Kitabı oku: «Le Tour du Monde; Dauphiné», sayfa 5

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La gorge de Trente-Pas.—Dessin de Karl Girardet d'après M. A. Muston.


Notre conversation dura encore longtemps, mais il faut que je cède la place à mon collaborateur et ami, M. Élisée Reclus, qui va conduire mes lecteurs dans d'autres régions du Dauphiné, qu'il connaît et qu'il décrira mieux que moi.

Adolphe Joanne.

Le Mont Viso.—Dessin de Sabatier d'après nature.


EXCURSIONS DANS LE DAUPHINÉ,
PAR M. ÉLISÉE RECLUS 5.
1850-1860

I
La Grave. – L'Aiguille du Midi. – Le Clapier de Saint-Christophe. – Le pont du Diable. – La Bérarde. – Le col de la Tempe

Dans les deux numéros précédents du Tour du monde, M. Adolphe Joanne a décrit quelques-uns des sites les plus pittoresques du Dauphiné: le pic de Belledonne, le Graisivaudan, le Royannais, le Vercors. Il faudrait écrire des volumes pour les faire connaître comme ils le méritent, ainsi que tant d'autres parties de cette belle province: le Champsaur, le Val-Godemar, le Val-Queyras et cette étonnante chaîne de montagnes à laquelle les formes étranges et hérissées de ses pics, ses obélisques, ses pyramides et ses aiguilles, les blocs amoncelés dans ses vallons, les ravages de ses torrents ont fait donner le nom de Dévoluy (devolutum), synonyme d'écroulement. Ce groupe de montagnes, ancienne et formidable citadelle des Sarrasins, se termine de tous les côtés par des roches abruptes dont les deux Buech, le Drac et l'un de ses affluents rongent les bases; le Mont-Aurouze, grand pic qui se dresse à son extrémité méridionale, est entouré de talus de pierres et de débris étincelants au soleil comme des contre-forts de marbre blanc; tous les sommets qui partent de ce colosse à l'apparence volcanique semblent des entassements de montagnes en désordre; on ne voit de toutes parts que des ruines et des avalanches de rochers avec lesquelles la charmante vallée de Saint-Étienne, située au centre du groupe, comme au fond d'un cratère, et les vastes forêts de la Chartreuse de Durbon, produisent un délicieux contraste. Mais quel que soit l'intérêt offert par cette chaîne étrange du Dévoluy, elle le cède sous tous les rapports au massif du Pelvoux ou de l'Oisans, le plus remarquable de la France avant l'annexion de la Savoie.

Ce massif de terrains granitiques situé dans les deux départements de l'Isère et des Hautes-Alpes, est de forme presque circulaire. Du côté du nord, il présente un front de montagnes à pic séparées des Grandes-Rousses et de la chaîne méridionale de la Savoie par la dépression du Lautaret et l'étroite combe de Malaval; au sud, il dresse comme un promontoire la montagne escarpée de Chaillol-le-Vieil dominant la haute vallée du Drac; à l'est et à l'ouest, il est limité par une série de cols gazonnés et de sommets calcaires; de profondes vallées, que parcourent de furieux torrents, la Guisane, la Gironde, le Fournel, le Vénéon, la Séveraisse, entaillent ce massif et présentent les seules voies qui donnent accès aux hautes sommités pendant les plus beaux jours de la belle saison; encore ces vallées aboutissent-elles sans exception à quelque muraille croulante et souvent inabordable du glacier qui remplit uniformément les cirques et recouvre les sommets, vaste étendue blanche que percent ça et là de noires aiguilles mouchetées de neige. Le soulèvement du Pelvoux, d'une hauteur moyenne de deux mille cinq cents à quatre mille mètres, n'a guère que quarante kilomètres de long sur trente kilomètres de large; cependant, il offre dans ce petit espace un vrai dédale de neiges, de glaces, de moraines, de fissures étroites, de rochers et de pics: on pourrait cheminer pendant des années dans ce labyrinthe de montagnes sans le parcourir en entier.

