Kitabı oku: «Les Contes de nos pères», sayfa 2
Cette pensée de martyre, caressée peut-être pendant de longs mois, trônait despotiquement dans son esprit. Trop tyrannique pour être lucide, elle mettait dans l’ombre tout raisonnement. M. de Graives ne voyait pas, ou ne voulait pas voir qu’il faut un but à tout sacrifice, et que le martyre inutile n’est qu’une sublime erreur ; mais Dieu nous garde d’un blâme inopportun contre de telles faiblesses ! Elles sont trop rares pour être dangereuses, et ce n’est pas notre époque qui a besoin d’un frein pour modérer l’exagération des instincts généreux. M. de Graives, et c’est ce que nous avons voulu établir, se croyait donc obligé d’honneur à mourir auprès du dépôt confié. Qu’il se trompât ou non, il pensait être à son poste et remplir un étroit devoir.
On n’entendait plus aucun bruit à l’extérieur. Sans nul doute, les révolutionnaires étaient entrés au château. Ils cherchaient. Tant que dura la nuit, le silence de la cachette ne fut point troublé ; mais, au moment où une ligne blanchâtre commençait à marquer l’étroite ouverture de la meurtrière, et annonçait le lever du jour, Mme de Thélouars entendit avec effroi des coups réguliers et lointains encore. C’était comme le bruit de la pioche attaquant une forte muraille.
Le vieillard n’avait point son appareil acoustique. Aucun son ne parvenait à son oreille. Il continuait sa lecture. Mais bientôt l’effort des démolisseurs, redoublant sans cesse, produisit un ébranlement périodique et sensible. M. de Graives releva la tête et devint attentif. Puis, après s’être assuré qu’il ne se trompait point, il quitta son siége et ouvrit une sorte de placard pratiqué dans le mur. De ce placard, il tira un baril d’un demi-pied de diamètre ainsi qu’une mèche d’étoupe soufrée, et plaça le tout sur la table. Henriette le regarda faire avec indifférence, car elle ne savait pas ce que contenait le baril.
– S’ils poussent droit, murmura le vieillard, nous en avons pour une heure ; s’ils dévient d’un pied seulement, ils pourront travailler pendant deux jours avant d’arriver jusqu’à nous.
Et il ajouta avec un soupir :
– Ce sera bien long !
Mais, comme il prononçait ces mots, son regard tomba sur Mme de Thélouars, dont la tête s’était penchée sur sa poitrine. La fatigue avait vaincu la jeune femme ; ses yeux s’étaient fermés un instant, et son front incliné touchait les boucles blondes qui couronnaient le front du petit Alain. Le visage de M. de Graives exprima une commisération profonde.
– Pauvres enfants ! pensa-t-il.
Car la mère et la fille étaient également pour lui des enfants. Son âge quintuplait l’âge de la jeune femme. – Il fit sur lui-même un effort violent, et détourna ses yeux de ce groupe dont la vue amollissait son cœur. Il pouvait avoir pitié, mais il ne pouvait point fléchir dans son dessein, parce que le devoir commandait, et que, depuis cent ans, M. de Graives obéissait au devoir.
Il enleva le couvercle du baril, remua le contenu avec la pointe de son épée, et y introduisit de force le petit coffret. Cela fait, il posa la mèche soufrée tout à côté de la lampe.
– La première pierre qui branlera, dit-il, sera mon signal… Ah ! que c’eût été un glorieux moment sans cette femme, et pourquoi est-elle venue pour empoisonner la joie de ma dernière heure !
À ce moment, Henriette tressaillit et s’éveilla. L’enfant se prit à sourire en étendant ses bras vers la meurtrière. M. de Graives, pour ne point voir ce spectacle qui le navrait, reprit son livre de prières. Henriette se leva doucement, et s’approcha de l’ouverture. – Le petit Alain souriait toujours.
C’est que, au dehors, sous le branchage épais des arbres du parc, une voix douce, voix d’enfant ou de femme, chantait les couplets d’une chanson connue de tout habitant du pays de Vannes. Elle disait ces naïves paroles, si populaires dans les bruyères morbihannaises :
C’est au pays de Bretagne
Qu’on fait de jolis sabots ;
Tenez vos petits pieds chauds,
Ma belle brune…
Et vous, gars à marier,
Cherchez fortune !
