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Kitabı oku: «Un Coeur de femme», sayfa 4

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– «On vous obéira,» dit-il; et, accoudé sur le marbre de la cheminée, il la regarda de nouveau sans qu'elle donnât plus d'attention à ce regard qu'il n'en avait donné lui-même tout à l'heure à l'expression de ses yeux, à elle, en train de fixer la glace. Il se rendait bien compte que d'avoir détourné la tête de son baiser n'était qu'une taquinerie, qu'un enfantillage. Et cependant cet enfantillage allait suffire, il le comprenait, à empêcher qu'il ne prononçât, ce soir, une certaine phrase. Des lettres reçues dans la matinée lui avaient appris que sa présence était réclamée dans le Doubs pour une double élection au Conseil général. Il s'agissait d'enlever ces deux sièges à des adversaires politiques au profit d'hommes qui, appuyés de son éloquence, passeraient sans doute, et il prenait trop au sérieux sa mission de leader pour manquer à ce devoir. Il était venu rue Matignon avec le projet de demander un rendez-vous à Mme de Tillières afin de lui dire adieu, avant son départ, ailleurs que chez elle, et maintenant, sur ce simple recul en arrière à l'approche de son baiser, il se sentait incapable d'articuler ce désir. Cette timidité passionnée, même dans des rapports qui semblent l'exclure nécessairement, eût fait sourire un héros de galanterie, Casal, par exemple, si quelque confidence l'eût initié à ce tête-à-tête du comte et de Juliette. Elle constitue néanmoins un phénomène sinon commun, cependant assez fréquent pour qu'il mérite d'être analysé dans ses causes.

Chez certains hommes, et Poyanne était du nombre, très purs dans leur jeunesse et plus tard trahis cruellement, il s'établit une défiance d'eux-mêmes presque invincible, et ce malaise se traduit par une pudeur plus féminine que masculine à l'égard des réalités physiques de l'amour. La passion ne s'éveille chez eux qu'accompagnée d'une anxiété presque douloureuse, et cette anxiété leur rend facilement presque intolérables les circonstances extérieures que comporte la possession. Rien de plus inintelligible à un libertin que cette délicatesse quasi morbide qui ne s'abolit que dans le mariage. La vie conjugale, avec sa cohabitation quotidienne et son intimité avouée, épargne seule à ces malades de scrupule l'angoisse toujours croissante du rendez-vous à demander, et, quand ils l'ont obtenu, le remords de la faute où ils entraînent leur chère complice. Après des années de liaison, Henry de Poyanne en était là que son cœur battait à se rompre au moment de prononcer cette simple petite phrase:

– «Quand vous verrai-je chez nous?..»