Ce massif si remarquable par ses beautés naturelles et ses phénomènes grandioses est encore à peu près inconnu, si ce n'est aux botanistes et aux géologues. Un grand nombre de rocs et de glaciers n'ont encore été visités que par les chamois et les chasseurs; plusieurs pics élevés attendent encore leur nom; tel col, qui fait communiquer les vallées les plus importantes des deux versants, n'a encore été franchi que par une trentaine de personnes, et la Vallouise, charmante vallée ouverte au pied même de la montagne qui a donné son nom au massif entier, ne reçoit peut-être pas dix voyageurs par an. Sans aucun doute, les habitants des villes voisines, Grenoble, Gap, Briançon, connaissent bien mieux de visu ou par ouï-dire les beautés de la Suisse et de la Savoie que celles des montagnes qui bornent leur horizon. Heureusement qu'un Écossais, M. Forbes, a visité les hautes vallées du Pelvoux et raconté son voyage à ses compatriotes6. Espérons qu'une pacifique invasion d'Anglais nous apprendra que cette région de notre patrie n'est pas moins belle que bien des pays étrangers fourmillant chaque année de touristes innombrables. Il est temps que les Français apprennent à connaître la France.

Le panorama le plus grandiose offert par le massif du Pelvoux est sans contredit celui que l'on contemple du haut de l'arête méridionale de la Maurienne; de ce côté la citadelle de montagnes se présente dans toute sa largeur comme une muraille à pic, depuis les glaciers de Monêtier et l'hospice de la Madeleine jusqu'aux pâturages du Mont-de-Lans: on n'en est séparé que par une combe noire semblable à une fissure et que l'on croirait à peine éloignée d'un jet de pierre. Un jour, accompagné de quelques amis, j'eus le bonheur de voir ce beau panorama du haut du col de l'Infernet, situé en face même des plus hauts sommets de l'Oisans. Derrière nous ce n'était qu'une mer de brouillards et de pluie roulant ses flots gris sur les plateaux, les vallées et les montagnes; à nos pieds, une lumière éblouissante éclairait de rares champs de neige écroulés dans un cirque, dorait une colline herbeuse qui jaillit du fond de l'abîme comme un cône volcanique, et lançait même quelques rayons incertains dans le gouffre noir de la combe de Malaval; au delà, les brouillards cachaient le ciel jusque près du zénith et reposaient encore sur toutes les cimes du Pelvoux: on ne voyait que des champs de glace aux reflets de plomb, semblables à des pans de nuages, et les bases noirâtres des montagnes où croissent à grand'peine quelques sapins rabougris. Mais, par degrés, le vaste rideau de vapeurs remonta; ça et là de larges trouées s'ouvrirent dans sa surface amincie; le vent le déchira lambeau par lambeau et en éparpilla les débris dans l'air bleu où ils disparurent lentement; puis les nuages s'amoindrissant toujours et rampant en longues traînées sur les arêtes vives des contre-forts, battirent en retraite devant l'implacable soleil, s'enroulèrent autour des hautes cimes, ou bien s'étendirent comme de l'argent mat sur le métal éblouissant des névés. Toutes les glaces se montraient dans leur splendeur: au centre brillaient les trois glaciers de la Grave, blanches cataractes aux vagues soulevées par de longues arêtes et des rochers aigus; ça et là, sur les escarpements, on voyait les tranches bleuâtres de la glace d'où se détachent parfois des pans énormes, cristaux de cinquante mètres qui tombent d'un jet du sommet des rocs, roulent avec un bruit tonnant plus fort que celui de l'artillerie, et s'écrasent au milieu des pâturages en longues coulées d'une blancheur éclatante. Au delà des dômes arrondis qui limitent les champs de glace apparaissaient au loin quelques cimes du Pelvoux, tandis qu'au-dessus des neiges, des roches et des cimes, trônait éternelle et splendide la pyramide de l'Aiguille du Midi, ceinte d'un léger brouillard qui lui faisait une auréole lumineuse et fondait ainsi ses lignes superbes avec l'azur trop cru du ciel.

