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EXCURSIONS DANS LE DAUPHINÉ,
PAR M. ADOLPHE JOANNE 4.
1850-1880

Le Vercors et le Royannais, distants de dix ou douze kilomètres à peine, ne pouvaient communiquer ensemble que par les montagnes qui les séparaient. Il fallait, parvenu à l'entrée des Grands ou des Petits-Goulets, escalader la montagne de l'Allier, s'élever jusqu'à plus de mille deux cents mètres et redescendre. Le sentier était escarpé, difficile, dangereux même, surtout du côté de Pont-en-Royans, au-dessous du col de Chatelus. On avait dû tailler çà et là des degrés dans les rochers, tant la pente était roide. Chaque année, malgré cette précaution, des mulets tombaient avec leur chargement dans les précipices. L'hiver, les communications devenaient souvent impossibles. Elles étaient en toute saison si lentes, si pénibles, si coûteuses, que le Vercors se dépeuplait; les habitants ne pouvant tirer parti, faute de voies de communication, des richesses naturelles de leur territoire qui se trouvait enfermé de tous côtés entre des montagnes trop difficiles à franchir.

Dès l'année 1829, des ingénieurs avaient conçu le hardi projet d'ouvrir une route de voitures dans ces deux massifs de rochers à travers lesquels la Vernaison avait su se creuser patiemment un passage, dont elle s'était, avec un égoïsme bien digne d'un châtiment exemplaire, réservé la jouissance exclusive. Ces projets, plusieurs fois abandonnés et repris, furent enfin approuvés par l'administration départementale. L'adjudication des travaux eut lieu le 9 septembre 1843, et, en 1851, la Vernaison, justement humiliée, vaincue, punie, vit enfin passer avec elle et au-dessus d'elle, non-seulement des piétons et des mulets, mais des voitures, dans ces deux défilés où elle se riait si orgueilleusement depuis tant de siècles des fatigues et des dépenses qu'occasionnait à la population du Vercors et des Échevis le voyage de Pont-en-Royans. Cette route serait à elle seule une des merveilles du Dauphiné, quand bien même les gorges qu'elle traverse ne mériteraient pas une égale admiration.

Le pont de Pont-en-Royans franchi, on gravit une rue étroite, pittoresque, à l'extrémité supérieure de laquelle on découvre, en se retournant, l'ancienne capitale du Royannais dominée par les ruines de son vieux château. La route redescend alors dans une petite vallée que la Vernaison ravage trop souvent, comme pour donner une dernière preuve de sa force avant de mêler ses eaux à celles de la Bourne. Cette vallée traversée, on en remonte la rive gauche à travers d'agréables vergers, et bientôt on aperçoit en face de soi, au-dessous d'un vaste cirque de montagnes chenues, l'ouverture ou plutôt la sortie des Petits-Goulets qu'on ne tarde pas à atteindre. Le torrent s'élance, en formant une petite cascade, d'une fente étroite entre deux parois de roches calcaires presque perpendiculaires, dont quelques maigres bouquets d'arbustes, venus on ne sait comment sur la pierre, font ressortir les teintes grisâtres. Pour faire passer des voitures dans ce défilé où l'homme n'avait jamais mis le pied, les ingénieurs ont dû employer le pic et la mine, et percer la montagne. Cinq tunnels, longs de soixante-dix mètres, soixante-quinze mètres, vingt-cinq mètres, soixante-quinze mètres et quarante-cinq mètres environ, s'y succèdent à des distances inégales. Dans les intervalles la route est en certains endroits protégée contre les éboulements des parois supérieures par le rocher qui surplombe, taillé en forme de berceau. De ces galeries, on voit, à cent cinquante mètres au-dessous de soi, la Vernaison dont les eaux rapides et écumeuses continuent à creuser leur lit profondément encaissé. Sur la rive opposée se dresse une montagne calcaire, non moins curieuse par ses formes que par sa couleur, et dans laquelle s'ouvre une sorte de grotte naturelle d'une configuration singulière. Au delà du quatrième tunnel on est sorti de la gorge des Petits-Goulets pour entrer dans cette vallée d'Échevis qui, avant le percement de la route actuelle, ne pouvait communiquer que par les montagnes avec les vallées voisines. Ce n'est pas un paradis terrestre assurément; elle est même un peu trop nue; mais, au débouché de ce défilé rocheux, et toujours un peu sombre bien qu'il soit assez large, on revoit déjà avec plaisir le ciel et la verdure. Les premières pentes de la vallée sont couvertes de champs et de vignes, parsemées de mûriers, de châtaigniers et de noyers. On y désirerait plus de gazon et plus d'arbres. Au-dessus des terrains cultivés s'étendent de vastes forêts dominées par des rochers à pic, que couronnent ça et là des bouquets de sapins. L'ensemble est gracieux mais un peu froid.