Pourtant ce «chez nous» signifiait le plus délicat des aménagements, le mieux fait pour sauvegarder les susceptibilités les plus effarouchées. Juliette lui avait appartenu pour la première fois à Nançay, dans la dangereuse solitude de quinze jours passés là, sous les yeux indulgents d'une mère incapable d'un soupçon. La jeune femme avait cédé à ce mouvement irrésistible de charité exaltée que provoquent chez les nobles cœurs les confidences trop mélancoliques. C'est alors un désir presque fou d'abolir dans une autre âme un passé d'affreuse détresse. Elle s'était donnée ainsi par une ivresse de pitié, par une de ces surprises qui demeurent souvent sans lendemain, mais seulement quand elles se rencontrent, comme il arrive, avec l'habitude des aventures. Si contradictoires que puissent paraître les termes de cette observation: plus une femme est galante, plus elle a de force pour se reprendre quand elle s'est une fois livrée. Juliette, elle, s'était considérée comme engagée pour la vie par ce premier sacrifice. Mais ç'avait été un sacrifice tout de même, et Poyanne avait voulu que cette intrigue, qu'il considérait comme un mariage secret, ne fût souillée d'aucune des vulgarités qui représentent l'horrible rançon des amours coupables. Il avait choisi, à Paris, pour y recevoir son amie, un logis dans une des rues solitaires de Passy, au rez-de-chaussée, avec une porte qui ouvrait avant celle du concierge, afin qu'elle n'eût à craindre l'insolence d'aucun regard. Il avait garni cet appartement de meubles précieux, pour qu'au jour de leur mariage officiel, si ce jour devait jamais venir, ces meubles pussent prendre place dans leur maison de famille et rattacher à leur existence d'époux le souvenir sanctifié de leur affection cachée. Cependant, il n'avait jamais attendu sa maîtresse dans cet asile sans frémir d'appréhension à l'idée qu'un passant pouvait la voir qui descendait furtivement d'un fiacre à la porte! En venant ainsi le retrouver, elle ne trahissait aucun serment, puisqu'elle était libre. Elle ne trompait pas un mari confiant, elle ne délaissait pas des enfants négligés, mais il lui fallait mentir à sa mère, puisque les existences des deux femmes étaient si étroitement unies; et ce mensonge, pourtant bien véniel, le comte ne se pardonnait pas à lui-même d'en être la cause. Si épris qu'il fût de cette tête charmante, dans les yeux bleus de laquelle il avait bu l'oubli de ses misères, ou peut-être parce qu'il en était épris avec l'idéalisme natif de son âme, il souffrait qu'une pensée mauvaise y naquît dont il fût le principe. Ces motifs réunis avaient maintenu cet amant inquiet dans un état de sensibilité souffrante qu'un détail fera mieux saisir: depuis un an Juliette et lui ne s'étaient pas rencontrés six fois dans leur asile de Passy. L'impossibilité, pour le comte, de provoquer une explication parce que tout lui était trop aisément blessure, l'inconscient détachement de la jeune femme qui, de bonne foi, se croyait moins aimée, le cours de la vie qui nous mène d'une pente insensible et sans crise à des malentendus irréparables, tout avait contribué à produire ces relations étranges. Mais peut-être ne paraîtront-elles pas si anormales à ceux qui, par métier ou par goût, ont reçu beaucoup de confessions, et qui savent combien de significations diverses ces mots si simples en apparence, d'amant et de maîtresse, peuvent envelopper? Poyanne, lui, se souciait peu que sa situation, vis-à-vis de Mme de Tillières, fût humiliante ou non pour cet amour-propre du sexe qui fait le fond du cœur chez presque tous les hommes. Il souffrait de l'aimer et de sentir qu'il était de plus en plus séparé d'elle. Il se reprochait, lui si brave dans la guerre et au Parlement, d'être en présence de cette femme, paralysé d'une irrésistible émotion. Et, comme ce soir, cet orage intérieur se déchaînait à propos de contrariétés qu'il jugeait insignifiantes, et sans que rien décelât son trouble qu'une contraction de ses traits où Juliette voyait les traces des tourments politiques, et il n'avait pas le courage de la détromper. Les reproches du cœur sont-ils possibles à formuler? Celle qui ne les devine pas à l'avance les comprendrait-elle, et, si elle les devinait, elle ne les mériterait pas? Et puis, le moyen de répondre par des plaintes profondes où gémisse toute une agonie, à une femme qui vient à vous, la fossette de sa bouche creusée dans un demi-sourire, tenant d'une main une petite serviette frangée et de l'autre un verre brûlant, et elle vous dit:

– «Cette fois, j'espère que le grog sera de votre goût… Pauvre ami, vous avez l'air brisé. Je suis sûre que cette séance a de nouveau été terrible. Mais qui vous a décidé à parler, car vous hésitiez encore hier?»

– «Merci!..» fit le comte, qui vida le verre à moitié; puis, le posant sur la cheminée: «Ce qui m'a décidé à parler?..»