Les voyageurs qui désirent se rendre directement de la Grave dans la vallée du Vénéon, ouverte au centre même du massif du Pelvoux, peuvent, s'ils ont le pied montagnard, gravir les escarpements que couronne l'Aiguille du Midi, et traverser le vaste glacier du Lac, semblable à un amphithéâtre romain aux gradins concentriques. Du haut d'un dôme de glace, qui s'arrondit à trois mille six cent soixante-treize mètres au-dessus du niveau de la mer, ils verront d'un regard tout le massif des monts d'Oisans, vaste champ de neige troué de pics et dominé par la Barre des Escrins, point culminant des Alpes dauphinoises; en se retournant vers le nord, ils verront aussi, par delà les deux chaînes de Maurienne, le Mont-Blanc qui se dresse avec ses aiguilles et ses glaciers comme une île escarpée au milieu d'une mer de vapeurs. Le spectacle de ces deux géants des Alpes est vraiment grandiose; mais les dangers de l'excursion ne doivent pas être bravés de gaieté de cœur, et le touriste prudent se gardera de tenter les crevasses du glacier du Lac, les ardoisières de Saint-Christophe, les moraines de la Selle et les défilés du Diable, qui mènent dans la vallée du Vénéon. Il vaut mieux, comme les montagnards eux-mêmes, suivre la grande route qui passe au fond de la combe de Malaval, le long du cours de la Romanche, gravir la colline escarpée du Mont-de-Lans, et redescendre au charmant village de Vénosc par l'alpe du Mont-de-Lans, pâturage dont le célèbre Linné connaissait déjà les plantes rares; c'est à la beauté de ce pâturage que les habitants de Vénosc doivent indirectement leur prospérité. Souvent visités par des botanistes, ils sont devenus botanistes eux-mêmes, et chaque année, dans leurs émigrations périodiques, ils vont exercer le commerce des plantes alpines dans toutes les parties de la France, en Italie, en Angleterre, et même jusqu'en Russie et en Amérique; de retour dans leurs montagnes, ils apportent avec eux l'aisance ou même la fortune.

Vénosc éparpille ses maisons blanches et roses sur des croupes mollement arrondies, qui s'abaissent d'étage en étage jusqu'aux bords du Vénéon. L'ensemble de la vallée offre un charmant tableau: les habitations sont à demi cachées sous le branchage des grands noyers; le Vénéon, aux eaux d'un bleu pâle comme les glaciers qui les ont produites, bondit de pierre en pierre entre deux berges fleuries; le ruisseau de la Muzelle descend en cascade d'un charmant vallon de prairies et plonge dans une forêt de sapins: au loin on aperçoit des neiges et le cirque de pâturages au fond duquel se cache le lac de Lauvitel. Mais à peine a-t-on marché pendant quelques minutes en remontant le cours du Vénéon que le paysage change tout à coup de caractère: on vient d'entrer dans le clapier de Saint-Christophe. Toute trace de végétation a disparu; on ne voit plus que blocs entassés en désordre, semblables à des tours, à des pans de murailles, aux ruines d'une Babel gigantesque; les sommets des montagnes disparaissent eux-mêmes derrière l'accumulation de ces débris énormes; on entend mugir le Vénéon à une grande profondeur sous l'amas des rochers écroulés; ça et là brille à travers une ouverture étroite l'écume blanchissante du torrent. Les blocs semblent se tenir debout en vertu d'un équilibre impossible; on se croirait au milieu du chaos d'une nature insurgée contre ses propres lois et l'on tremble presque en suivant l'humble sentier qui serpente à la base des rochers, se glisse dans leurs interstices, s'attache à leurs anfractuosités, et passe sous leurs voûtes hardies.


CARTE du DAUPHINÉ PARTIE ORIENTALE (Isère et Htes Alpes).

Dressée par A. Vuillemin Gravé chez Erhard R. Bonaparte 42.


