Kitabı oku: «Les Contes de nos pères», sayfa 7
FORCE ET FAIBLESSE
I. DEUX FRÈRES
Le château de Saint-Maugon était bien vieux déjà au dix-septième siècle ; il était presque aussi vieux que la noble race de Mauguer, dont les aînés juraient hommage au riche duc, debout et couverts, ni plus ni moins que la Marche et Porhoët. Maintenant, Porhoët, la Marche et Mauguer sont morts ; le trône ducal de Bretagne s’est écroulé depuis des siècles, mais Saint-Maugon dresse encore ses cinq tours grises, tout en haut de la montagne d’Ernec-le-Vicomte, à trois lieues de la bonne ville de Rennes. Son donjon, dix fois centenaire, domine toujours la plaine, comme au temps où la plaine, vassale, obéissait à Mauguer depuis Châtillon jusqu’à Saint-Hellier. La mousse, cette rouille du granit, a rongé ses murailles ; le lierre a monté de la base au faîte, pour redescendre ensuite des créneaux jusqu’au sol, multipliant d’année en année ses grêles festons, jetant une bouture dans chaque fente, couvrant chaque crevasse d’un sombre bouquet de verdure, si bien que la pierre disparaît sous son luisant et noir feuillage, comme se cachent parfois la décrépitude et la vieillesse sous les plis opulents d’un manteau de velours. Ainsi drapé, Saint-Maugon fait une vénérable ruine. Le jour, on l’aperçoit de bien loin ; son aspect met au cœur du passant une vague mélancolie ; il est comme ces vieux hommes qui restent dans la vie, tristes et seuls, après avoir vu mourir leurs petits-fils : ces hommes ne peuvent point accoutumer leurs yeux de cent ans à contempler des choses nouvelles ; ils ont vu mieux que le présent ; ils regrettent ; ils ne se sont point assez hâtés de mourir. – De même l’antique manoir, débris d’un passé trop lointain, fait tache au milieu des bourgeoises villas qui s’asseyent aux croupes des collines environnantes. Il ne les connaît pas ; elles ne sont point de sa famille.
La nuit, quand la voie lactée étend au-dessus des toits aigus sa diaphane et blanche banderole, Saint-Maugon semble grandir et redresser sa gothique façade. Aux villas le soleil, à lui les ténèbres : la nuit, il est suzerain encore, – il règne. Le voyageur s’arrête au pied de la montagne ; il regarde cette masse opaque, dont les hautains profils découpent le pâle azur du firmament ; il regarde et s’incline. Des hommes dorment dans les villas ; au château, des souvenirs veillent. Dix siècles sont derrière ses murailles : elles ont vu l’âge d’or, les jours de sincérité, de vaillance, de chevalerie, et l’âge d’airain qui jeta l’armure pour revêtir la soie, et l’âge de fer qui trancha la tête des rois, et cet autre âge enfin qui trafique, corrompt, trahit et se parjure, – l’âge de plomb où nous sommes !
Deux avenues conduisent de la plaine au château de Saint-Maugon. L’une, dont la pente est peu sensible, aboutit au pignon méridional ; l’autre, ménagée dans la direction de Rennes, suit en ligne droite la rampe abrupte et escarpée. Ces deux avenues ne sont plus marquées que par des talus. Le taillis de coupe réglée couvre uniformément leur large voie ; mais au dix-septième siècle, époque où les Mauguer de Saint-Maugon faisaient encore figure aux états de Bretagne, une quadruple rangée de grands chênes alignait ses robustes troncs le long des talus. Ces magnifiques allées, longues chacune d’une demi-lieue, gardaient au manoir son apparence seigneuriale.
Par une journée d’hiver de l’an 1683, deux cavaliers s’engagèrent presque en même temps sous les arbres dépouillés du parc. L’un prit l’avenue méridionale ; l’autre, celle qui venait de Rennes. Tous deux étaient jeunes, beaux, et portaient comme il faut le costume blanc, galonné d’argent, des officiers du régiment de la couronne. Celui qui arrivait de Rennes, montait un cheval frais qu’il maniait d’une merveilleuse façon. Il paraissait avoir vingt-deux ans ; son visage était grave et doux, son regard ferme, intelligent, intrépide. De son feutre à plumes s’échappaient les boucles abondantes d’une chevelure noire qui tombait en gracieux anneaux sur ses épaulettes de capitaine.
