Kitabı oku: «Les Contes de nos pères», sayfa 9
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Il y avait des guirlandes de fleurs aux vénérables lambris du château de Saint-Maugon. L’or de l’écusson de Mauguer scintillait aux feux de mille flambeaux. La musique inondait les hautes salles où se pressait une noble foule. – C’était dix-huit mois après les événements que nous venons de raconter.
– Ma foi de Dieu ! disait le jeune M. de Kercornbrec, natif de Quimper, – M. le baron de Keruau peut se vanter d’avoir la plus belle femme de la Bretagne.
– C’est-à-dire la plus belle femme du monde ! solfia avec une excellente méthode le cadet de Trégaz, Nantais fort éloquent.
– C’est tout un ! nasilla le Rennais Châteautruhel.
Les gens de Vitré, de Saint-Brieuc, de Vannes et de Saint-Malo firent à ce sujet des observations analogues et qui ne méritent point d’être rapportées. Après quoi M. de Kercornbrec reprit, en grasseyant de la façon la plus remarquable :
– Ce pauvre baron l’échappa belle, s’il vous en souvient, messieurs, il y a un an ou dix-huit mois. Si ces damnés paysans de Louvigné n’avaient pas rendu la liberté au colonel de Gadagne, l’aîné de Saint-Maugon se laissait condamner au lieu et place de son frère, ce qui eût été, ma foi de Dieu ! grand dommage.
– Le fait est que Gilbert de Gadagne revint fort à propos… c’était lui qui avait assigné le poste au petit Roger de Saint-Maugon. Son témoignage sauva le pauvre baron.
Un valet passait en ce moment avec un plateau chargé de vins choisis. M. de Châteautruhel choisit cette occasion pour parler du nez.
– Je propose, dit-il, de boire à la santé des nouveaux époux.
Cette motion fut acceptée avec enthousiasme.
– Et Roger ? demanda Trégaz, – s’il vous plaît, qu’est-il devenu ?
– Il était amoureux fou de Mlle de Montméril, qui est depuis hier Mme la baronne de Kéruau. Mais la belle Reine ne l’aimait point. Quand le témoignage de M. de Gadagne eut mis la vérité en lumière, Roger, qui se cachait à Montméril, prit la fuite.
– C’était un pauvre cœur.
– Tout beau, messieurs, interrompit Châteautruhel ; il est mort comme il faut, en Breton et en gentilhomme… Il est mort devant la ville africaine d’Alger, en combattant pour le roi.
– Donc, que Dieu ait son âme ! dit le reste du groupe.
Un étranger était entré dans la salle. Son feutre rabattu cachait son visage. Il portait la double épaulette de capitaine. En entendant l’oraison funèbre de Roger il se prit à sourire.
Pendant cela, Bertrand de Saint-Maugon, assis auprès de Reine, sa femme, se recueillait en son bonheur, au milieu de toute cette joie bruyante ; mais son bonheur n’était point sans mélange.
– Vous semblez triste, Bertrand, dit Reine avec tendresse.
– Je suis heureux, répondit l’aîné de Saint-Maugon, bien heureux, car vous êtes à moi, et je vous aime… Mais notre père mourant l’avait mis à ma garde. Il était mon frère et mon fils… Pauvre Roger !
– Pauvre Roger ! répéta Reine.
– Mon frère ! mon noble frère ! dit une voix émue à leurs côtés.
Puis Bertrand se sentit prendre à bras-le-corps, et une bouche s’appuya passionnément contre son front.
Le feutre de l’étranger tomba et laissa voir les traits de Roger, brûlés par le soleil des côtes africaines. Bertrand poussa un cri de joie.
– De par Dieu ! murmura le jeune M. de Kercornbrec, il paraîtrait qu’il n’est pas mort !… Il a gagné une épaulette, voilà tout.
– J’ai voulu voir votre bonheur, dit Roger ; demain, je repars pour l’armée.