Pour saisir d'un coup d'œil l'ensemble du chaos et se faire une idée du gigantesque écroulement, le voyageur qui peut disposer de quelques heures de loisir fera bien de gravir à la suite des chèvres les escarpements du Diable qui dresse en face ses assises d'ardoise rayées de noir et de gris. En s'aidant des pieds et des mains pour monter les degrés inégaux du roc, puis en suivant les passerelles vertigineuses suspendues au flanc de la montagne, et en pénétrant dans les couloirs étroits d'où s'écroulent au printemps des avalanches de neiges et de pierres, on finit par atteindre une terrasse de pâturages d'où la vue s'étend librement sur la vallée du Vénéon. À plus de mille mètres de profondeur, immédiatement au-dessous du rebord de la terrasse, apparaît le torrent bleuâtre serpentant au milieu d'un champ de pierres, alluvions de l'ancien lac que retenait l'effroyable digue du clapier. En face l'immense écroulement se montre dans toute sa hauteur. Ce n'est rien moins qu'une moitié de montagne formant, avec ses fragments de toutes les dimensions, un demi-cône de débris aussi élevé que le Vésuve, et barrant complétement la vallée de son énorme talus. Sur la face du mont resté debout, on voit en partie l'escarre blanche de laquelle s'est détaché ce chaos formidable de pierres. Un léger brouillard de vapeurs et les couches d'air vaguement azurées jettent un voile transparent sur les rochers épars de la base; à droite et à gauche du clapier, des ruisseaux descendus des neiges supérieures bondissent dans la vallée du Vénéon et secouent au vent leurs ondoyantes cascades: on n'aurait soi-même qu'à faire un pas pour tomber de chute en chute dans l'abîme effrayant, si profond qu'il semble appartenir à un autre monde.


Le pont du Diable, près du village de Saint-Christophe.—Dessin de Sabatier d'après nature.


Cette étroite vallée, plus nue et plus sombre en certains endroits que la combe de Malaval, ne mérite pas d'être célèbre uniquement à cause de son clapier. Quelques minutes avant d'arriver au village de Saint-Christophe, on franchit un ressaut de rochers et l'on atteint un petit pont d'une arche bordé de garde-fous peints en rouge: c'est le pont du Diable. Il n'est guère de vallée des Pyrénées et des Alpes qui ne se vante d'avoir un pont construit par l'architecte des enfers, mais ces travaux méritent rarement le nom que les montagnards leur ont orgueilleusement donné. Le pont de Saint-Christophe, lui-même, n'offre rien de bien diabolique; en revanche, la gorge d'où sort le torrent du Diable, et plus bas, l'abîme où il se perd, offrent un spectacle vraiment infernal. En amont, du côté des glaciers de la Selle, l'eau jaillit d'une étroite fissure entre deux rochers perpendiculaires striés de couches noires comme des bancs de houille. Blanc d'écume, le ruisseau descend en cascades qui se séparent, se rejoignent, s'entre-croisent, se séparent de nouveau, puis se réunissent en une seule masse pour tomber sur des blocs éboulés, qui les font rejaillir en fusées de perles sur des buissons ondoyants penchés au-dessus de la chute. Un moment calmée, l'eau du torrent s'étale en tournoyant, puis, glissant au-dessous du pont par un étroit canal, s'abîme une seconde fois dans un gouffre: on voit encore une masse d'écume blanchissant à peine au fond de l'obscurité; plus bas, on entrevoit les spirales d'un tourbillon, puis la fissure se referme, le torrent reste caché par les lèvres de l'abîme et les branchages des frênes qui croissent dans les fentes des rocs; la terre semble avoir englouti son fils mugissant. Les églantiers en fleurs, des touffes de fougères et de scolopendres se font jour à travers les pierres descellées du pont et recourbent leur feuillage sur l'eau tournoyante; de vertes capillaires, toujours humides de rosée, tapissent ça et là les parois du gouffre. Un bruit étourdissant résonne sans cesse dans la gorge et se répercute de roche en roche.

