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Kitabı oku: «Mensonges», sayfa 17

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– « Où as-tu placé tout cet argent? »

– « Je ne sais pas, » avait dit René en riant, « ma sœur m'a acheté des obligations avec les premiers mille francs, et puis j'ai gardé le reste dans mon tiroir. »

– « Veux-tu me laisser te parler, moi aussi, comme une sœur? » avait-elle répondu. « Nous avons un ami qui est administrateur du Nord et qui nous a donné un renseignement précieux. – Me promets-tu le secret?.. » Et elle lui avait expliqué toute la combinaison du rachat d'actions. « Donne un ordre dès demain, » avait-elle conclu, « tu gagneras ce que tu voudras… »

– « Tais-toi! » avait repris le poète en lui fermant la bouche avec sa main, « je sais que tu me parles ainsi par tendresse mais je ne peux pas te laisser me donner des conseils de ce genre. Je ne m'estimerais plus. »

Il avait été si sincère en lui parlant ainsi, que Suzanne n'avait pas osé insister. Cette délicatesse lui avait bien paru un peu ridicule. Mais s'il n'avait pas eu de ces naïvetés-là, ce côté « gobeur, » comme elle disait dans cet affreux patois parisien qui déshonore même le plus beau des sentiments: la confiance, lui aurait-il plu à ce degré? C'est bien aussi cette jeunesse d'âme dont elle avait peur. Si jamais il était éclairé sur les dessous réels de sa vie, quelle révolte contre elle de ce cœur trop noble, trop incapable de pactiser avec l'honneur pour lui pardonner jamais! Et l'éveil lui avait été donné. En songeant aux divers signes de danger constatés coup sur coup: la tristesse de René, sa colère contre Colette Rigaud, ses réticences, sa rentrée subite dans le monde, Suzanne se dit: « Ç'a été une faute de ne pas provoquer une explication tout de suite… » Aussi lorsqu'elle entra dans l'appartement de la rue des Dames à quelques jours de là, sa volonté était bien nette de ne pas commettre cette faute une seconde fois. Elle vit au premier regard que le jeune homme était plus troublé encore et plus sombre, mais elle ne fit pas semblant de remarquer ce trouble ni la froideur avec laquelle il reçut son baiser d'arrivée. Elle eut seulement un sourire mélancolique pour dire:

– « Il faut que je te fasse un reproche, mon René; pourquoi ne m'as-tu pas prévenue que tu irais faire une visite à la comtesse? Je me serais arrangée de manière à t'éviter une rencontre qui a dû t'être bien pénible? »

– « Pénible? » répondit René avec une ironie que Suzanne ne lui connaissait pas, « mais M. Moraines a été charmant pour moi… »

– « Oui, » reprit-elle, « tu as fait sa conquête. Lui, si sarcastique d'habitude, il m'a parlé de toi avec un enthousiasme qui m'a fait mal… Est-ce qu'il ne t'a pas invité à venir à la maison?.. Tu peux être fier. C'est si rare qu'il fasse bon accueil à un visage nouveau… Mon pauvre René, » continua-t-elle en appuyant ses deux mains sur l'épaule de son amant, et posant sa tête, de profil, sur ces deux mains, « que tu as dû souffrir de cette amabilité! »