Après être descendue par une pente douce au bord de la Vernaison, la route traverse ce torrent sur un pont de pierre d'une seule arche, puis monte aux Grands-Goulets le long et au-dessus de la rive droite. La longueur de cette rampe est de cinq mille cinq cents mètres; sa pente moyenne de cinq centimètres par mètre. À quinze minutes du pont se trouvent le presbytère et l'église, entourés de quelques maisons. Les autres habitations de le commune, assez éloignées l'une de l'autre, se cachent sous les arbres à fruits qui les protègent pendant l'été des rayons trop ardents du soleil. Les figues y mûrissent en plein vent et la vigne exposée au midi y produit un vin estimé. En gravissant cette longue rampe, presque toujours tracée en zigzag, on découvre sous tous ses aspects la vallée d'Échevis, dont le calme profond, et l'isolement complet, maintenant plus apparent que réel, font rêver une longue retraite dans ses solitudes les plus boisées avec un petit nombre d'amis préférés.

Quand on a atteint le dernier lacet, à une hauteur de six cents mètres environ au-dessus de la mer, de trois cents mètres au-dessus de la sortie des Petits-Goulets, on commence seulement à apercevoir l'entrée des Grands-Goulets, car la vallée, dans sa partie supérieure, incline légèrement à l'est. Le paysage prend alors un caractère plus grand et plus alpestre. Toute culture a disparu. D'immenses parois de rochers, ici grises, là jaunâtres, dominent la route d'où l'on découvre comme d'une terrasse la Vernaison qui se brise en écume à une grande profondeur contre les blocs de pierre qui interceptent son cours. Sur la rive gauche, de beaux massifs de pierre, aux formes et aux accidents bizarres, se dressent presque à pic au-dessus de bois escarpés. Avant de pénétrer dans la gorge mystérieuse dont on ne voit encore que l'ouverture, il faut traverser un premier tunnel de soixante mètres environ de longueur. Ce souterrain est précédé et suivi de remarquables travaux d'art. Sur ce point, en effet, le rocher surplombait tellement que toute base manquait aux ingénieurs; ils durent donc creuser dans cette paroi,—plus éloignée à son extrémité inférieure qu'à son extrémité supérieure de la paroi qui lui fait face,—des trous profonds destinés à recevoir les barres de fer qui supportent le tablier de la route; espèce de pont latéral ainsi suspendu sur l'abîme. Tout en admirant l'œuvre de la nature, on ne peut s'empêcher de songer avec émotion à l'audace et à l'adresse qu'ont déployées dans ce curieux passage les ouvriers mineurs pour accomplir la tâche difficile et périlleuse dont ils s'étaient chargés. On les descendait du haut de la montagne au fond, ou plutôt au milieu, du précipice, avec des cordes auxquelles étaient attachés deux bâtons en croix qui leur servaient de siége. Sur ce frêle support, ils flottaient en l'air comme des moucherons suspendus à un fil, et se balançaient au-dessus du torrent, essayant d'atteindre, dans un de leurs élans, sous l'espèce de grotte que formait le rocher, une aspérité assez saillante pour qu'ils pussent s'y cramponner. Après avoir ainsi conquis, au risque de leur vie, une base solide d'opérations, ils y plantaient un crochet de fer auquel ils s'amarraient, et commençaient aussitôt à creuser des trous de mines. «Les mineurs qui préparaient ainsi les chantiers avaient acquis une telle habitude de ce genre de travail, a dit un des ingénieurs, que, vers la fin de l'entreprise, ils ne prenaient même plus la peine, quand ils avaient mis le feu à une mèche, de faire remonter la corde à laquelle ils étaient attachés; ils se contentaient de frapper le rocher du pied avec assez de force pour aller presque toucher la paroi opposée, et, pendant cette émouvante excursion dans le vide, la mine avait le temps de produire son effet; à leur retour, tout danger avait disparu. Une fois, cependant, une pierre coupa, comme l'eût fait un couteau, la corde de l'un de ces imprudents travailleurs qui tomba dans l'abîme, d'où ses camarades ne retirèrent quelques heures après qu'un cadavre défiguré.»