L’autre cavalier était plus jeune encore. Il arrivait de loin, car sa monture, haletante, avait de la boue jusqu’au poitrail. Ses traits, qui présentaient avec ceux du capitaine une remarquable ressemblance étaient plus délicats et plus fins. Il y avait dans son regard moins de fermeté, mais plus de fougue, et sa chevelure blonde efféminait davantage l’ensemble de sa physionomie. Il n’avait que l’épaulette d’enseigne.
Il poussait vivement son cheval, qui n’en pouvait plus guère, et semblait fort pressé d’atteindre le château. Tout ce qu’il put faire fut d’arriver au portail en même temps que le capitaine, qui pourtant ne se hâtait point.
Dès que nos deux cavaliers s’aperçurent mutuellement, ils poussèrent un joyeux cri de reconnaissance, quittèrent la selle et se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.
– Roger ! dit le capitaine en appuyant un baiser presque paternel sur le front de l’enseigne.
– Monsieur mon frère ! répondit celui-ci avec une tendresse mêlée de respect.
– Fi ! Roger, au régiment ou devant la foule, passe encore ; mais ici, appelle-moi Bertrand, rien que Bertrand ! Les autres sont aînés et cadets ; nous sommes frères, nous !
– Oh ! oui, frères, répéta Roger, qui avait une larme dans les yeux.
Les deux jeunes officiers se prirent par la main et franchirent le seuil de la cour. C’étaient MM. de Saint-Maugon, fils de Hervé Mauguer de Saint-Maugon, chevalier, baron de Keruau, mort brigadier des armées. Il y avait six mois qu’ils ne s’étaient vus. Roger, pendant ce temps, avait tenu garnison à Nantes ; Bertrand était resté à Rennes. Or Bertrand et Roger ne s’étaient jamais quittés jusqu’alors ; ils s’aimaient comme se peuvent aimer deux frères qui n’ont plus de famille, et sont désormais tout l’un pour l’autre. La tendresse de Bertrand était forte comme son cœur, inaltérable, patiente, dévouée ; l’amour de Roger se ressentait de l’enfantine frivolité de son caractère et de l’infériorité réelle de son rang. Roger était cadet : son frère avait sur lui l’autorité d’un père. À cause de cela, Roger était plus respectueux, mais plus exigeant ; il prenait tous les droits de la faiblesse. Comme il devait obéir, il prétendait qu’on lui cédât. Cette déduction peut ne point paraître logique, mais elle est vraie, et votre puissant empire, belles dames, suffit à le prouver surabondamment.
– Tu as grandi, Roger, disait Bertrand en traversant les grandes salles du rez-de-chaussée de Saint-Maugon. – Te voilà fort, maintenant ; tu es un homme.
Roger toucha l’impondérable duvet qui commençait à poindre sur sa lèvre supérieure.
– Je suis un soldat, frère, dit-il. Mais toi… tu as bruni, Bertrand. Comme tu sais bien porter ta moustache ! Sur ma foi, je parie qu’il n’y a pas un autre officier du régiment de la couronne qui soit de moitié aussi beau que toi.
Et Roger contemplait avec une admiration naïve le mâle visage du capitaine. Celui-ci souriait doucement et passait sa main dans les blonds cheveux de l’enseigne. C’était un tableau gracieux et touchant : rien n’est saint, rien n’est suave comme les joies de la famille.
Ils s’arrêtèrent dans une salle de moyenne grandeur, où Hervé Mauguer avait coutume de recevoir ses hôtes. Tous deux se découvrirent devant le portrait de leur père, tous deux dirent un Ave au fond du cœur pour le salut de la dame de Saint-Maugon, dont le doux regard semblait encore leur sourire sur la toile du cadre sculpté. Puis ils s’assirent, bien près l’un de l’autre, sous un trophée d’armes surmonté de l’écusson de Mauguer, qui est « d’or au massacre de sable, chevillé de dix cors. »
Leurs mains étaient enlacées, ils se parlaient du regard avant d’ouvrir la bouche, et leurs yeux disaient tout le bonheur qu’ils éprouvaient à se revoir.
