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Kitabı oku: «La terre promise», sayfa 6

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Il s'encourageait lui-même de la sorte, et il se croyait de bonne foi. Vingt-quatre nouvelles heures ne s'étaient point passées qu'il ne pouvait plus garder cette illusion. Ah! Ces rencontres de corridor et d'escalier, possibles, probables, certaines, malgré l'amplitude de l'hôtel, et qu'il avait jugées peu dangereuses, il devait vite comprendre et sentir qu'elles étaient précisément le contraire! Il semblait bien que la volonté déterminée de Mme Raffraye réduirait à cet unique ennui les relations actuelles de cet inattendu et odieux voisinage. Non seulement pendant ces vingt-quatre heures elle avait continué de ne pas répondre, mais tout de suite ses deux femmes de chambre avaient cessé de manger à l'heure et à la table des domestiques. Ce petit détail, par lui-même insignifiant, prenait pour Francis une portée singulière. Ne prouvait-il pas que la maîtresse avait su les conversations des servantes entre elles et qu'elle entendait qu'aucun rapport, même de cet ordre, ne s'établît entre l'appartement du troisième étage qu'elle occupait et celui du second où habitait la comtesse? Tout s'arrangeait donc en apparence pour le mieux des intérêts du jeune homme, et même le souci que son imprudente anxiété de physionomie durant cette soirée tourmentée avait éveillé chez sa fiancée, et qui eût pu aboutir à la plus douloureuse inquisition, s'était dissipé aussitôt. Il lui avait suffi de la trouver seule vers les neuf heures du matin dans le salon où la table à thé déjà dressée les attendait. Un mot, un regard, un serrement de main avaient calmé la douce enfant. La plus fausse des situations qu'il eût pu imaginer semblait donc ne pas porter de conséquences, et il aurait dû par suite retrouver aussitôt le plein équilibre de son bonheur. Mais non, dès ce matin-là, et rien qu'en se rendant de sa chambre à ce salon, quarante pas avaient suffi pour lui faire comprendre combien son ancienne maîtresse gardait le pouvoir de le bouleverser, même sans agir, par sa seule existence. Y aurait-il, dans certaines douleurs trop prolongées, une véritable lésion de nos nerfs ou de notre cerveau, et qui, même cicatrisée, laisserait après elle la trace sensible que laisse une blessure fermée trop tard? Ou plutôt n'était-ce pas qu'il ne pouvait penser à Pauline sans penser à quelqu'un d'autre? Pendant une demi-minute il s'était arrêté pour regarder les marches de l'escalier qui montaient entre des bambous et d'autres plantes exotiques vers l'étage d'en haut, et il n'avait pu se retenir de penser, dans l'éclair de cette seconde: «Si pourtant je les voyais descendre…» En imagination deux femmes lui étaient apparues. L'une, il la reconnaîtrait au premier regard. Ce serait la Pauline d'autrefois, – celle qu'il avait laissée si jeune encore, si royalement jeune et belle dans sa pâleur et sa fragilité, – mais touchée, lassée, épuisée, vaincue par la vie. Et elle tiendrait par la main la petite fille. Quels yeux aurait-elle et quels traits, cette enfant dont il ne savait rien, sinon qu'elle vivait, qu'elle respirait, que ses pieds avaient posé la veille sur le tapis rouge de ce banal escalier de marbre, que son visage inconnu avait été encadré par ces feuillages? À cette simple idée il avait senti comme une main lui serrer le cœur, et cette étrange impression avait été assez cruelle pour qu'il se hâtât vers le salon. Lorsqu'il en sortit, vers les dix heures, et qu'il repassa sur le même palier, devant les mêmes marches du même escalier, la même idée lui vint et la même impression, puis à midi. Elle fut plus forte encore au moment du départ pour la promenade, quand il se trouva passer là avec la comtesse et sa fiancée. Qu'Henriette était jolie à cette minute, toute blonde et gaie de sa gaieté heureuse, et que ses yeux bleus se tournaient vers son aimé avec confiance et sérénité! Comme la fraîcheur rose de son teint riait parmi les arbustes, et qu'il l'aimait! Ah! Qu'il l'aimait! et comme il lui en donna une preuve qu'elle ne soupçonna point, en forçant, lui aussi, sa bouche à sourire, au moment même où l'appréhension de l'inévitable rencontre remuait à une telle profondeur certaines cordes douloureuses de son âme!