À partir de ce point, les travaux d'art se multiplient tellement, que leur simple énumération deviendrait fastidieuse. Ce ne sont plus que tunnels, galeries, encorbellements, pour me servir de l'expression technique. La gorge se rétrécit. De distance en distance on aperçoit au fond de l'abîme, à cent cinquante mètres au-dessous de soi, dans une sinistre obscurité, l'écume blanche de la Vernaison qui continue sans repos son œuvre de percement; d'autres fois on entend mugir le laborieux torrent sans le voir, tant les ténèbres où il se cache sont profondes. Des deux côtés de la route, entre les tunnels, se dressent, à une grande hauteur, de magnifiques rochers aux superbes teintes d'un gris bleuâtre, complètement dépourvus de végétation, et dont les échos répètent incessamment les plaintes lamentables des eaux. Ici, une petite cascade tombe en se jouant capricieusement dans le gouffre qui dérobe ses derniers ébats aux regards du voyageur attristé de sa fin précoce; là, des tapis de mousse et des bouquets d'arbustes voilent avec un art charmant la nudité trop crue de la pierre; ailleurs, dans un détour, on embrasse d'un coup d'œil la gorge que l'on a déjà parcourue et celle où l'on va s'engager. Le passage le plus saisissant est celui que représente notre dessin (voir la page 372). On s'est rapproché du torrent qui se calme ou plutôt qui n'est pas encore devenu furieux; mais les deux parois se resserrant encore plus, on pourrait craindre qu'elles ne finissent par se toucher. Il a fallu faire passer la route de la rive droite sur la rive gauche. Au delà du pont, les tunnels, devenus plus nombreux, se succèdent à de plus courts intervalles. Même dans le milieu du jour, quand le ciel est sans nuages, une faible lumière se glisse à peine à travers les branches des arbustes qui sont parvenus à croître sur les escarpements des rochers que l'homme a su percer aussi pour s'ouvrir un passage. Si le soleil a disparu derrière un épais rideau de vapeurs, une nuit presque complète règne au fond de cette solitude où la voix gémissante du torrent couvre tous les autres bruits de la terre. On ne peut se défendre d'une émotion indéfinissable.... Malgré les beautés merveilleuses de ce paysage, peut-être unique, on se sent presque fatigué d'admirer; on éprouve le besoin de respirer un air plus libre, de revoir le soleil, des arbres, de la verdure, des êtres animés; on se trouve heureux enfin quand, au sortir d'un dernier souterrain, on débouche dans une vallée supérieure brillamment éclairée, dont les versants boisés sont éloignés l'un de l'autre de plus d'un kilomètre, et dont les terres cultivées témoignent de la présence de l'homme.... À deux cents mètres plus loin, en se retournant, on aperçoit à peine dans la montagne l'ouverture des Grands-Goulets, à demi cachée par des guirlandes de broussailles....

