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HENRY LITOLFF
LA MUSIQUE SYMPHONIQUE A PARIS. HENRY LITOLFF: SON QUATRIÈMECONCERTO SYMPHONIQUE
5 mars 1858.
Paris, il faut en convenir, est la ville de l'Europe où le mouvement des idées en tout genre a le plus de grandeur, sinon le plus de rapidité, et dans laquelle la vie des arts, malgré de longues somnolences, se manifeste quelquefois avec le plus d'énergie. Cela prouve que la passion du beau est très intense dans le cœur de cinq ou six cents personnes qui constituent la population du petit monde artiste, car le découragement et le dégoût auraient dû l'éteindre depuis longtemps. En effet, et pour nous renfermer dans la question musicale seulement, on peut remarquer un singulier contraste entre l'activité des musiciens de Paris à l'époque où nous sommes, et celle qu'ils déployaient il y a vingt ans. Presque tous avaient foi en eux-mêmes et dans le résultat de leurs efforts; presque tous aujourd'hui ont perdu de cette croyance. Ils persévèrent néanmoins.
Leur courage ressemble fort à celui de l'équipage d'un navire explorant les mers du pôle antarctique. Les hardis marins ont bravé d'abord joyeusement les dangers des banquises et des glaces flottantes. Peu à peu, le froid redoublant d'intensité, les glaçons entourent leur vaisseau; sa marche est plus difficile et plus lente; le moment approche où la mer solidifiée le retiendra captif dans une immobilité silencieuse semblable à la mort. Le danger devient manifeste; les êtres vivants ont presque tous disparu; plus de grands oiseaux aux ailes immenses dans ce ciel gris d'où tombe un épais brouillard, plus rien que des troupes de pingouins debout, stupides, sur les îles de glace, péchant quelque maigre proie et agitant leurs moignons sans plumes, incapables de les porter dans l'air… Les matelots sont devenus taciturnes, leur humeur est sombre, et les rares paroles qu'ils échangent entre eux en se rencontrant sur le pont du navire diffèrent peu de la funèbre phrase des moines de la Trappe: «Frère, il faut mourir!»…
…
Mais vient un rayon de soleil, le froid diminue, les matelots attentifs prêtent l'oreille aux bruits mystérieux de la plaine, un vaste craquement se fait entendre, la croûte de la glace est rompue, le vaisseau tressaille, il marche, il est vivant.
C'est d'une de ces rares éclaircies qui rendent l'espoir aux navigateurs dont nous voulons entretenir le lecteur. Malheureusement, il faut en convenir, notre comparaison nautique manque de justesse sous un rapport. Les navires les plus aventurés, délivrés enfin de leurs chaînes glacées, ont pu revenir au lieu où sourient la lumière et la vie, et notre pauvre corvette musicale semble condamnée au contraire à ne jamais quitter le cercle polaire. Où aller pour trouver des cieux plus cléments? Tout est pôle pour elle, et les glaçons et les pingouins la suivent jusque sous les tropiques. Pour bien faire comprendre la raison de notre décourageante manière de voir, il faut expliquer que les théâtres lyriques, si nombreux en Europe et si aimés de la foule, ne font point partie, pour nous, du monde vraiment musical. La musique pure est un art libre, grand et fort par lui-même. Les théâtres lyriques sont des maisons de commerce où cet art est seulement toléré et contraint d'ailleurs à des associations dont sa fierté a trop souvent lieu de se révolter.
Toute l'habileté des directeurs de ces établissements commerciaux consiste à faire supporter la musique au public, ici par l'intérêt du drame ou de la comédie, là par la réunion des prestiges de la mise en scène, de la peinture et de la danse réunis à ceux d'une action dramatique saisissante et savamment combinée; ailleurs même par d'autres moyens moins dignes et qui entraînent son complet avilissement. Enfin dans les théâtres tout concourt à prouver la justesse de cet aphorisme d'un célèbre directeur de l'Opéra: «La meilleure musique est celle qui, dans un opéra, ne gâte rien.» C'est-à-dire la meilleure musique est la musique bonne fille, et même un peu fille (pour emprunter une expression à Balzac) avec laquelle personne n'a besoin de se gêner et dont on fait tout ce qu'on veut. Et voilà pourquoi nous maintenons l'exactitude de cette comparaison dont l'auteur n'a pas osé écrire les deux termes en français: «Les théâtres sont à la musique sicut amori lupanar.»
