance subsistait toujours. Une défiance s'y mêlait déjà. Cette lutte entre deux sentiments aussi contradictoires donnait la plus comique expression de malaise à ce masque, flegmatique et rogue, couleur de cuir tanné, avec le bourrelet rouge de sa cicatrice aperçu sous la visière de la casquette. Ses yeux dévisageaient le nouvel ami de sa chère Hilda du même regard que les deux bassets, lesquels ne savaient évidemment pas s'ils devaient mordre les mollets de l'intrus ou lui lécher la main… Une fois de plus, la grâce innée de Jules fut la plus forte. Au salut bourru de Jack, lancé du haut de sa selle, il répondit par le plus cordial des:
«Je vais très bien, monsieur Corbin,» et il ajouta: «D'autant mieux que j'ai l'idée que vous m'amenez là, précisément, la bête que je cherche.»
– «Trop verte pour un amateur…» répondit brutalement l'écuyer.
– «Je vous ai vu monter, monsieur Corbin,» répliqua le jeune homme. «J'en serai quitte pour vous la confier. Elle sera mise au bouton, comme on disait autrefois8, en huit jours…» Et, voyant Hilda chercher, dans la poche de la jaquette, du sucre pour le cheval, il lui en demanda familièrement un morceau. L'ayant brisé, il le distribua aux deux terriers. Le bruit des mâchoires broyant la friandise remplaça aussitôt l'aboiement. La moue du cousin s'éclaira de même. Il esquissa une espèce de rictus, d'une amertume dégoûtée; tandis que, continuant à tenir son rôle d'acheteur, Maligny se retournait vers miss Campbell pour lui dire, comme s'ils n'eussent parlé, dans leur tête-à-tête, que de cette acquisition possible:
– «Je reviendrai donc demain matin, mademoiselle, puisque monsieur votre père n'est pas là…»
Sur cette phrase, qui faisait, de son interlocutrice décontenancée, la complice forcée d'une légère fourberie vis-à-vis du cousin trop perspicace, il prit congé. A quoi bon préciser, par des commentaires, le pacte d'amitié qu'il venait de passer avec elle et qui lui permettait de gagner du temps? Et il se disait, quand il se retrouva sur le trottoir de la rue de Pomereu:
– «Si cette petite est une comédienne, elle est rudement forte. Vous n'êtes pourtant pas une poire, monsieur de Maligny.» Cette argotique métaphore traduisait la réaction que sa précoce expérience essayait en lui déjà contre l'accès de griserie sentimentale auquel il s'était abandonné. «Bah!», se répondit-il, «poire ou non, qu'est-ce que je risque? Si je perds ma peine à tourner autour d'elle, personne n'en saura rien. Et elle a bien l'air d'être sincère!.. Sincère?.. Mais Machault, alors?.. Mais La Guerche?.. Mais le rajah?.. Pourquoi ne serait-ce pas là de simples ragots?.. Et puis, en amour, c'est comme en duel: il faut voir venir… Je verrai venir, pendant que nous jouerons à l'amitié, et ce sera une occupation bien agréable, car elle est si jolie!..»
V
LES NAÏVETÉS D'UN JEUNE ROUÉ
Il y a, dans tout sentiment vrai, une force singulière, et qui agit un peu à la manière des énergies de la nature, auxquelles, d'ailleurs, les sentiments vrais ressemblent. N'en ont-ils pas la simplicité inconsciente, la continuité ininterrompue? Peut-être la science arrivera-t-elle, un jour, à découvrir, dans la sorte de suggestion qu'un cœur, profondément possédé d'une pensée, exerce sur un autre cœur, une influence analogue à celle de l'hypnotisme. Quoi qu'il en soit de la cause, l'effet n'est pas discutable. Comme une ardeur contagieuse émane d'une âme profondément passionnée, une femme qui aime un homme d'un amour sincère laisse rarement cet homme indifférent, et vice versa. Qu'il se révolte contre la prise de cet amour sur lui, ou qu'il y cède, cette prise existe. La repousser, c'est la reconnaître. De là dérivent, devant l'évidence d'un grand amour inspiré, ces aversions violentes, qui sont une défense d'une personnalité effrayée de se sentir envahir par une autre.