Le petit hameau de la Bérarde est situé à l'extrémité de la vallée du Vénéon dans un site qu'on pouvait à bon droit, il y a encore une vingtaine d'années, appeler le Bout du Monde. À cette époque, aucun montagnard, pas même un chasseur de chamois, n'avait depuis longtemps franchi les glaciers qui remplissent les gorges environnantes, et les quelques habitants de la Bérarde, agglomérés dans leurs petites cabanes à demi enterrées dans le sol, ne communiquaient avec le reste du monde que par la vallée de Saint-Christophe. Maintenant il n'en est plus ainsi, grâce au courage et à l'adresse des deux chasseurs Roudier père et fils. Ils ont découvert au milieu des glaces trois cols de plus de dix mille pieds de hauteur qui permettent de passer de la vallée de la Bérarde soit dans celle de la Romanche, soit dans la Vallouise, soit dans le Val-Godemar. Ils ont déjà guidé par ces passages difficiles plus de cinquante touristes: il va sans dire que c'est à des Anglais que revient l'honneur d'avoir inauguré la traversée des Alpes du Pelvoux: en 1841, MM. Forbes et Heath, ont pénétré de la vallée de la Bérarde dans le Val-Godemar par le col de Saïs, quelques jours après que ce passage eût été frayé par Roudier père. Depuis cette époque, il ne s'écoule guère d'année sans qu'un ou plusieurs touristes français, anglais ou même américains viennent réclamer les services des intrépides chasseurs de la Bérarde; mais la plupart se contentent d'aller visiter la base des hauts glaciers et redoutent avec raison la traversée des cols.

En compagnie d'un ami qui désirait passer avec moi dans la Vallouise, je quittai la Bérarde par une froide matinée de juillet, une heure environ avant le lever du soleil. Le brouillard recouvrait uniformément toutes les montagnes de son voile gris et nous permettait à peine de voir à quelques pas devant nous les pierres éparses dans les pâturages; la voix même du torrent était assourdie par les couches de vapeurs; mais le guide, que rassuraient divers signes météorologiques à nous inconnus, nous promettait une belle journée et nous le suivîmes avec confiance. En effet, dès que nous eûmes commencé à gravir les roches arides ou parsemées de genévriers rabougris qui hérissent les flancs de la montagne de la Tempe, le dôme de brouillard qui recouvrait la vallée s'amincit peu à peu et prit la teinte jaunâtre de l'air éclairé par les premiers rayons du soleil. Enfin, arrivés sur une pente de neige, nous émergeons de la couche la plus élevée des vapeurs et nous voyons se dérouler autour de nous tout l'amphithéâtre des glaciers, le Chardon, le Baverjat, la Pilatte, la Combe-Faviel, la Tempe, le Vallon, les uns encore ensevelis dans l'ombre, les autres réfléchissant timidement la lumière discrète du matin. L'arche d'où jaillit le Vénéon apparaît comme une petite cavité noire à la base des glaces de la Pilatte; quelques nuages remontent lentement vers le col de Saïs; en bas, sur la mer de vapeurs qui tourbillonne comme la fumée d'un grand incendie, nos ombres se dessinent vaguement environnées d'un double arc-en-ciel qui se déplace à chacun de nos pas; l'ombre de la montagne elle-même, avec toutes les aiguilles de sa crête, repose sur les ondes mouvantes des brouillards. La magnificence du spectacle augmente à mesure que nous montons: le soleil fait resplendir d'un éclat plus intense la blancheur immaculée des cirques; les vapeurs se cachent dans les ravins et disparaissent comme une armée en déroute; par delà les crevasses et le champ de neige qui nous séparent encore de l'arête du col, nous voyons grandir incessamment les pics les plus élevés du Pelvoux, l'Ailefroide, les deux Olan, la Barre des Escrins ou pointe des Arcines. Enfin, nous atteignons le col, haut de trois mille sept cent cinquante-six mètres au-dessus du niveau de la mer, et nous contemplons à nos pieds un cirque de glaces large de deux à trois kilomètres, sillonné dans toute sa longueur de fentes étroites et de moraines parallèles semblables aux stries des fucus au milieu de l'Océan. Une paix merveilleuse règne sur l'immense horizon de montagnes et de neiges: aucun bruit des vallées ne s'élève jusqu'à ces hauteurs, la voix du torrent lui-même a cessé de retentir. Parfois une masse de neige s'écroule d'une terrasse de rochers et s'abat dans le cirque, accompagnée d'un nuage de poussière et suivie d'un long roulement d'échos, comme celui de la foudre. Rien ne rappelle la vie animale dans ce désert, si ce n'est la trace d'un chamois ou quelque papillon gris voltigeant au hasard. Sur la surface du champ de neige ridée par le vent comme les rivages de la mer sont ridés par les flots, les pierres éparses sont bordées de cristaux de glace que le brouillard vient de déposer; ça et là des touffes d'herbes dont chaque feuille est recouverte d'une gaîne de givre, des pensées, de petites gentianes, des myosotis, des œillets roses aux racines enfoncées dans un coussin de mousse verte, jaillissent à travers la couche de neige: souvent ces plantes sont couvertes de quelques flocons fraîchement tombés; on dirait que la neige est veinée de sang. Quelle charmante élégie un poëte de l'école mélancolique pourrait faire sur ces pensées et ces myosotis, les dernières fleurs qui accompagnent l'homme dans les régions de l'éternel hiver!