Je ne prétends point que cela doit être nécessairement, et que la nature des ouvrages exécutés dans les théâtres lyriques entraîne fatalement ce résultat; je suis fort loin de le penser, mais cela est.
Le compositeur de théâtre est un homme qui veut traverser un fleuve en portant un boulet attaché à chacun de ses pieds. Il quitte le rivage avec l'appui de trois ou quatre vessies gonflées d'air destinées à le soutenir sur l'onde. Si les vessies se dérobent sous lui et si elles crèvent, il coule à fond. Les plus grands maîtres, les plus savants les mieux inspirés, les plus illustres, les plus populaires même ont été maintes fois ainsi trahis par leurs vessies. D'autres, au contraire, fidèlement soutenus par une bonne ceinture de sauvetage, et poussés par le vent, ont traversé les plus grands fleuves sans savoir nager. En dehors du théâtre maintenant, voici la position des compositeurs à Paris:
Ont-ils, dans cette grande capitale du monde civilisé, des institutions musicales où leurs œuvres puissent être bien exécutées et bien appréciées? Pour la musique religieuse, il n'y a rien, absolument rien. Pas une église de Paris ne possède un chœur tel quel, encore moins un orchestre. L'auteur d'une composition musicale religieuse qui voudrait la faire entendre dans une église de Paris, et qui en obtiendrait la permission, ne peut y parvenir qu'en réunissant à grands frais les exécutants disséminés dans les théâtres; et voici le résultat de sa tentative: il a mis, je suppose, huit mois à écrire sa partition; son temps n'ayant aucune valeur, je ne fais pas entrer en ligne de compte cette dépense; mais, la partition une fois achevée, il faut pour l'exécuter en faire tirer les parties séparées, vocales et instrumentales. Si l'exécution doit être tant soit peu imposante par la masse des voix et des instruments, la copie de ces parties ne lui coûtera pas moins de mille francs. Il a besoin d'un personnel de soixante choristes et de soixante musiciens tout au moins. Ces cent vingt musiciens, consentant par pure obligeance à recevoir chacun un modeste cachet de dix francs, coûteront encore à l'auteur douze cents francs. Ajoutons à ces deux sommes celle d'une centaine de francs de menus frais pour la location des instruments, les pupitres, etc. L'ouvrage, médiocrement rendu après des répétitions insuffisantes et entendu généralement dans de mauvaises conditions devant un auditoire fort peu civilisé, musicalement parlant, ne sera peut-être pas exécuté deux fois encore en dix ans, et il ne le sera peut-être plus jamais. On l'a à peine compris le jour de son apparition, le lendemain il est oublié.
Ainsi le compositeur qui aura employé huit mois de travail à une partition de musique religieuse devra dépenser deux mille trois cents francs au moins pour attirer sur cette œuvre, par une exécution incomplète, l'attention d'un public peu intelligent, pendant une heure.
Il ne faut pas tenir compte des circonstances dans lesquelles deux ou trois compositeurs ont pu se produire à moins de frais, grâce à un clergé bienveillant et éclairé qui consentait à faire payer aux auditeurs leurs places dans l'église. Les dépenses du compositeur étaient alors couvertes en partie; ces exceptions sont rares. Il n'y a donc rien de possible chez nous pour le compositeur de musique religieuse qui ne possède pas quarante ou cinquante mille livres de rente.