M. de Graives n’entendait rien et lisait son livre d’Heures.
– Janet ! prononça bien bas Mme de Thélouars qui tâchait de passer sa tête à travers la meurtrière.
La voix cessa de chanter.
– Janet Legoff ! répéta Henriette.
– Qui m’appelle ? dit la voix avec une expression d’étonnement inquiet.
Avant qu’Henriette pût répondre, on entendit armer un pistolet sous le feuillage. Aussitôt un bruit de pas agiles et précipités retentit sur le gazon du parc, et la voix, lointaine maintenant, continua avec un accent de bravade :
Les rochers y sont de pierre,
De pierre du haut en bas ;
Le soleil ne les fond pas,
Non plus la lune…
Et vous, gars à marier,
Cherchez fortune !
III. LE RÉGENT
Cette même nuit, vers une heure du matin, M. de Thélouars fut éveillé par une inquiétante nouvelle. Les insurgés étaient cantonnés au château de K…, à trois lieues de Ploërmel. Ils étaient au nombre de trois cents environ, et, dans ce nombre, se trouvaient les deux fils de M. le marquis de Graives. On avait tenu conseil jusqu’à minuit ; Armand venait de se mettre au lit, lorsque arriva l’un des hommes de la suite de sa femme : l’escorte s’était dispersée ; on ne savait ce qu’était devenue Mme de Thélouars.
Presque au même instant, un message de M. de Silz annonça le départ de Vannes d’un détachement de cent hommes, se dirigeant du côté de la Gacilly. Ce dernier événement rendait la position d’Henriette fort dangereuse. Armand le sentit, et ne fut pas le seul à le sentir. Janet Legoff, qui était couché sur un lit de camp dans un coin de la chambre, sauta sur ses pieds, et remit silencieusement sa veste qu’il avait ôtée pour dormir.
Malgré sa préoccupation, M. de Thélouars remarqua ce mouvement.
– Que fais-tu, Janet ? dit-il.
– Va bien falloir envoyer quelqu’un pour savoir, répondit Janet le plus simplement du monde.
– C’est un homme qu’il faut pour cela, mon enfant.
– Je ne dis pas non. Envoyez un homme, notre monsieur. L’homme cherchera, moi je trouverai… si c’est un effet de votre bonté de le permettre.
M. de Thélouars aimait beaucoup Janet Legoff, et le connaissait pour un jeune garçon intrépide et intelligent. Il lui permit de seller un cheval et de partir ; mais, médiocrement rassuré par cette mesure, il envoya ses gens dans différentes directions, à son château, à Cournon, à Rieux et jusqu’à Redon, avec ordre de s’informer, et de revenir à franc étrier à K…
Pendant ce temps, comme nous l’avons vu, le château de Graives, auquel M. de Thélouars ne songeait nullement, et qui renfermait pourtant la pauvre Henriette, avait été investi par deux détachements républicains.
Le premier, celui qui avait été signalé par M. de Silz et qui venait de Vannes, était commandé par le capitaine Jolly ; l’autre, venant de Redon, avait pour chef le citoyen lieutenant Morest.
Chacun de ces détachements était accompagné d’un de ces personnages problématiques, moitié soldats, moitié agents de police, qui se nommaient représentants du peuple lorsqu’ils suivaient une armée ou une flotte, et qui, dans un rang inférieur, n’avaient point de titre que nous sachions. Ces misérables étaient comme une nauséabonde matérialisation de l’influence parisienne dans les provinces éloignées. Ils représentaient admirablement le gouvernement d’alors, en ce qu’ils engendraient le mal et tâchaient d’empêcher le bien. Les soldats ne les aimaient guère, et, du reste, les soldats n’aimaient point la Convention davantage. C’était, on peut le dire, malgré cette assemblée que la gloire française brilla, en ce malheureux temps, d’un éclat que l’Empire sut à peine surpasser.
Les deux personnages dont nous parlons étaient donc des représentants au petit pied, des racines cubiques de conventionnels, des extraits de marauds, enfin, s’il est permis d’employer un terme de si mauvaise compagnie, même pour caractériser la position la plus souillée que l’homme politique puisse tenir.