– Six mois ! c’est bien long, frère, dit enfin Roger ; si M. de Gadagne, notre colonel, ne m’eût rappelé à Rennes, je crois que j’aurais quitté mon poste pour venir t’embrasser.
– Toujours étourdi comme autrefois, et toujours bon ! répliqua Bertrand. Et, dis-moi, qu’as-tu fait durant cette longue absence ?
– Bien des choses, frère. Il y a de nobles fêtes à Nantes, et les jeunes gentilshommes du Nantais tirent volontiers l’épée…
– Tu t’es battu ! interrompit vivement Bertrand.
– Plaisante question, frère ! J’ai bientôt dix-neuf ans.
– Et avec qui t’es-tu mesuré ?
– Je ne sais… Avec l’un, puis avec l’autre… Mais laissons là ces bagatelles.
Il y avait plein contraste entre l’inquiète sollicitude de Bertrand et l’indifférence de Roger.
– Laissons cela, en effet, dit l’aîné de Saint-Maugon. Je vois que, sur ce sujet, nous ne pourrions point nous entendre. Je n’aime pas, moi, ces combats de mode, où deux bons serviteurs du roi se vont tuer par plaisanterie, et comme on va danser une courante.
– C’est le devoir d’un gentilhomme.
– C’est la manie d’un fou, quand ce n’est pas la faiblesse d’un enfant… Moi, aussi, j’ai tiré l’épée, Roger ; mais ce fut à contre-cœur, et malgré moi.
– Vous êtes sévère, monsieur mon frère, dit Roger, d’un ton de reproche.
– Pardonne-moi… c’est vrai… J’aurais dû garder ces paroles de blâme. Mais, je t’aime tant, Roger !
Celui-ci rappela son sourire et pressa la main de Bertrand contre son cœur.
– Frère, dit-il d’une voix caressante et pleine de joyeuse malice ; à ma prochaine affaire, je viendrai prendre tes graves conseils… Et, puisque tu ne veux point parler de duels, parlons amour.
– Es-tu donc amoureux ?
– J’ai dix-neuf ans, répéta Roger avec une comique emphase.
– C’est juste… Et peut-on connaître ?
– Chut !… Nous savons sur le bout des doigts notre code de galanterie, monsieur le capitaine, et nous serons sévère à notre tour… Fi ! vous êtes bien curieux !
– Je confesse ma faute… Ce nom-là ne se dit point… Moi-même…
– Es-tu donc amoureux, toi aussi ? interrompit en riant Roger.
Bertrand fit un grave signe d’affirmation.
– Tant mieux ! s’écria Roger ; en cela, du moins, nous nous comprendrons. Nous parlerons d’elles. Il ne faut point te méprendre, frère ; je n’aime point, comme je fais tout le reste, à la légère et en riant…
– Tant pis ! prononça involontairement le capitaine.
– Pourquoi ? elle est noble, riche, belle…
– T’aime-t-elle ?
– Je le crois… Elle sait que mon cœur est tout à elle… Souvent j’ai cru lire dans son sourire un aveu…
– Les sourires sont trompeurs, mon frère.
Roger devint triste ; ses traits prirent une expression de pitié.
– Serais-tu malheureux en amour ? demanda-t-il.
– Non, répondit Bertrand.
– C’est que tes paroles… Mais je suis fou ! la femme que tu aimes doit être fière en effet. Celle-là sera heureuse entre toutes.
– S’il ne faut pour cela que l’aimer, elle sera heureuse, mon frère, car je l’aime.
– C’est comme moi.
– Je l’aime plus que femme ne fut jamais aimée… Elle est si belle !
– Oh ! pas plus belle que la mienne ! s’écria vivement Roger.
– Plus belle que toutes les autres femmes, frère. Si tu la voyais !…
– Si tu voyais la mienne !
– N’ai-je pas vu tout ce que Rennes contient de beautés ? Elle brille comme une reine au milieu de toutes ses compagnes.
Roger fit un geste d’impatience.
– Nantes est plus grand que Rennes, dit-il, et celle que j’aime est la perle de Nantes.