– « Oui, j'ai bien souffert, » répondit René d'une voix sourde. Il regardait ce gracieux visage si près du sien. Il se rappelait ce qu'elle lui avait dit au Louvre devant le portrait de la maîtresse du Giorgione: « Mentir avec une physionomie si pure!.. » – Elle lui avait menti cependant. Et qui lui prouvait qu'elle ne lui eût pas menti toujours? Il avait, en proie aux tourments de la défiance et depuis la rencontre de Paul, subi un assaut d'affreuses hypothèses. Le contraste avait été trop fort entre l'accueil que lui avait fait Moraines et le caractère de mari tyrannique décrit par Suzanne: « Pourquoi m'a-t-elle trompé sur ce point encore? » s'était demandé René, qui était venu chez madame Komof sans but bien précis, mais avec l'espérance secrète, au fond de lui, qu'il entendrait parler de Suzanne par les gens de son monde. Ceux-là du moins devaient la connaître! Hélas! D'avoir causé avec Moraines lui avait suffi pour le jeter de nouveau dans le pire abîme du doute. Une vérité lui était devenue évidente: Suzanne s'était servie de son mari comme d'un épouvantail afin de n'avoir pas à le recevoir chez elle, lui, René? Pourquoi? sinon qu'elle avait un mystère à cacher dans sa vie. Quel mystère?.. Colette s'était par avance chargée de répondre à cette question. Sous l'influence de cet horrible soupçon, René avait conçu un projet d'une exécution très simple, et dont le résultat lui parut devoir être décisif: profiter de l'invitation du mari pour demander à Suzanne d'aller chez elle. Si elle disait oui, c'est qu'elle n'avait rien à dissimuler; si elle disait non?.. Et le jeune homme, en qui revenaient toutes ces pensées, continuait à regarder ce visage adoré, sur son épaule. Comme chacun de ces traits si fins remuait en lui une rêverie! Ces prunelles d'un bleu frais et clair, combien il avait eu foi en elles! Ce front d'une coupe si noble, de quelles pensées délicates il l'avait cru habité! Cette bouche menue et sinueuse, avec quel tendre abandon il l'avait écoutée parler!.. Non, ce qu'avait raconté Colette n'était pas possible!.. Mais pourquoi ces mensonges, un premier, un second, un troisième?.. Oui, elle lui avait menti trois fois. Il n'y a pas de mensonges insignifiants. René le sentait, à cette minute, et que la confiance subit, comme l'amour, la grande loi du tout ou rien. Elle est ou elle n'est pas. Ceux qui ont dû la perdre le savent trop.

– « Mon pauvre René… » répéta la voix de Suzanne. Elle le voyait dans cet état d'extrême tristesse, où, d'être plaint, amollit le cœur, l'ouvre tout entier.

– « Oui, bien pauvre, » reprit le jeune homme qui venait d'être remué par cette marque de pitié reçue au moment où il en éprouvait le plus intime besoin, et, la regardant jusqu'au fond des yeux: « Écoute, Suzanne, j'aime mieux tout te dire. J'ai bien réfléchi. Cette vie que nous menons ensemble ne peut pas durer. J'en suis trop malheureux… Elle ne suffit pas à mon amour… Te voir ainsi, furtivement, une heure aujourd'hui, une heure après-demain et ne rien savoir de ce que tu fais, ne rien partager de ton existence, c'est trop cruel… Tais-toi, laisse-moi parler… Il y avait une grosse objection à ce que je fusse reçu chez toi, ton mari… Hé bien! je l'ai vu. J'ai supporté de le voir. Nous nous sommes donné la main. Puisque c'est fait, permets-moi du moins d'avoir les bénéfices de cet effort… Je le sais, ce n'est pas fier, ce que je te dis là, mais je ne suis plus fier… Je t'aime… Je sens que je vais me mettre à nourrir sur toi des idées mauvaises… Je t'en supplie, permets-moi d'aller chez toi, de vivre dans ton monde, de te voir ailleurs qu'ici, où nous ne nous rencontrons que pour nous posséder… »

– « Pour nous aimer, » interrompit-elle en se séparant de lui, et secouant sa tête, « ne blasphème pas… » et, se laissant tomber sur une chaise: « Ah! mon beau rêve, ce rêve que tu avais compris cependant, auquel tu semblais tenir comme moi, d'un amour à nous, rien qu'à nous, sans aucun de ces compromis qui te faisaient horreur comme ils me font horreur… c'en est donc fini!.. »

– « Ainsi tu ne veux pas me permettre d'aller chez toi comme je te le demande? » insista René.