Celui qui venait de Vannes s’appelait Bertin ; celui qui venait de Redon avait nom Thomas. – C’étaient tous les deux des gens d’un certain âge, à la physionomie insignifiante, si elle n’eût révélé leur bas instinct de rapine et de cruauté. À peine est-il besoin de dire que c’étaient eux qui avaient la direction effective de l’expédition. Sous la République, en effet, époque d’invraisemblable tyrannie, le chef militaire commandait seulement lorsqu’il y avait des balles ou des boulets à recevoir.
Le citoyen Thomas et le citoyen Bertin furent très-médiocrement satisfaits de se rencontrer. La présence du citoyen Thomas parut au citoyen Bertin un double emploi, et le citoyen Thomas regarda la venue du citoyen Bertin comme une pure superfétation. Il y avait au château de Graives un trésor, et la voix publique allait jusqu’à dire que le fameux diamant, ci-devant de la couronne, le Régent, y était caché ; mais ce trésor, quel qu’il fût, perdrait moitié à être partagé. Nos deux citoyens étaient assez forts en logique pour admettre cette dernière supposition sans conteste.
Or il fallait bien que le proconsul de Vannes eût sa part : il était de nécessité que le représentant de Redon eût la sienne, sans parler des commissaires de Paris. Donc, voici ce qui arrivait, et c’était déplorable : Bertin avait compté partager seulement avec son chef de file de Vannes, les agents supérieurs de Paris, et la République s’il en restait ; maintenant, il se trouvait forcé de partager avec Thomas, lequel avait derrière lui une hiérarchie identiquement pareille, de mains toujours ouvertes pour prendre, toujours fermées pour restituer. – Qu’on juge si Bertin et Thomas devaient se voir d’un bon œil !
Quant aux deux chefs militaires, à qui on devait un an de solde, quant à leurs soldats, qui n’avaient pas de souliers, ils venaient chercher un trésor, comme les garçons de caisse de la Banque vont toucher un bordereau. Peu leur importait la destination de ce trésor ; ils étaient instrument depuis les pieds jusqu’à la tête ; on se servait d’eux en ce temps comme d’une arme bien trempée, apte également aux actions héroïques et aux vols de grand chemin.
En entrant au château, Bertin et Thomas secouèrent, comme deux barbets, leurs grotesques tricornes et les draperies déteintes de leurs écharpes tricolores, en se jetant réciproquement de fauves regards. Puis, ayant débouclé le ceinturon de leurs inoffensives épées, afin de se mettre à l’aise, ils procédèrent à la visite du manoir. Autre désappointement : le manoir était vide. Une fois la porte principale forcée, nul obstacle ne les arrêta plus. C’était bien mauvais signe. On avait sans doute abandonné le château ; on avait peut-être emporté le trésor.
– Citoyen, dit le lieutenant Morest à son représentant, nous aurons été prévenus.
Le capitaine Jolly en dit autant à son surveillant.
Ce commun déboire rapprocha un instant les deux rivaux. Ils se consultèrent, et le résultat de leur conférence fut d’ordonner de nouvelles recherches.
– Courage, citoyens ! s’écria Bertin ; le vieux ci-devant se cache quelque part, et je prends sur moi, au nom de la République, – une et indivisible, – de promettre une paire de sabots toute neuve au défenseur de la patrie qui découvrira ce vil ennemi du salut public !
On ne donnait pas tous les jours une paire de sabots aux défenseurs de la patrie. Cette généreuse promesse ranima leur ardeur, et ils se précipitèrent en tous sens dans les galeries abandonnées du château.
Vers le point du jour, après avoir fouillé inutilement les moindres recoins, ils se crurent enfin sur la piste. Un soldat fit remarquer que la muraille extérieure de l’aile orientale était d’une épaisseur inusitée. Aussitôt on se mit à l’œuvre. Les pioches et les pics allèrent leur train, et, malgré la solidité de cette antique maçonnerie, la besogne avança rapidement.
Mais la cachette n’avait qu’un étage ; elle se trouvait au centre de la muraille, comme ces trous que la fermentation ouvre dans les massifs fromages de Parme. Pour la rencontrer, il ne fallait percer ni trop haut ni trop bas. – On perça trop bas.
Il y eut néanmoins un moment où les sapeurs approchèrent si près de la chambre secrète, que l’ébranlement éveilla les sens émoussés du vieux marquis de Graives. Ce fut alors qu’il se leva pour placer près de lui le baril et la mèche.