IV
Les gorges d'Omblèze

Des Grands-Goulets, on peut aller à Die par la Chapelle-en-Vercors, le col de Rousset et Chamaloc; mais la route de voitures n'est pas encore terminée, car on doit percer un tunnel de quatre cents mètres dans la montagne de Rousset. Si intéressante d'ailleurs que soit cette route, il me faut suivre mon habile dessinateur, M. A. Muston, par un autre chemin plus curieux pour les artistes. Cette fois nous partirons, non de Pont-en-Royans, mais de Saint-Jean-en-Royans, chef-lieu de canton de deux mille sept cent trente et un habitants, qui n'est éloigné de Pont que de deux heures à pied, et qui appartient déjà au département de la Drôme.

Saint-Jean-en-Royans n'a de remarquable que sa situation sur la Lyonne, les trois arbres de liberté—des peupliers—qui ombragent l'abondante fontaine de sa place principale, et ses magnifiques noyers dont les produits s'exportent à l'étranger, surtout dans le nord de l'Europe.

À une heure environ de Saint-Jean, quand on a dépassé Oriol et Saint-Martin-le-Colonel, la vallée de la Lyonne, moins riante et plus resserrée entre des montagnes plus hautes, devient plus pittoresque et plus sauvage. Bientôt elle se bifurque. Du sud descend la Lyonne de Bouvante: notre route remonte, en se dirigeant au sud-ouest, la Lyonne de Léoncel, qui roule ses belles eaux dans une longue gorge droite, presque partout stérile et nue. Jadis d'admirables forêts couvraient entièrement ces pentes aujourd'hui dépouillées de végétation; mais ils sont depuis longtemps tombés sous la hache du bûcheron, tous les arbres qui, abattus et transportés dans la plaine, pouvaient produire le plus faible bénéfice. L'exploitation de ceux qui restent debout sur des hauteurs d'un accès difficile serait trop coûteuse, aussi les respecte-t-on encore.

Cette gorge un peu triste aboutit à un vallon également nu, mais tapissé en partie de belles prairies, au milieu desquelles s'épanouit à l'aise le petit village de Léoncel, peuplé seulement de quatre cent quarante-cinq habitants (voy. la gravure, p. 388). Une abbaye de l'ordre de Citeaux avait été fondée au douzième siècle dans ce vallon alors entièrement boisé. Il n'en reste aujourd'hui que des ruines, assez belles toutefois pour avoir mérité d'être classées parmi les monuments historiques de la France. Les derniers débris de l'église, entretenus avec soin, servent de succursale. Un autre village, situé sur notre route, à deux kilomètres de Léoncel, témoigne encore par son nom de l'importance qu'eut cette antique abbaye: il s'appelle la Vacherie. Les moines avaient en effet établi sur ce point une grande ferme dont le nom seul a subsisté.

À cent mètres environ de la Vacherie, on voit se développer sur la droite une route de voitures qui décrit de longs lacets. C'est la route de Chabeuil par Peyrus. Bien que nous allions à Die, c'est-à-dire dans une direction opposée, nous descendrons pendant quelques instants cette route pour contempler l'admirable vue que l'on découvre du haut des pentes abruptes qui dominent la grotte ou balme du Pialoux (voy. p. 389).

Des rochers aux formes étranges, tapissés de plantes rares, ombragés ça et là de pins sylvestres ou de pins maritimes, composent le premier plan du tableau; sur le second, des collines de sable et de gravier, entièrement nues, ondulent comme les vagues d'une mer furieuse. Au delà de cette ligne jaunâtre, la Véoure déroule ses rubans argentés à travers une plaine accidentée et couverte d'une luxuriante végétation, où tous les tons du vert, habilement fondus, forment un harmonieux ensemble. À l'extrémité de cette mer de verdure, le Rhône, à demi perdu dans les vapeurs de l'horizon, apparaît ça et là au pied de la chaîne des montagnes du Forez et de l'Ardèche, que l'on découvre depuis les vignobles de Saint-Péray jusqu'aux cimes du Mezenc et du Gerbier-de-Joncs. Parmi les innombrables maisons blanches qui surgissent comme des îlots du sein des flots d'arbres, on distingue surtout les groupes plus importants qui portent les noms de Romans, Chabeuil et Valence.