S'il s'agit de la musique de concert proprement dite, il trouve deux Sociétés, l'une déjà ancienne, l'autre fort jeune, fonctionnant, tous les quinze jours, pendant trois mois et demi seulement. Le nombre de leurs séances publiques est donc de six ou sept tous les ans. La première, la Société des concerts du Conservatoire, a été instituée dans les meilleures conditions possibles; elle possède à titre gratuit une excellente salle où elle peut entrer et répéter à toute heure: le personnel des exécutants de cette société est en général composé des plus habiles musiciens de Paris; les œuvres qu'elle fait entendre sont presque toujours étudiées avec le plus grand soin. Mais la Société du Conservatoire borne sa tâche à conserver un certain nombre de chefs-d'œuvre de quelques morts illustres; ce sont les vivants qui pour elle n'existent pas. Sa tâche est belle néanmoins; elle l'accomplit dignement, et les compositeurs qui passent devant la salle des Concerts du Conservatoire doivent en saluer le seuil avec respect, comme firent les officiers français en apercevant la grande pyramide où les Égyptiens, pendant tant de siècles, conservèrent les momies de leurs pharaons.
L'autre institution, la Société des Jeunes Artistes, que dirige avec zèle et dévouement M. Pasdeloup, n'a pas de local qui lui appartienne en propre. Ses séances ont lieu dans la salle de M. Herz, rue de la Victoire, dont elle paye le loyer, et où l'on a grand'peine à placer un orchestre de soixante musiciens et un chœur d'une quarantaine de voix. La Société des Jeunes Artistes ne peut même faire dans ce local le petit nombre de répétitions indispensables pour chaque concert, elle est obligée d'en avoir un autre pour ces études préliminaires. Les musiciens associés retirant des six ou sept séances annuelles un très mince bénéfice, et obligés de vivre de leur talent en l'employant ailleurs de toutes façons, sont rarement exacts aux répétitions. Il n'arrive presque jamais qu'à ces séances préparatoires l'orchestre soit complet. Il manque tantôt deux cors, tantôt les trois trombones, une autre fois il n'y a que deux contre-basses, les flûtes arrivent deux heures trop tard. Il y a eu un bal la nuit précédente; ces messieurs se sont couchés à cinq heures du matin. Il faut bien dormir un peu. Tel a des leçons à donner, tel autre est retenu par une répétition de son théâtre, etc… Et franchement, on ne peut pas leur en vouloir. Mais quel tourment pour le directeur chef d'orchestre de la Société! et pour l'auteur qu'on exécute, s'il est présent! Il peut être présent, en effet, la Société des Jeunes Artistes, tout en prouvant son respect pour les illustres morts, n'ayant pas déclaré la guerre aux vivants. Loin de là, il faut reconnaître qu'avec ses ressources restreintes elle a déjà rendu à l'art moderne des services importants. Les Concerts de Paris, si bien dirigés par M. Arban, mais concerts-promenades, sont nécessairement placés, par le genre mélangé de leurs programmes et par le public spécial auquel ils s'adressent, en dehors des conditions de la musique sérieuse.
Litolff, en arrivant à Paris pour y produire ses compositions, ne pouvait donc mieux faire que d'aller frapper à la porte de la Société des Jeunes Artistes, porte qui s'est ouverte devant lui à deux battants. Les jeunes artistes et leur directeur ont accueilli fraternellement le compositeur virtuose, et tous les moyens d'exécution qu'ils possèdent ont été mis aussitôt à sa disposition. Ils n'ont pas tardé à recueillir le prix de leur intelligente courtoisie; le succès de Litolff a été tel, que le concert où on l'a entendu pour la première fois doit être consigné par la Société des Jeunes Artistes comme le jour le plus brillant de son existence.
Henry Litolff, fils d'un Français et d'une Anglaise, est né à Londres; il a souffert quelques années à Paris, il a mûri son talent en Allemagne; la Belgique a reconnu, la première, la haute valeur de ses œuvres, et voici que Paris, où il n'était pas revenu depuis dix-huit ans, l'acclame à son tour et confirme le jugement des Belges et des Allemands.
