Kitabı oku: «Rencontres Inoubliables»
Memorable Encounters
Reduced version of Encounters
Author: Roberto Badenas
Project development: Editorial Safeliz, S. L.
Design and layout: Avatar Estudio
Cover design: Bezalel&Aoliabe design
Translation: Annette D. Melgosa
Edited by Penny Wheeler and copyedited by James Cavil
Copyright © Editorial Safeliz, S. L.
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September 2016: 1st edition in English language
ISBN: 978-84-7208-245-8
Printed in THAILAND
IMP01
Index
1 - Dans le désert 6
2 - Dans la nuit 18
3 - Au bord d’un puits 32
4 - Sur la plage 42
5 - À la place 54
6 - Au pied de la montagne 64
7 - Le disciple 78
8 - En voyage 92
9 - En tête à tête 104
10 - En chemin 114
11 - Sous un arbre 126
12 - Lors d’une fête 138
13 - Au tour d’une table 148
14 - Sous le portique 156
15 - Au soir 176
16 - Entre amis 188
Dans le désert
À la recherche de l’Autre
La vallée du Jourdain est une gorge creusée dans le désert ; un défilé qui s’enfonce à près de trois cents mètres au-dessous du niveau de la Méditerranée, pour déboucher dans les eaux fétides de la mer Morte. Le lieu le plus bas de la planète, et l’un des plus chargés d’histoire...
Cette terre, torturée par l’érosion et calcinée par le feu du ciel, est sans doute tout ce qui reste de la vallée fertile de Sodome : des montagnes déchiquetées, des ravins sinistres et des roches maudites. Même l’oasis de Jéricho, avec le vert sombre de ses palmeraies, ne parvient pas à rompre l’âpreté de cette désolation.
Seuls quelques voyageurs apportent une note de vie au milieu de ce désert lorsqu’ils traversent le gué à Béthabara, passage obligé sur la route des caravanes.
En remontant un peu le faible courant, les visiteurs parviennent à leur destination : une nappe d’eau dormante étalée paisiblement entre un large banc de sable et un mur abrupt qui sert de sentinelle aux montagnes de Moab. Un véritable auditorium naturel parsemé de roseaux, de bouquets de joncs, de lauriers roses et de caroubiers tordus, parmi lesquels les nouveaux arrivants s’installent.
La descente vers la rivière fait oublier la solitude accidentée du désert. Le ravin bouche l’horizon. Le paysage est réduit à deux plans : la terre et le ciel. Et au milieu, l’eau limpide, bleue, resplendissante.
Tel est le lieu choisi par celui que la foule vient voir. Ici se trouvent sa demeure, son forum et son sanctuaire. Cette grande école des hommes supérieurs a trempé son esprit ferme et austère dans la solitude. Ces voyageurs sont venus écouter Jean le Baptiste...
Paysans des lointains villages de montagne, pêcheurs de Galilée, artisans de Judée et commerçants de Jérusalem, ils arrivent par petits groupes au terme d’un voyage pénible. Depuis quelques mois, le message du précurseur ébranle tout Israël. Dieu a gardé le silence pendant des siècles pour parler maintenant par la bouche d’un prophète, et ils désirent l’entendre...
Parmi les arrivants, divers groupes se constituent. À une distance respectable et dominant les autres, se détachent quelques personnalités de l’aristocratie politique et sacerdotale. Élégants, hautains, haïs et enviés de tous à cause de leurs fonctions gouvernementales et de leur richesse opulente, ils sont venus à la fois pour se distraire et pour mesurer le danger. Ce sont les sadducéens, les porte-parole du Sanhédrin, les complices d’Hérode et les espions de Pilate. Pour eux, Jean pourrait apparaître comme un agitateur politique.
À l’écart du reste de la foule se tiennent aussi les pharisiens. Si les sadducéens représentent la fortune et le pouvoir, les pharisiens, eux, incarnent le savoir et l’influence : scribes, lettrés, rabbins, docteurs, maîtres, avocats, théologiens, juges et manipulateurs de l’opinion publique, ce sont eux qui détiennent la connaissance, eux qui écrivent. Leur suffisance arrogante constitue la force la plus hostile et la plus réfractaire à la prédication du Baptiste. Que peut leur enseigner ce pauvre ignorant ? Sûrs d’eux, drapés dans leur impressionnante culture et dans leur respectabilité religieuse, ils se soucient cependant de sauvegarder leur influence auprès de l’opinion publique. Ils sont venus épier les déclarations inquiétantes du nouveau prédicateur, préserver l’orthodoxie et défendre la tradition. Jean leur apparaît comme un dangereux fanatique.