– Quoi ! sitôt ? demanda Reine.
– Madame ma sœur, répondit le jeune homme en baissant les yeux et avec un léger trouble dans la voix, – il faut la gloire pour effacer la honte.
– Dieu est bon ! murmurait Bertrand, plongé dans une sorte d’extase. – Reine, Roger… tout ce que j’aime !…
Sa voix fut couverte par le nez de M. de Châteautruhel, qui proposait de boire au retour du cadet de Saint-Maugon, ce à quoi obtempérèrent, avec satisfaction, MM. de Kercornbrec et de Trégaz, ainsi que les gens de Vitré, de Saint-Brieuc, de Vannes et de Saint-Malo.
LA MORT DE CÉSAR
Afin que le lecteur n’aille point se fourvoyer, nous dirons tout de suite que notre héros, à part son trépas malheureux, n’a rien de commun avec le vainqueur de Pharsale. Le César dont nous allons chanter la fin précoce était, en son vivant, une honnête créature dépourvue d’ambition, et qui n’eût certes point pleuré de jalousie en voyant la statue d’Alexandre de Macédoine. Il menait une existence pure et tranquille, accomplissant soigneusement les modestes devoirs qui lui étaient confiés, et pratiquant dans le silence toutes les vertus compatibles avec sa position sociale.
De père en fils, les ancêtres de César avaient fidèlement servi la noble maison de Bazouge-Kerhoat, dont les aînés tenaient état de prince, et passaient, avec Rieux et Rohan, pour les plus hauts seigneurs de la province de Bretagne. César faisait comme ses aïeux ; il était aimant, dévoué, fidèle.
Il eût été réellement fort difficile de trouver un plus beau chien que César, – car César était un chien. Sans cette circonstance, nous prenons sur nous d’affirmer que ses éminentes qualités l’auraient fait connaître dès longtemps au monde, et qu’il n’aurait point eu besoin de nous pour écrire tardivement sa biographie. Son portrait en pied, qui orne le salon à manger du château de Kerhoat, atteste qu’il était de haute stature, portait fièrement sa tête carrée, et ramassait comme il faut son torse robuste pour résister prudemment ou bondir à l’attaque avec une héroïque intrépidité. Son poil était blanc, tigré de marques châtain foncé. Bien que son museau fût court comme celui d’un dogue, il avait de belles et longues oreilles ; les soies de ses reins, molles et légèrement bouclées, donnaient une apparence de richesse à sa fourrure. En somme, il y avait en lui du chien-loup, du dogue et de l’épagneul. Nous ne sommes point assez spécialement versés dans la physiologie canine, pour dire au juste de quel croisement de races ce noble et fort animal pouvait être le produit.
En l’automne de l’année 1793, César avait trois ans. Son cou tigré ne portait point le lourd collier de cuir, hérissé de pointes de fer. Un simple anneau de cuivre, luisant comme de l’or fin, et poinçonné aux armes de Bazouge, se cachait à demi sous ses longs poils soyeux. À cet anneau pendait une petite plaque où se voyait un chiffre délicatement gravé et formé des initiales H. B. Cette plaque indiquait que César appartenait à Mlle Henriette de Bazouge.
À cette époque, le château de Kerhoat n’avait plus cet aspect de vie et de bien-être qui réjouissait naguère ses hôtes, au bon temps où M. de Bazouge tenait table ouverte tant que durait la session des états de Bretagne. Situé à trois lieues de Rennes, sur la lisière de la forêt du même nom, le riche manoir servait alors de maison de plaisance à messieurs de la noblesse. C’était fête perpétuelle. Les remises, si vastes qu’elles fussent, ne pouvaient suffire à la foule des carrosses. Il fallait être duc ou ami du châtelain pour avoir place en l’écurie pour son attelage. Le soir, les vastes salons s’illuminaient ; les mille cristaux des girandoles envoyaient des faisceaux d’éblouissants rayons aux sculptures des lambris, à la sombre dorure des portraits de famille, aux émaux savamment éprouvés des écussons. Puis venait le splendide souper, égayé par les récits de quelque petit chevalier, qui avait été jusqu’à Paris où se passaient de fort singulières choses. Les dames s’étonnaient et ne voulaient point croire qu’il y eût au monde une femme aussi belle que la reine, et un homme aussi laid que M. de Mirabeau. Après le souper, le bal, le bal antérévolutionnaire, avec sa danse grave, digne, gracieuse, galante ; danse où pouvaient figurer les princesses, – danse naïve, mais hautaine, et qui rappelait, par son royal caractère, les nobles mœurs des jours chevaleresques.