Litolff est un compositeur de l'ordre le plus élevé. Il possède à la fois la science, l'inspiration et le bon sens. Une ardeur dévorante fait le fond de son caractère et l'entraînerait nécessairement à des violences et à des exagérations dont la beauté des productions musicales a toujours à souffrir, si une connaissance approfondie des véritables nécessités de l'art et un jugement sain ne maintenaient dans son lit ce fleuve bouillonnant de la passion, et ne l'empêchaient de ravager ses rives. Il appartient en outre à la race des grands pianistes, et le jeu nerveux, puissant, mais toujours clairement rythmé du virtuose, participe des qualités que je viens d'indiquer chez le compositeur.
Le concerto-symphonie qu'il vient de nous faire entendre n'est pas moins qu'une vaste symphonie dans laquelle un piano est ajouté à l'orchestre et domine seulement quelquefois l'ensemble instrumental. Le coloris de cette œuvre est d'une vivacité peu commune; la fraîcheur des idées en tout genre y est unie à une certaine âpreté d'accent qui frappe l'auditeur, s'empare de son attention et l'émeut profondément. Le style mélodique, toujours noble, y est rehaussé par des harmonies d'une grâce et d'une distinction dont les musiciens vulgaires ne soupçonnent pas l'existence.
J'en dois dire autant de l'instrumentation. Chacune des voix diverses de l'orchestre est employée à produire les effets qui lui sont propres, mais seulement quand la nature de l'idée musicale et les convenances de l'expression indiquent que le moment est venu de la faire parler. C'est un orchestre princier. En entendant ces belles combinaisons de sonorités, il semble à l'auditeur qu'il parcourt un palais richement et ingénieusement décoré; de même qu'en subissant les plates sonneries de l'instrumentation de certains opéras, si nombreux en tout pays, l'auditeur peut se croire tombé dans l'échoppe d'un savetier.
Les proportions du premier morceau de cette tétralogie instrumentale sont énormes; l'intérêt pourtant ne s'affaiblit pas un instant, tant les formes y sont variées, tant l'intervention du piano y est habilement ménagée, et tant il y a d'à-propos dans le retour des idées principales.
Cette première partie est plus remarquable que les trois suivantes par cette ardeur passionnée dont je parlais tout à l'heure, et qui forme le trait distinctif du génie musical de Litolff. Entre autres choses curieuses et belles de cette grande page, il faut citer un crescendo chromatique intermittent qui fait naître chez l'auditeur une sorte d'angoisse presque douloureuse. Il est produit par un trémolo de tous les instruments à cordes, à deux parties seulement d'abord, ensuite à quatre, qui monte, redescend, remonte et redescend encore, puis enfin continue sa marche ascendante jusqu'au fortissimo, et sur lequel bouillonnent les arpèges du piano avec une puissance d'entraînement de plus en plus irrésistible. Ce passage, le jour du concert, comme aussi la veille à la répétition générale, a provoqué une explosion d'applaudissements.
Ajoutons que cet étonnant premier morceau, pour quelques auditeurs qui ont fort goûté les trois autres, est demeuré une véritable énigme, et qu'au milieu de l'émotion générale, ceux-là sont restés froids, surpris des transports de leurs voisins. Ce phénomène se produit toujours en pareil cas; il paraît qu'un ordre d'idées musicales tout entier est inaccessible à certaines organisations. Il faut le reconnaître et en prendre son parti.
Le scherzo, au contraire, est la pièce favorite de tous sans exceptions. C'est fin, vif d'allure, d'une forme mélodique neuve, et les nombreux retours du thème y sont ménagés avec une extrême délicatesse. Les modulations les plus excentriques y produisent un effet piquant, exempt de dureté: témoin la première, où l'auteur, en trois mesures rapides, passe du ton de ré mineur à celui de mi majeur.
Dans le milieu du scherzo, les instruments à cordes, prenant la sourdine, viennent exposer une mélodie épisodique lente en sons très doux et soutenus, sur laquelle le thème vif du scherzo, repris par le piano, vient folâtrer gracieusement comme un colibri dans un nuage de parfums.