Les soldats travaillaient, conduits par le capitaine et le lieutenant. Ni le citoyen Bertin, ni le citoyen Thomas n’étaient la pour les guider. – Que faisaient donc ces dignes soutiens de l’égalité ? étaient-ils descendus aux caves, afin d’abreuver leur vertueux larynx d’une liqueur contre-révolutionnaire ? Nous ne prétendons point affirmer qu’ils fussent incapables d’une action pareille, mais, pour le moment, ils avaient, en vérité, bien autre chose en tête. On leur avait dit que le Régent, ci-devant diamant de la couronne, était caché à Graives ; ils voulaient trouver le Régent.
Rien n’affriande les voleurs comme un monceau d’or, représenté par une valeur qui tient dans le creux de la main.
– Si je le trouve, disait le citoyen Bertin, je le cacherai sous mon aisselle.
– Si l’Être suprême permet que je mette la main dessus, pensait le citoyen Thomas, je l’avalerai comme une prune.
Et ils songeaient à la joie de leurs épouses, et aux carmagnoles de satin dont ces honnêtes citoyennes pourraient désormais se revêtir aux solennités de la guillotine. – Nos deux miniatures de représentants se mirent donc à fureter chacun de son côté, songeant à la République un peu moins qu’au roi de Prusse, et promettant un cierge à la déesse de la Raison, au cas où leur chasse serait heureuse. En furetant, ils eurent ensemble la même idée, ce qui, à titre d’exception, confirme la fameuse règle : les beaux-esprits se rencontrent.
Le citoyen Bertin, qui se trouvait alors au rez-de-chaussée, se frappa le front ; – le citoyen Thomas, qui visitait les combles, exécuta le même geste, indice certain de l’enfantement d’une idée, et tous deux sortirent, l’un par la porte de la cour, l’autre par la porte du jardin. Arrivés au bas des perrons opposés, ils décrivirent deux courbes concentriques dont les arcs devaient nécessairement se rejoindre. Cette manœuvre les amena au pignon de l’aile orientale, vis-à-vis de l’endroit où les soldats travaillaient à l’intérieur, et juste sous la meurtrière qui ventilait la chambre secrète.
Voici quel était leur calcul. – Tous deux avaient remarqué, lors de la reconnaissance préalable que font toujours au dehors les habiles dans la gaie science des visites domiciliaires, reconnaissance qui donne en gros le plan des localités, tous deux, disons-nous, avaient remarqué une petite porte basse, vermoulue, condamnée d’apparence, et sur laquelle se croisaient les pousses chevelues du lierre. Cette petite porte semblait n’avoir point servi depuis un siècle ; mais on ne fait pas usage de cachette tous les jours : s’il y avait une cachette, cette porte devait y communiquer directement ou indirectement.
Or les travailleurs faisaient un infernal tintamarre ; il était possible que le vieux marquis, effrayé, voulût s’échapper par cette voie, – en supposant toujours qu’il y eût une cachette, et que le vieux marquis y eût cherché un abri. Ce raisonnement, on en conviendra, n’était pas très-mauvais, les deux prémisses valaient quelque chose, la conclusion seule tombait à faux : la poterne, en effet, communiquait seulement avec l’ancien arsenal du château, où achevaient de s’oxyder côte à côte deux vieilles coulevrines et trois ou quatre douzaines d’arquebuses à rouet.
Quoi qu’il en soit, le citoyen Bertin et le citoyen Thomas, laissant les défenseurs de la patrie continuer leur œuvre de dévastation, s’installèrent sous l’épais couvert du parc, à quinze pas l’un de l’autre, et sans se voir. Ils couvaient avidement de l’œil la poterne, s’attendant à chaque instant à la voir s’ouvrir et donner passage à un vieillard débile qui se laisserait dépouiller et assassiner sans résistance.
La porte ne s’ouvrit point, mais, tandis que nos deux champions gardaient obstinément l’affût, les basses branches des arbres s’agitèrent légèrement, et un pas, bondissant et vif comme celui d’un chevreuil, se fit entendre sous le couvert : le citoyen Bertin se croyait seul, le citoyen Thomas aussi. Tous deux dressèrent l’oreille, et cherchèrent à percer de l’œil l’épaisseur du fourré. – Ils ne virent qu’un enfant, un charmant enfant au visage doux et timide, qui attachait sur le château un mélancolique regard.