La vallée de Léoncel.—Dessin de Karl Girardet d'après M. A. Muston.


Remontons maintenant à la Vacherie pour gagner, par un chemin qui n'est pas encore praticable aux voitures, le vallon des Pêcheurs, d'où nous irons explorer les gorges d'Omblèze. D'abord le vallon est trop cultivé ou trop aride; mais bientôt le sentier, pittoresquement taillé en escalier dans les corniches ébréchées des rochers, descend le long du ruisseau qui, transformé en torrent impétueux, bondit en écume de gradin en gradin, jusqu'à ce qu'il forme une jolie cascade, la «Grande pissoire,» plus importante mais moins gracieuse que la «Petite pissoire.» Ces cascades ne sont pas visibles tous les jours, je dois en avertir les touristes; même quand les eaux sont abondantes, elles disparaissent complètement, car elles servent à l'irrigation des prairies supérieures. Il serait donc inutile de les chercher sur ma recommandation; on ne les trouverait pas aux heures où elles sont condamnées, pour remplir leur fonction fécondante, à se montrer plus utiles qu'agréables. Lorsqu'elles ont la liberté de se faire admirer, elles se jettent dans la Gervanne, qui arrose les célèbres gorges d'Omblèze.

Ces gorges, où nous sommes parvenus, ont environ quatre kilomètres de longueur; mais on passerait, sans en regretter une seule minute, une journée entière à les parcourir. Elles sont, en effet, tellement variées de formes et d'aspects qu'à chaque pas que l'on y fait elles offrent un paysage nouveau. Leur largeur moyenne est de cent vingt et cent cinquante mètres; et parfois le torrent y dispute à la route l'espace dont il a besoin. Ces jeux, ces caprices de la nature, sont aussi charmants qu'extraordinaires. Ce qui donne aux parois de cette gorge un aspect tout particulier, ce sont les gracieux bouquets de verdure qui les décorent; de toutes les fentes, de toutes les corniches, pendent de vigoureux arbustes ou des fleurs odorantes. Le cri du pluvier domine par moments les murmures des eaux et les bruissements du feuillage. Tous les sens sont ravis à la fois. Comme le moine de la légende dont le sommeil dura mille ans, on oublierait aisément les heures dans cette gorge solitaire, à contempler les tableaux qui s'y déroulent incessamment aux regards, à respirer les senteurs embaumées des plantes, à écouter les chants des oiseaux.

Le charme cesse toutefois si l'on continue trop longtemps sa promenade; la gorge s'élargissant prend une direction droite, les rochers qui s'abaissent perdent leurs formes pittoresques, la culture reparaît. Dans le fond de ce bassin vulgaire se dresse la montagne d'Ambel aux pentes rapides, aux flancs déchirés, à la base de laquelle se tapit le village d'Omblèze qui a donné son nom à la vallée. Mais, si au lieu de continuer à remonter le ruisseau, nous le descendons, d'autres curiosités nous attendent.


La vallée de la Véoure et la plaine du Rhône vues des hauteurs de la Vacherie.—Dessin de Karl Girardet d'après M. A. Muston.


Peu de temps, en effet, après être sortie des gorges d'Omblèze, la Gervanne, parvenue sur le bord d'un escarpement de quarante mètres de hauteur environ, s'élance d'un bond dans l'abîme où ses eaux, tout à l'heure si calmes sous un épais berceau de saules, se brisent en écume avec le bruit de la foudre. Cette belle cascade se nomme la Druïse. Quelle description pourrait valoir la gravure qu'en ont faite, d'après un dessin de M. A. Muston, MM. Français et Lavieille (voir page 393)?

