Kitabı oku: «La chartreuse de Parme», sayfa 13
CHAPITRE X
Tout en se faisant la morale, Fabrice sautait sur la grande route qui de Lombardie va en Suisse: en ce lieu, elle est bien à quatre ou cinq pieds en contrebas de la forêt. << Si mon homme prend peur, se dit Fabrice, il part d’un temps de galop, et je reste planté là faisant la vraie figure d’un nigaud. «En ce moment, il se trouvait à dix pas du valet de chambre qui ne chantait plus: il vit dans ses yeux qu’il avait peur; il allait peut-être retourner ses chevaux. Sans être encore décidé à rien, Fabrice fit un saut et saisit la bride du cheval maigre.
– Mon ami, dit-il au valet de chambre, je ne suis pas un voleur ordinaire, car je vais commencer par vous donner vingt francs, mais je suis obligé de vous emprunter votre cheval; je vais être tué si je ne f… pas le camp rapidement. J’ai sur les talons les quatre frères Riva, ces grands chasseurs que vous connaissez sans doute, ils viennent de me surprendre dans la chambre de leur soeur, j’ai sauté par la fenêtre et me voici. Ils sont sortis dans la forêt avec leurs chiens et leurs fusils. Je m’étais caché dans ce gros châtaignier creux, parce que j’ai vu l’un d’eux traverser la route, leurs chiens vont me dépister! Je vais monter sur votre cheval et galoper jusqu’à une lieue au-delà de Côme; je vais à Milan me jeter aux genoux du vice-roi. Je laisserai votre cheval à la poste avec deux napoléons pour vous, si vous consentez de bonne grâce. Si vous faites la moindre résistance, je vous tue avec les pistolets que voici. Si, une fois parti, vous mettez les gendarmes à mes trousses, mon cousin, le brave comte Alari, écuyer de l’empereur, aura soin de vous faire casser les os.
Fabrice inventait ce discours à mesure qu’il le prononçait d’un air tout pacifique.
– Au reste, dit-il, en riant, mon nom n’est point un secret; je suis le Marchesino Ascanio del Dongo, mon château est tout près d’ici, à Grianta. F…, dit-il, en élevant la voix, lâchez donc le cheval!
Le valet de chambre, stupéfait, ne soufflait mot. Fabrice passa son pistolet dans la main gauche, saisit la bride que l’autre lâcha, sauta à cheval et partit au petit galop. Quand il fut à trois cents pas, il s’aperçut qu’il avait oublié de donner les vingt francs promis; il s’arrêta: il n’y avait toujours personne sur la route que le valet de chambre qui le suivait au galop; il lui fit signe avec son mouchoir d’avancer, et quand il le vit à cinquante pas, il jeta sur la route une poignée de monnaie, et repartit. Il vit de loin le valet de chambre ramasser les pièces d’argent. «Voilà un homme vraiment raisonnable, se dit Fabrice en riant, pas un mot inutile. «Il fila rapidement, vers le midi, s’arrêta dans une maison écartée, et se remit en route quelques heures plus tard. A deux heures du matin il était sur le bord du lac Majeur; bientôt il aperçut sa barque qui battait l’eau, elle vint au signal convenu. Il ne vit point de paysan à qui remettre le cheval; il rendit la liberté au noble animal, trois heures après il était à Belgirate. Là, se trouvant en pays ami, il prit quelque repos; il était fort joyeux, il avait réussi parfaitement bien. Oserons-nous indiquer les véritables causes de sa joie? Son arbre était d’une venue superbe, et son âme avait été rafraîchie par l’attendrissement profond qu’il avait trouvé dans les bras de l’abbé Blanès. «Croit-il réellement, se disait-il, à toutes les prédictions qu’il m’a faites, ou bien comme mon frère m’a fait la réputation d’un jacobin, d’un homme sans foi ni loi, capable de tout, a-t-il voulu seulement m’engager à ne pas céder à la tentation de casser la tête à quelque animal qui m’aura joué un mauvais tour?» Le surlendemain Fabrice était à Parme, où il amusa fort la duchesse et le comte, en leur narrant avec la dernière exactitude, comme il faisait toujours, toute l’histoire de son voyage.