Mais les lustres étaient éteints maintenant. Il n’y avait plus dans les longues galeries ni cavaliers empressés, balayant le sol du blanc panache de leur feutre, ni belles dames, ni velours, ni diamants, ni fleurs. Les bruits de fête se taisaient ; les splendeurs s’étaient voilées, et si quelque clarté venait, durant les nuits silencieuses, effleurer dans leurs cadres brunis les sévères visages des seigneurs de Kerhoat, c’était un pâle rayon de lune, qui glissait, fugitif et triste, entre les franges poudreuses des épais rideaux des fenêtres.
C’était toujours le même château, dressant superbement ses quatre hautes tours qui gardaient, comme autant de vigilantes sentinelles, les symétriques constructions du corps de logis. Il y avait toujours, d’un côté de la cour, les immenses écuries ; de l’autre, les communs. – Mais les communs étaient déserts, et deux chevaux grelottaient seuls dans la vaste solitude de l’écurie.
Un mauvais ange avait plané au-dessus de Kerhoat, secouant son aile sur ses joies, et mettant à néant du même coup sa splendeur et sa puissance.
Depuis deux ans, le chef actuel de la maison de Bazouge, vieillard octogénaire, avait perdu ses quatre fils aînés : deux à l’armée de Condé, deux sur l’échafaud. Le cinquième combattait en Vendée. M. de Bazouge habitait seul son château de Kerhoat avec Henriette, sa petite-fille. Jusqu’alors, son grand âge et la vénération de ses anciens vassaux avaient suffi à le protéger.
Les paysans de Noyal-sur-Vilaine et les sabotiers de la forêt se découvraient encore sur son passage, lorsque, à de rares intervalles, il parcourait, appuyé sur le bras d’Henriette, les campagnes qui avaient été son domaine. Quelques-uns même lui disaient bien bas : – Dieu vous bénisse, notre monsieur ! Les femmes, toujours plus courageuses, ne se cachaient point pour saluer Henriette d’un cordial : – Bien le bonjour, notre demoiselle ! Mais là s’arrêtaient les marques de respect ou de sympathie. On n’était qu’à trois lieues de Rennes, cité de 25,000 âmes, qui jouissait de cinq guillotines, et il n’était besoin que d’un pareil voisinage pour enseigner la prudence aux plus étourdis.
M. de Bazouge s’était défait de sa meute comme de ses chevaux et de ses valets. Il n’y avait plus au château, outre le jardinier, qu’un brave serviteur nommé Lapierre, deux chevaux de selle, et César, qu’on avait conservé à l’instante prière d’Henriette.
Celle-ci était une jolie enfant de treize ans, dont le doux visage empruntait aux malheurs qui avaient accablé sa race, une expression de mélancolie. Elle environnait son aïeul de soins attentifs et respectueux. Le matin, quand M. de Bazouge s’éveillait, la première figure qu’il voyait était celle d’Henriette. Elle lui faisait la lecture pour le distraire, et quand de bien tristes pensées amenaient un nuage plus sombre au front du vieillard, Henriette se mettait à genoux devant lui et chantait. M. de Bazouge écoutait : l’amertume de son cœur se dissipait peu à peu au son de cette pieuse voix, comme la gelée matinale se fond à la tiède chaleur du soleil des premiers jours de printemps. Il posait ses deux mains sur le front d’Henriette, et lissait d’un geste distrait les brillants bandeaux de ses cheveux blonds.