– Rennes est le centre de noblesse, répondit Bertrand qui prenait feu sans le savoir ; – quel autre qu’un amoureux s’aviserait de comparer les marchandes du Nantais aux nobles dames qui suivent les états ?
– Mais elle suit les états ! s’écria Roger avec violence ; elle est noble, et, de par Dieu ! si tu n’étais mon frère !…
Il toucha brusquement son épée, puis, honteux de ce mouvement, il cacha son front rougissant dans le sein du capitaine. Celui-ci s’était calmé tout à coup.
– Enfant ! murmura-t-il, en jetant ses bras autour du cou de Roger. C’est moi qui ai tort, ou plutôt nous venons de faire assaut d’étourderie. Elles sont belles toutes deux, puisque nous les aimons.
Roger se releva et rendit à Bertrand son accolade, mais il restait sur son gracieux visage quelques traces de méchante humeur.
– Je veux que tu la voies ! dit-il. Je veux que tu me demandes merci comme un chevalier désarçonné ; que tu te déclares vaincu…
– Je le fais d’avance, puisque cela te plaît.
– Non pas ! il faut juger en connaissance de cause.
– Mais, objecta Bertrand, il y a loin d’ici à Nantes.
– Elle n’est plus à Nantes, elle est à Rennes ; et la prochaine fois que quelqu’un de messieurs des états donnera bal…
– C’est fête ce soir chez M. le marquis de Poulpry, lieutenant de roi, interrompit Bertrand.
– À merveille ! alors je te provoque formellement, mon frère, et la question sera vidée ce soir… Ah ! monsieur le capitaine, l’amour ne connaît point le droit d’aînesse, et je vous présage une rude défaite.
– Nous verrons ! dit Bertrand moitié riant, moitié piqué au jeu ; j’accepte la bataille.
Quelques heures après, à la nuit tombante, MM. de Saint-Maugon, cachant sous de sombres manteaux leurs galants uniformes, montèrent à cheval dans la cour du château. Six écuyers, à la livrée de Mauguer, et quatre laquais armés les suivirent. C’était, pour le temps, une escorte noble ; mais, cent ans auparavant, il eût fallu cinquante hommes d’armes pour accompagner comme il faut le premier-né de Mauguer.
Les deux frères, impatients de vider leur différend, éperonnèrent vaillamment leurs montures, et laissèrent loin derrière eux écuyers et valets. Tout le long de la route, Roger chanta victoire, et accabla son frère de joyeuses et innocentes fanfaronnades. Celui-ci le laissait dire, sûr qu’il croyait être de triompher dans quelques instants.
On arriva aux portes de Rennes. L’anguleux cailloutage des rues fit feu sous les pieds des chevaux. Après avoir galopé un quart d’heure dans les rues étroites et fangeuses de la basse ville, les deux frères revirent le ciel que leur avaient caché jusqu’alors les toits surplombants des vieux hôtels. Ils étaient sur la place du Palais. À droite, un édifice de noble architecture montrait ses nombreuses fenêtres brillamment illuminées. C’était l’hôtel de monsieur le lieutenant de roi.
MM. de Saint-Maugon jetèrent la bride de leurs chevaux aux laquais rangés devant le seuil, et montèrent le grand escalier que remplissait déjà l’harmonie du bal. L’huissier les annonça ; ils firent leur entrée.
Il y avait foule dans les salons et foule dans les galeries. Autour des lambris sculptés ou couverts de riches tentures, régnait un double cordon de femmes. C’étaient partout des fleurs, des perles, du satin, des dentelles. Les parures scintillaient ; les regards se croisaient, éblouissants ou timides, hardis ou suppliants ; les pourpoints de velours tranchaient auprès des corsages fourrés de cygne ; les gardes des épées scintillaient comme les agrafes des ceintures, et les éclatants panaches des gentilshommes ondulaient doucement à la brise parfumée des éventails. C’était délicieux à voir. L’œil charmé ne savait point choisir entre tous ces enchantements, et quand les violons entamaient l’austère ouverture du menuet en vogue, composé d’ordinaire par Lulli, on oubliait la terre pour se croire au fabuleux pays des rêves.
Bertrand et Roger firent le tour des salles, interrogeant du regard ce parterre de femmes, cherchant et s’étonnant de ne point trouver.