La question de son amie, en lui donnant un prétexte à s'entretenir d'autre chose que de ses pensées, soulageait trop son malaise pour qu'il n'y répondît pas longuement. Il se prit à marcher de long en large dans la chambre, comme c'est l'habitude des orateurs qui préparent un discours ou qui le racontent:

– «Ce qui m'a décidé à parler,» répéta-t-il «c'est le même outrage d'égoïsme jeté toujours à mon parti. Non, je ne laisserai jamais dire sans protester, dans une assemblée française dont je serai membre, que nous autres, monarchistes et chrétiens, nous n'avons pas le droit de nous inquiéter des misères du peuple… De Sauve venait d'interpeller le ministère sur cette horrible grève du Nord et la répression qui a suivi. Un orateur de la majorité avait répondu en débitant des phrases que vous devinez sur l'ancien régime, – comme si les quelques progrès dont notre âge se vante ne se fussent pas produits, et plus rapides et plus définitifs, par la seule force des années, sans la boucherie de la Révolution, sans les massacres de l'Empire, sans Juin et sans la Commune!.. Je ne leur ai rien dit que cela, et ma vieille thèse que seuls, au contraire, nous avons qualité pour résoudre cette question ouvrière, nous qui nous appuyons sur l'Église et sur la Monarchie, les deux grandes forces historiques du pays!.. Je leur ai montré que nous pouvions tout sauver de ce que les programmes des pires socialistes ont de réalisable, – tout sauver et tout diriger ensuite… Mais vous connaissez mes idées. Je les ai défendues une fois de plus, sentant la gauche frémir sous l'évidence de mes arguments, acclamé par nos amis… Et à quoi bon?.. Ah! les écrivains de nos jours qui font métier de peindre toutes les mélancolies ne l'ont jamais décrite, celle-là, cette tristesse de l'orateur qui combat pour une doctrine à laquelle il croit avec l'âme de son âme; et puis ses partisans l'applaudissent, comme un artiste, comme un virtuose, sans que de sa parole il puisse germer seulement une action… À gauche et à droite, toute la vie politique aujourd'hui tient dans des intrigues de couloir, dans des combinaisons de groupes qui sont misérables, et avec lesquelles ils perdent la France. Et je leur ai dit cela encore, une fois de plus, et vainement, si vainement!..»

Il allait et venait, prenant et reprenant un thème un peu bien grave pour une de ces séances du Parlement, comme il y en a eu d'innombrables depuis la guerre, écœurantes de bavardage vide!.. Juliette savait que l'accent de sa voix ne mentait pas. Elle connaissait avec quelle ferveur de conviction Poyanne avait embrassé une cause sur laquelle l'avenir jugera en dernier ressort, et son espérance invincible d'opérer la suture entre les deux Frances, œuvre manquée du siècle, par une monarchie appuyée à la fois sur le droit traditionnel et sur le sens intime des problèmes modernes. Elle s'était autrefois intéressée passionnément à ces rêves d'un homme d'État qu'elle sentait sincère, qu'elle devinait incompris, qu'elle voulait heureux. Mais elle était femme, et, comme telle, du jour où son amant avait commencé de lasser sa tendresse, ces nobles idées avaient commencé de lasser aussi son gracieux esprit. Quiconque vit beaucoup par la pensée, artiste ou savant, chef de parti ou écrivain, possède un infaillible moyen de mesurer la décroissance d'affection que lui porte sa maîtresse, son épouse, et même son amie. Du jour où elle cesse de lui accorder ce fanatisme d'intelligence qui est pour l'ouvrier de l'esprit un aliment vital, elle lui a retiré en secret la dévotion du cœur, quitte à protester au nom du cœur même contre la possession de cet époux, amant ou ami, par le travail professionnel, comme fit Mme de Tillières au moment où le comte s'arrêta de parler.

– «Tout cela est bien beau,» dit-elle, «mais en attendant, si vous pensiez un peu à votre amie?»

– «Si je pensais à vous?» répliqua-t-il avec une sorte de mélancolique surprise, «et pour qui donc souhaité-je que mon nom soit illustre?.. Auprès de qui ai-je puisé l'énergie de supporter tant de déceptions amères?..»

– «Ah!» fit-elle, en hochant joliment sa tête blonde, «vous savez répondre. Mais voulez-vous que je vous prouve combien vous avez peu pensé à moi aujourd'hui?»

