Kitabı oku: «Introduction à la vie dévote», sayfa 10
CHAPITRE III.
De la patience
La patience, dit l'Apôtre, vous est nécessaire, afin qu'accomplissant la volonté de Dieu, vous en obteniez la récompense qu'il nous a promise. Oui, nous a dit Jésus-Christ, vous posséderez vos ames par la patience. C'est le grand bonheur de l'homme, Philothée, que de posséder son ame; et à mesure que la patience est plus parfaite, nous possédons plus parfaitement nos ames. Rappelez-vous souvent que Notre-Seigneur nous ayant sauvés par la souffrance et la patience, nous devons aussi faire notre salut par les souffrances et les afflictions, endurant les injures, les contradictions et les peines avec le plus de douceur qu'il nous est possible.
Ne bornez pas votre patience à telle et telle sorte d'injures et d'afflictions, mais étendez-la universellement à tout ce que Dieu vous enverra ou permettra qu'il vous arrive. Il y en a qui ne veulent souffrir que les tribulations honorables, comme, par exemple, d'être blessé à la guerre, d'être prisonnier de guerre, d'être maltraité pour la religion, d'être ruiné par quelque procès où ils sont demeurés maîtres; ceux-là n'aiment pas la tribulation, mais l'honneur qu'elle rapporte. Le vrai patient et bon serviteur de Dieu supporte également les tribulations jointes à l'ignominie, et celles qui sont honorables. D'être méprisé, repris et accusé par les méchans, ce n'est que douceur à un homme de courage; mais d'être repris, accusé et maltraité par les gens de bien, par les amis, par les parens, c'est là le fait d'une patience héroïque. J'estime plus la douceur avec laquelle le grand saint Charles Borromée souffrit long-temps les censures publiques qu'un grand prédicateur, d'un ordre extrêmement réformé, faisoit de lui en chaire, que toutes les attaques qu'il reçut des autres; car, comme les piqûres des abeilles sont plus cuisantes que celles des autres mouches, de même le mal qu'on reçoit des gens de bien et les contradictions qu'ils nous suscitent, sont bien plus insupportables que les autres. Et cela cependant arrive fort souvent, que deux hommes de bien ayant tous deux de bonnes intentions, chacun dans son opinion, se font de grandes peines l'un à l'autre.
Soyez patiente, non-seulement pour le mal même que vous souffrez, mais encore pour toutes ses circonstances et ses suites. Plusieurs voudroient bien avoir du mal, pourvu qu'ils n'en fussent pas incommodés. Je ne me fâcherois point, dira l'un, d'être pauvre, si ce n'étoit que cela m'empêchera de servir mes amis, d'élever mes enfans, et de vivre honorablement comme je désirerois; et l'autre dira: Je ne m'en soucierois pas, si ce n'est que le monde pensera que cela m'est arrivé par ma faute. Un autre seroit bien aise que l'on médît de lui, et le souffriroit fort patiemment, pourvu que personne ne crût le médisant. Il y en a d'autres qui veulent bien avoir quelque incommodité du mal, à ce qui leur semble, mais non l'avoir toute; ils ne s'impatientent pas, disent-ils, d'être malades, mais de ce qu'ils n'ont pas d'argent pour se faire panser, ou bien de ce que ceux qui sont autour d'eux en sont importunés. Or je dis, Philothée, qu'il faut avoir patience, non-seulement d'être malade, mais encore de l'être de la maladie que Dieu veut, au lieu où il veut, et parmi les personnes qu'il veut, et avec les incommodités qu'il veut; et ainsi des autres tribulations. Quand il vous arrivera du mal, apportez-y les remèdes qui vous seront possibles, et selon Dieu; car de faire autrement, ce seroit tenter la divine Providence; mais aussi cela étant fait, attendez avec une entière résignation l'effet de la volonté de Dieu, et si les remèdes chassent le mal, remerciez-le avec humilité; si le mal est plus fort que la remèdes, bénissez-le avec patience.
Je suis de l'avis de saint Grégoire: quand vous serez accusée justement pour quelque faute que vous aurez commise; humiliez-vous bien fort, et confessez que vous méritez quelque chose de plus que cette confusion. Que si l'accusation est fausse, excusez-vous doucement, niant d'être coupable; car vous devez cela à la vérité et à l'édification du prochain. Mais aussi si après votre sincère et légitime excuse on continue de vous accuser, ne vous troublez nullement, et ne tâchez point de faire recevoir votre excuse; car après avoir rendu votre devoir à la vérité, vous devez le rendre aussi à l'humilité. Et de cette manière vous ne manquerez ni au soin que vous devez prendre de votre renommée, ni à l'affection que vous devez avoir pour la paix, la douceur de cœur et l'humilité.