– « Mais c'est la mort de notre bonheur que tu veux de moi, » s'écria Suzanne; « tel que je te connais, si délicat, si sensible, tu ne te supporteras pas dans mon intimité. Tout te blessera… Tu ne le connais pas, ce monde où je suis obligée de vivre, et combien tu es peu fait pour lui. Et puis, tu me tiendras responsable de tes désillusions. Renonce à cette fatale idée, mon amour, renonces-y, je t'en conjure. »

– « Qu'avez-vous donc à cacher dans votre vie que vous ne voulez pas que je voie? » interrogea le jeune homme, qui la regarda de nouveau fixement. Il ne se rendait pas compte que Suzanne, en lui parlant, n'avait qu'un but: lui faire dire la raison de cet inattendu désir de bouleverser leurs relations, – et ce devait être la même raison qui l'avait rendu triste l'autre jour, la même qui l'avait conduit chez madame Komof si soudainement. Elle ne se méprit point au sens de l'interrogation de René, et elle lui répondit, avec la voix brisée d'une victime qu'une injustice écrase:

– « Comment, René, c'est toi qui me parles ainsi?.. Mais non. Quelqu'un t'a empoisonné le cœur… Ce n'est pas de toi que viennent de semblables idées… Mais viens chez moi, mon ami, viens-y tant que tu voudras… Quelque chose à te cacher de ma vie, moi qui aimerais mieux mourir que de te faire un mensonge!.. »

– « Mais alors pourquoi m'as-tu menti l'autre jour? » s'écria René. Vaincu par le désespoir qu'il croyait lire dans ces beaux yeux, désarmé par l'offre qu'elle venait de lui faire, incapable de garder plus longtemps le secret de sa peine, il éprouvait ce besoin de dire ses griefs qui équivaut, dans une querelle avec une femme, à passer sa tête au lazzo.

– « Moi, je t'ai menti!.. » répondit Suzanne.

– « Oui, » insista-t-il, « quand tu m'as dit que tu étais allée au théâtre en tête-à-tête avec ton mari. »

– « Mais j'y suis allée… »

– « Moi aussi, » interrompit René; « il y avait quelqu'un d'autre dans ta loge. »

– « Desforges! » fit Suzanne; « mais tu es fou, mon pauvre René, tu es fou… Il est venu nous rendre visite dans un entr'acte et mon mari l'a gardé jusqu'à la fin de la pièce. Desforges! » continua-t-elle en souriant, « mais ce n'est personne… Je n'ai seulement pas songé à t'en parler… Voyons, sérieusement, tu ne peux pas être jaloux de Desforges?.. »

– « Tu étais si gaie, si heureuse, » reprit René d'une voix qui cédait déjà.

– « Ingrat, » dit-elle, « si tu avais pu lire au dedans de moi! Mais c'est cette nécessité de toujours dissimuler qui fait le malheur de ma vie, et te voir, toi, me la reprocher! Non, René, c'est trop dur! C'est trop injuste!.. »

– « Pardon! Pardon! » s'écria le jeune homme que le naturel parfait de sa maîtresse remplissait d'une irrésistible évidence. « C'est vrai! Quelqu'un m'a empoisonné le cœur, cette Colette… Que tu avais raison de te défier de Claude! »

– « Je ne me suis pas laissé faire la cour par lui, » dit Suzanne, « les hommes ne pardonnent pas cela. »

– « Le misérable! » reprit le poète avec violence, et comme pour se débarrasser de ses angoisses en les disant: « Il a su que je t'aimais. Comment?.. Parce que j'étais gauche, embarrassé, la seule fois où je lui ai parlé de toi… Il me connaît si bien!.. Il a tout supposé et tout dit à sa maîtresse, et d'autres infamies… Mais non, je ne peux pas te les répéter. »

– « Répète, mon ami, répète, » insista Suzanne. Elle avait sur son visage en ce moment le fier et résigné sourire des innocents qui marchent à la mort; elle continua: « On t'a dit que j'avais eu des amants avant toi? »

– « Si ce n'était que cela, » fit René.

– « Quoi, alors, mon Dieu? » reprit-elle. « Que m'importe d'ailleurs ce que l'on t'a dit, mais que toi, mon René, tu aies pu le croire!.. Allons, confesse-toi, tout de même, pour ne rien garder sur le cœur. J'ai au moins le droit d'exiger cela. »

– « C'est vrai, » répondit le jeune homme, et aussi honteux que si c'eût été lui le coupable, il balbutia plutôt qu'il ne prononça les mots suivants: « Colette m'a dit tenir de Claude que tu étais… Non! je ne peux pas l'articuler… enfin, que Desforges… »