Mais dominer sa physionomie, ordonner à son regard de se taire, à ses lèvres de plaisanter, se masquer enfin d'indifférence ou de bonne humeur, ce n'est pas vaincre sa pensée, et quand, en rentrant de la promenade et une fois la porte de l'hôtel franchie, Nayrac l'eut retrouvée là, cette pensée, toujours la même, toujours accompagnée de la même indomptable émotion: «Si j'allais les rencontrer?..» il acheva de se convaincre que Pauline Raffraye n'avait pas besoin de le persécuter, d'intriguer, de s'insinuer dans l'intimité de Mme Scilly pour lui détruire toute sa tranquillité, ce que sa fiancée appelait, avec une caressante mièvrerie: leur «beau fixe». C'était assez qu'elle fût sous le même toit que lui, assez qu'il pût, qu'il dût immanquablement se rencontrer face à face avec elle. Et, retiré de nouveau dans sa chambre, après une soirée où cette fois il avait du moins pu continuer sa comédie de calme, – Dieu! Quel effort que ces mensonges-là pour un cœur qui aime! – il lui fallut se rendre à l'évidence: il ne pouvait pas, il ne pourrait plus retrouver en lui cette sensation de bonheur absolu qui était la sienne, si peu de jours auparavant, lorsqu'il se promenait par un si clair matin avec Henriette dans les allées enchantées de la villa Tasca. Il allait et venait dans sa chambre, plus troublé encore par cette évidence: il ne chérissait pas moins passionnément la jeune fille. Il ne redoutait aucune embûche de la part de Pauline. Il n'éprouvait pour cette dernière aucune de ces secrètes brûlures du cœur qui nous prennent quelquefois, même dans un amour nouveau et heureux, au souvenir d'anciennes tendresses, comme pour nous attester que jamais on ne cesse tout à fait d'aimer ce que l'on a une fois aimé à une certaine profondeur. Non, ces divers principes d'émotion étaient muets en lui, et une invincible anxiété lui serrait le cœur. En descendant au fond de lui-même, il trouvait que cette anxiété avait pour premier principe le malaise causé par les détails sur la vie de Pauline à la campagne, dont Mme Scilly avait été le naïf écho. Il avait beau se répéter qu'ils étaient mensongers. Ils lui eussent donné un tel accès de remords, s'ils lui eussent été démontrés vrais, qu'ils le troublaient, à seulement y songer! Et il se sentait plus faible pour résister à l'autre principe de cette grandissante anxiété, à cette chance, – une sur vingt, sur cent, sur mille, – mais cette chance tout de même, que la fille de Mme Raffraye fût aussi la sienne. Cette possibilité affreuse, il l'avait toujours entrevue, elle l'avait obsédé, il en avait toujours secoué la pensée. Encore hier, et avant-hier, dans les premiers moments qui avaient suivi l'annonce de la présence de Pauline, il n'avait pas compris que par-dessous tout le tumulte de ces folles hypothèses, c'était le point vraiment malade de son cœur, et que le drame réel était là, dans cette certitude d'une confrontation avec cette enfant qu'il avait toujours fuie; et devant cette certitude et les angoisses d'attente qu'elle évoquait en lui, même le magnétisme sacré de son grand amour à l'égard d'Henriette demeurait impuissant.