L'adagio religioso en fa, bien qu'il commence par l'accord de ré mineur, est un des plus beaux exemples que je connaisse de la noblesse du style unie à la profondeur de l'expression. Le chant est exposé d'abord par quatre cors accompagnés d'un pizzicato des basses seulement; il reparaît ensuite sous des arpèges calmes du piano, repris de nouveau par la voix mystérieuse des cors, puis il passe aux violoncelles, et toujours, toujours ce sentiment de tristesse calme, dont Beethoven a donné tant de fois la sublime peinture, semble acquérir plus de profondeur et de majesté.
Le finale, où la forme syncopée est souvent employée, se rapproche par son accent quelquefois sauvage et l'heureux emploi du style chromatique du caractère que nous avons signalé dans le premier morceau. Il émeut moins fortement peut-être, mais on y trouve des combinaisons encore plus neuves. – Tel est le passage où le thème est ramené par les basses sous un dessin en notes aiguës, détachées pianissimo des violons; et surtout celui où ce même thème, repris dans un mouvement plus lent par le piano, se déroule en descendant sous une espèce de dôme que lui font quatre sons des instruments à cordes soutenus successivement, sur mi, mi bémol, ré et ut dièze. C'est frais, vaporeux, imprévu, charmant.
Le succès de cette riche partition a été strepitoso; ce mot italien rend mieux ma pensée que notre mot français bruyant qu'on pourrait prendre en mauvaise part. Et il faut reconnaître, à la louange des nombreux virtuoses et compositeurs français et allemands qui assistaient à cette intéressante matinée musicale, que tous ont applaudi Litolff avec une véritable chaleur d'âme et la plus franche cordialité.
OFFENBACH
BARKOUF
2 et 3 janvier 1861.
Un acteur de province, ayant un soir manqué de respect au public, fut contraint par le parterre de s'agenouiller sur la scène et de faire des excuses à l'assemblée. «Messieurs, dit il d'une voix lamentable, je n'ai jamais senti aussi vivement qu'aujourd'hui la bassesse de mon état…» Aussitôt le parterre de rire, de lui couper la parole par des applaudissements et de le renvoyer absous.
Je ne demande pas qu'on m'applaudisse, mais je serais bienheureux qu'on vînt m'interrompre au milieu du récit que je vais commencer.
Il s'agit de celui d'une farce qu'on vient de faire aux Parisiens, et dont l'action se passe à Lahore.
Le peuple encombre une place de cette grande ville indienne, et hurle, et crie, et glapit, et court, et s'agite, puis il sort. Puis il rentre et recommence à courir, à s'agiter, à hurler, à crier, à glapir et à sortir. On casse des vitres (y a-t-il beaucoup de vitres aux maisons de Lahore???); on dévalise une charrette d'oranges; on jette ces fruits excellents à la tête du grand-vizir.
Alors survient le Grand-Mogol, qui, à tout ce qu'on lui dit du côté droit (personne ne lui parlant en face), répond d'une voix d'ogre affamé: «Très bien!» et: «Assez» à tout ce qu'on lui dit du côté gauche. Sa Hautesse est courroucée des désordres commis par la populace dans les rues de sa capitale, et, pour punir les mutins, décide que le gouverneur de Lahore sera désormais un chien nommé Barkouf, dogue que Sa Hautesse honore de son affection et de sa confiance. Ce chien, digne d'ailleurs d'un si haut rang, et grave et sérieux comme un dogue de Venise, appartenait naguère à Maïma, jeune marchande d'oranges, qui possédait en outre un amoureux. Or, en un triste jour, le dogue et l'amoureux disparurent à la fois, sans que l'un emportât l'autre. Le chien fut volé et offert par le voleur au Grand-Mogol, qui fit de lui son ami intime; l'amoureux s'engagea dans les gardes de Sa Hautesse et inspira une passion à la fille du grand-vizir, laide vieille qui en fit son chien. Voici donc Barkouf gouverneur de Lahore. Pourquoi pas? le cheval de Caligula fut bien consul, et nous voyons bien remplir certaines fonctions importantes par certains hommes inférieurs en intelligence à certains chiens et à certains chevaux!