A son arrivée, Fabrice trouva le portier et tous les domestiques du palais Sanseverina chargés des insignes du plus grand deuil.
– Quelle perte avons-nous faite? demanda-t-il à la duchesse.
– Cet excellent homme qu’on appelait mon mari vient de mourir à Baden. Il me laisse ce palais, c’était une chose convenue, mais en signe de bonne amitié, il y ajoute un legs de trois cent mille francs qui m’embarrasse fort; je ne veux pas y renoncer en faveur de sa nièce, la marquise Raversi, qui me joue tous les jours des tours pendables. Toi qui es amateur, il faudra que tu me trouves quelque bon sculpteur; j’élèverai au duc un tombeau de trois cent mille francs.
Le comte se mit à rire des anecdotes sur la Raversi.
– C’est en vain que j’ai cherché à l’amadouer par des bienfaits, dit la duchesse. Quant aux neveux du duc, je les ai tous faits colonels ou généraux. En revanche, il ne se passe pas de mois qu’ils ne m’adressent quelque lettre anonyme abominable, j’ai été obligée de prendre un secrétaire pour lire les lettres de ce genre.
– Et ces lettres anonymes sont leurs moindres péchés, reprit le comte Mosca; ils tiennent manufacture de dénonciations infâmes. Vingt fois j’aurais pu faire traduire toute cette clique devant les tribunaux, et Votre Excellence peut penser, ajouta-t-il en s’adressant à Fabrice, si mes bons juges les eussent condamnés.
– Eh bien! voilà qui me gâte tout le reste répliqua Fabrice avec une naïveté bien plaisante à la cour, j’aurais mieux aimé les voir condamnés par des magistrats jugeant en conscience.
– Vous me ferez plaisir, vous qui voyagez pour vous instruire, de me donner l’adresse de tels rnagistrats, je leur écrirai avant de me mettre au lit.
– Si j’étais ministre, cette absence de juges honnêtes gens blesserait mon amour-propre.
– Mais il me semble, répliqua le comte, que Votre Excellence qui aime tant les Français, et qui même jadis leur prêta le secours de son bras invincible, oublie en ce moment une de leurs grandes maximes: Il vaut mieux tuer le diable que si le diable vous tue. Je voudrais voir comment vous gouverneriez ces âmes ardentes, et qui lisent toute la journée l’histoire de la Révolution de France avec des juges qui renverraient acquittés les gens que j’accuse. Ils arriveraient à ne pas condamner les coquins le plus évidemment coupables et se croiraient des Brutus. Mais je veux vous faire une querelle; votre âme si délicate n’a-t-elle pas quelque remords au sujet de ce beau cheval un peu maigre que vous venez d’abandonner sur les rives du lac Majeur?
– Je compte bien, dit Fabrice d’un grand sérieux, faire remettre ce qu’il faudra au maître du cheval pour le rembourser des frais d’affiches et autres, à la suite desquels il se le sera fait rendre par les paysans qui l’auront trouvé; je vais lire assidûment le journal de Milan, afin d’y chercher l’annonce d’un cheval perdu; je connais fort bien le signalement de celui-ci.
– Il est vraiment primitif, dit le comte à la duchesse. Et que serait devenue Votre Excellence, poursuivit-il en riant, si lorsqu’elle galopait ventre à terre sur ce cheval emprunté, il se fût avisé de faire un faux pas? Vous étiez au Spielberg, mon cher petit neveu, et tout mon crédit eût à peine pu parvenir à faire diminuer d’une trentaine de livres le poids de la chaîne attachée à chacune de vos jambes. Vous auriez passé en ce lieu de plaisance une dizaine d’années, peut-être vos jambes se fussent-elles enflées et gangrenées, alors on les eût fait couper proprement …
– Ah! de grâce, ne poussez pas plus loin un si triste roman, s’écria la duchesse les larmes aux yeux. Le voici de retour…
– Et j’en ai plus de joie que vous, vous pouvez le croire, répliqua le ministre, d’un grand sérieux; mais enfin pourquoi ce cruel enfant ne m’a-t-il pas demandé un passeport sous un nom convenable puisqu’il voulait pénétrer en Lombardie? A la première nouvelle de son arrestation je serais parti pour Milan, et les amis que j’ai dans ce pays-là auraient bien voulu fermer les yeux et supposer que leur gendarmerie avait arrêté un sujet du prince de Parme. Le récit de votre course est gracieux, amusant, j’en conviens volontiers, répliqua le comte en reprenant un ton moins sinistre, votre sortie du bois sur la grande route me plaît assez; mais entre nous, puisque ce valet de chambre tenait votre vie entre ses mains, vous aviez le droit de prendre la sienne. Nous allons faire à Votre Excellence une fortune brillante, du moins voici Madame qui me l’ordonne, et je ne crois pas que mes plus grands ennemis puissent m’accuser d’avoir jamais désobéi à ses commandements. Quel chagrin mortel pour elle et pour moi si dans cette espèce de course au clocher que vous venez de faire avec ce cheval maigre, il eût fait un faux pas. Il eût presque mieux valu, ajouta le comte, que ce cheval vous cassât le cou.