Le glacier qui s'étendait à nos pieds, offre le seul chemin par lequel on pénètre de la vallée de la Bérarde dans la Vallouise: il est connu sous le nom du glacier Noir. Il reçoit presque toutes les neiges du Mont-Pelvoux et de la Barre des Escrins, aussi bien que les rochers écroulés des flancs presque perpendiculaires de ces montagnes; au sortir de son vaste cirque, il comprime ses glaces et ses moraines dans un défilé large d'un demi-kilomètre au plus, et vient, à la base septentrionale du Pelvoux, s'unir en partie à l'extrémité inférieure du glacier Blanc, également étranglée entre deux parois de rochers verticaux. À l'endroit où ils s'effleurent par leurs moraines latérales, ces deux glaciers offrent un contraste absolu, et peut-être que nulle part dans les Alpes, on ne pourrait mieux étudier tous les phénomènes que présentent ces étranges fleuves de glace sur lesquels les savants discutent depuis si longtemps sans pouvoir s'entendre. Vu de la plaine de débris qui s'ouvre entre les deux moraines et que parcourt le ruisseau du Banc, le glacier Noir est tellement chargé de détritus de toute espèce qu'il semble une immense coulée de boue, pareille à celle que vomissent les volcans de Java: on ne reconnaît la nature de sa masse que par les crevasses béantes dans lesquelles s'engouffrent incessamment avec un bruit sourd des blocs de pierre et des traînées de cailloux. À la base du glacier s'appuie une effroyable moraine de plusieurs centaines de mètres de haut, composée de fragments de roches arrachés à toutes les montagnes avoisinantes; des ruisseaux boueux s'échappent de cet amas de blocs et se traînent lentement à travers les débris de la plaine. De l'autre côté, le glacier Blanc, presque entièrement libre de rochers, se termine par de gigantesques degrés et appuie sur le sol des contre-forts verticaux qui le font ressembler à une patte de lion. Ses assises sont d'un blanc pur, ça et là rayé de rouge et de jaune d'or; de son arche médiane admirablement cintrée s'échappe l'affluent principal du Banc, aux eaux d'un blanc laiteux comme celles du Vénéon. En face du confluent des deux glaciers, le Mont-Pelvoux se dresse comme une flèche gothique, hérissée de clochetons et portant dans ses anfractuosités des champs de glace très-courts, mais très-épais, ressemblant à des marches massives de marbre blanc. À sa base, croissent quelques mélèzes rabougris.