Un peu partout nous voyons briller les armures des soldats. Quelques-uns sont en service et patrouillent dans le secteur pour éviter les troubles éventuels ; mais d’autres sont venus là de leur propre initiative. Étant trop éloignés de leur domicile, ils meublent comme ils le peuvent le vide de la trêve. Ils cherchent à oublier le sang versé, à faire taire la voix qui perturbe leur conscience. Peut-être même tentent-ils d’échapper au cercle infernal de la violence légalisée dans lequel ils sont engagés. Ils sont à la recherche d’une meilleure raison de vivre. L’argent ne leur semble plus être une motivation suffisante pour continuer à se battre.
Fuyant les soldats, plusieurs zélotes se cachent parmi la foule. On peut les reconnaître à l’ombre de révolte qui voile leur regard et aux dagues que l’on devine sous leurs capes. Ils luttent pour l’indépendance du pays, contre l’oppression romaine. Pour défendre leur cause aussi idéaliste que cruelle, ils sont prêts à tout : au soulèvement, à la guérilla, au meurtre, à donner leur vie ou à la perdre. Le gouvernement les appelle terroristes. Le peuple les craint, les admire et les protège.: ils incarnent la conscience nationale face à l’occupation militaire. Mais ils confondent la religion avec la voix de la race. Ils sont venus jusqu’au Jourdain, poussés par leur soif de liberté et de justice. Ils sont venus parce que Jean dénonce comme eux les abus des puissants, la corruption de la cour et la connivence du clergé. Et parce qu’ils espèrent un chef, un Messie qui libérera son peuple et le sauvera enfin de tous ses maux.
Près de l’eau, dans un petit groupe dont les autres s’écartent sans dissimuler leur mépris, les publicains conversent : ces hommes sont douaniers, trésoriers, collecteurs d’impôts, employés des finances. Collaborateurs et bénéficiaires de l’occupation romaine, les publicains représentent la bureaucratie et le fisc : les bourreaux et les vautours du joug impérial.
Ils sont accompagnés de quelques femmes à la beauté provocante et aux rires frivoles, couvertes de bijoux voyants et laissant derrière elles un sillage de parfums entêtants. Méprisées par les uns, exploitées et désirées par les autres, elles partagent avec les publicains la solidarité des marginaux : un peu d’argent pour un peu de compagnie. À mi-chemin entre la pègre et la bourgeoisie, les uns et les autres sont venus jusqu’au Jourdain parce que la solitude leur pèse. Peut-être aussi parce que leur vie ne les satisfait pas et qu’ils rêvent d’une autre existence où le respect et la compréhension seraient aussi pour eux.
De temps en temps, on remarque dans la foule l’habit blanc des religieux esséniens. Austères, silencieux, renfermés en eux-mêmes comme en un autre monde, ils affichent, avec leur ascétisme mystique, une ferveur fataliste qui leur a fait abandonner toute action, excepté le prosélytisme. Dans l’ombre de leur monastère, en marge des besoins des autres et des problèmes de leur temps, ils représentent une autre forme de sectarisme militant.
Enfin, le reste de l’auditoire est constitué par les gens du peuple : des paysans, des ouvriers, des femmes avec leurs enfants. Un essaim de pauvres, de mendiants, de malades. Des gens du commun, surtout des jeunes. Chacun chargé du fardeau de son histoire, traînant problèmes familiaux et conflits personnels, amours et haines, blessures et illusions, passions et craintes, frustrations et espérances.
Parmi cette multitude de curieux, d’indifférents, d’inquiets ou de résignés, que rien ne distingue vraiment, se tiennent aussi peut-être, dans cette même attente, deux pêcheurs appelés Jean et André, une femme de profession douteuse connue sous le nom de Marie, un jeune docteur en droit préoccupé de son avenir, un banquier à la carrière trouble, un malade condamné qui se croit possédé du démon et quelques autres jeunes gens pleins de vie, en quête d’idéal...