– « Encore Desforges, » interrompit Suzanne en souriant avec une douce ironie, « mais c'est trop comique!.. » Elle ne voulut pas que René formulât l'accusation qu'elle devinait maintenant. Sa dignité de maîtresse ne devait pas descendre à une telle discussion. « On t'a dit que Desforges avait été mon amant, qu'il l'était encore, sans doute… Mais ce n'est même plus infâme, tant c'est bouffon. – Pauvre vieil ami, lui qui m'a connue haute comme cela… Il était toujours chez mon père. Il m'a vue grandir. Il m'aime comme sa fille. Et c'est cet homme-là!.. Non, René, jure-moi que tu ne l'as pas cru… Est-ce que j'ai mérité que tu me juges ainsi?.. »

XVII
ÉVIDENCES

Il y a, dans cette étrange maladie morale de la jalousie, des périodes délicieuses: celles de l'entre-deux des accès. Pour quelques jours, ou pour quelques heures, les sensations de l'amour reprennent leur divine saveur, comme celles de la vie dans une convalescence. Suzanne avait si bien convaincu René de la folie de ses soupçons, qu'il voulut rivaliser de générosité avec elle. Cette permission d'aller rue Murillo, demandée si instamment, il refusa d'en profiter. Deux ou trois phrases prononcées avec un certain regard et un certain tour de tête prévaudront toujours contre les pires défiances d'un amant épris, à moins qu'il n'ait vu des yeux de sa tête une preuve de la trahison – et encore?.. Mais ici les éléments dont se composait ce premier soupçon étaient si fragiles! Et ce fut avec une bonne foi absolue que le jeune homme dit à sa maîtresse, elle-même véritablement ravie de ce résultat inespéré:

– « Non, je n'irai pas chez toi… J'étais fou de vouloir rien changer à notre amour. Nous sommes si heureux dans ce mystère… »

– « Oui, jusqu'à ce qu'un méchant te fasse douter de moi, » répondit-elle. « Promets-moi seulement de tout me dire. »

– « Je te le jure, mon amour » répliqua-t-il, « mais je te connais maintenant, et je suis sûr de moi. »

Il le disait et il le croyait. Suzanne le crut aussi; et elle s'abandonna au charme de cette reprise de bonheur, en comprenant bien qu'elle aurait une seconde bataille à livrer, lors du retour de Claude. Mais ce dernier pouvait-il en dire plus qu'il n'en avait dit? D'ailleurs elle serait prévenue de ce retour par René, et si la première entrevue des deux hommes n'aboutissait pas à une rupture définitive entre eux, il serait temps d'agir. Elle mettrait son amant en demeure de briser avec Claude ou de cesser de la voir. Elle était d'avance sûre de la réponse. Le poète, lui, malgré ses protestations, se sentait sans doute moins maître de lui, car son cœur battit avec une émotion singulière lorsque sa sœur lui dit à brûle-pourpoint, une semaine environ après la scène avec Suzanne, et comme il rentrait de la Bibliothèque:

– « Claude Larcher est revenu… »

– « Et il a osé se présenter ici? » s'écria René.

– « C'est moi qui l'ai reçu, » fit Émilie, et, visiblement embarrassée, elle ajouta: « Il m'a demandé quand il te trouverait? »

– « Il fallait lui répondre: Jamais » interrompit le jeune homme.

– « René! » répondit Émilie, « un si vieil ami et qui t'a été si bon, si dévoué, est-ce que je pouvais?.. J'aime mieux ne rien te cacher, » continua-t-elle, « je lui ai demandé ce qu'il y avait entre vous. Il m'a paru si étonné, oui, si douloureusement étonné… Non, cet homme-là n'a rien fait contre toi, René, je te le jure. C'est un malentendu… Je lui ai dit de venir demain matin, qu'il serait sûr de te trouver. »

– « De quoi te mêles-tu? » reprit René avec emportement, « est-ce que je t'ai chargée de t'occuper de mes affaires? »

– « Comme tu me parles! » dit Émilie que l'accent de son frère venait de frapper au cœur, et les larmes lui étaient venues aux yeux.