Si cette personnalité ne se rebelle point, cette mystérieuse puissance de contagion se manifeste par d'étranges métamorphoses de caractère chez celui ou celle qui est l'objet de ce grand amour. Aucun phénomène n'est plus fréquent. Aucun n'a été moins étudié, tant on en reste, malgré d'innombrables efforts d'analyses, à l'a b c du préjugé dans les choses de la tendresse. Il est convenu, par exemple, qu'entre deux cœurs, celui qui aime le plus est aussi celui qui se subordonne à l'autre, et il désire, en effet, se subordonner. En réalité, c'est lui qui impose à l'autre ses façons de sentir, lui qui modèle cet autre d'après ses émotions. Toujours, ou plutôt, – car il convient de ne jamais trop généraliser des lois qui comportent tant d'exceptions individuelles, – presque toujours, dans une passion partagée, le rôle directeur appartient au plus épris. C'est lui qui impose ses goûts, ses idées, ses façons de vivre. Entre un beau jeune homme, déniaisé jusqu'à en être déluré, comme un Jules de Maligny, et une jeune fille toute primitive comme une Hilda Campbell, la lutte paraissait très inégale. Il semblait bien, n'est-il pas vrai? que leurs relations dussent être conduites à son gré, à lui, et que la jeune fille dût simplement suivre le chemin où le jeune homme saurait l'engager. Mais Jules n'avait pour Hilda qu'un goût très vif, qu'un caprice très amusé, au lieu que la pauvre Anglaise était la proie d'un sentiment très sérieux. Dès le premier jour, elle avait été saisie par cet amour unique, total, absolu, dont les anciens avaient symbolisé la fatalité dans le mythe d'une Aphrodite impitoyable et invincible (amilictos et anikétos). C'était elle, la faible, la naïve enfant, qui allait avoir raison du jeune viveur, roué déjà, et le manœuvrer au gré de sa romanesque et pure sensibilité, – pour un temps. En effet, si le sentiment vrai a ce pouvoir d'incliner une volonté, il n'a pas celui de changer un caractère, et toutes les aventures de cœur finissent par se résoudre, à une certaine minute, dans des conflits de caractères. Qui creuserait cette formule y rencontrerait l'explication de bien des tragédies sentimentales, mises, par leurs victimes, sur le compte de tels ou tels événements, de telles ou telles erreurs. Les héros de ces drames secrets du cœur ont tout simplement agi, à un moment, d'après les traits essentiels et irréductibles de leur nature, après avoir vécu, dans le premier enchantement de l'amour naissant, d'après leurs émotions.
Que de fois cette simple volte-face équivaut à une catastrophe!.. Mais dans les commencements de passion qui donc pense aux catastrophes de la fin? Quand on aime vraiment, comme Hilda, les lointaines menaces de l'avenir disparaissent dans l'ivresse trop forte du présent. Quand on a seulement un caprice, comme Jules, on ne se gâte pas la douceur du jour par des prévisions sinistres. A dater de cet entretien, qui ferma le tout premier acte, celui de l'exposition, dans ce drame ou cette tragi-comédie, – à la fin, vous choisirez, – le jeune homme cessa absolument de se demander où il allait, vers quel dénouement le menait cette intimité, qui devint aussitôt quotidienne, avec la fille d'un marchand de chevaux, lui, un patricien, fier de son nom. Que lui importait le lendemain? Comme il se l'était dit à lui-même: elle était si, si jolie! Elle avait passé, avec lui, une espèce de pacte d'amitié, grâce auquel il pouvait approcher d'elle, sous la seule condition qu'il ne lui fît pas une cour ouverte. En effet, durant les quelques semaines qui suivirent cette explication, le faux étourdi eut la sagesse de ne pas manquer au contrat. Il ne prononça pas un mot qui réveillât la susceptibilité effarouchée de la charmante Anglaise. Moyennant quoi, il lui fut permis de causer longuement avec elle, d'abord tous les jours, puis deux et trois fois par jour, dans cette grande camaraderie quasi garçonnière que les mœurs d'outre-Manche autorisent. Miss Campbell se la permettait sans scrupule, du moment que les bornes en étaient fixées comme elles l'avaient été. Pour mieux l'assurer, cette camaraderie, Jules avait commencé par mettre à exécution son premier projet. Il avait acheté le cheval cap de maure – ci, cinq mille francs! Il les avait réglés, en les empruntant et cinq mille avec, pour faire un chiffre rond, à un usurier, classiquement, et à vingt pour cent. Il avait baptisé la brave bête du nom de Chemineau, par souvenir du brigand, occasion de sa rencontre avec Hilda. Ledit Chemineau, placé en box chez Bob Campbell, lui coûtait, bel et bien, dix francs par jour. – Ci, trois cents beaux francs à la fin du mois, sans compter les dépenses à côté. «Plaie d'argent n'est pas mortelle,» dit le vieux proverbe français, qui a dû être imaginé par