IV
LA PETITE ADÈLE

Enfer des sentiments doubles! Funeste labyrinthe des complications du cœur! Le jeune homme vous souhaite, à cet âge, naïf même dans les pires fautes, où l'orgueil de la vie se manifeste par le rêve des émotions rares, par la recherche des joies et des douleurs privilégiées. L'homme qui a passé trente ans vous hait de tout le culte qu'il porte à la vérité. Son désir se tourne alors vers le paradis des affections simples. Il sait que le bonheur réside uniquement dans le don absolu et loyal de tout notre être à un seul être, – don sans réserve où nous ne cachions rien de nos pensées, où nos moindres idées, nos moindres impressions aillent naturellement vers cet être, comme toutes les gouttes d'eau de tous les fleuves roulent vers la mer. Il sait cela, mais trop tard. Il le conçoit par l'esprit, ce sentiment simple et complet. Hélas! Pour en jouir il faudrait redevenir l'enfant de vingt-deux ans qui aime une enfant de dix-huit ans et qui l'épouse, et tous les deux se prodiguent l'un à l'autre cette même fraîcheur de l'âme, cette même virginité du cœur qui n'a jamais battu, de la bouche qui n'a jamais menti, des sens qu'aucune fièvre coupable n'a brûlés. Ces conditions du grand amour, combien d'entre nous en méprisèrent les trop humbles délices quand ils commencèrent de sentir! Combien ont voulu cueillir le fruit de l'arbre maudit, goûter, savourer la science du bien et du mal! Et ce sont pourtant ces humbles délices qu'ils essaient de posséder à nouveau, quand ils demandent au mariage ce que les passions ne leur ont pas donné, affamés de vertu, de sincérité, d'innocence retrouvée. Pour quelques-uns, cette rentrée dans la voie droite s'accomplit sans trop d'effort. Pour d'autres, non. Il semble que leurs fautes d'autrefois les tiennent prisonniers, ceux-là, et qu'une justice vengeresse leur interdise de reconquérir ce qui fait le lot le plus commun, presque le plus vulgaire. Ah! Cette honnêteté dans l'amour, comme Francis en avait reconnu le prix durant ces quelques mois de sa naïve idylle! Il allait le reconnaître davantage maintenant que, par prudence, par faiblesse, par honte aussi et par peur devant les conséquences d'un difficile aveu, il avait repris le chemin du mensonge. Mensonge à l'égard de sa fiancée auprès de laquelle il se condamnait à une comédie de sérénité qui constituait un véritable crime de lèse-tendresse. Nourrir au fond de soi une anxiété pareille et s'en taire, n'était-ce pas manquer à ce contrat sentimental que la race anglaise, cette race qui a le culte, le fanatisme de la loyauté, a défini dans cette formule si profonde de ses mariages: for better, for worse, – pour le meilleur et pour le pire? Mensonge vis-à-vis de lui-même! Car, en n'adoptant pas une résolution simple et définitive, il cessait de pouvoir répondre en toute franchise de l'avenir de ses émotions. En acceptant d'avance cette idée d'une rencontre avec la fille de Pauline Raffraye, il se préparait à sentir le choc d'événements nouveaux que son strict devoir était d'empêcher. Le jour où il s'était lié à Henriette Scilly, ne s'était-il pas engagé à ce que son passé fût mort définitivement, irrémédiablement? Y rentrer, même sous cette forme douloureuse, dès lors qu'il n'en prévenait ni sa fiancée, ni, à défaut d'elle, la mère, c'était une trahison qu'aucun sophisme ne justifiait. D'ailleurs ces événements nouveaux, au-devant desquels il se laissait rouler avec un mélange si particulier d'appréhension et de remords, ne lui donnèrent pas le loisir de se livrer au détail infini de ses scrupules. Ils furent trop rapides. Il se trouva aussitôt secoué, bouleversé, entraîné par des impressions plus fortes qu'il n'avait pu les prévoir. La première lui vint d'un incident trop naturel. Francis n'y avait pas pensé cependant, durant ces heures employées à se demander comment il supporterait de rencontrer Pauline Raffraye et la petite fille, soit seule, soit avec les dames Scilly. Il n'avait pas imaginé cette troisième hypothèse, qu'Henriette et la comtesse connaîtraient l'enfant sans lui et avant lui; qu'elles s'y intéresseraient, qu'elles lui en parleraient, et que le premier renseignement exact sur la douloureuse énigme de cette naissance lui arriverait ainsi, apporté par la voix qui avait répandu la grande paix heureuse dans son cœur. Douce voix un peu étouffée de jeune fille, si musicale dans son murmure timide, qu'elle était chère au jeune homme, et qu'elle allait lui faire de mal!