– « Allons, ne pleure pas, » fit ce frère, honteux de sa brusquerie, « cela vaut peut-être mieux ainsi. Je verrai Claude. Je le lui dois. Mais ensuite, je ne veux plus jamais que son nom soit prononcé devant moi. Entends-tu, jamais, jamais… »

En dépit de cette apparente fermeté de rancune, le poète eut bien de la peine à s'endormir durant cette nuit qui le séparait de cette entrevue. Il ne doutait pas de l'issue cependant. Mais il avait beau se raidir dans ses ressentiments contre son ancien ami, il ne pouvait arriver à le haïr. Il avait trop sincèrement aimé cet être singulier, si attachant, quand il ne déplaisait pas du premier coup, par sa bonne foi dans la mobilité, par son tour d'esprit original, par ses défauts mêmes qui ne faisaient de tort qu'à lui, et surtout par une espèce de générosité native, indestructible et invincible. Au moment de rompre pour toujours, René se rappelait la façon délicate dont l'auteur connu avait accueilli ses premiers essais… Claude, alors très pauvre, était répétiteur à l'institution Saint-André, lorsque René lui-même y était écolier de sixième. Dans cette honnête et pieuse maison, une légende entourait ce professeur excentrique. Des élèves prétendaient l'avoir rencontré qui se promenait en voiture découverte avec une femme très jolie et habillée de rose. Puis Claude avait disparu de la pension. René l'avait retrouvé, témoin de Fresneau lors du mariage d'Émilie, et à demi célèbre déjà. Ils avaient causé. Claude lui avait demandé à voir ses vers. Avec quelle indulgence de frère aîné l'écrivain de trente ans avait lu ces premiers essais! Comme il avait tout de suite traité son jeune confrère en égal! Avec quelle finesse de jugement il avait appliqué à ces ébauches les procédés de la grande critique, celle qui encourage un artiste et lui indique ses fautes, sans l'en écraser. Et puis était survenue l'histoire du Sigisbée, à l'occasion duquel Claude s'était dévoué à René comme si lui-même n'eût pas été auteur dramatique. Le poète connaissait assez la vie littéraire pour savoir que la simple bienveillance, d'une génération à la suivante, est chose rare. Son rapide succès lui avait déjà fait éprouver cette sensation, la plus amère peut-être des années d'apprentissage: l'envie rencontrée chez les maîtres que l'on admire le plus, à l'école desquels on s'est formé, à qui l'on voudrait tant offrir son brin de laurier. Chez Claude Larcher le goût du talent des autres était aussi instinctif, aussi vivant que s'il n'eût pas eu déjà quinze années de plume. Et cette amitié plus que précieuse, unique, allait sombrer!.. Mais était-ce sa faute, à lui, René, qui se retournait dans son lit, prenant et reprenant ses souvenirs l'un après l'autre? Pourquoi Larcher avait-il parlé à l'atroce Colette comme il avait fait? Pourquoi avait-il trahi son jeune ami, son frère cadet? Pourquoi?.. Cette douloureuse question conduisait René à des idées dont il se détournait instinctivement. Le célèbre « Calomniez, calomniez, il en reste toujours quelque chose » de Basile, traduit une des plus tristes et des plus indiscutables vérités sur le cœur humain. Certes René se serait méprisé de douter de Suzanne après leur explication. Mais il y a un résidu empoisonné de méfiance que laisse dans l'âme tout soupçon, même dissipé, et si le jeune homme avait osé regarder jusqu'au fond de son être, il en aurait trouvé la preuve dans la curiosité maladive qu'il ressentait d'apprendre par Claude lui-même les raisons complètes de la mensongère accusation lancée contre sa maîtresse. Cette curiosité, les réminiscences d'une si longue liaison, une espèce d'appréhension de revoir un homme qui, par sa situation d'aîné, avait toujours eu barre sur lui, si l'on peut dire, tout contribuait à diminuer la colère de l'amant blessé. Il s'efforçait de la retrouver en lui, comme au soir où il arpentait l'avenue de l'Opéra en sortant de la loge de Colette, – et il n'y parvenait pas. Comme tous les gens qui se savent faibles, il voulut mettre tout de suite un événement irréparable entre lui et Claude, et, quand ce dernier, introduit par Françoise, dès les neuf heures du matin, s'approcha les mains tendues, avec un « bonjour, René, » le poète garda sa main, à lui, dans sa poche. Les deux hommes restèrent un moment debout en face l'un de l'autre, et très pâles. Le visage de Larcher, hâlé par le voyage, offrait cette physionomie contractée qui révèle les ravages de l'idée fixe. Sous le coup de l'insulte, ses yeux s'étaient enflammés. René le connaissait emporté jusqu'à la folie, et il put croire que cette main dont il avait refusé l'étreinte se lèverait pour un soufflet. La volonté fut plut forte que l'orgueil offensé, et Claude reprit, d'une voix où tremblait la fureur contenue:

– « Vincy, ne me tentez pas… Mais non, vous êtes un enfant, c'est à moi d'avoir de la raison pour deux… Allons! Allons!.. Écoutez, René, je sais tout, vous comprenez, tout, oui, tout… Je suis venu hier. Votre sœur m'a dit que vous étiez brouillé avec moi et bien d'autres choses qui ont commencé de m'éclairer. Votre silence m'avait frappé au cœur. Je vous avais cru l'amant de Colette. L'imbécile! Elle n'a heureusement pas deviné que c'était là le point où m'atteindre… En sortant de chez vous, j'ai couru chez elle. Je l'ai trouvée, et seule. J'ai appris là l'infamie qu'elle avait commise et ce qu'elle vous avait dit dans sa loge. Elle triomphait, la coquine. Alors j'ai pris le vrai parti… » Et il se mit à marcher de long en large, dans la chambre, absorbé dans le souvenir de la scène qu'il évoquait, et comme oublieux de son interlocuteur: « Je l'ai battue, mais battue… comme un manant. Que cela m'a fait du bien! Je l'avais jetée par terre, et je frappais, je frappais! Elle criait: Pardon! Pardon! Ah! je l'aurais tuée – avec délices! Et qu'elle était belle avec ses cheveux défaits, ses seins qui sortaient de sa robe de chambre déchirée! Elle s'est roulée à mes pieds ensuite, mais c'est moi qui n'ai pas voulu et qui suis parti… Elle pourra montrer les noirs de son corps à son amant de cette nuit, et raconter qui les lui a faits!.. Que cela soulage quelquefois d'être une brute!.. » Puis, s'arrêtant brusquement en face de René: « Et tout cela parce qu'elle avait touché à vous!.. Oui ou non, » insista-t-il avec son même accent de colère, « est-ce à cause de ce que vous a dit cette fille que vous êtes brouillé avec moi?.. »

– « C'est à cause de cela, » répondit René froidement.

– « Très bien, » reprit Claude en s'asseyant, « alors nous pouvons causer. Pas de malentendus entre nous, n'est-ce pas? Vous me permettrez donc de poser tous les points sur tous les i. Si j'ai bien compris, cette gredine de Colette vous a dit deux choses. Procédons par ordre… Voici la première: je lui aurais raconté que vous êtes l'amant de madame Moraines… Excusez-moi, » insista-t-il sur un geste du poète. « De vous à moi, et quand il s'agit de notre amitié, je me moque des solennelles conventions du monde qui défendent de nommer une femme. Je ne suis pas du monde, moi, et je la nomme… Première infamie. Colette vous a menti. Je lui avais dit ceci exactement, – je me rappelle ma phrase comme si c'était d'hier; je regrettais mes paroles en les prononçant: – Je crois que le pauvre René devient amoureux de madame Moraines… – Je ne savais rien que votre émotion quand vous m'aviez parlé de cette femme. Mais Colette vous avait vu soupant à côté d'elle et très empressé. Nous avons plaisanté, comme on plaisante sur ces hypothèses-là, sans y attacher d'autre importance, moi du moins… C'est égal. Vous étiez mon ami. Votre sentiment pouvait être sérieux, il l'était. J'ai eu tort, et je vous en demande pardon, là, franchement, et malgré l'affront que vous venez de m'infliger, – sur la foi de la dernière des filles, à moi, votre meilleur, votre plus vieil ami. »

– « Mais, malheureux! » s'écria René, « puisque vous saviez, vous, que c'était une fille, pourquoi m'avez-vous vendu à elle? Et encore, si vous n'aviez parlé que de moi, je vous pardonnerais… »