Puis le pauvre vieillard se prenait à sourire, et son regard, levé vers le ciel, remerciait Dieu pour cette suprême consolation, accordée au soir de sa vie.
D’autres fois, l’aïeul et sa petite-fille se mettaient à genoux, côte à côte, sur un beau prie-Dieu d’ébène. L’aïeul priait pour ses quatre fils, martyrs de la plus sainte des causes, et pour le cinquième, qui attendait le même martyre. L’enfant priait pour son père. Et quand cet homme, qui avait donné sa famille entière à Dieu et au roi, avait fini de louer Dieu, il criait : Vive le roi ! – et la faible voix de la jeune fille répétait ce cri loyal, héroïque mot d’ordre que murmurait peut-être en ce moment la bouche mourante du dernier Bazouge, sur quelque champ de bataille vendéen.
Pendant cela, César était couché dans un coin du salon ; ses yeux gris, à reflets de feu, se fixaient amoureusement sur sa jeune maîtresse. Quand le regard d’Henriette tombait sur lui par hasard, il se levait à demi, tendait ses deux pattes de devant et humait joyeusement l’air. Il ne la perdait jamais de vue tant que durait le jour ; la nuit, il se couchait en travers de sa porte, comme faisaient les gentilshommes de la chambre des anciens rois de Portugal.
Dès qu’Henriette mettait le pied dehors, César tournait en bondissant autour d’elle. Il courait follement le long des grandes allées du jardin, enjambait les plates-bandes, et revenait mettre son museau dans le sable au pied de sa suzeraine. César aimait bien M. de Bazouge, mais nous ne trouvons pas de mot qui puisse peindre convenablement son attachement pour Henriette. Sur un geste d’elle, il eût abandonné un os à ronger, il aurait peut-être, sur son ordre, signé un traité de paix avec certain matou retranché dans les combles du château, et contre lequel il entretenait une vendetta héréditaire.
Il y avait au bout de l’ancien parc de Kerhoat un petit ermitage où, par hasard, une croix était restée debout. Henriette dirigeait volontiers sa promenade vers ce but, tandis que son aïeul faisait la sieste ou lisait. L’office le plus important de César était d’escorter la jeune fille dans ces excursions. Dès qu’il la voyait tourner la clef du jardin pour entrer dans le parc, sa contenance changeait. Il modérait subitement son allure et prenait un maintien fort grave, comme s’il eût senti l’importance de la responsabilité qui pesait sur lui. En vérité, sa protection en valait, pour le moins, une autre ; il avait le jarret ferme, l’œil perçant, et des dents à mettre en déroute une escouade de loups. Malheureusement les animaux féroces qui infestaient alors la France étaient beaucoup plus nombreux et plus méchants surtout que les loups.
Un jour Lapierre, l’unique serviteur du château, revint de Noyal, l’effroi peint sur le visage. On disait que les autorités de Rennes étaient lasses de laisser si près d’elles, en paix et en vie, un vieux ci-devant qui avait eu plus de titres à lui seul que la moitié des états ensemble. En conséquence, la gendarmerie, escortée par un délégué du district, devait faire sous peu une descente au château de Kerhoat. M. de Bazouge reçut cette nouvelle en vieux soldat et en chrétien ; mais, en regardant Henriette, son œil se remplit subitement de larmes. Elle était si jeune, si belle et si bonne ! Au jour de sa naissance, un si riant avenir s’ouvrait devant elle ! Autour de son berceau, la famille avait rêvé sans doute quelque brillante et noble alliance. Hélas ! il n’y avait plus de famille. Le vieillard restait seul pour voir l’hymen de l’enfant, lugubre fête qui devait se passer en place publique et sous le soleil, avec l’échafaud pour autel, et pour prêtre le bourreau.