Au-dessous de la Druïse, la vallée de la Gervanne, plus large, devient par conséquent moins intéressante; mais, en revanche, deux curieuses montagnes en forment les deux versants: l'une, celle de la rive gauche, domine le village d'Ansage qui lui a pris son nom; l'autre, celle de la rive droite, s'appelle le Velan et porte sur ses flancs herbeux et boisés le village de Plan-de-Baix. Ces deux montagnes se distinguent de toutes celles que nous avons vues jusqu'ici par les crêtes abruptes, les arêtes vives des grands et beaux rochers arides de leur sommet; quand le soleil les dore de ses plus chauds rayons, leur couleur éclatante fait un contraste saisissant avec les teintes, plus foncées et plus pâles tout à la fois, des tapis de gazon ou des bois qui s'étendent en pente douce de leur base jusqu'au fond de la vallée.

Le Velan ne doit pas seulement nous attirer par lui-même de son côté, bien qu'il ne soit pas sur notre route. Au-dessus et au-dessous de Plan-de-Baix, nous avons, comme en témoigne la gravure de la page 394, deux excursions à faire: l'une au château de Montrond, l'autre aux sources du Ruïdoux. Le château de Montrond, dont l'histoire m'est restée inconnue, malgré mes recherches, n'est plus qu'une ruine entourée de vieux arbres. On y arrive par un plateau d'un accès facile, d'un aspect riant, mais, des fenêtres de la façade opposée à celle de la porte d'entrée, on domine les rochers abrupts et sauvages au pied desquels coule la Gervanne. Le Ruïdoux est un ruisseau qui sort d'une grotte à la base d'un escarpement aride, et qui coule dans une gorge profonde que côtoie la route de Beaufort. Ce chef-lieu de canton (voir la gravure de la page 392) est trop éloigné de Plan-de-Baix pour que nous allions le visiter. D'ailleurs, la route n'est pas seulement longue, elle manque d'intérêt; et Beaufort, qui n'a conservé que des débris insignifiants de son ancien château fort et de ses vieilles fortifications, n'aurait rien à nous montrer que sa belle situation au-dessus de l'étroite vallée de la Gervanne. Retournons donc à la Druïse et franchissons la Gervanne, près des moulins, pour monter, par une pente assez roide et rocailleuse, au hameau d'Ansage, puis, au delà d'un petit plateau, sur la montagne de Birchos, que la carte du Dépôt de la guerre appelle les Berches.

Après avoir dépassé plusieurs petits vallons gazonnés, on contourne l'extrémité supérieure d'un bassin plus considérable et plus profond, la vallée d'Eyglui ou du Cheylard, et, laissant cette vallée à sa droite, on monte par des terrains rocailleux jusqu'à un petit col d'où l'on aperçoit tout à coup sous ses pieds une autre vallée, celle dans laquelle nous allons descendre par le hameau des Petites-Vachères. Cette vallée, c'est la vallée de Quint. La Suze, qui l'arrose et qui se jette dans la Drôme à Sainte-Croix, prend sa source au Pas de l'Infernay dont le signal atteint dix-sept cent trois mètres. L'attention est surtout attirée par les montagnes, très-extraordinaires de formes et de couleurs, au-dessus desquelles se dressent dans le lointain le mont Glandaz et le grand pic de Saint-Géniz. «C'est, en effet, selon l'expression pittoresque de M. A. Muston, qui les a aussi bien décrites que dessinées, une véritable bataille de montagnes, saisie dans son tumulte et immobilisée dans son mouvement le plus impétueux.» (Voir la gravure de la page 377.)