– «Prouvez,» dit-il en s'arrêtant étonné.

– «Eh bien! vous ne m'avez pas seulement demandé avec qui j'avais passé la soirée.»

– «Mais,» fit-il naïvement, «puisque vous m'avez écrit que vous dîniez chez Mme de Candale!»

– «Il n'y avait pas qu'elle,» reprit Juliette, en proie à ce singulier démon de curiosité qui pousse à de certains moments les meilleures femmes à tâter la jalousie d'un homme en lui parlant d'un autre.

– «Elle n'est pas fâchée contre moi de ce que je suis si en retard avec elle?» demanda le comte, sans prendre garde à cette coquette insinuation.

– «Pas le moins du monde,» dit Mme de Tillières, qui continua, comme indifférente: «J'ai dîné là auprès de quelqu'un que vous n'aimez guère.»

– «Et de qui donc?» interrogea enfin Poyanne.

– «M. Casal,» fit-elle en regardant l'effet produit sur le visage du comte par ce nom de l'ancien amant de Mme de Corcieux.

– «Comment Mme de Candale a-t-elle des connaissances pareilles?» dit Poyanne avec une conviction qui, à la fois, divertit et irrita Juliette. Elle en sourit, parce que c'était précisément la phrase qu'elle avait annoncée à son amie. Elle en fut irritée, parce que ce mépris faisait la plus cruelle critique de l'impression produite sur elle par Casal. Et le comte insistait: «C'est sans doute son mari qui le lui impose. Candale et Casal, les deux font la paire. Encore ce dernier, par son existence de bookmaker et de viveur, ne déshonore-t-il pas un des grands noms de notre histoire.»

– «Mais,» interrompit Juliette, «je vous affirme que j'ai causé très agréablement avec lui.»

– «Et de quoi?» demanda Poyanne. «Il a terriblement changé si vous avez pu tirer de lui une phrase qui trahisse autre chose que des goûts de tripot et d'écurie. Allez, je ne l'ai que trop subie, sa conversation, chez les Corcieux, et celles des quatre ou cinq de ses camarades que cette pauvre Pauline invitait pour le garder…»

– «Elle l'aimait donc beaucoup?» fit Juliette.

– «Ah! follement,» reprit le comte avec une amertume singulière où se retrouvait le fonds de douloureuse sévérité que garde contre les histoires d'adultère un homme autrefois trahi par sa femme, «et ce fut toujours pour moi un mystère horriblement triste que cette passion de cette créature charmante pour ce fat qu'il fallait voir, avec ses airs ennuyés d'être aimé ainsi!.. Et le mari est spirituel, distingué, instruit. Il adorait, il adore toujours Pauline. J'ai cessé d'aller dans la maison à cause de ce que j'y voyais. J'en souffrais trop pour Corcieux et pour elle… La malheureuse! Elle a été si punie! Le Casal a été affreux de dureté, paraît-il…»

– «Il en a pourtant parlé ce soir avec beaucoup de tact,» dit Mme de Tillières.

– «Est-ce qu'il devrait même prononcer son nom?» fit le comte.

Il y eut un silence entre les deux amants. La jeune femme se repentait maintenant d'avoir, elle, mentionné seulement son voisin de soirée. Elle avait joué avec la jalousie de Poyanne, et elle appréhendait de l'avoir éveillée. Elle était trop profondément sensible pour ne pas regretter aussitôt une peine infligée à quelqu'un qu'elle croyait encore aimer d'amour, qu'elle aimait certainement d'affection et d'habitude. Elle se trompait encore ici sur le sentiment de cet homme, trop noble pour le soupçon, même après les atroces expériences de son mariage. Dans la manière dont Juliette venait de lui parler de Casal, le comte n'avait vu qu'une preuve du plaisir goûté par son amie dans le monde et sans lui. Ce plaisir lui semblait bien innocent, et il se reprochait le sentiment qui le faisait en souffrir comme un égoïsme et une injustice. Hélas! La logique du cœur, qui ne compte ni avec nos générosités, ni avec nos sophismes, lui montrait dans le goût croissant de Mme de Tillières pour les sorties et les nouvelles connaissances un signe de plus qu'il ne suffisait pas à la rendre heureuse. Cependant l'horloge sonna. Elle marquait minuit.