– Que la volonté de Dieu soit faite ! dit M. de Bazouge en essuyant furtivement sa joue ; et vive le roi !
– Vive le roi ! répéta Henriette.
– Vive le roi ! prononça lentement une troisième voix forte et grave.
César sauta joyeusement vers le nouvel arrivant. C’était un homme de grande taille, dont la figure disparaissait sous les larges bords d’un feutre à cocarde blanche. Un vaste manteau drapé autour de sa taille cachait le reste de son costume. Il s’était arrêté sur le seuil.
– Qui êtes-vous ? demanda le vieillard.
Le nouveau venu fit une caresse à César comme pour le remercier de son bon accueil, jeta son manteau sur un siége et se découvrit.
– Mon père ! Mon fils ! crièrent en même temps Henriette et M. de Bazouge.
Et l’étranger les pressa tour à tour sur son cœur en répétant :
– Mon père ! Ma fille !
C’était le dernier héritier mâle de Bazouge de Kerhoat, Henri, vicomte de Plenars. Il arrivait des environs de Beaupréau, où il avait laissé la division qu’il commandait dans l’armée catholique et royale. Ses bottes étaient blanches de poussière et ses éperons sanglants. Quand sa première joie fut calmée, le vieillard devint silencieux. Pendant que le vicomte embrassait sa fille avec passion et semblait ne point pouvoir se rassasier de sa vue, M. de Bazouge réfléchissait.
– Henri, dit-il enfin, que dois-je penser de ce retour ? La guerre est-elle finie ? N’y a-t-il plus en France un coin de terre où se puisse planter notre drapeau ?
Le vicomte fit trêve à ses caresses et montra sa cocarde blanche.
– Monsieur, répondit-il en secouant la poussière de ses bottes de voyage, – mes frères sont morts comme il appartenait à vos fils de mourir. Quand le drapeau blanc tombera, vous ne verrez point de sang à mes éperons, mais à mon épée. Je tiens à honneur d’imiter messieurs mes frères… Ne craignez rien. Vous n’aurez point la honte d’entendre dire jamais que la guerre est finie tant que battra le cœur du dernier de vos fils.
M. de Bazouge prit la main du vicomte et la serra fortement.
– Ah ! si je pouvais !… murmura-t-il avec angoisse.
– Il y aurait un héroïque soldat de plus dans l’armée de Sa Majesté, interrompit le vicomte ; mais la pauvre Henriette serait seule au monde… Qu’elle est belle, monsieur, et comme elle ressemble à sa mère !
Ce souvenir amena une larme dans les yeux de M. de Bazouge, et mit un nuage de rêveuse tristesse sur le front hautain du vicomte ; mais, secouant bientôt cette préoccupation, il prit à part son père et lui expliqua les motifs de son voyage. Les mesures de rigueur sévissaient de plus en plus par toute la France. Il avait profité d’un moment de répit et s’était mis en route le lendemain d’une victoire, pour déterminer son père à fuir en Angleterre.
– Je vous le demande, non point pour vous, monsieur, ajouta-t-il, mais pour cette pauvre enfant qui est notre seule joie et notre seul espoir… Refuserez-vous de lui sauver la vie ?
M. de Bazouge rejeta d’abord bien loin toute idée de fuite. Trop vieux pour combattre, il voulait du moins braver le danger dans le manoir de ses pères, mais le vicomte fut éloquent. La vue d’Henriette, qui souriait de loin et semblait implorer la permission de s’approcher, fit le reste.
– Viens, ma fille, viens, dit le vieillard attendri ; je tournerai le dos une fois en ma vie, mais tu vivras, et Dieu te donnera des jours meilleurs.