– Vous êtes bien tragique ce soir, mon ami, dit la duchesse tout émue.
– C’est que nous sommes environnés d’événements tragiques, répliqua le comte aussi avec émotion; nous ne sommes pas ici en France, où tout finit par des chansons ou par un emprisonnement d’un an ou deux; et j’ai réellement tort de vous parler de toutes ces choses en riant. Ah çà! mon petit neveu, je suppose que je trouve jour à vous faire évêque, car bonnement je ne puis pas commencer par l’archevêché de Parme, ainsi que le veut, très raisonnablement, Mme la duchesse ici présente; dans cet évêché où vous serez loin de nos sages conseils, dites-nous un peu quelle sera votre politique?
– Tuer le diable plutôt qu’il ne me tue, comme disent fort bien mes amis les Français, répliqua Fabrice avec des yeux ardents; conserver par tous les moyens possibles, y compris le coup de pistolet, la position que vous m’aurez faite. J’ai lu dans la généalogie des del Dongo l’histoire de celui de nos ancêtres qui bâtit le château de Grianta. Sur la fin de sa vie, son bon ami Galéas, duc de Milan l’envoie visiter un château fort sur notre lac; on craignait une nouvelle invasion de la part des Suisses. «Il faut pourtant que j’écrive un mot de politesse au commandant», lui dit le duc de Milan en le congédiant. Il écrit et lui remet une lettre de deux lignes; puis il la lui redemande pour la cacheter. «Ce sera plus poli», dit le prince. Vespasien del Dongo part, mais en naviguant sur le lac, il se souvient d’un vieux conte grec, car il était savant; il ouvre la lettre de son bon maître et y trouve l’ordre adressé au commandant du château, de le mettre à mort aussitôt son arrivée. Le Sforce trop attentif à la comédie qu’il jouait avec notre aïeul, avait laissé un intervalle entre la dernière ligne du billet et sa signature; Vespasien del Dongo y écrit l’ordre de le reconnaître pour gouverneur général de tous les châteaux sur le lac, et supprime la tête de la lettre. Arrivé et reconnu dans le fort, il jette le commandant dans un puits, déclare la guerre au Sforce, et au bout de quelques années il échange sa forteresse contre ces terres immenses qui ont fait la fortune de toutes les branches de notre famille, et qui un jour me vaudront à moi quatre mille livres de rente.
– Vous parlez comme un académicien, s’écria le comte en riant; c’est un beau coup de tête que vous nous racontez là, mais ce n’est que tous les dix ans que l’on a l’occasion amusante de faire de ces choses piquantes. Un être à demi stupide, mais attentif, mais prudent tous les jours, goûte très souvent le plaisir de triompher des hommes à imagination. C’est par une folie d’imagination que Napoléon s’est rendu au prudent John Bull, au lieu de chercher à gagner l’Amérique. John Bull, dans son comptoir, a bien ri de sa lettre où il cite Thémistocle. De tous temps les vils Sancho Pança l’emporteront à la longue sur les sublimes don Quichotte. Si vous voulez consentir à ne rien faire d’extraordinaire, je ne doute pas que vous ne soyez un évêque très respecté, si ce n’est très respectable. Toutefois, ma remarque subsiste; Votre Excellence s’est conduite avec légèreté dans l’affaire du cheval, elle a été à deux doigts d’une prison éternelle.