Après installation du nouveau gouverneur, le Grand-Mogol est parti pour aller réprimer une révolte dans l'intérieur du pays, et n'a pas manqué, en partant, de promettre le suplice du pal à quiconque désobéirait à Barkouf ou aurait seulement le malheur de lui déplaire.
Le grand-vizir veut marier sa vieille fille au jeune soldat dont j'ai parlé. Pour que la cérémonie puisse se faire, il faut avant tout l'agrément du gouverneur. Un des eunuques du vizir, étant allé demander l'autorisation de sa canine excellence, a failli être dévoré. Barkouf ne voit pas ce mariage d'un bon œil. Que faire alors? Tout demeure suspendu. Or, voici venir la petite marchande d'oranges; elle a appris l'élévation de son chien; elle l'aime toujours; elle veut le revoir. Bien plus, elle promet au vizir d'obtenir de Barkouf l'application de sa patte sur le contrat de mariage, et de rendre par là possible cette union tant désirée: «Malheureuse! dit le vizir, tu le veux? j'y consens; mais de toi le gouverneur ne fera qu'une gueulée. Va donc!» Elle va, elle entre dans la coulisse où se trouve l'appartement du gouverneur, et, chose étonnante! Barkouf, qui déjà plusieurs fois dans cette même coulisse s'est permis d'aboyer comme un homme, quand il n'est pas content (car c'est un chien qui imite l'homme), ne dit rien, se couche à plat ventre devant Maïma et la mange de caresses. L'eunuque, de la scène, voit ce tableau, et nous le décrit d'une façon fort dramatique. N'est-ce pas charmant? Aussitôt Maïma, qui n'a pris que le temps de faire signer à Barkouf le permis de mariage, de tirer amicalement les oreilles de Son Excellence et de lui chanter une petite chanson que le chien admirait beaucoup (il y a des chansons pour tous les goûts), revient et remet au vizir étonné le papier signé et pattaraphé qu'il désirait. «Oh! mais, s'il en est ainsi, dit le vizir, il faut que cette marchande d'oranges soit élevée à la dignité de secrétaire intime de Son Excellence, puisque le gouverneur l'aime et qu'elle comprend sa langue, et qu'elle saisit les moindres nuances de sa conversation, soit qu'il fasse: Krrrr! en montrant les dents, soit qu'il prononce: Ouah! ouah! ou bien: Ouao! ouao! en ouvrant la gueule.» Aussitôt dit, aussitôt fait, Maïma est installée secrétaire interprète du gouverneur.
Le mariage projeté se célèbre, mais, au moment où les mariés reviennent de la mosquée, Maïma pousse un petit cri très aigu en reconnaissant dans l'époux son amant qui s'était envolé le jour où Barkouf fut volé. Que fait la malicieuse enfant? Elle n'a pas empêché, elle a même fait s'accomplir le mariage, il est vrai, mais elle l'empêchera de se consommer. «Il faut la permission de Barkouf, dit-elle au vizir, pour que votre gendre puisse emmener sa femme, je vais la lui demander.» Elle rentre dans le chenil du gouverneur; à un signe qu'elle lui fait, Son Excellence ouvre la gueule, fait: Ouah! ouah! Krrrr! «Impossible, s'écrie Maïma en rentrant, le gouverneur ne veut pas que votre gendre emmène sa femme, et, de plus, il m'a dit qu'il le voulait pour garde du corps.» Le marié doit donc prendre son poste à l'instant même et ne quitter son Excellence ni jour ni nuit. «Mais pourtant!.. – Je ne puis pas me passer de mon mari! – Ah bien! avisez-vous de désobéir, et vous verrez de quelle longueur seront les pals sur lesquels vous serez tous priés de vous asseoir?» N'est-ce pas joli?