Toutes les mesures du vicomte étaient prises à l’avance. Il avait envoyé des gens sûrs à Granville pour préparer les moyens de passage, et sa suite, composée de six braves serviteurs, l’attendait sur la lisière de la forêt, prête à servir d’escorte aux fugitifs. Il fut résolu qu’on quitterait le château à la nuit. Et le vicomte, pour ne point éveiller les soupçons, rejoignit sa petite troupe qui se tenait cachée dans la maison abandonnée d’un garde. Lapierre fut chargé de mettre en état l’une des voitures qui gisaient, inutiles depuis longtemps, sous la remise, et de préparer les chevaux.
Si courageuse qu’on soit, à l’âge d’Henriette on n’envisage point la mort sans frémir. Quand elle sut le danger qui l’avait menacée et le salut qu’on lui apportait, elle se sentit joyeuse. Ce ne fut point pourtant sans une secrète douleur qu’elle se vit sur le point de dire adieu au vieux manoir où s’était passée son enfance. Elle allait çà et là, par tout le château, suivie de César qui semblait comprendre ses regrets et sa joie, elle allait donnant un triste regard à chaque chose, et contemplant, pour la dernière fois peut-être, ces vastes salles où les dorures scintillaient encore sous leur poudreux linceul, ces longues et hautes galeries au pavé de marbre, ces larges escaliers qu’embaumaient autrefois une double rangée de caissons de fleurs. Puis elle descendait au jardin et cueillait un bouquet, afin de garder bien longtemps sur la terre d’exil des roses de Kerhoat, en souvenir de la patrie. – À cette heure de la séparation, tout prenait autour d’elle un aspect aimable. Le vieux château lui apparaissait plus vénérable et plus fier ; les parterres dessinaient plus coquettement leurs symétriques arabesques ; les massifs de grands chênes secouaient plus doucement leurs feuillages inclinés ; les rosiers effeuillaient leurs fleurs, afin d’envoyer de plus pénétrants parfums. Rien, en ce monde, n’est plus séduisant que le bien qu’on va perdre, – si ce n’est peut-être le bien qu’on a perdu.
Henriette voulut s’agenouiller encore une fois dans l’ermitage où la conduisait naguère sa promenade quotidienne. Elle traversa le parc, sous l’escorte de César, et vint s’arrêter au pied de la croix. Cette croix était située sur une sorte de tertre, et dominait la campagne. Après avoir prié, Henriette s’assit et donna son esprit à la rêverie. César, couché à ses genoux, avait pelotonné son corps ; ses yeux se fermaient nonchalamment pour éviter un rayon de soleil couchant, qui, passant à travers les feuilles, se jouait dans les cils rougeâtres de sa paupière. Il semblait sommeiller à demi.
Tout à coup il se leva et poussa un sourd aboiement. La tête haute, le jarret tendu, il braquait son œil grand ouvert dans la direction de Noyal. Henriette suivit ce regard et devint pâle. Sur la route de Noyal, quatre cavaliers s’avançaient. Henriette avait reconnu l’uniforme redouté des soldats de la république.
Elle se dressa sur ses jambes tremblantes, et prit à toute course le chemin du château. César s’arrêta un instant sur le tertre pour lancer un aboiement menaçant, auquel répondit la voix lointaine d’un fort limier qui suivait les soldats, tenu en laisse par l’un d’entre eux.
À Kerhoat, comme dans presque tous les anciens châteaux, il y avait de sûres et impénétrables cachettes. Henriette devança les soldats d’un quart d’heure, ce qui lui donna le temps de vaincre les scrupules de son aïeul. Le vieillard consentit enfin à se mettre à couvert dans une chambre secrète, après avoir toutefois ceint son épée de bataille et passé à son cou le cordon des ordres du roi, pour le cas où l’on viendrait à découvrir sa retraite. Ces fiers débris de la gloire française n’aimaient point à mourir en négligé.
César se coucha en travers de la cachette.
Quelques minutes après, trois soldats et un délégué du district de Rennes se présentèrent à la porte du château. Lapierre, qui n’était point averti, ouvrit, et fut immédiatement fait prisonnier.