– « Passons à ce second point, » interrompit Claude avec sa même voix méthodique et résolue, « c'est-à-dire au second mensonge. Elle vous a raconté que je lui avais appris les relations de madame Moraines et de Desforges. C'est faux. Elle les savait, depuis longtemps, par tous les Salvaneys avec qui elle a dîné, soupé, flirté et le reste… Non, René, s'il y a un reproche que je m'adresse, à moi, ce n'est pas d'avoir causé de madame Moraines avec elle, je ne lui en ai rien dit qu'elle ne connût mieux que moi… C'est de ne pas en avoir parlé à cœur ouvert avec vous, lorsque vous êtes venu chez moi. Je n'ignorais rien des turpitudes de cette Colette du monde, et je ne vous les ai pas dénoncées, quand il en était temps encore!.. Oui, je devais parler, je devais vous avertir, vous crier: Courtisez cette femme, séduisez-la, ayez-la, ne l'aimez pas… Et je me suis tu! Ma seule excuse, c'est que je ne la jugeais pas assez désintéressée pour entrer dans votre vie comme elle l'a fait… Je me disais: il n'a pas d'argent, il n'y a pas de danger… »

– « Ainsi, » s'écria René qui se contenait à peine depuis que Claude avait commencé de parler de Suzanne en de pareils termes, « vous croyez aux infamies que Colette m'a rapportées sur madame Moraines et le baron Desforges? »

– « Si j'y crois? » répondit Larcher en regardant son ami avec étonnement. « Suis-je donc un homme à inventer une histoire comme celle-là sur une femme? »

– « Lorsqu'on a fait la cour à cette femme, » dit le poète en prononçant ces mots très lentement, et leur donnant l'intonation du plus pur mépris, « et qu'elle vous a repoussé, c'est bien le moins pourtant qu'on la respecte!.. »

– « Moi! » s'écria Claude, « moi! j'ai fait la cour à madame Moraines! Moi! moi! moi!.. Je comprends, elle vous l'a dit… » Il éclata de son rire nerveux… « Quand nous racontons de ces traits-là dans nos pièces, on nous accuse de les calomnier, les gueuses! Les calomnier! Comme si c'était possible! Toutes les mêmes. Et vous l'avez crue!.. Vous avez cru de moi, Claude Larcher, cette vilenie que je déshonorais une honnête femme, par vengeance d'amour-propre blessé? Voyons, René, regardez-moi bien en face. Est-ce que j'ai la figure d'un hypocrite? Est-ce que vous m'avez jamais connu tel? Vous ai-je prouvé que je vous aimais? Hé bien! Je vous donne ma parole d'honneur que celle-là vous a menti, comme Colette. Elle a voulu nous brouiller, comme Colette. Ah! Les scélérates! Et j'étais là-bas, je mourais de douleur, et pas un mot de pitié parce qu'entre deux baisers cette drôlesse, pire que les autres, m'avait accusé d'une saleté!.. Oui, pire que les autres. Elles se vendent, pour du pain; et celle-là, pourquoi? Pour un peu de ce misérable luxe des parvenus d'aujourd'hui. »

– « Taisez-vous, Claude, taisez-vous, » dit René d'une voix terrible. « Vous me tuez. » Une tempête de sentiments s'était déchaînée en lui, soudaine, furieuse, indomptable. Il ne doutait pas que son ami ne fût sincère, et cette sincérité, jointe à l'accent de conviction avec lequel Claude avait parlé de Desforges, imposait au malheureux amant une vision de la fausseté de Suzanne, si douloureuse qu'il ne put pas la supporter. Il ne se possédait plus, et s'élançant sur son cruel interlocuteur, il le saisit par les revers de son veston et les lui secoua si fort qu'un parement de l'habit se déchira: « Quand on vient affirmer des choses pareilles à un homme sur la femme qu'il aime, on lui en donne des preuves, entendez-vous, des preuves, des preuves… »