Tout le monde, excepté les mariés, admire la sagesse du gouverneur, qui, d'ailleurs, ayant remis leur peine à une quantité de malfaiteurs, a pour lui l'enthousiasme de la canaille.
Sa popularité finit par inquiéter le grand-vizir. Celui-ci se met alors à la tête d'un complot pour renverser la nouvelle puissance. On empoisonnera Barkouf. Voici l'heure du dîner de Son Excellence, on apporte des plats couverts; puis une grande coupe, Son Excellence a demandé à boire, Maïma, qui a tout deviné, préside au festin. Son Excellence a trouvé si bonne sa boisson, dit-elle en revenant de la salle à manger, qu'elle me charge d'inviter le grand-vizir et ses amis à boire à sa santé une coupe de son vin, «Allah! allah!» (Les Indiens disent-ils Allah? Oui, comme les Français disent God!) Allah! donc, c'est le vin empoisonné. Quel embarras! le vin est versé, il faut le boire! quand de grands cris se font entendre; les Tartares envahissent la ville. Aux armes!.. Cette diversion sauve la vie aux conspirateurs. Sur ces entrefaites le Grand Mogol revient de son expédition dans l'intérieur des terres; sa présence a suffi pour apaiser la sédition. Il apprend la sage administration et la popularité de Barkouf. «Oh! oh! dit le Grand-Mogol, il faut destituer ce fonctionnaire, puisque le peuple est heureux; je n'entends pas cela, le peuple s'y accoutumerait. On revient du combat contre les Tartares. Grande victoire! Mais, hélas! le vaillant gouverneur s'étant élancé au premier rang est tombé percé de coups. «Très bien! hurle le Grand-Mogol. – Astre de lumière, que devons nous faire? – Assez! j'ordonne que la jeune Maïma succède à Barkouf; puisqu'elle comprenait si bien sa langue, elle doit être l'héritière de sa sagesse. Qu'elle soit donc gouverneuse et se choisisse un secrétaire!» Maïma accepte. Pour son premier acte administratif elle casse le mariage de la fille du grand-vizir avec le jeune soldat, et prend aussitôt celui-ci pour secrétaire intime, en lui imposant son cœur et sa main; et tout le monde enchanté d'aboyer le chœur final.
Cet opéra appartient évidemment au genre, en honneur, dit-on, dans ces théâtres que je ne puis nommer; mais quelle nécessité de le faire représenter à l'Opéra-Comique, devant un public qui, n'étant pas préparé à ce genre spécial, ne pouvait qu'en être choqué? Cela n'a pas paru drôle du tout; beaucoup de gens se sont indignés, d'autres riaient, il est vrai, mais de l'idée qu'on avait eue que cela pouvait les faire rire. Quelques-uns sont demeurés stupides, ceux-là bondissaient de fureur. Je n'ai jamais vu le foyer de l'Opéra-Comique dans un pareil état. Les mots pleuvaient comme grêle.
Il est vrai que la musique était pour beaucoup dans les causes de cette exaspération. Le public est assez disposé en effet à admettre tous les genres de musique, même le genre ennuyeux; il admettrait donc volontiers à l'Opéra-Comique le genre des théâtres qu'on ne peut nommer, à la condition, pour ce genre trivial, dit-on, bas, grimaçant, assure-t-on (je n'en parle que par ouï-dire, je ne le connais pas, je ne le connaîtrai jamais), à la condition, dis-je, pour cette espèce de genre, de l'amuser et de lui faire éprouver, dans n'importe quelle partie du corps, ces secrètes titillations qui, pour beaucoup de gens, sont le charme de la musique. Mais il n'admettra jamais, ce brave Shahabaham de public, sous aucun prétexte, qu'on lui déchire l'oreille, qu'on lui agace les dents et le système nerveux par des discordances. Et c'est ce qui est arrivé à cette représentation de Barkouf. Sans se rendre compte des causes de leur malaise, les auditeurs non musiciens étaient inquiets, épouvantés; ils semblaient dire: «Que se passe-t-il donc? Que va-t-il nous arriver? A-t-on l'intention de nous faire du mal?»