un gentilhomme-soldat de l'ancien régime. Mais cinquante louis de plus ou de moins, était-ce payer trop cher le droit d'arriver, chaque matin, rue de Pomereu, en disant au palefrenier: – «Comment va mon cheval, ce matin?..» Et, régulièrement, il trouvait Hilda dans la cour, en train de vaquer à quelqu'un des devoirs de son métier. Elle examinait des brides ou des selles, regardait le pansage d'un cheval, si svelte, si gracieuse, dans son costume ajusté. Souvent, elle abandonnait cette besogne, à cause de lui. Sachant à peu près l'instant de la visite de son nouvel ami, l'impatience de le revoir l'emportait, chez la tendre enfant, sur la réserve. Elle allait jusqu'au seuil de la porte d'entrée, et elle attendait là, sous le prétexte, tantôt de regarder une bête manœuvré par un des lads dans l'étroite rue, tantôt de reconduire un des clients ou une des clientes… Maligny, venait, d'ordinaire, en fiacre, pour être près d'elle plus tôt lui-même. Dès le coin de la rue de Longchamp, il penchait la tête à la portière, afin de voir si miss Campbell n'était pas là. Elle lui souriait à distance et le saluait d'un petit mouvement de sa cravache relevée. L'année était – pour employer la délicieuse expression de nos pères – à la première pointe du printemps. Avril s'achevait. Mai allait venir. Il était venu. Le ciel était tout bleu. Les oiseaux chantaient dans les arbres des jardinets ménagés de toutes parts autour des petits hôtels de ce quartier, hier encore si rustique. Des marchands roulaient, dans leurs haquets, des touffes de fleurs odorantes, des violettes, des roses, des œillets, des giroflées. Est-il besoin de murmurer et d'écouter des mots d'amour, quand on se sait, quand on se sent aimé, comme le perspicace garçon se savait, comme il se sentait aimé? De la passion de la jeune fille, quel signe que ce regard pour l'accueillir et cette fièvre d'attente qu'elle n'essayait pas de cacher? N'étaient-ce pas d'autres signes, et multipliés tout le long des jours, que sa confiance de plus en plus grande en lui, que leurs conversations de plus en plus intimes, que l'ingénu plaisir qu'elle lui montrait de sa compagnie, – et, pour finir, l'assombrissement de plus en plus marqué de la physionomie de Jack Corbin, le cousin ombrageux? La sérénité impassible du père ne semblait pas plus s'émouvoir des assiduités de Maligny auprès de sa fille que s'il eût assisté, invisible, à tous leurs entretiens. Il savait, eût-on dit, de source certaine, qu'il ne s'y prononçait aucune parole dont la mère eût pu s'inquiéter, si elle avait vécu. Non. Aucune parole. Encore une fois, que sont les mots, lorsque 4e frémissement des gestes et leur surveillance, l'éclat des yeux ou leur mélancolie, le timbre de la voix ou ses silences, dénonçant un sentiment d'autant plus évident qu'il se dissimule, d'autant plus violent qu'il s'enrêne, d'autant plus intense dans la rêverie qu'il s'interdit davantage de se manifester dans les actes?
Après des semaines, en effet, – sept exactement, jusqu'à la scène qui devait marquer le point culminant du second acte, – à quoi se réduisaient les épisodes de cette intimité?.. Quand Jules était arrivé, de la sorte, rue de Pomereu, vers les neuf heures de la matinée, régulièrement Hilda montait à cheval devant lui et elle partait toute seule. L'amoureux restait vingt ou vingt-cinq minutes, davantage quelquefois, à bavarder avec Bob Campbell, si un pareil terme convient à une conversation avec un Anglais, toute coupée de rires taciturnes et ponctuée de monosyllabes. Ils discutaient ensemble les chances de gain de telle écurie aux prochaines courses, – la manière de traiter les boiteries, – les indices que telle couleur de robe ou telle conformation de la tête donnent sur le caractère d'un animal, – le talent et les défauts de tel ou tel cavalier. Quiconque a fréquenté des gens d'écurie connaît leur infatigable patience à remémorer indéfiniment les histoires de leurs anciens chevaux ou des bêtes remarquables qu'ils ont rencontrées. Quand ils ont formulé une de ces formules sacramentelles: «Et ce qu'il était beau cheval!..» – «…Et quel cavalier, indécrochable!..» – «…Ah! la bonne bête! Et culottée!..» – «Les profils busqués, tous cabochards…» l'orgueil d'une initiation se répand sur leurs visages et ils se sourient, parmi ces fantômes évoqués, de l'air entendu de deux augures. Je disais que ces amours de Hilda et de Jules se déroulèrent, durant ces sept semaines, sans épisodes. J'oubliais le nombre d'anecdotes que dut subir l'amoureux, toutes relatives à des incidents de chasse ou de courses survenus outre-Manche. Il les écoutait en regardant – car ces scènes se passaient, d'habitude, dans le bureau de Bob et devant deux verres remplis de whiskey, – une de ces grandes