– «Allons,» reprit-il avec un soupir, «il est temps que je vous dise adieu. Quand vous verrai-je?»

– «Quand vous voudrez,» répondit Juliette. «Voulez-vous dîner demain avec ma mère et ma cousine de Nançay?»

– «Je veux bien,» dit-il; et avec une voix un peu troublée: – «Vous savez que je vais peut-être vous quitter après-demain pour quatre ou cinq semaines?»

– «Non,» fit-elle, «vous ne m'en aviez pas parlé.»

– «Il y a deux élections pour le Conseil général ces jours-ci, et on me réclame là-bas.»

– «Toujours la maudite politique,» dit-elle en souriant.

Il la regarda de nouveau avec des yeux où elle ne lut pas, – où elle ne voulut pas lire une demande que les lèvres de cet homme passionné ne formulèrent point.

– «Adieu,» reprit-il d'une voix plus troublée encore.

– «A demain,» dit-elle, «à sept heures moins un quart. Venez un peu avant.»

Quand la porte se fut refermée, elle resta longtemps seule, accoudée à cette même cheminée dans la glace de laquelle l'image de Poyanne se reflétait tout à l'heure encore. Pourquoi de nouveau le souvenir de Raymond Casal vint-il se glisser devant elle, et à quelles idées répondait-elle en disant tout haut, avant de sonner sa femme de chambre:

– «Est-ce que je n'aimerais plus Henry?»

IV
LES SENTIMENTALITÉS D'UN VIVEUR

Tandis que Juliette se couchait sur cette douloureuse question dans son lit étroit de jeune fille, qu'elle avait voulu reprendre après son veuvage avec tous les autres meubles de sa vie heureuse d'autrefois, – tandis que Poyanne revenait à pied vers son logement de la rue de Martignac, près de l'église Sainte-Clotilde, et se reprochait comme un crime de ne savoir pas plaire à son amie, – que faisait celui dont l'apparition subite entre ces deux êtres constituait, à leur insu, le plus redoutable danger pour les débris du bonheur de l'un, pour les lassitudes morales de l'autre, ce Raymond Casal, si diversement jugé par les hommes et par les femmes? Se doutait-il qu'à ce moment même, et au lieu de s'endormir, sa jolie voisine du dîner continuait de penser à lui, en prenant la résolution de n'y point penser? – Elle n'en avait pas le droit, puisqu'elle en aimait, qu'elle voulait continuer d'en aimer un autre. – Il était parti de l'hôtel de Candale, bien persuadé qu'il avait plu à Mme de Tillières, et très tôt, pour ne pas gâter cette impression. Mais son premier mouvement lorsqu'il se retrouva sur le trottoir de la rue de Tilsitt, chaudement enveloppé de son pardessus du soir, et qu'ayant aspiré gaîment l'air frais, il regarda le ciel et le vit plein d'étoiles, ne fut pas de songer au délicat profil de la jeune veuve. Il devait sentir plus tard seulement à quelle profondeur il avait été touché déjà. Très réfléchi, sa réflexion s'était toujours appliquée à des choses extérieures, et il ne se connaissait pas dans les dessous de son être intime. Mais qui se connaît entièrement? Qui peut dire: demain, je serai gai ou triste, tendre ou défiant? Épuisé comme il était de sensualité satisfaite, blasé sur les jouissances que représentent ici la jeunesse, une fière tournure, des relations choisies, deux cent cinquante mille livres de rente et l'intelligence de Paris, Casal devait se croire et se croyait à l'abri de toute surprise romanesque. Son joyeux rire d'enfant, – ce rire qui révélait quelques-unes de ses plaisantes qualités: son fonds de naturel, son absence de haine, son humeur facile, – eût éclaté de lui-même, si quelqu'un lui eût soutenu que justement ces côtés épuisés et blasés de sa personne le rendaient mûr pour une crise sentimentale, ou légère ou profonde, mais une crise.