Plaignez-vous le moins que vous pourrez des torts qui vous seront faits; car c'est une chose certaine, que, pour l'ordinaire, qui se plaint pèche, l'amour-propre nous faisant toujours trouver les injures plus grandes qu'elles ne sont. Mais surtout ne faites pas vos plaintes à des personnes faciles à s'indigner et à mal penser. Que s'il est nécessaire de vous plaindre à quelqu'un pour remédier à l'offense, ou pour calmer votre esprit, il faut que ce soit à des ames tranquilles et qui aiment bien Dieu; car autrement, au lieu d'alléger votre cœur, elles le provoqueroient à de plus grandes inquiétudes, et au lieu d'ôter l'épine qui vous pique, elles l'enfonceroient plus avant.
Il y a bien des gens qui étant malades ou affligés de quelque manière que ce soit, se gardent bien de se plaindre et de faire les délicats, parce qu'ils pensent avec raison que cela seroit une foiblesse et une lâcheté, mais en même temps ils désirent très-vivement, et font en sorte que chacun les plaigne, qu'on ait grande compassion de leur sort, et qu'on les regarde, non-seulement comme affligés, mais encore comme patiens et courageux. Or, je l'avoue, c'est là une patience, mais une patience fausse, qui en effet n'est autre chose qu'une très-fine et très-délicate ambition et une vanité très-subtile: Ils ont de la gloire dit l'Apôtre, mais non pas aux yeux de Dieu. Le vrai patient ne se plaint point de son mal, et ne désire pas non plus qu'on le plaigne: il en parle naïvement, véritablement et simplement, sans se lamenter, sans s'irriter, sans se faire plus malade qu'il ne l'est. Que si on le plaint, il souffre patiemment qu'on le plaigne, à moins qu'on ne le plaigne de quelque mal qu'il n'a pas; car alors il déclare modestement qu'il n'a pas ce mal-là, et demeure ainsi paisible entre la vérité et la patience, disant son mal et ne s'en plaignant point.
Parmi les contradictions qui vous arriveront dans l'exercice de la dévotion (car cela ne manquera pas), souvenez-vous de cette parole de Notre-Seigneur: Lorsqu'une femme enfante, elle est dans les angoisses; mais après que son enfant est né, elle ne se rappelle plus ses douleurs, tant elle a de joie d'avoir mis un homme au monde. Vous avez conçu dans votre ame le plus digne enfant du monde, qui est Jésus-Christ: avant qu'il soit tout-à-fait produit et enfanté, il est impossible que vous ne vous ressentiez pas du travail; mais ayez bon courage: ces douleurs passeront et il vous restera la joie éternelle d'avoir enfanté un tel homme au monde. Or, il sera entièrement enfanté pour vous, lorsque vous l'aurez entièrement formé dans votre cœur et dans vos œuvres par l'imitation de sa vie.
Quand vous serez malade, offrez toutes vos douleurs, vos langueurs et vos peines au Seigneur, et suppliez-le de les joindre aux tourmens qu'il a endurés pour vous. Obéissez au médecin; prenez les médecines, les alimens et autres remèdes pour l'amour de Dieu, vous ressouvenant du fiel qu'il a pris pour l'amour de nous: désirez de guérir pour le servir: ne refusez pas de languir pour lui obéir, et disposez-vous à mourir, s'il le veut ainsi, pour le louer et jouir de lui. Souvenez-vous que les abeilles, dans le temps où elles font le miel, vivent et mangent d'une nourriture fort amère, et qu'ainsi nous ne pouvons jamais faire de plus grands actes de douceur et de patience, ni mieux composer le miel des excellentes vertus, que lorsque nous mangeons le pain amer des tribulations, et vivons parmi les angoisses. Et comme le miel qui est fait des fleurs du thym, herbe petite et amère, est le meilleur de tous; ainsi la vertu qui se forme dans l'amertume des humiliations et des peines, est la plus excellente de toutes.