À l'entrée de la vallée de Quint où nous nous dirigeons, s'élève une colline isolée qui semble la barrer, et dont la Suze est obligée de contourner la base avant de pouvoir se jeter dans la Drôme. Cette colline, qui porte le village de Sainte-Croix, a joué un rôle important dans l'histoire militaire du Diois. Le château fort en ruines que l'on aperçoit à son sommet (voir la gravure de la page 376) avait été bâti par les Romains pour protéger leurs communications sur la route de Vienne à Milan, qui traversait le mont Genèvre, et mettre en même temps Die, la capitale des Voconces (dea Vocontia), à l'abri d'une attaque des peuplades voisines. Il appartint longtemps aux empereurs d'Occident. En 1215, l'empereur Frédéric II le donna aux évêques de Saint-Paul-Trois-Châteaux; mais, vers la fin du treizième siècle, la maison de Poitiers le possédait. Pendant les guerres de religion, les catholiques et les protestants l'occupèrent tour à tour. Ces derniers le gardèrent jusqu'à la prise de la Rochelle. Richelieu, les en ayant expulsés, le fit démolir. Sa forte position témoigne seule maintenant de son importance passée, car les ruines ne se composent que de quelques fragments de murailles. Le vaste bâtiment qui attire les regards au milieu du village de Sainte-Croix n'est point un château moderne, construit dans une situation plus facilement abordable après la destruction de la vieille forteresse romaine et féodale; c'est un couvent d'Antonins, supprimé avant la Révolution, et dont les biens avaient été donnés à l'ordre de Malte. Des belles terrasses de ce monastère, transformé en ferme, on découvre une jolie vue sur la vallée de la Drôme, qui décrit une courbe elliptique de Sainte-Croix jusqu'à Pontaix.

Pour aller visiter Pontaix (voir la gravure page 380), situé à deux kilomètres en aval de Sainte-Croix, il nous faudrait descendre la vallée de la Drôme en suivant la rive gauche de la rivière. Nous allons au contraire la remonter jusqu'à Die. D'ailleurs Pontaix est aussi mal bâti et aussi malpropre que pittoresquement situé.

Le petit bassin qui commandait la forteresse de Sainte-Croix aboutit, en amont de l'embouchure de la Suze, à un défilé au sortir duquel on découvre devant soi le vaste et beau bassin de Die (voir la gravure de la page 377). Nous revoyons de plus près et mieux dégagées quelques-unes des montagnes que nous avons déjà remarquées au col des Vachères. Le mont Glandaz se distingue entre toutes ces montagnes par son étendue, sa forme et sa couleur. On chercherait en vain dans toute la chaîne des Alpes une masse de rochers aussi étrangement singulière. Elle ressemble en effet à une immense forteresse flanquée de tours et de bastions. À la gauche de ces hautes parois verticales qui dominent le Val Croissant, caché derrière un chaînon de collines, se dressent les deux pointes de la Dent de Die, au pied de laquelle passe la route du Monêtier de Clermont; le Grand-Weymont se montre quand le temps est clair au-dessus du pic de Chamaloc. Enfin, au delà du plateau supérieur du Vercors, le pic de Saint-Génix, dont le signal atteint quatorze cent soixante-six mètres, domine la vallée de Quint.

V
Die. – La vallée de Roumeyer. – La forêt de Saou

Die est, à certains égards, une ville heureuse entre toutes les villes: elle occupe une agréable situation, sous un climat tempéré, dans une vallée aussi riante que fertile; elle contemple à son aise de belles montagnes assez éloignées de son territoire pour qu'elle n'ait jamais à souffrir de leur ombre; une rivière suffisamment abondante l'arrose; ses vignes produisent un petit vin blanc, une clairette justement célèbre, qui, au charme piquant du Champagne mousseux, unit un caractère plus inoffensif. Elle possède un assez grand nombre d'antiquités pour se distraire à perpétuité par l'étude de ces respectables débris du passé, quand elle sera rassasiée de tous les bienfaits dont la nature s'est plu à la combler; et cependant cette cité, trop favorisée du ciel, n'a jamais joui d'un bonheur complet. Au lieu de se laisser vivre au jour le jour, en admirant les délicieux et beaux paysages qui les entouraient de toutes parts, en dégustant, dans un doux far niente, sous leurs fraîches tonnelles, l'excellent vin qu'ils avaient l'inappréciable chance de pouvoir récolter sans trop de fatigue, en se livrant même, si l'envie les en eût pris, à des discussions historiques et archéologiques, ses habitants n'ont jamais laissé échapper une occasion de se quereller, de se battre, de s'égorger; que dis-je? dès qu'elle leur manquait, ils s'empressaient de la faire naître. L'homme est trop souvent inquiet, maladroit, pour ne pas dire sot, envieux, entêté, vindicatif, dominateur. L'histoire de Die servira-t-elle de leçon à d'autres villes? J'en doute; mais, pour justifier mes reproches, je vais essayer de la raconter le plus brièvement que je pourrai.