Depuis longtemps il s'ennuyait de la pire des monotonies, celle du désordre. Rien de plus régulier, de moins relevé par l'imprévu, de plus distribué en distractions fixes, suivant la saison et l'heure, que cette vie de «fêtard» perpétuel, – pour donner aux viveurs leur affreux nom moderne, cette étiquette barbare qu'ils ont adoptée depuis une dizaine d'années. Cet envers exact de l'existence bourgeoise, en faisant du plaisir une occupation presque mécanique, finit par excéder autant que l'autre et pour des raisons analogues. Le plus souvent ce «mal aux cheveux intérieur,» comme disait gaîment Casal à propos d'un camarade pris tout d'un coup de la folie du mariage, se traduit en effet par un soupir nostalgique vers la vie conjugale, qui apparaît au «fêtard» comme délicieuse d'inattendu! Elle l'attire par ce même attrait de nouveauté qui pousse un brave homme de mari à souper en cabinet particulier, pendant une absence de sa femme, avec des filles aussi sottes que cette femme est spirituelle, aussi fanées qu'elle est fraîche, aussi vénales qu'elle est pure. Mais ce prurit irrésistible du mariage ne se déclare guère que chez les viveurs qui ont connu autrefois les profondes douceurs d'une vraie vie de famille, ou bien chez ceux qui ont continué, à travers la Fête, – cela se rencontre, – d'être bons fils vis-à-vis d'une vieille mère, bons frères à l'égard d'une sœur inquiète. Casal, lui, privé de ses parents très jeune, enfant unique, à peu près brouillé avec ses deux oncles, habitué depuis sa première jeunesse à une indépendance absolue, semblait devoir rester célibataire comme il était brun, comme il était bilieux et musclé, par constitution et pour toujours. On ne l'imaginait guère se laissant prendre à la naïve adoration devant la candeur des jeunes filles qui apparaît d'habitude chez les Parisiens blasés avec les premiers rhumatismes. En revanche, la finesse native de ses sensations, conservée intacte malgré le milieu, son goût de la difficulté à vaincre et le besoin d'employer des facultés inoccupées devaient lui rendre piquante une aventure avec une personne aussi différente de ses habitudes, et aussi distinguée dans cette différence que Mme de Tillières. Il ne connaissait pas cette espèce de femmes; elle était donc aussi dangereuse pour lui qu'il était, lui, dangereux pour elle, – avec cette réserve que la jeune veuve était capable du plus profond, du plus mortel amour, au lieu que la passion, chez Casal, avait beaucoup de chances pour n'être qu'un caprice, jouant l'amour par l'intensité du désir. On n'a pas impunément dix-huit années de débauche dans le sang et dans les moelles. Mais en humant à pleins poumons l'air du soir le long des Champs-Elysées qu'il descendait de son pied leste d'escrimeur, il n'en était même pas au caprice, et si l'image de Juliette lui revint, ce fut à travers un labyrinthe de pensées qui aurait fait apprécier davantage à la jeune femme ce que son amie Gabrielle de Candale appelait quelquefois les pédanteries de Poyanne.

– «Voilà une jolie soirée,» se disait Casal; «si le printemps continue ainsi, les courses seront belles cette année… Et le dîner n'était pas mauvais. On recommence à bien manger dans le monde. C'est à nous qu'on doit cela, tout de même. Si nous n'avions pas été là une demi-douzaine à dire la vérité à Candale et à quelques autres sur leur chef et leur cave, ou en seraient-ils encore?.. Ce qu'il faudrait trouver, par exemple, c'est le moyen d'employer ces deux heures-ci, de dix à minuit. On devrait fonder un club rien que pour cela… Le matin il y a le sommeil, la toilette, le cheval. Après le déjeuner il y a toujours quelques petites affaires, puis, de deux heures à six heures, l'amour. Quand il n'y a pas l'amour, c'est la paume ou c'est les armes. De cinq à sept heures, il y a le poker. De huit à dix, le dîner. De minuit au matin, le jeu et la fête. De dix à minuit, il y a bien le théâtre, mais combien de pièces par an valent la peine d'être vues deux fois? Et je suis trop vieux, ou pas assez, pour aller jouer les fonds de loge.»