Au fond de leur regard, on décèle les mêmes insatisfactions et les mêmes luttes. Tous voudraient surmonter leur médiocrité, échapper aux impasses, à la grisaille de cette routine qu’ils subissent sans savoir pourquoi. Ils sont venus là en quête d’espérance, parce qu’ils pressentent que vivre peut être quelque chose de plus que travailler ou être au chômage, que souffrir ou se divertir. C’est pour cela qu’ils sont venus au bord du Jourdain écouter la parole de Dieu révélée par son prophète...
Dès que le Baptiste apparaît sur les rochers, un silence attentif s’empare de l’auditoire. L’éclat qui illumine son regard est celui d’un envoyé de Dieu. Fils unique d’un vénérable prêtre, il a renoncé à la sécurité du temple pour obéir à sa difficile vocation. La parole que l’Esprit lui révèle dans le désert, il la proclame aux foules avec toute l’énergie de sa jeunesse.
Dans la force de sa voix résonne la conscience insoumise de celui qui ne redoute rien ni personne, l’éloquence irrésistible de celui qui clame la vérité, qu’il fustige les vices les plus communs de la plèbe ou qu’il condamne les crimes les plus secrets des puissants. Son message est simple et direct :
« Dieu vient à nous ! Le règne du Messie approche : préparons-nous à le recevoir ! »
Jean est une âme ferme mais sensible ; la souffrance et l’injustice qu’il discerne dans la vie de ses auditeurs éveillent en lui à la fois indignation et compassion. C’est pourquoi certains perçoivent ses paroles comme des blâmes et des menaces, tandis que d’autres y trouvent consolation et encouragement. Pour les uns, son discours a le pessimisme amer d’un oiseau de malheur. Pour les autres, le Baptiste est un prédicateur d’espérance. Son message pénètre irrésistiblement dans la conscience de ses auditeurs, au point de troubler l’indifférence des uns, d’exacerber le fanatisme des autres et d’éveiller chez d’autres encore une inquiétude spirituelle.
Aux détenteurs du pouvoir établi qui sont fermés à toute réforme, il dit.:
« Race de vipères, ne croyez pas que vos fonctions religieuses peuvent vous protéger de l’indignation divine. La hache est prête à attaquer la racine des arbres. Tout arbre qui ne produit pas de bon fruit sera abattu, si grand soit-il. » (Matthieu 3 : 5-10)
La voix inflexible du prophète s’adoucit devant les êtres affligés et résonne entre les pierres comme un cri de libération. Ceux que les honnêtes gens méprisent prennent conscience de leur insuffisance et sont les premiers à répondre à ses appels.
« Que devons-nous faire ? » lui demandent les publicains. (Luc 3 : 12-13)
« Renoncez à la cupidité. N’exigez rien de plus que ce qui a été fixé. Découvrez la solidarité. »
« Que devons-nous faire ? » demandent les soldats, qui savent combien le pouvoir corrompt. (Luc 3 : 4)
« Renoncez à la violence. N’abusez pas de la force. Vivez dans la fraternité. »
« Que devons-nous faire ? » continue à demander la foule. (Luc 3 : 10,11)
« Renoncez à l’égoïsme. Partagez avec ceux qui n’ont rien. Pratiquez la générosité. »
La voix puissante continue de vibrer dans les airs. « Repentez-vous, changez de cap ! Cessez d’errer dans le désert et suivez le Sauveur vers la terre promise ! Comme nous sommes tous souillés par le mal, nous avons besoin de nous purifier. Le baptême symbolise la purification, la mort au passé et l’entrée dans une vie nouvelle. Si vous voulez manifester votre désir de conclure une alliance avec Dieu, entrez dans l’eau. »
Jean s’arrête de parler. En silence, il descend jusqu’au milieu de la rivière. Quelques-uns sentent s’éveiller en eux une flamme nouvelle. Quelque chose au fond d’eux-mêmes est en train de jaillir, comme si la vie et l’espérance désiraient renaître. Après un moment de recueillement, un soldat dépose son armure sur le sol et entre dans le Jourdain. Puis un publicain le suit. Deux femmes lui emboîtent le pas. Ensuite quelques jeunes gens s’approchent résolument de la rive. Mais quelque chose les retient.