– Où est ton maître ? demanda le délégué.
– À Guernesey, répondit sans hésiter le fidèle serviteur.
Les trois défenseurs de la patrie et leur acolyte firent quatre fort laides grimaces ; mais ils aperçurent la voiture de voyage dans un coin de la cour.
– Misérable traître ! dit le délégué ; tu as menti à la république… Pied à terre, citoyens ! attachez-moi ce drôle, et commençons la visite du repaire.
On attacha Lapierre à un anneau de fer, devant l’écurie. Cela fait, le délégué ôta la laisse à son limier.
– Pille, Rustaud, pille ! dit-il.
Le limier, dressé dès longtemps à la chasse humaine, se précipita dans le grand escalier, remplissant le château de ses aboiements. Les soldats et leur chef le suivirent.
Pendant ce temps, Lapierre faisait de son mieux pour rompre ses liens, mais les soldats l’avaient garrotté en conscience, et le pauvre garçon avançait bien lentement dans sa besogne.
– Si j’étais libre ! se disait-il, j’irais chercher monsieur le vicomte, et, dans un quart d’heure, ces sans-culottes verraient beau jeu.
Mais il n’était pas libre.
Les soldats avaient bientôt perdu de vue le limier, qui s’était lancé en hurlant dans les interminables corridors du premier étage. Ils le suivaient seulement, guidés par sa voix, et le délégué l’excitait de loin avec des termes de vénerie, hideusement appropriés à cette abominable chasse.
– Il rencontre, disait-il ; il tient la voie. Le vieux blaireau ne peut nous échapper.
La cachette était située à la hauteur du deuxième étage, et pratiquée dans l’épaisseur de la muraille de l’ancien beffroi. Elle s’ouvrait sur une chambre inhabitée. César était toujours à son poste, couché en travers de la porte. Quand le limier, guidé par son flair exercé, entra dans la chambre, César se dressa silencieusement sur ses quatre pattes. Une seconde après, les deux chiens étaient en présence.
C’étaient deux robustes animaux, pleins d’ardeur, de force et de souplesse. Le limier montra sa double rangée de dents blanches et pointues.
César ne bougea point.
– Taïaut ! Rustaud ! hardi, mon brave ! cria de loin le républicain.
Le limier bondit en avant. César l’évita et le prit à la gorge. Le limier se débattit convulsivement durant une seconde, puis il poussa un rauque hurlement, – puis encore, il se roidit et demeura immobile.
César alors lâcha prise et se recoucha paisiblement à son poste. Le limier était mort.
– Où diable est passé Rustaud ? disait le délégué dans le corridor ; on ne l’entend plus… Hardi, mon bellot ! hardi !
Rustaud n’avait garde de répondre. Le délégué s’impatienta. Pour comble de malheur, par une fenêtre de la galerie, il aperçut Lapierre qui, ayant réussi enfin à détacher ses liens, enfourchait le cheval de l’un des soldats et s’enfuyait au grand galop.
– Ça se gâte ! grommela-t-il.
Désormais les chasseurs marchaient à l’aveugle ; mais, conduits par Rustaud jusqu’à la galerie du second étage, ils ne pouvaient tarder longtemps à découvrir la fameuse chambre. C’est ce qui arriva en effet. Au bout de dix minutes, le délégué se trouva en face du cadavre du limier. Un peu plus loin, dans l’ombre d’une encoignure, il distingua les yeux flamboyants de César.
– Nous y voilà, camarades ! dit-il en se retirant prudemment derrière les soldats. Ce chien monstrueux a assassiné Rustaud, aux mânes duquel je rends la justice de dire qu’il est mort servant la patrie… Sondez ce mur. Le trou du blaireau n’est pas loin.
Les soldats s’avancèrent. César, le corps ramassé, les poils hérissés, aspirait bruyamment l’air. Son ventre touchait le sol. Ses yeux lançaient du feu. Le premier soldat qui voulut sonder le mur fut terrassé comme un enfant, puis César reprit son poste.