horloges engainées qui s'appellent, là-bas, grand father's clock, la pendule du grand-père. Enfin, un événement quelconque le libérait: l'apparition du vet9 venu pour ausculter un cheval qui toussait, l'entrée d'un acheteur dans la cour, un télégramme annonçant l'envoi d'un lot de poneys. Jules s'échappait, pour enfourcher Chemineau, à moins qu'il n'eût envoyé Galopin en avant, par son domestique. Il partait, d'une allure d'abord réglée. Il se modérait jusqu'au détour de la rue, par prudence et pour ne pas voir apparaître, dans les prunelles claires de Corbin, toujours aux aguets, un certain éclair d'ironie. Il se rattrapait dès la rue de Longchamp. Une fois dans le Bois, c'est en galopant à tombeau ouvert qu'il dévorait l'allée des Poteaux, puisqu'il s'engageait dans la route qui va vers la Cascade et dont les cavaliers prudents redoutent si fort certaines parties, hérissées de ces cailloux dangereux, surnommés, en argot hippique, des «têtes de chats». Maligny était sûr de rencontrer, à un moment, sa mystérieuse petite amie, arrivant elle-même en sens inverse, au trot ralenti de sa bête et épiant son approche. Si elle ne se trouvait pas là, c'est qu'elle avait à dresser quelque cheval nouveau, et Jules poussait jusqu'à la piste qui longe le Tir aux Pigeons, où sont aménagés des haies, des barrières et de faux ruisseaux. Jamais la jeune fille ne lui plaisait davantage qu'alors, arrivant sur l'obstacle au petit galop d'un animal effaré, tout prêt à renâcler et à se dérober. Elle le maintenait droit et perçant de la cravache et de la jambe, et il sautait. L'ardeur de la lutte mettait du rose à ses joues minces, la joie du risque éclairait ses beaux yeux clairs, ses fines narines battaient, un sourire de fierté retroussait le coin de ses lèvres et montrait ses dents. Tout le joli paradoxe de leur roman était symbolisé dans le contraste entre le courage, la brutalité presque, de ce dangereux exercice et la si tendre, la si féminine façon qu'elle avait de cligner des paupières et d'incliner la tête à sa vue. Cette apparition avait un peu de ce charme, délicat et sauvage, virginal et hardi, que les Grecs représentaient par une autre fable, celle de l'Artémis chasseresse, de la Déesse qui apparaît dans Euripide à Hippolyte mourant: «O divine haleine parfumée! Bien qu'accablé de maux, je t'ai sentie, cependant. La déesse Artémis est ici!..» Et de quel accent ses fidèles la célèbrent: «Salut, ô très belle, la plus belle des vierges qui habitent l'Olympos, Artémis! O maîtresse, je te donne cette couronne tressée dans une prairie non foulée, que le feu n'a jamais touchée, où jamais pasteur n'a osé paître ses troupeaux, où vint seule l'abeille printanière, et que la pudeur féconde de sa rosée…» Et encore: «Maîtresse de la maritime Limna et des gymnases hippiques, Artémis, que ne suis-je dans tes plaines, domptant les chevaux Vénètes!..» Les antiques puissances de la vie humaine, que l'imagination de nos lointains aïeux personnifièrent, de la sorte, en mythes tour à tour terribles ou caressants, héroïques ou voluptueux, agissent en nous et autour de nous, les mêmes. Notre civilisation industrielle et scientifique les a dépouillées de leur parure de légendes. Ces puissances éternelles n'en conservent pas moins leur force secrète. C'était bien à l'instinct, manifesté jadis par le culte de Diane, qu'obéissait ce jeune Parisien à demi blasé, en se complaisant, comme il faisait, à ces rencontres avec l'humble dresseuse de chevaux. Ce qui l'attirait vers elle, c'était la sorte de poésie qu'incarnait la fille de Latone: l'énergie dans la fragilité, cette bravoure et cette adresse unies à cette candeur et à cette grâce. La silhouette de Hilda franchissant les haies, le buste droit, les mains fixes sur les rênes, en appelait, chez ce précoce habitué des tripots nocturnes et des boudoirs galants, à cet atavisme d'existence libre et saine où l'émotion n'était pas entachée de vice, où l'homme et la femme, voisins de la nature, avaient un compagnonnage presque fraternel, dans une activité à demi guerrière qui les purifiait de toute souillure, presque de tout désir. Peut-être la récente hérédité des grands seigneurs de Lithuanie, ses ancêtres, disposait-elle Jules de Maligny, plus qu'un autre, à goûter la fraîcheur de cette églogue sportive – farouche et romantique fleur d'Irlande ou d'Ecosse, éclose fantastiquement à quelques pas de l'Arc de Triomphe, – une course de soixante-quinze centimes au taximètre des fiacres d'alors.
On her pallid cheek and forehead came a colour and a light;As I have seen the rosy red flushing in the northern night,And she turned, her bosom shaken with a sudden storm of sighs,All the spirit deeply dawning in the dark of hazel eyes.(Tennyson.)
[Закрыть]