Ce n'est pas l'étymologie du nom de la ville qui a divisé la population en deux ou plusieurs camps rivaux. Cette étymologie, malgré les savants, paraît à peu près certaine. Die vient de dia, c'est-à-dire de dea, en français déesse. Sous les Romains, pour ne pas remonter plus haut, cette ville était consacrée à Cybèle, la déesse ou la bonne déesse, à laquelle elle rendait un culte particulier. Les Voconces ou Vocontiens,—on appelait ainsi les habitants de la vallée de la Drôme et d'autres vallées voisines,—avaient alors la passion des tauroboles, sacrifices des taureaux. C'était une distraction assez sauvage, comme vous allez en juger. Il fallait être singulièrement Voconce pour se complaire à de pareils divertissements. Ne désirant nullement me faire un mauvais parti dans la Dea Vocontiorum, j'emprunte les renseignements suivants à Millin, et je déclare solennellement que je lui en laisse toute la responsabilité:

«On creusait une grande fosse où descendait le prêtre qui devait faire l'expiation; il avait une robe de soie, une couronne sur la tête et des bandelettes. Le plancher de la fosse était percé de plusieurs trous. Le sang de la victime arrosait le prêtre qui devait se retourner pour le recevoir partout; alors chacun se prosternait devant lui, comme s'il représentait la divinité. Ses habits ensanglantés étaient conservés avec un respect religieux. Le taurobole était donc une expiation, un baptême de sang: on le renouvelait tous les vingt ans. Les femmes recevaient cette régénération comme les hommes.»

Aujourd'hui encore, on trouve à Die cinq autels tauroboliques bien conservés; d'autres, dont les inscriptions sont parvenues jusqu'à nous, ont été détruits; mais ces inscriptions et les autels qui restent suffisent pour témoigner de la sottise et de la brutalité de ses anciens habitants. Du reste, les tauroboles ne sont pas les seules antiquités de Die. «Il est peu de villes, dit le savant auteur de la Statistique de la Drôme, M. Delacroix, où l'on remarque un aussi grand nombre de monuments anciens, d'inscriptions, de colonnes et de bas-reliefs. Beaucoup de ces fragments sont employés dans des bancs et des chambranles de portes et fenêtres. La porte de Saint-Pierre, par laquelle on arrive à Die, en venant de Saillans, est un reste de construction romaine. On y voyait autrefois une inscription portant que Sextus Vencius Juventianus, prêtre augustat, agrégé au corps des citoyens et élevé à la dignité de sénateur de Lyon, etc., avait obtenu des Vocontiens les honneurs d'une statue, à cause de sa grande libéralité pour les spectacles et les jeux publics. À gauche, hors de la même porte, est un lieu vulgairement appelé palat: on croit que c'est l'emplacement de l'ancien palais. Un peu plus loin, et tout près des remparts, on remarque des restes de murailles en forme d'hémicycle, qui font conjecturer que ce sont les ruines d'un théâtre. À quelque distance de là, on reconnaît les vestiges des aqueducs qui amenaient à Die les eaux de la vallée de Roumeyer et du Val Croissant. La porte Saint-Marcel, avec ses deux tours, est un arc de triomphe auquel furent ajoutées, dans le moyen âge, des constructions qui contrastent avec ce qui reste de cet ancien édifice.... Les belles colonnes de granit qui forment le péristyle de l'église cathédrale et celles qui supportent les voûtes supérieures des divers étages du clocher ont évidemment appartenu à des monuments antiques.... De tous côtés, on a découvert des bas-reliefs, des mosaïques, des inscriptions....»

4.Suite.—Voy. page 369.
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Litres'teki yayın tarihi:
01 temmuz 2019
Hacim:
137 s. 29 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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Metin
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