Devant eux, un jeune homme qu’ils n’avaient pas vu arriver se dépouille de sa tunique. À en juger par la musculature de ses épaules et de ses bras, ce doit être un athlète ou un charpentier. Mais quelque chose en lui sort du commun, attire fortement l’attention et échappe à tout pronostic. Sa présence inspire de l’admiration et du respect. Comme s’il faisait rayonner autour de lui une atmosphère surnaturelle. Son visage juvénile, hâlé par le grand air, reflète une sérénité, une noblesse, une force, une beauté d’âme inconnues jusque-là. Il éclipse même le Baptiste.
Tous les yeux se fixent sur l’étrange inconnu. Jean lui-même en reste pétrifié. En le voyant s’avancer vers lui, il l’arrête. Il a découvert qui il est. Et il s’exclame : « Voici le Messie attendu, le Sauveur du monde ! C’est lui que vous devez suivre et non pas moi. » (Jean 1 : 15, 29-34)
Le prophète est déconcerté parce que Jésus continue de s’approcher.: « C’est moi qui dois être baptisé par toi, et c’est toi qui viens à moi.? Moi je plonge seulement dans l’eau. Toi tu nous fais entrer dans l’atmosphère du Saint-Esprit. » (Mathieu 3 : 11) Mais Jésus est déjà au milieu du fleuve.
« Oui Jean, même si tu ne le comprends pas, moi aussi je veux être baptisé ! (Mathieu 3 : 13-15) Aujourd’hui commence pour moi aussi une étape nouvelle de ma vie, particulièrement importante. »
D’une main tremblante, Jean l’immerge dans le fleuve. Revenu à la surface, Jésus se recueille un moment. Les nuages s’entrouvrent. L’eau resplendit autour de lui, illuminée par un rayon venu du ciel. Un coup de tonnerre déchire le silence et l’on entend une voix déclarer : « Voici mon fils bien-aimé, celui qui fait toute ma joie. » (Mathieu 3 : 16, 17)
Tandis que Jésus passe près d’eux en sortant de l’eau, certains sentent que par ce geste, il les invite à suivre son exemple. Ils pressentent qu’il est entré dans le Jourdain par solidarité avec eux et qu’il a prié pour eux.
Lorsque plus tard, à leur tour, ils réaliseront l’expérience symbolisée par le baptême, il leur semblera encore voir le ciel s’entrouvrir et entendre au fond d’eux-mêmes la voix de Dieu leur dire à eux aussi :
« Tu es mon fils bien-aimé : je porte mon affection sur toi. »
Entre-temps Jésus a disparu au loin. Mais ils savent que c’est lui le Maître qu’ils cherchaient, et que rien ne comblera le vide de son absence jusqu’à ce qu’ils l’aient retrouvé.
Dans la nuit
Renaître…moi ?
La lune éclaire les rues désertes d’une pâle mais encore trop puissante clarté. L’homme avance prudemment pour éviter de croiser quelqu’un. La vie dans la grande ville lui a appris à se méfier de la solitude et des ombres. Mais son impatience l’emporte sur ses craintes. Il préfère l’incertitude de l’obscurité au risque d’être découvert en compagnie de celui qu’il va rencontrer cette nuit-là.
La conduite d’un curieux étranger pendant la fête de Pâque l’a bouleversé. Il s’agit de l’homme que Jean-Baptiste appelle « le Messie ». Il veut absolument en savoir davantage (voir l’évangile de Jean 2 : 13-22)... Au cours de sa quête spirituelle, il a rencontré bien des maîtres, mais aucun qui soit comparable à Jésus de Nazareth.
Son style le déconcerte. Il ne laisse apparaître ni l’empreinte d’une école, ni les traits d’une secte, ni les consignes d’aucun parti. Il n’a jamais connu de personnalité aussi puissante, aussi indépendante, animée d’une telle force de conviction. Exposés par lui, les thèmes même les plus difficiles deviennent évidents. D’où tire-t-il ces ressources si efficaces et si simples à la fois.? En tant que professionnel, il est intrigué par le secret de sa technique ». Mais par-dessus tout, c’est son rayonnement spirituel qui l’attire le plus. Comparés à lui, tous les maîtres qu’il connaît lui semblent incompétents.
Brillant élève des écoles rabbiniques, Nicodème a étudié longtemps pour se préparer à la fonction de docteur de la loi. Parvenu au sommet du puissant groupe des pharisiens, devenu membre du grand conseil des chefs de la nation, il peut difficilement aspirer à une ascension plus flatteuse.