Regardez souvent des yeux intérieurs de votre ame Jésus-Christ crucifié, nu, blasphémé, calomnié, abandonné, accablé enfin de toutes sortes d'ennuis, de tristesse et de travaux; et considérez que toutes vos souffrances ne sont aucunement comparables aux siennes, ni en qualités ni en quantité, et que jamais vous ne souffrirez rien pour lui auprès de ce qu'il a souffert pour vous.
Considérez les peines que les martyrs souffrirent autrefois, et celles que tant de personnes endurent encore aujourd'hui, plus grandes sans aucune proportion que celles qui vous affligent, et dites: Hélas! mes travaux sont des consolations, et mes peines des roses, si je me compare à ceux qui, sans secours, sans assistance, sans allégement quelconque, vivent en une mort continuelle, accablés d'afflictions mille fois plus grandes que les miennes.
CHAPITRE IV.
De l'humilité pour l'extérieur
L'écriture sainte rapporte qu'une pauvre veuve ayant fait connoître sa misère au prophète Élisée, cet homme de Dieu lui ordonna d'emprunter autant de vases vides qu'elle pourrait, d'y verser le peu d'huile qui lui restoit, l'assurant que l'huile ne cesserait de couler que lorsque tous les vases seroient pleins. Apprenons de là que Dieu demande des cœurs bien vides pour y faire couler sa grâce, et songeons à vider les nôtres de tout sentiment de notre propre gloire, si nous voulons qu'ils soient remplis de la divine onction. On dit que la cresserelle, en criant et en regardant les oiseaux de proie, a la vertu secrète de les épouvanter et de les faire fuir. C'est pourquoi les colombes l'aiment plus que tous les autres oiseaux, et vivent en assurance auprès d'elle: ainsi l'humilité repousse Satan, et conserve en nous les grâces et les dons du Saint-Esprit, et pour cela tous les saints, mais particulièrement le Roi des saints et sa mère, ont toujours honoré et chéri cette digne vertu plus qu'aucune autre.
Nous appelons vaine la gloire qu'on se donne, soit pour les choses qui ne sont pas en nous, soit pour celles qui sont en nous, mais non pas à nous; soit pour celles qui sont en nous et à nous, mais qui ne méritent pas qu'on s'en glorifie. La noblesse de la naissance, l'amitié des grands, la faveur populaire, sont des choses qui ne sont pas en nous, mais ou en nos prédécesseurs, ou en l'estime d'autrui. Il y en a qui sont tout fiers et tout glorieux parce qu'ils ont un beau cheval, parce qu'ils ont un panache à leur chapeau, ou quelque riche vêtement: mais qui n'aperçoit leur folie? s'il y a de la gloire en cela, n'appartient-elle pas plutôt au cheval qu'on admire, à l'oiseau qui a fourni les plumes, au tailleur qui a fait l'habit? Et quelle lâcheté n'est-ce pas d'emprunter ainsi son mérite d'un animal, ou d'un vain ajustement. D'autres se regardent et s'admirent pour des moustaches relevées, pour une barbe bien peignée, pour des cheveux crêpés, pour des mains douillettes, pour savoir danser, jouer, chanter; mais encore quelle petitesse d'esprit de vouloir enchérir de valeur, et croître en réputation par des choses si frivoles! D'autres pour un peu de science, veulent être honorés et respectés dans le monde, comme si chacun devoit aller à l'école chez eux, et les regarder comme des docteurs: mais qu'arrive-t-il; on leur donne le titre de pédans, et l'on a raison. D'autres se pavanent à cause de leur beauté, et croient que tout le monde les courtise. Tout cela est extrêmement vain, sot et impertinent; et la gloire qu'on retire de si foibles sujets s'appelle vaine, sotte, et frivole.
On connoît le vrai bien comme le vrai baume; on éprouve le baume en le distillant dans l'eau: s'il va au fond, l'on juge qu'il est fin et précieux; mais s'il surnage, l'on juge qu'il ne vaut rien. De même pour connoître si un homme est vraiment sage, savant, généreux, noble, il faut voir si ses bonnes qualités tendent à l'humilité, à la modestie et à la soumission: car alors ce sont de vraies bonnes qualités; mais si au contraire elles surnagent et veulent paroître, ce sont des biens d'autant moins véritables qu'ils sont plus apparens. Les perles qui ont été formées dans un temps de vent et de tonnerres n'ont que l'écorce de perles, et sont vides de substances; ainsi les vertus et les belles qualités des hommes, qui sont reçues et nourries dans l'orgueil, la jactance et la vanité, n'ont que la simple apparence du bien, sans sucre, sans moelle et sans solidité.