Les crevasses de ces divers glaciers sont assez dangereuses et il s'écoule peu d'années qui ne comptent leur moisson de victimes. Quelques jours avant notre passage une petite fille de dix ans qui gardait ses brebis dans un maigre pâturage situé sur le bord d'un glacier, avait glissé sur une pente de mousse et disparu dans une crevasse: on n'avait pu découvrir son corps mutilé qu'après deux jours de recherche. Un mois auparavant, un autre accident, qui heureusement ne se termina pas d'une manière fatale, avait eu lieu près du même endroit. Un pâtre, arrêté sur la surface du glacier, sondait avec son bâton une couche de neige qui recouvrait l'ouverture d'une crevasse. Soudain la neige s'affaisse et l'entraîne; avant qu'il ait songé à se jeter en travers de la fente, il se trouve à vingt-cinq mètres de profondeur entre deux murailles de glace bleue et sur un sol jonché de pierres. Sa position était tout à fait désespérée: à sa place, aucun autre n'eût songé à sortir de cette fissure étroite qui laissait à peine un rayon de lumière descendre jusqu'à lui. Les cris étaient inutiles; car personne ne l'avait accompagné sur le glacier; autour de lui, il ne touchait que la glace dure, de ses pieds il ne frappait que le roc de granit; il se sentait gelé par le souffle aigre et froid qui glissait dans la crevasse; ses vêtements mouillés se glaçaient sur son corps. N'importe: au lieu d'attendre avec frayeur cette mort qui devait lui sembler inévitable, il se met hardiment à l'ouvrage; avec la petite hache qui termine son bâton, il taille à intervalles égaux, dans les deux parois de la crevasse, des trous profonds qui lui servent d'échelons pour remonter peu à peu; il arrive ainsi jusqu'à une dizaine de mètres au-dessous de la surface du glacier; mais à cet endroit, une des parois surplombe tellement qu'il ne peut y tailler de marches, et qu'il est obligé de s'arrêter dans son ascension. Son courage ne l'abandonne pas: il creuse dans une des parois une espèce de niche, et vis-à-vis, deux entailles rapprochées; ensuite il redescend et va chercher au fond de la crevasse trois pierres, une assez large qu'il pose dans la niche, deux autres plus petites qu'il place dans les marches de la paroi opposée; puis il s'assied sur la grosse pierre, afin d'éviter à son corps le contact de la glace humide, pose ses pieds sur les petites pierres de la paroi opposée, et ne cesse de battre la semelle pour maintenir la chaleur vitale. Il resta ainsi plus de vingt-quatre heures suspendu à mi-hauteur de la crevasse; le lendemain matin, les bergers envoyés à sa recherche entendirent ses cris et le retirèrent encore vivant hors de la fente du glacier. Ce héros, qui déploya tant de courage et de présence d'esprit, est un crétin à l'œil terne, à la parole embarrassée, au long goître pendant; à sa place, tout homme de sens se serait abandonné au désespoir, ou bien aurait croisé ses bras en invoquant la mort; mais le pauvre d'esprit ne sut pas comprendre son horrible situation et c'est pour cela qu'il réussit à sauver sa vie.

II
La Vallouise. – Le plateau de Puy-Prés. – Le Pertuis-Rostan. – Le village des Claux. – Le Mont-Pelvoux. – La Balme-Chapelu. – Mœurs des habitants

La Vallouise, jadis appelée Valpute, est une vallée tortueuse, longue d'environ vingt kilomètres, depuis les moraines du glacier Noir et l'arche du glacier Blanc jusqu'à son confluent avec la vallée de la Durance. Elle offre incontestablement les paysages les plus charmants des Alpes dauphinoises: il faudrait même aller jusqu'en Piémont pour trouver des sites aussi gracieux, des forêts aussi vastes, des plateaux plus riants et mieux cultivés. C'est à la rencontre des terrains géologiques qui composent cette partie des Alpes que la Vallouise doit la richesse de sa végétation et la diversité de ses aspects. Les gorges supérieures appartiennent encore au Pelvoux et traversent les formations primitives: là, ce ne sont que glaces, rochers écroulés, murailles de rochers à pic, cascades mugissantes; au point de contact des terrains primitifs et des grès à anthracite, des bouquets de sapins sont épars sur les pentes et sur le bord des torrents; puis vient la formation du lias avec ses massifs de trembles, de hêtres, de mélèzes, ses larges croupes herbeuses, ses buissons fleuris, ses eaux ruisselantes et ses plateaux boisés, dominés par d'âpres crêtes calcaires semblables aux ruines de gigantesques murailles.