Cependant, sa position ne lui a pas apporté la satisfaction escomptée. Il se tient pour un intellectuel ouvert. Le nom qu’il porte - « la victoire pour le peuple » - révèle déjà ses inquiétudes et les tendances de sa formation. Néanmoins quelque chose dans sa vie lui demeure obscure. C’est comme s’il lui manquait une dimension. Mais il ne peut s’ouvrir de ses sentiments à quasiment personne.
Mécontent des options prises par les dirigeants d’Israël, il ressent le malaise de sa situation et de celle de son peuple. Il croit deviner en Jésus l’étoffe du réformateur dont le pays a besoin. Cet homme lui semble posséder les qualités auxquelles il aspire lui-même pour se réaliser pleinement en tant que chef et en tant qu’individu. Il veut en savoir plus sur lui et sur ses intentions.
Mais il est très compromettant de s’en approcher ; Nicodème y risque sa réputation. Le nouveau maître n’a pas été bien reçu dans les hautes sphères du pouvoir. Il vaut mieux pour l’instant ne pas se montrer en sa compagnie.
Arrivé au lieu du rendez-vous, il abandonne toutes ses appréhensions. À l’instant, il se trouve plongé dans une atmosphère de confiance absolue. Il se sent obligé de reconnaître qu’en marge et au-dessus du doctorat officiel, il existe une qualification supérieure qui le pousse à saluer le charpentier de Nazareth du titre de rabbi.
Pour éviter que l’entrevue ne prenne dès le départ un caractère trop personnel, il décide d’aborder le sujet délicat qui l’amène jusqu’à lui au nom du groupe qui partage ses idées et qui considère avec sympathie l’œuvre du Galiléen (Jean 2 : 23).
Nicodème ne sait comment engager le dialogue ; l’action entreprise par Jésus contre le trafic du temple n’est pas l’œuvre d’un agitateur. Aucun homme politique n’aurait osé en faire autant. Sa dénonciation est celle d’un envoyé de Dieu ; mais en quelle qualité au juste ?
« Maître, nous savons que tu viens de la part de Dieu, car personne ne peut faire ce que tu fais si Dieu n’est pas avec lui. » (Jean 3 : 2)
Cet hommage de la part de l’un des principaux personnages de Jérusalem ne semble pas flatter particulièrement Jésus. Au lieu de déployer toutes sortes d’égards pour s’attacher un adepte aussi éminent, comme l’aurait fait le fondateur d’une nouvelle école, il se limite à réveiller sa conscience. Puisque Nicodème se présente à lui comme un disciple, il se comporte comme un maître. Et sa première leçon ne sera pas celle que réclame l’élève, mais celle dont il a besoin.
Le problème de Nicodème affleure déjà dans son « nous savons ». Il est plein d’assurance à propos de sa culture religieuse, mais il sait moins que ce qu’il croit savoir. Il est venu voir Jésus parce qu’il attend l’arrivée du Messie, et avec lui la libération d’Israël. Mais il pense que cet ordre nouveau dépend tout de même de l’action humaine, et il voudrait savoir comment hâter sa naissance. Allant au devant de ses idées de pharisien, Jésus lui déclare sans préambule :
« Si tu veux vraiment voir le royaume de Dieu, tu dois naître de nouveau. Pour que ton univers change, c’est toi qui dois commencer par changer ! » (Jean 3 : 3)
Nicodème est déconcerté. La nécessité d’un grand changement pour transformer le monde lui paraît évidente. Ce qu’il désire précisément, c’est une vaste réforme. Mais il ne perçoit aucun lien entre la rénovation désirée et une modification de sa propre manière d’être. Recommencer, naître d’en haut : que veut donc dire· le mystérieux docteur ?
L’idée de renaître le choque. Une transformation radicale de sa part lui semble non seulement impossible, mais superflue. De ce Nicodème honnête, sincère, pieux, respecté, dont tous apprécient les mérites, on ne peut donc rien garder ? S’il comprend bien Jésus, il doit remettre en cause même les critères qu’il juge les moins soumis à caution : ses convictions religieuses. Cela signifie-t-il que la pratique (même aussi fidèle que la sienne) de sa religion ne suffit pas à le faire entrer dans le « royaume de Dieu » ?