La honneurs, les rangs, les dignités sont comme le safran, qui se porte mieux et vient plus abondamment quand il est foulé aux pieds. Ce n'est plus un honneur d'être beau, quand on en tire vanité. La beauté, pour avoir bonne grâce, doit être négligée; et la science nous déshonore, quand elle nous enfle de pédanterie.
Si nous sommes pointilleux pour les rangs, les préséances et les titres, outre que nous exposons nos qualités à l'examen et à la contradiction, nous les rendons viles et abjectes; car l'honneur qui est si beau lorsqu'il est reçu en présent, devient méprisable lorsqu'il est exigé, recherché et demandé. Quand le paon fait sa roue pour se voir en levant ses belles plumes, il se hérisse tout le corps, en sorte qu'il montre ce qu'il a de plus laid. Quand une fleur est cueillie et maniée, elle perd bien vite tout son éclat; et comme ceux qui sentent la mandragore de loin, et en passant en reçoivent une odeur très-suave, tandis que ceux qui la sentent de près et long-temps tombent dans l'assoupissement et le malaise, de même les honneurs consolent agréablement ceux qui les reçoivent comme ils se présentent, sans s'y attacher trop fortement, mais ils sont très-funestes à ceux qui les recherchent avec empressement.
L'amour et la recherche de la vertu commencent à nous rendre vertueux; mais l'amour et la recherche des honneurs commencent à nous rendre vils et blâmables. Les grandes ames ne s'amusent pas à tout ce fatras de rang, d'honneur, de salutations; elles ont d'autres occupations, et cela ne convient qu'aux esprits fainéans. Qui peut avoir des perles, ne se charge pas de coquilles, et ceux qui aspirent à la vertu recherchent peu les honneurs. Il faut convenir cependant que chacun peut se placer à son rang et s'y tenir, sans violer l'humilité, pourvu que cela se fasse négligemment et sans prétention; car comme ceux qui viennent du Pérou, outre l'or et l'argent qu'ils rapportent, prennent aussi avec eux des singes et des perroquets, parce que cela ne leur coûte guère, et que le navire n'en est pas beaucoup plus chargé; de même ceux qui aspirent à la vertu ne laissent pas de prendre le rang et les honneurs qui leur sont dus, pourvu que cela ne leur coûte pas beaucoup de soin et d'attention, et que ce soit sans être chargé de trouble, d'inquiétude, de disputes et de contentions. Je ne parle pas ici de ceux dont la dignité regarde le public, ni de certaines occasions particulières qui tirent fort à conséquence; car alors il faut que chacun conserve soigneusement ce qui lui appartient, avec une prudence et une discrétion qui soit accompagnée de beaucoup de courtoisie et de charité.
CHAPITRE V.
De l'humilité plus intérieure
Mais vous désirez, Philothée, que je vous conduise plus avant dans l'humilité; car à faire comme j'ai dit, il y a presque plus de sagesse que d'humilité. Je vais donc vous satisfaire. Plusieurs n'osent point penser aux grâces particulières que Dieu leur a faites, de peur d'en prendre de la vaine gloire; en quoi certes ils se trompent grandement; car puisque, comme l'enseigne le Docteur angélique, le vrai moyen d'atteindre à l'amour de Dieu, c'est de considérer les bienfaits qu'on en a reçus, plus nous connoîtrons ces bienfaits, et plus nous aimerons celui de qui nous les tenons; et comme les grâces particulières touchent plus puissamment que les grâces communes, aussi doivent-elles être considérées plus attentivement. Certes, rien ne peut tant nous humilier devant la miséricorde de Dieu, que la multitude de ses bienfaits, et rien ne peut tant nous humilier devant sa justice, que la multitude de nos péchés. Considérons ce qu'il a fait pour nous, et ce que nous avons fait contre lui; et comme nous considérons nos péchés en détail, considérons aussi en détail ses grâces. Il ne faut pas craindre que la connoissance de ce qu'il a mis en nous nous enfle, pourvu que nous soyons attentifs à cette vérité, que ce qu'il y a de bon en nous, n'est pas de nous. Hélas! les mulets ne sont-ils pas toujours des bêtes lourdes et infectes, quoiqu'ils soient chargés des meubles précieux et parfumés du prince? Qu'avons-nous de bon que nous n'ayons reçu? dit l'Apôtre; et si nous l'avons reçu, pourquoi nous en glorifier, comme si nous ne l'avions pas reçu? Au contraire, la vive considération des grâces reçues doit nous servir à devenir humbles; car la connoissance produit la reconnoissance. Mais si, voyant les grâces que Dieu nous a faites, quelque sotte vanité venoit nous chatouiller le cœur, le remède infaillible seroit de recourir à la considération de nos ingratitudes, de nos imperfections et de nos misères: en considérant ce que nous avons fait quand Dieu n'a pas été avec nous, nous connoîtrons que ce que nous faisons quand il est avec nous n'est pas de notre façon ni de notre cru. Nous en jouirons néanmoins, et nous nous en réjouirons, mais nous en glorifierons Dieu seul, parce qu'il en est l'auteur.