Les auditeurs qui savent la musique s'écriaient: «Ah çà, le compositeur perd-il la tête? qu'est ce que ces harmonies qui ne vont pas avec le chant? qu'est-ce que cette enragée pédale intermédiaire qui sonne la dominante brodée (jolie broderie) par la sixte mineure et indique le mode mineur, pendant que le reste de l'orchestre joue dans le mode majeur? Tout cela se peut faire sans doute, mais avec art, et ici cela est représenté avec un laisser-aller, avec une ignorance du danger dont on n'a jamais vu d'exemple. Cela fait penser à cet enfant qui portait un pétard à sa bouche et voulait le fumier comme un cigare. Ou bien, à l'exemple d'autres musiciens persuadés que l'horrible est beau, le compositeur croit-il que l'horrible soit comique, amusant, jovial? – C'est le style du genre, dira-t-il, acceptez-le, c'est pour vous divertir! Prenez, monsieur, il est benin! – Merci! vous mettez des lames de rasoir dans la poche de mon habit au moment où j'y porte la main; vous me présentez un siège et me le retirez quand je vais m'asseoir, ou, mieux encore, vous l'avez armé de dards qui me blessent cruellement quand je m'assieds; vous coupez du crin dans mon lit, vous me lancez un jet d'encre par le trou de la serrure de ma chambre, et vous venez me dire ensuite: «C'est pour rire! C'est drôle! Ah! la bonne plaisanterie! Il faut bien s'amuser un peu! On ne peut pas être toujours sérieux!»
J'aimerais mieux loger chez un croque-mort que chez un hôte aussi facétieux.
Décidément il y a quelque chose de détraqué dans la cervelle de certains musiciens. Le vent qui souffle à travers l'Allemagne les a rendus fous…
Les temps sont-ils proches?.. De quel Messie alors l'auteur de Barkouf est-il le Jean-Baptiste?
…
Des morceaux tels que les couplets de Maïma: Ici Barkouf! et ceux que chante Berthelier: Je grimpais, je rampais, et celui où les personnages répètent tant et tant:
Allah! prends aujourd'hui
Pitié de mon ennui!
paraîtraient amusants et d'un tour mélodique heureux, s'ils n'étaient pas aussi étrangement accompagnés. Dans plusieurs passages, en se plaçant même au point de vue de l'auteur, il semble que le but qu'il se propose soit dépassé, par la rapidité excessive avec laquelle il fait se succéder les notes ou les syllabes. A la fin de l'ouverture, par exemple, les violons exécutent un long trait d'une vélocité folle et d'où ne résulte plus qu'une sorte de bourdonnement comparable à celui que produiraient des guêpes enfermées dans un bocal. Dans le finale du second acte et ailleurs, le rôle de Berthelier contient des phrases syllabiques dont le débit est d'une telle précipitation, qu'elles pourraient être chantées en malais, en tagal, en japonais; on n'en entend pas un mot. Or, si les paroles sont là un élément essentiel du comique, comment rire de ce qu'on ne peut entendre ni comprendre? Je viens de citer le finale du second acte. Il est d'un grand développement; il est composé de telles formes mélodiques, de tels rythmes enchaînés par de telles modulations, et accompagnés par un tel orchestre que, de l'aveu de tout le monde, c'est le morceau le plus grave de la partition. – Vous n'aimez pas le genre bouffe, me direz-vous. – J'aime le genre comique, spirituel, piquant. D'ailleurs, ce n'est point la question; il ne s'agit ici que de l'élément constitutif de la musique, de la matière musicale proprement dite. Rossini, lui aussi, a traité de ces sujets que vous appelez bouffes; et son Pappatacci, et son poète de Mathilde de Saabran, et son Turco in Italia, et tant d'autres personnages qui débitent de plates bêtises, dont le compositeur n'est pas responsable, ne les disent pas moins en langage musical.