– Salut à M. le baron de Keruau, disaient en passant quelques jeunes officiers de la couronne.
Bertrand saluait d’un geste distrait et continuait sa recherche.
Quant à Roger, il n’avait point de titres, et ses camarades ne lui jetaient qu’un familier : bonsoir, Saint-Maugon.
Nos deux frères avaient parcouru toutes les salles et toutes les galeries.
– Elle n’est pas là ! dit Bertrand.
– Elle n’est pas là ! répéta Roger.
– Frère, reprit l’aîné de Saint-Maugon, il nous faudra remettre notre gageure.
Un huissier souleva la portière de la porte principale.
– Peut-être ! dit Roger, qui tendait l’oreille avidement.
– M. le président de Montméril ! annonça l’huissier.
Les deux frères tressaillirent.
Un vieillard, portant le costume des présidents à mortier au parlement de Bretagne, franchit la portière. À son bras s’appuyait une jeune fille de la plus exquise beauté.
– La voilà ! dirent ensemble les Saint-Maugon avec un accent de triomphe.
Ce mot fut pour tous deux un coup de foudre. Ils se regardèrent. Bertrand avait pâli, mais son œil ne gardait d’autre expression qu’une douleur amère et profonde ; au contraire, dans celui de Roger il y avait de la rage.
– Et tu dis qu’elle t’aime ! murmura-t-il.
Bertrand ne répondit point. Roger lui saisit fortement le bras. Deux larmes jaillirent de ses yeux et coulèrent sur sa joue. – Puis il ferma les yeux, et Bertrand le reçut, évanoui, sur la poitrine.
II. MADEMOISELLE DE MONTMÉRIL
L’huissier de M. le marquis de Poulpry, lieutenant de roi, annonça ce soir-là de bien illustres noms. À part les seigneurs tenant charges royales, tels que Vignerod-Duplessis, duc d’Aiguillon, gouverneur de Bretagne, M. de Pontchartrain, intendant (nommé) de l’impôt, le chef d’escadre Coëtlogon et bien d’autres, toutes les grandes maisons de Bretagne avaient des représentants dans les salons de M. de Poulpry. Rohan causait avec Goulaine, Rieux s’appuyait au bras de la Chevière ; Penhoët donnait la main à Combourg. Il eût fallu aller jusqu’à Versailles pour trouver une autre et aussi noble assemblée.
L’arrivée du président de Montméril et de sa fille fit événement, non-seulement pour MM. de Saint-Maugon, mais pour tout le reste de l’assistance. M. de Montméril, en effet, doyen des présidents à mortier du parlement breton, était fortement soupçonné de mauvais vouloir à l’encontre du gouvernement de Sa Majesté. Il fomentait, au sein des états, cette opposition hardie, et jusqu’alors victorieuse, qui repoussait l’intendant royal de l’impôt, et prétendait conserver à la province le droit d’administrer elle-même ses revenus. Hors des états, son rôle n’était pas moins actif, mais devenait, disait-on, plus coupable. Beaucoup affirmaient qu’il n’était point étranger à cette révolte partielle, peu offensive, mais obstinée, des paysans de la haute Bretagne, qui ne demandaient rien moins que l’annulation du pacte d’union consenti par la duchesse Anne, malgré son peuple. Madame de Sévigné, dans ses lettres, traite fort sévèrement cette insurrection ; les historiens la citent à peine pour mémoire, et ne se donnent point souci de discuter la légitimité de ses motifs. Ceci ne nous doit pas surprendre, attendu que les insurgés furent vaincus.
Mais l’Irlande aussi peut être vaincue. À Dieu ne plaise qu’il nous vienne à l’esprit une comparaison injurieuse pour la France ! La France fit de chaque Breton un Français, tandis que l’Angleterre, ce gigantesque comptoir qui spécule sur tout, sur le sang et sur les sueurs, ne prit l’Irlande que pour la pressurer. Néanmoins la Bretagne était un peuple, et l’on doit concevoir qu’il se puisse trouver parmi un peuple des esprits pour ne vouloir point comprendre qu’une femme ait le droit de capitaliser leur nationalité, afin de l’apporter en dot à l’étranger. Ces esprits ont tort dans tel cas donné ; leur révolte est peut-être condamnable ; mais, de toutes les révoltes, n’est-ce point celle-là qui se peut le plus naturellement excuser ?