Ainsi la sainte Vierge confesse que Dieu a fait en elle de grandes choses; mais ce n'est que pour s'en humilier et glorifier Dieu: Mon ame, dit-elle, glorifie le Seigneur, parce qu'il a fait en moi de grandes choses.
Nous disons souvent que nous ne sommes rien, que nous sommes la misère même et la rebut du monde; mais nous serions bien fâchés qu'on nous prît au mot, et que l'on parlât ainsi de nous. Au contraire, nous faisons semblant de fuir et de nous cacher, afin que l'on coure après nous et qu'on nous cherche: nous affectons de prendre la dernière place pour arriver avec plus d'honneur à la première. La vraie humilité ne fait pas semblant de l'être, et ne dit guère de paroles d'humilité; car elle ne désire pas seulement de cacher les autres vertus, mais encore et principalement elle souhaite de se cacher elle-même; et s'il lui étoit possible de mentir, de feindre ou de scandaliser le prochain, elle feroit des actes d'arrogance et de fierté, afin de s'y cacher et d'y vivre entièrement inconnue et secrète. Voici donc mon avis, Philothée: ou ne disons point de paroles d'humilité, ou disons-les avec un vrai sentiment intérieur, conforme à ce que nous prononçons extérieurement; ne baissons jamais les yeux qu'en humiliant aussi nos cœurs; ne faisons pas semblant de vouloir être les derniers, à moins que de bon cœur nous ne voulions l'être. Et je tiens cette règle pour si générale, que je n'y apporte aucune exception; seulement j'ajoute que l'honnêteté demande quelquefois que nous présentions l'avantage à ceux qui manifestement ne le prendront pas; ce qui n'est ni duplicité ni fausse humilité; car alors la seule offre de l'avantage est un commencement d'honneur; et puisqu'on ne peut le leur donner tout entier, on ne fait pas mal de leur en donner le commencement. J'en dis autant de quelques expressions d'honneur ou de respect, qui, à la rigueur, ne semblent pas véritables, et qui le sont néanmoins assez, pourvu que le cœur de celui qui les prononce ait vraiment l'intention d'honorer, et de respecter celui à qui il les dit; car bien que les mots exagèrent un peu les pensées, nous ne faisons pas mal de les employer quand l'usage commun le demande; et encore voudrois-je que les paroles fussent ajustées à nos sentimens du plus près qu'il nous seroit possible, afin de suivre en tout et partout la simplicité et la candeur. L'homme vraiment humble aimeroit mieux qu'un autre dît de lui qu'il est misérable, qu'il n'est rien, qu'il ne vaut rien, que de le dire lui-même: ou du moins, s'il sait qu'on le dit, il ne contredit pas, mais acquiesce de bon cœur, au sentiment des autres; car croyant fermement que cela est vrai, il est bien aise qu'on suive son opinion.
Plusieurs disent qu'ils laissent l'oraison mentale pour les parfaits, et que pour eux ils ne sont pas dignes de la faire; d'autres protestent qu'il n'osent pas communier souvent, parce qu'ils ne se sentent pas assez purs; ceux-ci prétendent qu'ils craignent de faire honte à la dévotion, en s'en mêlant, à cause de leur grande misère et fragilité; ceux-là refusent d'employer leur talent au service de Dieu et du prochain, parce que, disent-ils, connoissant bien leur misère, ils ont peur de s'enorgueillir s'ils sont l'instrument de quelque bien, et redoutent de se consumer en voulant éclairer les autres. Tout cela n'est qu'un artifice et une sorte d'humilité non-seulement fausse, mais maligne, par laquelle on veut tacitement et subtilement blâmer les choses de Dieu, ou du moins couvrir du manteau de l'humilité l'amour de sa propre opinion, de son humeur et de sa paresse.