– Tirez ! cria le délégué ; immolez ce monstre, défenseurs de la patrie !
Les soldats mirent en joue ; mais, à ce moment, la porte de la cachette roula sur ses gonds, et M. de Bazouge se montra sur le seuil. Il avait tout entendu, et, voyant sa perte désormais certaine, il venait faire tête au danger. En ce moment suprême, sa grande taille s’était fièrement redressée. Son hautain visage, autour duquel voltigeaient quelques mèches de cheveux blancs, brillait d’une résignation sublime. Il portait le costume de lieutenant général, et ce fut l’épée à la main qu’il se présenta devant ses ennemis.
Les soldats se sentirent intimidés, mais le délégué reprit courage.
– Salut, citoyen ! dit-il ; on a besoin de toi là-bas au tribunal… Tu es bien le citoyen Bazouge, n’est-ce pas ?
– Je suis, répondit le vieillard d’un ton grave, Yves de Bazouge-Kerhoat, marquis de Bouëx, comte de Noyal et de Landevey, seigneur de Pléchastel, Kernez et autres lieux, chevalier des ordres du roi, lieutenant général des armées et……
– Assez, citoyen, assez ! Il y en a dix fois de trop pour te faire pendre ! s’écria le délégué en éclatant de rire. – Allons ! donne-nous ta vieille rapière, citoyen marquis.
– Venez la prendre, répondit M. de Bazouge, qui se mit résolument en garde.
Le républicain, alléché par cette facile victoire, dégaina et porta une botte au vieillard qui para faiblement. Henriette, plus morte que vive, s’élança au-devant de lui pour détourner le second coup, mais César se jeta au-devant d’Henriette. Ce fut lui qui reçut l’épée en plein poitrail.
– Pitié ! s’écria la jeune fille en tombant à genoux.
Le délégué répondit par un impitoyable ricanement, et releva son épée sanglante.
– Vive le roi ! dit M. de Bazouge en se remettant en garde.
– Vive le roi ! répéta cette même voix grave et forte que nous avons entendue une fois déjà.
L’épée du républicain, qui s’appuyait déjà sur le cœur du vieillard, retomba. Il se retourna plein d’épouvante. Le vicomte de Plenars, Lapierre et six hommes armés jusqu’aux dents venaient de faire irruption dans la chambre. En un tour de main, les défenseurs de la patrie furent réduits à l’impuissance et jetés dans un coin.
Henriette, riant et pleurant, embrassant son père, baisait les mains de son aïeul et remerciait Dieu.
– En route, maintenant, dit le vicomte.
La voiture de voyage fut attelée à la barbe des républicains. M. de Bazouge y monta le premier. Quand ce fut au tour d’Henriette, elle se sentit retenue par sa robe, et vit à ses pieds César, dont l’œil plaintif et mourant semblait implorer une caresse. César l’avait suivie jusque-là. Depuis le perron, une large traînée de sang marquait la trace de son passage.
Henriette se sentit émue jusqu’au fond du cœur. Elle se baissa et mit sa jolie bouche sur le front sanglant du fidèle animal. César remua joyeusement la queue et fit entendre un grognement de bien-être.
– Il faut le panser, il faut l’emmener ! dit Henriette.
César lui lécha les mains, puis il s’étendit tout de son long, et mourut.
* * *
M. de Bazouge et sa fille gagnèrent heureusement les côtes d’Angleterre. Henriette revint seule en France, après les mauvais jours de la révolution. Elle se souvint de César, et l’image de ce noble animal se voit encore sur l’un des panneaux de la salle à manger de Kerhoat. – Quand un visiteur s’en étonne, le vieux Lapierre s’empresse de saisir l’occasion, et raconte comment César vainquit en combat singulier un limier de la Convention, et fut assassiné par un républicain, à l’instar de son homonyme impérial.