– « Vous êtes fou, » repartit Claude en se dégageant, « des preuves, mais tout Paris vous en donnera, mon pauvre enfant! Ce n'est pas une personne, c'est dix, c'est vingt, c'est trente, qui vous raconteront qu'il y a sept ans les Moraines étaient ruinés. Qui a placé Moraines dans une compagnie d'assurances? Desforges. Il est administrateur de cette compagnie, comme il est administrateur du Nord, député, ancien conseiller d'État, que sais-je? Mais c'est un personnage énorme que Desforges, sans qu'il en ait l'air, et qui peut suffire à bien d'autres dépenses! Qui trouvez-vous là quand vous allez rue Murillo? Desforges. Quand vous rencontrez madame Moraines au théâtre? Desforges… Et vous croyez que le lascar est un homme à filer l'amour platonique avec cette femme jolie et mariée à son cocquebin de mari? C'est bon pour vous et moi, ces bêtises-là. Mais un Desforges!.. Ah! çà, où avez-vous donc vos yeux et vos oreilles quand vous êtes chez elle? »

– « Je n'y suis allé que trois fois, » dit René.

– « Que trois fois? » répéta Claude, et il regarda son ami. Les plaintives confidences d'Émilie, la veille, ne lui avaient laissé aucun doute sur les rapports de Suzanne et du jeune homme. Cette imprudente exclamation lui fit entrevoir quel caractère singulier ces rapports avaient dû revêtir. « Je ne vous demande rien, » continua-t-il; « il est arrêté que l'honneur nous ordonne de nous taire sur ces femmes-là, comme si l'honneur véritable ne consisterait pas à dénoncer au monde entier leur infamie. On épargnerait tant d'autres victimes!.. Des preuves? Vous voulez des preuves. Mais cherchez-en vous-même. Je ne connais que deux moyens pour savoir les secrets d'une femme: ouvrir ses lettres ou la faire suivre. Soyez tranquille, madame Moraines n'écrit jamais… Faites-la filer… »

– « Mais c'est ignoble ce que vous me conseillez là! » s'écria le poète.

– « Il n'y a rien de noble ou d'ignoble en amour, » répliqua Larcher. « Moi qui vous parle, je l'ai bien fait. Oui, j'ai mis des agents aux trousses de Colette!.. Une liaison avec une coquine, mais c'est la guerre au couteau, et vous regardez si le vôtre est propre… »

– « Non, non, » répondit René en secouant la tête, « je ne peux pas. »

– « Alors, suivez-la vous-même! » continua l'implacable logicien, « je connais mon Desforges. C'est quelqu'un, ne vous y trompez pas. Je l'ai pioché autrefois, quand je croyais encore à cette sottise, l'observation, pour avoir du talent. Cet homme est un étonnant mélange d'ordre et de désordre, de libertinage et d'hygiène. Leurs rendez-vous doivent être réglés, comme tout dans sa vie: une fois par semaine et à la même heure, pas trop près du déjeuner, ça troublerait sa digestion; pas trop près du dîner, ça gênerait ses visites, son besigue au cercle. Espionnez-la donc. Avant huit jours vous saurez à quoi vous en tenir. Je voudrais vous dire que j'ai des doutes sur l'issue de cette enquête!.. Ah! mon pauvre enfant, et c'est moi qui vous ai jeté dans cette fange! Vous aviez une vie si heureuse ici, et je suis venu vous prendre par la main pour vous mener dans ce monde infâme où vous avez rencontré ce monstre. Et si ce n'avait pas été celle-là, ç'aurait été une autre… Tous ceux que j'aime, je leur fais du mal!.. Mais dites-moi donc que vous me pardonnez! J'ai besoin de votre amitié, voyez-vous. Allons, un bon mouvement… » Et comme Claude tendait les mains au jeune homme, ce dernier les prit, les serra de toute sa force et se laissa tomber sur un fauteuil, le même où Suzanne s'était assise, en fondant en larmes et s'écriant:

– « Mon Dieu! que je souffre!.. »

Claude avait donné huit jours à son ami. Quatre ne s'étaient pas écoulés que René arrivait à l'hôtel Saint-Euverte par une fin d'après-midi, le visage si bouleversé que Ferdinand ne put se retenir d'une exclamation en lui ouvrant la porte:

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
25 haziran 2017
Hacim:
400 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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