Demandez à Dieu un miracle, soit en haut dans le Ciel, soit en bas au profond de l'abîme, dit le prophète au malheureux Achab: et celui-ci répond: Non, je ne le demanderai point, et je ne tenterai point le Seigneur. O le méchant! il fait semblant de porter un grand respect à Dieu, et sous prétexte d'humilité s'excuse d'aspirer à une grâce que la divine bonté lui offre. Mais ne voit-il pas que quand Dieu nous veut favoriser, c'est orgueil que de refuser; que la nature des dons de Dieu nous oblige de les recevoir, et qu'il est de l'humilité d'obéir et de suivre ses désirs du plus près que nous pouvons? Or, le désir de Dieu est que nous soyons parfaits, nous unissant à lui, et l'imitant de notre mieux. Le superbe qui se fie en lui-même a bien raison de n'oser rien entreprendre; mais l'humble est d'autant plus courageux qu'il se connoît plus foible; et à mesure qu'il découvre davantage son néant, il devient plus hardi, parce qu'il met toute sa confiance en Dieu, qui se plaît à faire éclater sa puissance dans notre foiblesse, et à élever les œuvres de sa miséricorde sur le fondement de notre misère. Il faut donc entreprendre humblement et saintement tout ce que les directeurs de nos ames jugent convenable à notre avancement spirituel.
Penser savoir ce qu'on ne sait pas, c'est une sottise extrême; vouloir faire le savant sur ce qu'on ignore, c'est une vanité insupportable: pour moi, je ne voudrois pas même faire le savant de ce que je saurois, comme aussi je n'en voudrois pas faire l'ignorant. Quand la charité le demande, il faut communiquer franchement et bonnement au prochain, non-seulement ce qui lui est nécessaire pour son instruction, mais encore ce qui lui est utile pour sa consolation; car l'humilité qui cache et couvre les vertus pour les conserver, les fait néanmoins paroître, lorsque la charité le commande, pour les accroître, les embellir et les perfectionner. En quoi l'humilité ressemble à cet arbre des îles de Tylos, qui la nuit resserre et tient closes ses belles fleurs incarnates, et ne les ouvre que le matin au soleil levant, en sorte que les habitans du pays disent que ces fleurs dorment la nuit. De même l'humilité couvre et cache tout ce qui est vertu et perfection humaine; et ne les fait jamais paroître que pour la charité, qui, n'étant pas une vertu humaine, mais céleste, non pas morale, mais divine, est véritablement le soleil des vertus, sur lesquelles elle doit toujours dominer: et s'il arrive que l'humilité préjudicie à la charité, c'est une preuve indubitable que cette humilité est fausse et mauvaise.
Je ne voudrois non plus ni faire le fou ni faire le sage; car si l'humilité m'empêche de faire le sage, la simplicité et la franchise m'empêcheront aussi de faire le fou; et si la vanité est contraire à l'humilité, l'artifice, l'afféterie et la ruse sont contraires à la franchise et à la simplicité. Que si quelques grands serviteurs de Dieu ont fait semblant d'être fous, il les faut admirer, mais non pas imiter; car ils ont eu pour cela des motifs si particuliers et si extraordinaires, que personne n'en doit tirer aucune conséquence pour soi: et quant à David qui dansa et sauta devant l'arche un peu plus que l'usage et la bienséance ne demandoient, ce n'étoit pas qu'il voulût faire le fou; mais c'étoit tout simplement pour satisfaire par ces mouvemens extérieurs à l'extrême et inconcevable allégresse qu'il ressentoit dans son cœur. Il est vrai que quand Michol sa femme lui en fit reproche comme d'une folie, il ne fut pas chagrin de se voir avili, mais, continuant au contraire les naïves démonstrations de sa joie, il témoigna être bien aise de recevoir un peu de confusion pour son Dieu. Sur quoi je vous dirai que, si pour les actes d'une vraie et sincère dévotion, on vous accuse de bassesse, de sottise ou de folie, l'humilité devra vous faire trouver douce cette bienheureuse humiliation dont la cause ne sera pas en vous, mais en ceux qui vous la donneront.