Quoi qu’il en soit, quand la Bretagne s’insurge, ce n’est pas pour un jour, d’ordinaire, et ce n’est jamais tout à fait en vain. La révolte dont nous parlons, soutenue en quelque sorte par la résistance des états aux volontés souveraines de Louis XIV, fut souvent redoutable, et empêcha plus d’une fois de dormir les ministres du grand roi. En 1683, elle avait subi une recrudescence soudaine, et quelques jours avant le bal du marquis de Poulpry, on avait vu, aux portes mêmes de Rennes, une manière de bataille. Les paysans s’étaient retirés laissant une centaine de prisonniers aux gens du roi ; mais ils avaient promis de revenir, et Dieu sait qu’ils tenaient toujours les promesses de ce genre. Les captifs avaient été enfermés à l’ancien château ducal de la Tour-le-Bât, où l’on faisait bonne garde aux portes de la ville.
On doit penser que, dans ces circonstances extrêmes, il y avait, de la part de M. de Montméril, suspect de connivence avec les insurgés, une téméraire audace à venir braver jusqu’en son hôtel le représentant de l’autorité royale. Aussi son nom, prononcé, provoqua dans l’assemblée un chuchotement général et d’augure équivoque. Tous les yeux se fixèrent à la fois sur lui. C’était un vieillard de haute taille, à la physionomie sévère et dont le caractère principal indiquait une inflexible détermination. Il ne parut point prendre garde à l’émotion de la foule, et s’avança d’un pas lent et grave vers le marquis de Poulpry, qu’il salua avec une froide courtoisie. Cela fait, sans gêne aucune et sans affectation, il se mêla aux groupes des invités.
Quant à mademoiselle de Montméril, elle fit aussi sensation ; mais non point de la même manière. Sa vue mit dans le cœur des femmes le dépit et l’envie ; au cœur des hommes elle fit naître, comme toujours et partout dès qu’elle se présentait, une admiration sans bornes. Bertrand et Roger avaient raison tous les deux : c’était bien la plus belle !
Elle avait dix-huit ans : sa taille haute et flexible gardait de la fierté dans sa grâce ; elle marchait de ce pas correct et majestueusement naturel que ne peuvent point imiter les comédiennes affublées d’un rôle de vierge noble. Son front pur s’encadrait de boucles blondes qui ondulaient, élastiques et molles, jusqu’à la naissance de ses épaules, chastement voilées. Son œil, d’un bleu obscur, pensait et parlait ; sa bouche sérieuse savait sourire, et l’ovale exquis de son visage semblait emprunté aux tableaux de ces peintres d’Italie qui voyaient Marie et les anges dans les saintes extases de leur génie. Tout était beau dans cette belle fille ; son nom même lui était une parure ; elle s’appelait Reine.
Roger l’avait vue à Nantes, où M. de Montméril avait fait un voyage au commencement de l’hiver, pour s’entendre avec les mécontents de Clisson. Le cadet de Saint-Maugon, jeune, ignorant la vie, fougueux et faible à la fois, fut pris d’une de ces passions subites et accablantes qui croissent seulement au cœur des adolescents. Il aima Reine ardemment et sans mesure ; cet amour fut plus fort que sa timidité, il balbutia des mots de tendresse, et ne fut point repoussé.
Qui pourrait dire où s’arrête la légèreté, où commence la coquetterie ? Reine écouta Roger. Il était beau, et puis il aimait tant ! Mais lorsque Reine quitta Nantes pour revenir avec son père en la capitale de la Bretagne, ce fut sans douleur bien amère et sans regrets fort cuisants.
Tandis que Roger se morfondait en pensant à elle, Mlle de Montméril n’était pas cependant, il faut le dire, sans songer un peu à lui. Voici comment : elle avait trouvé à Rennes Bertrand de Saint-Maugon, lequel ressemblait à son frère comme une bonne épée de combat ressemble à une rapière de parade. Ce fut en comparant que Reine se souvint. Or la comparaison n’était point à l’avantage du pauvre Roger. Bertrand Mauguer de Saint-Maugon, baron de Keruau, capitaine au régiment de la couronne, était chef d’armes, et succédait aux biens considérables de Mauguer ; Roger n’avait, lui, que son épaulette d’enseigne.