Il n'y avait pas deux fois vingt-quatre heures que le malheureux garçon, si troublé, s'était rendu compte de la véritable raison de son trouble, et il constatait avec remords qu'à son appréhension de voir la fille de Pauline une maladive curiosité se mélangeait, un secret désir, presque un besoin… Ces deux journées et ces deux soirées s'étaient passées dans la même intimité tranquille qu'à l'ordinaire, du moins en apparence, car il n'avait plus commis aucune faute d'attitude. Mais qu'était devenue cette vérité du cœur, cette union dans la confiance réciproque, ce bonheur et cet honneur de ses fiançailles, dont il était si fier? Il faisait de nouveau une bleue et transparente matinée de Sicile, et comme la vie, malgré le tumulte de nos drames moraux, continue à nous plier sous les petites exigences des démarches quotidiennes, Francis avait dû sortir, mais seul, pour une signature à donner chez le banquier auprès duquel il était accrédité. Cette solitude, d'une heure peut-être, lui avait été un soulagement. Quelle preuve du ravage aussitôt produit dans son amour par l'hypocrisie à laquelle il s'était décidé! Comme ce mensonge lui pesait déjà et qu'il regrettait de n'avoir pas suivi son premier projet! S'il eût parlé, peut-être Mme Scilly, qu'il savait capable d'énergiques résolutions, se fût-elle décidée à un départ commun pour une autre ville d'hiver, à un voyage du moins de plusieurs semaines. Elle l'eût arraché à ce malaise imaginatif que l'absolue dissimulation ne pouvait qu'augmenter, et qu'il subissait si fort durant cette matinée. Il avait dû, pour aller à cette banque et pour en revenir, suivre en partie le même chemin que l'autre jour, lorsqu'il rentrait, seul aussi, de la divine promenade à la villa Tasca. Quel contraste entre ces deux matinées! Quelle allégresse alors, quand il ne soupçonnait pas l'approche de la femme qui, après avoir été le mauvais génie de sa première jeunesse, recommençait tout à coup d'empoisonner la félicité de la seconde! Le même adorable paysage se développait bien autour de lui. Les mêmes lames bleues à peine brodées d'un peu d'écume déferlaient au ras du quai, roulant dans leur balancement les blanches voiles et les blanches mouettes. La même rangée de palais étageait de seigneuriales terrasses. La même forêt de mâts emplissait les deux ports. C'était, là-bas, la même noble forme de la montagne, dont l'éperon rouge protégeait la baie et les mêmes palmiers verdoyants sur les mêmes places lumineuses. Dans les rues étroites les mêmes dalles tièdes et claires résonnaient sous le trot des petits chevaux et des petits ânes attelés aux mêmes charrettes peintes en rouge et conduits par les mêmes paysans aux faces d'Arabes, avec des yeux de velours noir dans un teint olivâtre. Comme Francis avait changé, lui, en si peu de temps! Il avait eu là, devant l'évidence du travail de désorganisation accompli en quelques jours, presque en quelques heures, dans sa destinée présente par la tromperie et par l'idée fixe, un véritable sursaut de révolte contre lui-même. Mais quoi! Il était trop tard pour se confesser à Mme Scilly. Il serait mort de honte de devoir avouer par-dessus ses anciennes fautes ce silence menteur de ces derniers temps. Et puis, tant que l'épreuve de la rencontre avec la petite fille n'aurait pas eu lieu, que pouvait-il savoir de ses sentiments pour elle? Il avait cette chance qu'elle portât sur son visage la ressemblance, autrefois détestée, de François Vernantes par exemple. Dieu juste! De quel profond sommeil il dormirait la nuit suivante, s'il possédait jamais une telle preuve qu'il ne s'était pas trompé en condamnant Pauline et que l'enfant n'avait pas une goutte de son sang à lui dans les veines! L'hérédité a cependant de ces évidences. Dans sa marche le long des trottoirs, puis dans son assez longue attente au bureau du banquier, il s'était complu à cette hypothèse qui lui représentait le salut immédiat. Il s'était rappelé certaines petites filles de sa connaissance nées d'un adultère, et presque identiques à leur père véritable par les traits, la structure des membres, la couleur des cheveux, la nuance des prunelles. Il était de trop bonne foi avec lui-même néanmoins pour ne pas s'avouer qu'à ce degré-là de pareilles évidences sont rares. Cette même hérédité abonde en mystères indéchiffrables et inextricables qui ne font qu'enfoncer plus avant en nous la pointe aiguë du doute. Seule une mère est absolument, invinciblement sûre de sa fille ou de son fils. Elle les a tirés de ses entrailles. Elle sait qu'ils sont l'os de ses os, la chair de sa chair. Elle sait. Elle les embrasse, elle les étreint avec cette certitude, besoin si passionné de notre cœur que la religion l'a mise comme une base éternelle à la félicité des élus. Lors du dernier jugement toutes les consciences ne seront-elles pas transparentes les unes aux autres? Francis s'était souvenu aussi qu'au cours de leurs entretiens sur les choses pieuses, Henriette lui avait exprimé plusieurs fois son candide enthousiasme pour ce dogme. Elle avait été si bien partagée dans ses affections, disait-elle, qu'elle pensait à la mort avec une sérénité entière, – et elle ajoutait, avec un regard de pitié, que ce devait être au contraire une telle épreuve pour ceux qui n'étaient pas, comme elle, bien sûrs des cœurs qu'ils aimaient… D'habitude le jeune homme s'enchantait la mémoire à se répéter des phrases pareilles où il trouvait un motif de plus d'adorer sa fiancée. Le souvenir de celles-ci avait, par ce matin d'anxiété et dans ce radieux paysage, achevé de lui percer le cœur, et c'est sur ce cœur saignant, comme écorché à vif, que tombèrent, lors de sa rentrée dans le salon de l'hôtel, les phrases de sa fiancée les plus faites pour achever sur un sursaut d'angoisse les amères méditations de cette matinée:

– «Vous nous trouvez un peu remuées,» dit Mme Scilly après les premiers mots, «Henriette surtout… Nous venons d'assister à une toute petite scène, mais si mélancolique…»

– «Vous êtes donc sorties?» répondit Francis en se forçant à un ton de gentil, de gai reproche, et s'adressant à Henriette: – «Est-ce bien raisonnable avec les dispositions que vous aviez à la migraine?.. Aussitôt que je ne suis pas là…»

– «Ne me grondez pas,» interrompit mutinement la jeune fille, «maman avait beaucoup écrit. Vous ne rentriez pas. J'étais mieux. Nous sommes descendues prendre l'air dans le jardin de l'hôtel… Entre parenthèses, vous savez que nous sommes très injustes pour ce jardin…»

– «Le tennis me le gâte,» dit le jeune homme, «et la chapelle anglaise et les demoiselles qui sont toujours là, en train de laver une aquarelle d'après le groupe d'eucalyptus, le bouquet de bambous, l'allée de palmiers et le tempietto1 renouvelé des Grecs, comme le jeu de l'oie.»

– «Justement,» reprit Henriette, «il n'y avait pas un visiteur ce matin, excepté sur un des bancs, vous savez, dans le coin au fond, près de la serre, une petite fille avec sa bonne… Je me souviens que vous n'aimez pas ce joli nom d'ange, dont toutes les mamans abusent!.. Mais il n'y a pas d'autre mot pour cette enfant, si fine, si délicate!.. Neuf ou dix ans peut-être et de longues boucles blondes, de ce blond à reflets sombres que vos ennemis les Anglais appellent auburn. Je l'ai reconnue, à ces cheveux, pour cette petite fille que j'avais vue l'autre jour, dans ce même jardin… Je l'avais prise, vous vous rappelez, pour la fille de cette dame malade à qui elle donnait la main cette fois-là, et cette dame elle-même pour notre nouvelle voisine d'en haut. Il paraît que je ne m'étais pas trompée… Mais cette fois j'ai pu voir son visage. Vous n'imaginez pas l'adorable créature, et frêle, menue, gracieuse, et des yeux d'un brun doux, tout grands ouverts dans un teint de la couleur de vos roses…» Et elle montra des roses blondes, à peine rosées, avec une nuance d'un jaune délicat et comme souffrant au pli des pétales, dont Francis tenait une touffe à la main. Il les avait prises au marchand de fleurs établi en plein vent, à l'angle de la place, un peu par habitude et beaucoup sans doute afin de se ménager une phrase d'entrée. – «Mais,» insistait Henriette, «vous comprendrez d'un mot l'intérêt particulier qu'elle m'a inspiré tout de suite. Elle ressemble d'une manière frappante à cet idéal portrait de votre sœur à dix ans que nous aimons tant… N'est-il pas vrai, mère?..»

– «Il y a un air,» dit Mme Scilly, «réellement un air… Mais je ne suis pas hantée comme toi du démon des ressemblances, et puis ces petits êtres trop nerveux, trop sensibles, possèdent tous cette même grâce…»