En tant que pharisien, Nicodème pense que le salut de l’homme dépend de ses efforts pour respecter les préceptes divins. Affirmer qu’il n’est pas en état d’entrer dans le royaume de Dieu, alors qu’il croyait déjà y être, qu’il a besoin d’une existence complètement nouvelle et non seulement de nouvelles pratiques ; enfin, qu’il se trouve à un stade spirituel embryonnaire, alors qu’il s’imaginait avoir déjà atteint une maturité respectable, tout cela n’est-il pas excessif ?
En plus, est-il sérieusement possible de rompre avec la totalité de son passé et de s’engager sur une voie nouvelle.? Peut-il devenir une personne autre, avec une autre vie, d’autres idéaux, d’autres buts, vraiment supérieurs à ceux qu’il a déjà ?
La proposition de Jésus lui paraît utopique. Tout être est le produit de son passé. Dans une large mesure, nous sommes déterminés par une atmosphère familiale et sociale, des circonstances et des expériences uniques qui ne se répéteront pas. Personne ne peut faire abstraction de son histoire, ni prétendre se réaliser en rompant avec tout et en recommençant à zéro.
Mais Jésus insiste. « Même l’hérédité, le milieu et l’éducation religieuse les plus favorables ne nous garantissent pas l’entrée dans le “royaume de Dieu“. Entrer dans cette sphère de réalité supérieure signifie, en effet, tout simplement décider que Dieu règne pleinement en nous »,
Et nous sommes si loin de le lui permettre qu’y accéder signifie réellement « naître de nouveau ».
Naître d’en haut, c’est commencer à vivre pleinement, parce qu’en tant qu’êtres humains, nous ne naissons pas totalement vivants. Dès que nous accédons à la vie, nous sommes déjà marqués par la finitude, nous portons en nous des germes de mort. Naître d’en haut, c’est briser cet épais carcan dans lequel nous nous sommes enfermés, qui nous fait croire que le monde qui nous entoure est la seule réalité. Naître d’en haut c’est ouvrir les yeux sur la lumière d’une autre existence, plus vraie. C’est atteindre la plénitude humaine en retrouvant la dimension spirituelle que nous avions perdue et découvrir ainsi qu’avec Dieu, les limites même de notre vie peuvent être transcendées.
Le bons sens de Nicodème vacille devant ce qu’il comprend à peine. Mais il lui coûte de reconnaître sa perplexité et de renoncer à ses conceptions. L’éclaircissement qu’il demande est teinté à la fois d’ingénuité et d’ironie :
« Comment un homme peut-il naître quand il est déjà vieux ? »
Vieux, l’était-il ? Où considérait-il que, bien qu’il ne le soit pas vraiment, il était trop tard pour recommencer ?
Cette objection ne manifeste pas nécessairement sa maladresse ni sa mauvaise volonté. Elle émane de quelqu’un qui sent bien qu’il est entraîné sur un terrain où il ne lui est pas simple d’avancer.
Il n’arrive pas à comprendre, à partir de ses points de référence, comment Dieu peut changer l’homme en respectant sa liberté. Jésus continue :
« L’idée de renaître est moins absurde que celle de tenter de gagner son salut par ses propres forces. Le succès de l’homme est plus certain si, au lieu d’édifier sa vie à partir de ses idéaux et de ses ressources humaines, il la réalise à partir de l’idéal et de la force de Dieu. Car Dieu n’exige de l’homme rien d’impossible : la nouvelle naissance ne lui est pas demandée, mais offerte. Personne en effet ne peut se donner naissance. Pour naître, on dépend toujours de quelqu’un d’autre. L’expérience de la nouvelle naissance s’apparente à l’accouchement physique, jusque dans le fait qu’elle se produit rarement sans douleur. »
En réalité, il n’existe pas de véritable « self made man ».
L’homme est incapable de se reconstruire sans aide extérieure. Repartir de zéro dépasse ses possibilités. Pour entreprendre une vie réellement nouvelle, il doit d’abord prendre conscience qu’il a besoin d’aide.