Cette différence importait assez peu à Mlle de Montméril, mais elle avait un père, et nous en devons tenir compte. À part cela, d’ailleurs, Bertrand, vaillant soldat et cavalier accompli, ne le cédait en rien à son frère par les avantages extérieurs ; pour les choses de l’intelligence et de l’âme, il était évidemment son maître. Reine vit cela. Qui sait ? le pauvre Roger avait frayé peut-être la voie qui conduisait au cœur de sa maîtresse. Le chemin frayé, ce fut Bertrand qui passa. Reine crut voir en lui sans doute un autre Roger plus parfait et plus digne.
Mlle de Montméril était une de ces femmes qui accaparent les regards et monopolisent les hommages. Bertrand, au contraire de Roger, prétendit résister à l’attrait qui l’entraînait vers elle. Il se savait fort ; il se confiait en lui-même, mais sa force le trahit. Et comme il avait résisté davantage, l’amour entra plus profondément dans son âme. Ce fut une passion en quelque sorte réfléchie, où il y avait de la tristesse, mais de l’extase. Bertrand mit en Reine tous ses espoirs de bonheurs. Il l’aima comme savent aimer les natures d’élite, avec une tendresse de père, un culte de servant et un dévouement d’ami.
Nous l’avons dit, et le mot est à peine assez énergique : ce fut pour les deux frères un coup de foudre lorsqu’ils se virent rivaux. Roger fut frappé au cœur ; un monde de pensées navrantes fit irruption dans son cerveau ; il était jeune : il fléchit sous le poids de cette fatalité écrasante, inattendue ; l’angoisse de Bertrand fut plus mortelle encore, mais il soutint le choc. Les gens comme lui ne tombent qu’une fois ; c’est pour mourir.
Son frère était là, près de lui, renversé sur un siége, pâle, sans mouvement. À quelques pas, Mlle de Montméril, entourée d’un triple rang d’admirateurs, jetait au hasard ses sourires que l’on se disputait au passage. Son regard croisa celui de Bertrand, et tout aussitôt son sourire changea ; elle y mit des paroles, et le triple cercle tressaillit d’envie. Bertrand posa la main sur son cœur qui battait à soulever son uniforme ; puis, au lieu d’obéir au sourire qui était un appel, il salua gravement et se dirigea vers la porte.
Il était fils d’Adam. Avant de passer le seuil il se retourna. Le regard de Reine, perçant la foule, arriva jusqu’à lui et l’interrogea timidement.
– Ayez pitié, mon Dieu ! murmura Bertrand qui fit un pas vers la jeune fille.
Mais son œil tomba sur le front pâli de Roger. Il refoula toute égoïste pensée, et souleva brusquement la portière derrière laquelle il disparut.
– Qu’a donc ce soir M. le baron de Keruau ? demanda le jeune M. de Kercornbrec en précipitant les véloces roulades du grasseyement de Quimper.
– Le bonheur le rend fou, répondit un cadet de Trégaz avec l’accent chromatique du pays nantais.
– Le fait est, s’écria M. de Châteautruhel, un gros homme rose et blanc, qui nasillait comme c’est le devoir et le droit de tout habitant de Rennes, – le fait est que le petit baron est un fortuné mortel !
Les gens de Vitré, de Vannes, de Saint-Brieuc et de Saint-Malo firent tour à tour leurs réflexions : à Vitré, l’on clapote ; à Vannes, les mots passent des deux côtés des langues épaisses ; à Saint-Brieuc, la voix se dandine lentement sur d’incroyables cadences ; à Saint-Malo… Mais, à tout prendre, où parle-t-on comme il faut ? Le véritable accent français est-il ce cahoteux et bruyant roulement à l’aide duquel s’étourdissent réciproquement les riverains de la Garonne ? Est-ce plutôt le débonnaire gloussement du Picard ? la traînante chanson du Normand ? le grêle et glapissant fausset du Parisien ? ou le choli bârler des pons hâpitants de l’Alsace ?