– «Non, non,» reprit Henriette, «c'est mieux qu'un air… Je suis sûre que Francis aura mon impression de cette ressemblance, lorsqu'il verra l'enfant… Cela aurait suffi, n'est-ce pas, pour que je la regardasse autrement que les autres petites filles. Mais devinez à quel jeu elle jouait?.. Elle avait entre les bras une poupée presque aussi grande qu'elle, et elle l'enveloppait de couvertures et de châles pour la conduire à la promenade. Elle lui parlait en l'empaquetant, et c'était un tendre babil de conseils sans fin. Elle plaignait cette poupée d'être malade, bien malade. Elle lui rappelait que les médecins l'avaient envoyée en Sicile pour se guérir, que c'était bien loin et qu'il fallait profiter du moins de ce voyage, se garder du vent et surtout du coucher du soleil. Elle la grondait d'être restée la veille trop tard dehors, qu'elle avait toussé toute la nuit et qu'Annette avait dû se lever, – Annette, c'est le nom de sa bonne… – Enfin, toutes les recommandations, presque avec des termes techniques, qu'elle entend certainement les docteurs faire à sa mère… Cela nous a touchées plus que je ne peux vous dire, maman et moi, cette petite que de pareilles images poursuivent jusque dans ses jeux, et elle mettait à ces soins envers sa grande fille, comme elle l'appelait, une véritable passion… J'ai eu tant de pitié pour cette pauvre enfant que j'ai voulu lui parler. Nous nous sommes approchées, sans qu'elle prît garde à nous, et j'ai essayé de caresser les beaux anneaux de ses boucles fauves. Elle s'est retournée toute rouge. Un éclair de petite biche farouche a brillé dans ses yeux. Elle a serré sa poupée avec emportement, et elle s'est précipitée dans les jupes de la vieille femme de chambre qui demeurait toute confuse devant l'aversion que l'enfant nous montrait. «Elle est si sauvage,» répétait-elle, et comme j'insistais: «Comment vous appelez-vous, mademoiselle?» – «Réponds donc,» disait la bonne, «Mlle Adèle Raffraye,» et désespérée de ce que la petite enfant cachait davantage sa figure, avec cet on indéfini, cher aux gens du peuple et qu'emploie aussi notre vieille Marguerite: «C'est qu'on est si peu habitué à voir du monde, on a passé tant d'années à la campagne, on est pourtant bien gentille quand on veut…» Moi, qui ai la prétention d'apprivoiser tout de suite tous les enfants et tous les chiens,» continua Henriette en riant, «vous devinez si j'ai été humiliée de cet échec. Et il a fallu partir sans avoir revu les jolis yeux fâchés d'Adèle…» Puis, avec un nouveau passage d'émotion dans sa voix: – «Ne trouvez-vous pas cela bien mélancolique tout de même, cette petite fille qui joue à la poupée malade, malade de la maladie qui la rendra orpheline elle-même demain, dans huit jours, dans quelques mois?..»