Cette idée de théâtre ramena sa pensée vers une mauvaise mais fort jolie actrice du Vaudeville dont il était l'amant plus ou moins intérimaire depuis six mois, la petite Anroux: «Tiens,» songea-t-il, «si j'allais voir Christine.» Il s'aperçut passant la porte de la rue de la Chaussée-d'Antin, montant l'escalier de service, parmi toutes les odeurs qui flottent dans les arrière-fonds d'un théâtre et débouchant dans la loge étroite où s'habillait la demoiselle. Les serviettes tachées de blanc et de rouge traîneraient sur la table. Deux ou trois acteurs seraient là, tutoyant leur camarade. Ces messieurs s'en iraient discrètement pour la laisser seule avec un protecteur sérieux comme il était, malgré sa belle mine, à cause de sa fortune connue, et elle commencerait de lui raconter les potins du foyer. Il l'entendit qui disait des phrases comme celle-ci, tout en faisant sa figure: «Tu sais, Lucie est avec le gros Arthur, c'est dégoûtant, rapport à Laure.» – «Ma foi, non,» conclut-il, «je n'irai pas… Je vais toujours passer au cercle…» Les salons de jeu s'évoquèrent dans son imagination, déserts à cette heure, avec les valets de pied en livrée sommeillant sur les banquettes et levés soudain à son approche, avec le relent du tabac mêlé aux fades odeurs du calorifère. «C'est vraiment trop funèbre,» reprit le jeune homme en lui-même. «Si je poussais jusqu'à l'Opéra? Et quoi faire? Entendre le quatrième acte de Robert pour la cinq centième fois? Non. Non. Non. J'aime mieux encore Phillips…» C'était le nom d'un bar anglais, sis rue Godot-de-Mauroy. À la suite d'une discussion suivie de duel qui avait eu lieu chez Eureka, – ou plus familièrement l'Ancien, – un autre bar, célèbre, celui-là, parmi les viveurs de ces vingt dernières années, Casal et sa bande à lui avaient fait scission et quitté la rue des Mathurins pour émigrer dans le cabaret de la rue Godot. S'il se rencontre jamais un chroniqueur renseigné de la jeunesse contemporaine, ce sera pour lui un curieux chapitre que l'histoire des cafés et restaurants durant cette fin de siècle, et, parmi les plus étranges de ces endroits, il devra noter ces espèces d'assommoirs de la haute vie où de vrais grands seigneurs ont pris l'habitude d'aller, au sortir du théâtre, boire des cock-tails et du whisky, côte à côte avec des jockeys et des bookmakers porteurs de bons tuyaux. Casal se peignit en pensée la salle étroite avec son long comptoir, ses tabourets hauts, ses gravures de courses, puis, au fond, le retiro, orné du portrait de quatre entraîneurs illustres.

– «Bah!» se dit-il, «à cette heure-ci je n'y trouverai que Herbert avec ou sans sa serviette.»

Ce lord Herbert Bohun, le frère cadet d'un des plus riches d'entre les pairs anglais, le marquis de Banbury, était un terrible buveur d'alcool qui, à trente ans, tremblait parfois comme un vieillard. Il s'était rendu fameux pour avoir trouvé des mots étonnants de simplicité dans l'aveu de cette redoutable passion. C'était lui qui répondait à cette demande: «Comment allez-vous?» – «Mais très bien, je jouis d'une soif excellente.» Il croyait ingénument prononcer la phrase correspondante à cette autre: «Je jouis d'un bon appétit.» Sa grande plaisanterie, qui n'était qu'à moitié une plaisanterie, consistait, dans les dîners d'intimes, afin de porter son verre à ses lèvres sans le renverser, tant son geste était peu sûr, à passer derrière son cou une serviette. Il en prenait une des extrémités avec sa main gauche, l'autre coin avec sa main droite qui tenait le verre, et la main gauche tirait, tirait jusqu'à ce que le sacro-saint alcool arrivât aux lèvres du buveur.