Reine n’écoutait point ces questions et ces réponses qui se croisaient autour d’elle. C’était, pour son oreille, un bourdonnement dépourvu de signification. Son regard restait fixé sur la porte par où venait de sortir Bertrand.
– Ne m’aime-t-il donc plus ! murmura-t-elle.
Reine fut bien triste pendant une grande demi-heure. Puis elle fut saisie par la fièvre du bal. Sa tête tourna au vent de ces frivoles pensées qui sont dans les notes joyeuses de l’orchestre, dans l’éblouissant éclat des girandoles, dans l’atmosphère de la fête, toute saturée de parfums. Elle dansa : ses rivales furent écrasées sous le poids de son triomphe ; son triomphe l’étourdit et l’exalta.
Soyons cléments. D’honnêtes cœurs, des hommes graves ont oublié parfois de sérieuses douleurs au milieu d’un succès de tribune ou d’académie ; nul ne résiste au prestige de l’ovation ; nous ne pouvons exiger que l’âme d’une jeune fille ait cette mémoire précise, tenace, imperturbable, que possède tout seul ici-bas l’estomac d’un député des centres.
Lorsque Roger parvint à secouer enfin l’affaissement physique et moral qui s’était emparé de lui, ses idées se prirent à rouler confusément dans son esprit, comme il arrive si l’on est éveillé en sursaut après un pesant sommeil. Il jeta autour de lui son regard étonné.
– Il s’est passé quelque chose ! murmura-t-il enfin avec frayeur, comme s’il eût craint maintenant de renouer le fil brisé de ses souvenirs.
C’était entre deux menuets. Des couples passaient et repassaient. Entre mille voix Roger reconnut la voix lointaine de Mlle de Montméril. Cette voix, entendue, précipita le mouvement de son sang. La mémoire des faits récents envahit son cœur avec violence.
– Il l’aime ! pensa-t-il ; Bertrand ! mon frère… C’est mon frère qui me prend tout mon bonheur !
Sa tête brûlait.
– Mon frère ! répéta-t-il avec amertume et colère ; – n’avait-il pas assez de tout ce que le hasard lui avait donné à mon préjudice ?… Titres, fortune… De par Dieu ! nous sommes égaux devant cette femme ! Et je la lui disputerai, fallût-il… !
Il s’arrêta. De grosses gouttes de sueur coulaient de son front sur sa joue. Son visage décomposé annonçait le paroxysme d’une effrayante exaltation. Seul, dans un angle obscur de la galerie, abrité par l’ombre d’une colonne, il semblait un mauvais génie, égaré au milieu des splendides joies de cette fête.
À ce moment, Mlle de Montméril, appuyée sur le bras d’un brillant cavalier, montra son radieux sourire au bout de la galerie. Roger l’aperçut. Cette vue, au lieu d’attiser sa colère, mit une larme de repentir dans ses yeux.
– Peut-on ne la point aimer ! se dit-il ; – pauvre frère !
Tandis que Reine passait, Roger, le cou tendu, l’œil grand ouvert, la couvrait de son regard fixe. Quand elle eut disparu à l’angle de la galerie, Roger se leva et fit quelques pas en chancelant. Il voulait chercher son frère, lui parler, l’interroger, savoir…
Son frère n’était plus au bal, mais, en le cherchant, il se trouva bientôt face à face avec Reine qui le reconnut, rougit, et ne parut point prendre souci de cacher son émotion. Roger l’aborda. Reine était parfaitement remise de cette attaque de mélancolie qui l’avait prise au commencement de la nuit. Il lui restait seulement un peu de rancune contre Bertrand, ce qui, naturellement, fut tout profit pour Roger. Mademoiselle de Montméril voulut bien se souvenir, en effet, des belles fêtes de Nantes et des longs entretiens qu’elle avait eus avec le cadet de Saint-Maugon. Celui-ci était transporté. Il se croyait aimé. Il en venait parfois à plaindre son frère dont Reine, pour cause, ne disait pas un mot. Elle n’avait garde. Le charmant abandon qu’elle montrait à Roger était peut-être une petite vengeance à l’adresse de Bertrand. Parler de ce dernier, c’eût été montrer son dépit ; – or, fi donc !