Henriette l'avait racontée, cette enfantine histoire, avec une visible sincérité d'attendrissement. Elle en avait senti, créé peut-être la poésie par ce tour d'esprit romanesque qui était en elle, toujours disposé à dégager un charme et une grâce des petits tableaux que présente la vie quotidienne. C'est une faculté d'artiste, cette magie d'interprétation, que certaines femmes possèdent par le cœur, comme les écrivains ou les peintres la possèdent par le cerveau. Celles qui sont simples, et c'était le cas d'Henriette, cachent d'habitude leurs impressions de cet ordre avec une pudeur infinie. La chère et craintive créature avait tant aimé Francis de ce qu'il ne riait jamais de ses confidences, comme faisait quelquefois la comtesse, et elle était trop habituée à le voir indulgent pour elle, ému souvent avec elle, pour être étonnée que ce récit le touchât, lui aussi, vivement. Il en demeurait saisi en effet, sans trouver d'autres mots à répéter que: «Pauvre petite!.. Pauvre petite!..»

– «N'est-ce pas,» répéta-t-elle, «que c'est une chose qui navre?..»

– «Oui, qui navre,» répondit-il, et ce mot était pour lui trop cruellement vrai. Après les réflexions qu'il venait de s'enfoncer, de se retourner dans le cœur durant la matinée, la nouvelle seule d'une rencontre entre sa fiancée et la petite fille l'eût certes bouleversé. Mais qu'en lui disant cette rencontre, Henriette lui parlât tout de suite d'une ressemblance saisissante entre le portrait de sa sœur Julie et cette enfant, c'était un coup un peu trop direct, une trop aiguë pénétration de pointe à la place la plus blessable de son être. Affolé d'inquiétude et passionnément désireux de reconquérir la paix intime, il venait, pendant plus d'une heure, de se complaire dans l'idée de l'hérédité et de ses mystérieuses révélations. Il s'était dit qu'il guérirait aussitôt de cet inexplicable malaise qui l'envahissait si la physionomie de l'enfant l'aidait à se ressaisir, si, par exemple, il retrouvait même la plus légère empreinte sur ce visage ou sur ce corps des traits ou des gestes du rival à cause duquel il avait rompu avec la mère. Et voici qu'il apprenait que cette physionomie portait en effet l'empreinte d'une autre physionomie, que ce visage rappelait un autre visage, mais il ne s'agissait plus de François Vernantes, ni d'une évidence libératrice. Ah! Que la comédie de tranquillité à laquelle il s'exerçait depuis plusieurs jours en rougissant lui fut plus difficile à jouer après cette conversation, et comme il se serait vite trahi, si, par bonheur pour son repos, Henriette n'eût pas souffert de ce commencement de migraine à cause duquel il lui avait fait un amical reproche de sa sortie matinale. – Par bonheur! Lui qui d'habitude, pour un peu de pâleur sur les joues de sa fiancée, pour un rien de toux, pour une fatigue, s'inquiétait d'une manière presque folle! De la sentir trop fragile, trop atteignable dans sa vie physique lui était une émotion si forte, comme à tous ceux qui aiment un de ces êtres si délicats qu'ils semblent devoir se briser au premier souffle trop âpre. Mais cette lassitude d'Henriette le rendait libre de nouveau, et il avait besoin de cet isolement pour regarder en face cette nouvelle et inattendue donnée du singulier problème que le hasard semblait se complaire à poser devant lui. Il eut, retiré dans sa chambre, un accès d'anxiété aussi violent que durant la première après-midi où le nuage sombre qui s'épaississait sur sa tête était apparu dans son ciel bleu. Ce jour-là, il avait trouvé de l'énergie à contempler le portrait de sa fiancée. C'était sur un autre portrait, celui de sa sœur, que ses yeux et son esprit se fixaient maintenant, mais pour y boire, au lieu de la force morale, plus de trouble et plus de découragement. Cette photographie, à laquelle Henriette avait fait une si directe