– «Mais,» pensa Casal, «il est déjà trop tard. Il ne me reconnaîtra plus. Décidément, ce qu'il me faudrait, c'est une bourgeoise de cette heure-ci,» – c'était le terme consacré, dans la bande de ses intimes, pour signifier une maîtresse du monde, – «une veuve ou séparée qui ne sortirait guère et à qui je serais sûr de faire plaisir en allant la voir…»

Ce singulier monologue avait mené le raisonneur jusqu'au rond-point. Ce fut là seulement qu'il se rappela de nouveau sa voisine et il se dit à mi-voix: – «Ma foi, cette petite Mme de Tillières ferait joliment mon affaire. Avec qui peut-elle être?..»

Certes, la formule était très irrévérencieuse et elle achevait une suite d'idées qui, transcrites en détail, eussent paru, même à un moins naïf que Poyanne, terriblement positives et cyniques. Pourtant un embryon de sentiment s'agitait par-dessous, ce qui prouve que le cœur de chacun est un petit univers à part, où les images les moins romanesques peuvent servir de prétexte à la naissance d'une émotion romanesque. Si Casal n'eût pas subi, d'une manière inconsciente, le charme de délicatesse émané de Juliette, comme un arome à la fois entêtant et imperceptible s'exhale d'une plante cachée dans un coin de chambre, il n'eût pas éprouvé au même degré cette sensation de répugnance au souvenir de la vulgarité de Christine Anroux. Il s'était donné, pour n'aller ni au théâtre, ni au club, ni chez Phillips, des raisons excellentes, mais qui n'auraient pas eu plus de poids sur son esprit ce soir-ci que les autres soirs, s'il n'eût été travaillé par un secret besoin d'être seul. Et pourquoi? Sinon pour penser longuement à la jeune femme dont le souvenir, surgi tout d'un coup, effaça en une seconde ces imaginations de coulisses, de cercle et de bar. La fine silhouette se dessina dans le champ de sa vision intérieure avec une netteté prodigieuse. Les hommes de sport, qui vivent d'une vie physique très intense, finissent par développer en eux des sens de sauvages. Ils possèdent d'une façon surprenante cette mémoire animale, propre aux cultivateurs, aux chasseurs, aux pêcheurs, à tous ceux en un mot qui regardent beaucoup les choses et non les signes des choses. Les formes et les couleurs s'impriment dans ces cerveaux sans cesse en présence d'impressions réelles et concrètes avec un relief que les travailleurs de cabinet ou les causeurs de salon ne soupçonnent pas. Celui-ci revit le buste de Juliette dans sa grâce svelte et pleine, les souples épaules et le corsage noir avec ses nœuds roses, l'attache voluptueuse de la nuque, les cheveux d'un blond si doux, le saphir sombre des yeux, les lèvres sinueuses, l'éclat des dents avec la fossette du sourire, les bras où courait comme une ombre d'or, les mains nerveuses, la salle à manger tout autour, avec la tapisserie du duc d'Albe, avec les teints pâlis ou pourprés des convives. Mme de Tillières eût été là, présente et vivante, qu'il n'en eût pas distingué les traits avec une précision plus aiguë. Cette évocation eut pour résultat que le raisonnement à demi ironique sur l'emploi de sa soirée céda aussitôt la place à une impression assez brutale encore, mais, du moins, franche et naturelle: le désir sensuel pour cette jolie créature que son instinct pressentait voluptueuse et passionnée sous ses dehors de chaste réserve.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 haziran 2017
Hacim:
340 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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