L’enfant, lui aussi, se croyait seul. Il s’approcha de la muraille, et s’appuya d’un air distrait à la poterne.
– Si je ne la retrouvais pas ! murmura-t-il.
Puis, avec la versatilité de son âge, il donna sans doute son esprit à d’autres pensées, car une subite gaieté vint épanouir sa lèvre, et il se mit à chanter le fameux pot-pourri morbihannais dont le second couplet termine notre dernier chapitre.
C’était Janet Legoff qui courait le pays, à la recherche de sa jeune dame.
Lorsque Mme de Thélouars vint à la meurtrière, et prononça son nom pour la première fois, Janet saisit seulement un bruit vague et inarticulé, car les parois de la meurtrière, disposées en entonnoir, arrêtaient le son au passage, et le rejetaient à l’intérieur ; la seconde fois il entendit tout à fait, mais, à cause de l’effet acoustique que nous venons de mentionner, il ne reconnut point la voix de sa maîtresse, et regarda tout autour de soi en disant :
– Qui m’appelle ?
À ce mot, nos deux factionnaires tressaillirent. Ils se crurent découverts, et, suivant leur habitude, leur premier mouvement fut d’avoir peur. Mais ce n’était qu’un enfant ! Ils se rassurèrent, en ayant soin toutefois d’armer leurs pistolets.
Janet tressaillit à son tour, bondit en avant comme un jeune faon, et disparut légèrement derrière les arbres.
Mais il ne s’éloigna point. Il avait déjà visité le manoir de Lanno-Carhoët et les maisons environnantes. Nulle part on n’avait pu lui donner des nouvelles de sa maîtresse. Chemin faisant, il avait appris que les bleus s’étaient arrêtés au château de Graives, et, sans trop savoir pourquoi, il avait dirigé sa course de ce côté. Cette voix mystérieuse et inconnue qui l’appelait par son nom lui donna à penser ; il se coula d’arbre en arbre, sous les épais feuillages du parc, et rôda autour du château.
Nul indice ne se présenta d’abord pour fixer ses incertitudes. Toutes les portes étaient ouvertes, mais on apercevait partout à l’intérieur des uniformes de soldats ; tenter de s’introduire eût été une inutile folie. Janet, forcé de demeurer à distance, hésitait grandement, et se demandait déjà si mieux n’eût valu porter ailleurs ses recherches, lorsque son regard, baissé vers la terre, découvrit sur le sol amolli par l’orage de la nuit les traces du sabot d’un cheval. Il se pencha vivement. Les traces étaient doubles : c’étaient d’abord celles d’un palefroi, empreintes légères, mais irrégulièrement frappées et entremêlées de fréquentes glissades sur la glaise humide ; c’étaient ensuite les marques plus profondes du pas sûr et ferme d’un mulet.
Janet se releva d’un saut. Une vive rougeur couvrit sa joue. Son regard petilla d’intelligence et de joie. Il s’élança au travers du parc, et gagna un petit tertre où il avait attaché son cheval.
– C’est elle ! oh ! ce doit être elle ! se disait-il.
L’enfance, d’ordinaire, n’est pas irrésolue, parce qu’elle ne réfléchit point. Pour employer une expression presque proverbiale, elle ne doute de rien ; mais Janet n’était pas un enfant comme les autres. Au moment de piquer des deux, son œil se tourna pensif vers le château de Graives, dont il apercevait, de cette position élevée, les plus basses fenêtres par-dessus les arbres.
– Si elle n’y était pas ! pensa-t-il.
Et l’idée de la responsabilité qu’il assumait sur soi, du mal que pourrait causer une indication fausse ou téméraire, lui traversa l’esprit, et refroidit brusquement son ardeur. Une erreur pouvait en effet égarer les secours, et rendre mortel le danger d’Henriette et de son fils, qui peut-être, en ce moment, étaient sur le point de tomber au pouvoir de leurs cruels ennemis.