et si foudroyante allusion, datait de bien loin. Mme Archambault, si elle avait vécu, aurait eu quarante ans, et, sur le portrait, elle en avait dix à peine. La couleur de l'incertaine image avait pâli. Les traits du visage et les lignes des mains s'étaient fondus, jaunissaient. Les cassures des étoffes se marquaient en nuances aussi anciennes que la coupe de la robe qui remontait à l'époque où même les petites filles subissaient la déformation de la crinoline. Que cette vieille et pauvre chose, humble relique de leur commune enfance, remuait dans le cœur de Francis de souvenirs touchants, de tristes récurrences aussi et d'amers regrets! Le nom du photographe et celui de l'endroit lui rappelaient un long, un paisible été passé au bord de la mer avec Julie, avec leur père et leur mère qui semblaient pleins de vie, et sur une plage de Bretagne où il n'était jamais retourné. Ce temps datait d'hier, et qu'il était loin dans l'irréparable nuit! Il revoyait sa grande petite compagne d'alors, cette jolie sœur aînée si sérieuse déjà, si protectrice, en train de jouer avec lui, sur les rochers de la grève retentissante, à des jeux sages, réservés, presque silencieux! Elle haïssait les mouvements brusques, les divertissements bruyants, le désordre, les visages nouveaux, et son occupation favorite était de faire la maman avec lui, – de le traiter comme Adèle Raffraye traitait son immense poupée. Que c'était bien une action dans les goûts de Julie, que cet emmaillottement minutieux de cette poupée malade, comme aussi le reploiement farouche devant une caresse d'une inconnue! – Ah! Si la ressemblance dont avait parlé sa fiancée était autre chose qu'une analogie de délicatesse, si elle était vraiment écrite dans les traits d'Adèle, il n'aurait pas besoin de voir cette enfant deux fois. Un regard lui suffirait, l'éclair d'une seconde. Il portait sa sœur si présente dans la mémoire de sa tendresse, et à tous les âges, depuis cette lointaine époque! Ils s'étaient tant aimés! Que ne l'avait-il là pour le conseiller, pour l'aider à soulever ce poids horrible que les quelques mots d'Henriette avaient fini de lui mettre sur le cœur, pour lui dire, quand il verrait la petite: «Oui, c'est notre sang,» ou bien: «Non, elle n'a rien de nous!..» Il la croirait, elle, au lieu qu'il allait tourner et tourner sans cesse dans le cercle maudit de l'hésitation solitaire et silencieuse, à moins que cette ressemblance ne fût vraiment trop éloquente pour ne plus permettre le doute. Il y en a cependant de telles. Il se l'était encore répété ce matin. Et dans ce cas… Dans ce cas?.. Est-ce qu'il savait, est-ce qu'il pouvait savoir quelles seraient ses émotions, devant une circonstance à laquelle il n'avait jamais voulu penser? Il avait tant cru posséder la vérité, tant considéré Pauline comme un monstre de duplicité avec lequel la seule victoire était l'absence et le silence. Il s'était si souvent démontré que la petite fille n'était pas sa fille à lui, et que, la fût-elle, jamais, jamais il n'en aurait la certitude. Il les avait fuies toutes deux, la mère et l'enfant, pour fuir cet horrible doute. Et maintenant il suffisait de l'idée de cette enfant toute voisine et de cette ressemblance immédiatement vérifiable pour que les plus justes rancunes et les plus sûrs raisonnements cédassent devant le besoin de connaître ce qu'il avait voulu ignorer des années, de le connaître à tout prix et tout de suite. La fièvre de ce désir fut si forte qu'à une minute il pensa sérieusement à monter jusqu'au salon de Mme Raffraye, à entrer, comme s'il se trompait de porte, pour les voir, elle et la petite fille!

1.Petit temple.
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
25 haziran 2017
Hacim:
360 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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