Face à la perplexité de Nicodème, Jésus reformule la même idée dans d’autres termes : « Il s’agit de “naître d’eau et d’esprit“. »
Pour un docteur en Écritures saintes, la mention de ces éléments primordiaux (en hébreu le même mot désigne l’air, le vent, le souffle vital et l’esprit) était une allusion claire aux principes de la création. La nouvelle naissance est une nouvelle création. Il ne s’agit donc pas d’un acte humain, mais divin.
En l’homme coexistent deux niveaux d’être : l’un « charnel », l’autre « spirituel ». Ils transmettent chacun la vie qu’ils possèdent. La chair transmet la faible condition humaine ; l’esprit, les possibilités de Dieu. Les aspirations humaines se maintiennent généralement, même avec la meilleure volonté, au niveau du bien-être économique, des satisfactions familiales ou du prestige personnel. En restant à ce niveau, personne ne parvient à réaliser le projet total que Dieu a conçu pour l’homme. Celui-ci ne peut dépasser seul la faiblesse inhérente à sa nature déchue. « Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit. » Pour transcender son impuissance spirituelle, il lui faut la puissance divine. « La nouvelle naissance que je te propose suppose l’entrée dans une réalité nouvelle, dont le centre réside en Dieu et non plus en l’homme. C’est passer d’une vie humaine limitée et renfermée sur elle-même à une vie libre et ouverte à toutes les possibilités de l’Esprit. C’est passer d’une existence centrée sur l’homme (anthropocentrique) à une existence centrée sur Dieu (théocentrique). C’est passer d’une réalité condamnée à la mort à une réalité qui conduit à la vie. »
Surpris par ce langage, Nicodème se demande comment ce changement est possible.
Non sans une pointe d’ironie, Jésus l’amène à entrevoir que la notion de vie nouvelle est à chercher en dehors des limites de sa propre formation :
« Tu es professeur de théologie et tu ne le sais pas ? » Nicodème a de grandes connaissances. La religion est sa spécialité. Dans ce monde d’argumentations théologiques, il se distingue par son érudition. Mais une notion élémentaire lui manque encore : il n’a pas compris que la vie spirituelle ne dépend pas de ses connaissances sur Dieu, mais de ses relations avec lui. Il n’a pas encore découvert que l’on peut obtenir la distinction suprême de docteur en Écritures saintes sans connaître, dans l’expérience, L’Être suprême.
« Ne t’étonne pas, poursuit Jésus, si je te parle avec insistance de naître de nouveau sans espérer que tu me comprennes parfaitement. Il en est de l’action de l’Esprit comme de celle du vent : on constate ses effets sans qu’il soit nécessaire de comprendre les mécanismes de son fonctionnement. »
En renaissant spirituellement, des violents se convertissent en apôtres de la paix. Des êtres paralysés par la haine se révèlent capables de pardonner et d’aimer. Des êtres égoïstes s’engagent dans les entreprises les plus généreuses... Peu importe que l’on ne sache pas expliquer le processus de la régénération. Ce qui importe, c’est qu’il se produise. Et pour cela, l’effort de notre volonté ne suffit pas. Il faut l’action puissante de la grâce. On ne peut pas préciser de quelle façon elle surgit, mais à un moment donné, elle fait irruption dans notre vie et la transforme. La nouvelle naissance ne se prouve pas, elle s’éprouve. Et non une fois pour toutes, mais chaque jour. (1 Corinthiens 15 : 31 ; 2 Corinthiens 4 : 16)
Nicodème finit par constater combien sa connaissance de Dieu est limitée. Il a essayé de comprendre Dieu à partir de ses références, mais la créativité divine ne se laisse enfermer dans le cadre d’aucune théologie. La faille ne réside cependant pas dans ses sources, mais dans leur interprétation. Tout l’Ancien Testament est une immense démonstration des initiatives incroyables de l’amour divin. Mais de même qu’il est difficile au matérialiste de concevoir des réalités autres que les réalités matérielles, de même le légaliste ne conçoit pas de relations avec Dieu en dehors des limites de ses propres conceptions. Nicodème demeure donc perplexe.
Au cours de ce dialogue tendu, le pharisien reste en deçà du cœur à cœur proposé et se limite à poser des questions qui trahissent son trouble.
« Comment cela peut-il se faire ? »
Ce sont ses dernières paroles. Ensuite, Nicodème reste silencieux et écoute sans l’interrompre le singulier confident qui partage avec lui l’assurance de ses convictions (Jean 3 : 9,10) :
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