Le chef-lieu de la vallée, décoré par les habitants du nom de Ville-Vallouise, ou plus brièvement de Ville, ne mérite guère son nom ambitieux: c'est un misérable village, aux ruelles tortueuses, aux chalets enfumés qui semblent porter la trace de récents incendies. En outre, les maisons situées sur le bord du torrent ont été en partie détruites par l'inondation de 1856: depuis cette époque, on n'a rien fait pour réparer le désastre; les chambres et les greniers délabrés sont encore ouverts à tous les vents, et ces pauvres débris de constructions ruinées sont à la merci de la première crue. Les habitants de Ville-Vallouise n'oseraient guère s'enorgueillir de leur patrie s'ils n'avaient les fresques de l'église représentant saint Christophe et l'enfant Jésus. Cette ignoble peinture, qui occupe presque toute la hauteur du clocher, leur semble une merveilleuse œuvre d'art; ils l'admirent consciencieusement et montrent avec satisfaction aux étrangers les longues jambes rouges du géant, son pourpoint bleu, sa face paterne et débonnaire. «Que dites-vous de notre saint Christophe? me demandait un Vallouisais. A-t-on d'aussi belles peintures à Paris?»


Le lac de l'Échauda.—Dessin de Sabatier d'après nature.


Si le village lui-même n'est remarquable que par le délabrement et la saleté de ses constructions, en revanche sa position est vraiment belle. Il est situé au confluent de deux vallées, au pied d'un promontoire crénelé de rochers et portant sur son plateau presque uni de vastes pâturages semés de chalets et de bois. D'un côté le Gir, qui reçoit toutes les eaux du Pelvoux et de l'Échauda; de l'autre côté, l'Onde alimentée par les neiges de l'Alp-Martin, de Bonvoisin, du Célard, environnent le village et se réunissent pour former la Gironde, torrent presque aussi fort que la Durance dans laquelle il va se jeter à un kilomètre au nord de l'Argentière. Des talus de sable et de pierres rouges, tombés des cimes du Sablier et du Montbrison, cachent en partie les pentes qui dominent la rive septentrionale du Gir; par un heureux contraste, les vastes forêts de la Ville recouvrent les montagnes de la vallée de l'Onde; mais quel que soit le charme dont ces forêts revêtent le paysage, elles le cèdent en beauté au plateau riant de Puy-Prés qui s'étend au sud-est de Ville-Vallouise sur une longueur de cinq kilomètres et une largeur de près de trois kilomètres. Ce plateau est la gloire de la Vallouise: des prés, arrosés par de petits ruisseaux gazouilleurs qui ne débordent jamais, occupent les vallons en forme de conques qui frangent le plateau; des bouquets d'aunes et de frênes croissant au bord des ruisseaux égayent les premières pentes et laissent entrevoir ça et là les villages et les hameaux éparpillés à mi-côte; plus haut, viennent les champs d'orge et d'avoine à l'abri dans une large dépression qui occupe presque tout le sommet du plateau; plus haut encore, ce sont des bois de mélèzes d'abord clairsemés, puis réunis en une vaste forêt qui tapisse tout le versant; enfin deux escarpements calcaires jaillissent de la verdure, séparés par le col boisé de la Pousterle. De ce col, on jouit d'une vue vraiment ravissante sur la forêt de mélèzes et les cultures du plateau: au delà du promontoire de Ville-Vallouise se dresse le Mont-Pelvoux sur un entassement de montagnes neigeuses; à leurs bases se contournent la vallée du Gir, et, plus loin, celle d'Ailefroide jusqu'aux glaciers Blanc et de l'Encula, dont la surface semble hérissée de vagues comme une mer agitée par l'orage.

5.Suite et fin.—Voy. pages 369 et 385.
6.Norway and its glaciers visited in 1851; followed by a Journal of excursions in the High Alps of Dauphiné, Berne and Savoy, by James D. Forbes, Edinburgh, Adam and Charles Black. 1853.
Yaş sınırı:
0+
Litres'teki yayın tarihi:
01 temmuz 2019
Hacim:
137 s. 29 illüstrasyon
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