Un point blanc se montra sur la noire surface du pignon du château, et attira l’attention de Janet. Cet objet remuait. Janet s’orienta et acquit la conviction que ce point blanc se trouvait juste au-dessus de l’endroit où naguère il avait entendu prononcer son nom. – Au lieu de monter à cheval, il descendit avec précaution le tertre, et se glissa de nouveau sous le couvert.
Cet objet était la main d’Henriette, qui avait aperçu Janet sur le tertre, et qui l’appelait comme on appelle une dernière espérance. La pauvre femme l’avait entendu s’éloigner avec angoisse, et, désespérant de se faire entendre, elle déchira une page de ses tablettes, sur laquelle elle traça quelques mots à la hâte. L’aspect de M. le marquis de Graives qui, toujours immobile et muet comme une statue de bronze, semblait avoir oublié sa présence, et s’absorbait dans l’attente de la mort, la glaçait et la tuait. Sans se rendre compte de son vague espoir, et plutôt pour s’isoler de ce froid visage de vieillard, véritable personnification du trépas, Henriette regagna la meurtrière, et tenta de passer sa tête par l’ouverture, afin de voir au pied de la muraille. L’ouverture était beaucoup trop étroite, mais Henriette réussit à détacher une pierre, qui roula en morceaux à l’intérieur.
Alors elle put se pencher et regarder.
Immédiatement au-dessous d’elle, un dôme opaque de branchages entrelacés lui cachait le sol ; à droite et à gauche il y avait deux éclaircies. Par la première, Henriette vit le citoyen Thomas ; par la seconde, le citoyen Bertin. Tous deux avaient le cou tendu, et dévoraient des yeux la poterne.
– Pauvre Janet ! pensa la jeune femme ; – ils vont le tuer.
Et pourtant, l’instinct de conservation et l’amour de mère, surexcités en elle par l’horreur de sa situation, ne lui permirent point de repousser cette dernière chance de salut. Elle entendit le pas léger de l’enfant, et n’eut pas le courage de l’avertir que deux hommes étaient là, cachés, – deux ennemis.
Janet avançait toujours. Mme de Thélouars enveloppa un fragment de pierre dans son billet, afin que le tout pût percer la voûte de branchages, et le laissa tomber.
L’effet fut tel, qu’elle ne pouvait point s’y attendre.
Un double cri retentit : le citoyen Bertin et le citoyen Thomas s’élancèrent à la fois.
– Le Régent ! dirent-ils en même temps.
Ils se rencontrèrent auprès du billet qui gisait à terre, et se regardèrent stupéfaits. Puis leurs yeux s’allumèrent, et, pour la première fois de leur vie sans doute, leurs mains cherchèrent instinctivement et de bon cœur la garde de leur épée.
– Arrête ! dit brutalement le citoyen Bertin, ce diamant est à moi.
– Tu mens ! s’écria Thomas, qui couvrait le billet de son épée nue ; ce diamant est à moi ; personne n’y touchera !
– C’est ce que nous allons voir !
Ils s’attaquèrent, cherchant à se prendre par trahison, et songeant bien plus, malgré leur avidité passionnée, à se couvrir qu’à frapper.
Le prétendu diamant restait entre eux, comme un prix attendant son vainqueur.
Mais, au plus fort de la bataille, un enfant, un sylphe ! passa sous leurs épées croisées avec la rapidité d’une flèche, se pencha, se redressa et disparut.
– Le Régent ! clamèrent ensemble les deux antagonistes en baissant leurs épées.
Le billet en effet n’était plus là.
Le citoyen Bertin et le citoyen Thomas, rapprochés par cette catastrophe, se précipitèrent de compagnie sur les traces du ravisseur. Ils arrivèrent à temps pour le voir enfourcher son cheval et partir au grand galop.
Henriette aussi, les mains jointes et les yeux au ciel, vit son jeune sauveur prendre la direction de Ploërmel. Tandis qu’elle pleurait de reconnaissance, en remerciant Dieu, et que les deux citoyens s’arrachaient les cheveux en chœur, ces derniers eurent la mortification d’entendre de loin la voix du Petit Gars qui, claire, argentine, moqueuse, leur envoyait, en guise d’adieu, ce troisième couplet de sa bizarre chanson :
Le soir on danse sur l’aire,
Sur l’aire à battre le blé.
Ah ! dame, il fait bon danser
Quand vient la brune…
Et vous, gars à marier,
Cherchez fortune !