Ce mot fit tressaillir Fabrice, il resta plongé dans un profond étonnement. a Etait-ce là, se disait-il, cette prison dont je suis menacé? Est-ce le crime que je ne devais pas commettre?» Les prédictions de Blanès, dont il se moquait fort en tant que prophéties, prenaient à ses yeux toute l’importance de présages véritables.
– Eh bien! qu’as-tu donc? lui dit la duchesse étonnée; le comte t’a plongé dans les noires images.
– Je suis illuminé par une vérité nouvelle, et, au lieu de me révolter contre elle, mon esprit l’adopte. Il est vrai, j’ai passé bien près d’une prison sans fin! Mais ce valet de chambre était si joli dans son habit à l’anglaise! quel dommage de le tuer!
– Le ministre fut enchanté de son petit air sage.
– Il est fort bien de toutes façons, dit-il en regardant la duchesse. Je vous dirai, mon ami, que vous avez fait une conquête, et la plus désirable de toutes, peut-être.
Ah! pensa Fabrice, voici une plaisanterie sur la petite Marietta. «Il se trompait; le comte ajouta:
– Votre simplicité évangélique a gagné le coeur de notre vénérable archevêque, le père Landriani. Un de ces jours nous allons faire de vous un grand-vicaire, et, ce qui fait le charme de cette plaisanterie, c’est que les trois grands-vicaires actuels, gens de mérite, travailleurs, et dont deux, je pense, étaient grands-vicaires avant votre naissance, demanderont, par une belle lettre adressée à leur archevêque, que vous soyez le premier en rang parmi eux. Ces messieurs se fondent sur vos vertus d’abord, et ensuite sur ce que vous êtes petit-neveu du célèbre archevêque Ascagne del Dongo. Quand j’ai appris le respect qu’on avait pour vos vertus, j’ai sur-le-champ nommé capitaine le neveu du plus ancien des vicaires généraux; il était lieutenant depuis le siège de Tarragone par le maréchal Suchet.
– Va-t’en tout de suite en négligé, comme tu es, faire une visite de tendresse à ton archevêque s’écria la duchesse. Raconte-lui le mariage de ta soeur; quand il saura qu’elle va être duchesse, il te trouvera bien plus apostolique. Du reste, tu ignores tout ce que le comte vient de te confier sur ta future nomination.
Fabrice courut au palais archiépiscopal; il y fut simple et modeste, c’était un ton qu’il prenait avec trop de facilité; au contraire, il avait besoin d’efforts pour jouer le grand seigneur. Tout en écoutant les récits un peu longs de Mgr Landriani, il se disait: «Aurais-je dû tirer un coup de pistolet au valet de chambre qui tenait par la bride le cheval maigre?» Sa raison lui disait oui, mais son coeur ne pouvait s’accoutumer à l’image sanglante du beau jeune homme tombant de cheval défiguré.
Cette prison où j’allais m’engloutir, si le cheval eût bronché, était-elle la prison dont je suis menacé par tant de présages?»
Cette question était de la dernière importance pour lui, et l’archevêque fut content de son air de profonde attention.
CHAPITRE XI
Au sortir de l’archevêché, Fabrice courut chez la petite Marietta; il entendit de loin la grosse voix de Giletti qui avait fait venir du vin et se régalait avec le souffleur et les moucheurs de chandelle, ses amis. La mammacia, qui faisait fonctions de mère, répondit seule à son signal.
– Il y a du nouveau depuis toi, s’écria-t-elle; deux ou trois de nos acteurs sont accusés d’avoir célébré par une orgie la fête du grand Napoléon, et notre pauvre troupe, qu’on appelle Jacobine, a reçu l’ordre de vider les Etats de Parme, et vive Napoléon! Mais le ministre a, dit-on, craché au bassinet. Ce qu’il y a de sûr, c’est que Giletti a de l’argent, je ne sais pas combien, mais je lui ai vu une poignée d’écus. Marietta a reçu cinq écus de notre directeur pour frais de voyage jusqu’à Mantoue et Venise, et moi un. Elle est toujours bien amoureuse de toi, mais Giletti lui fait peur; il y a trois jours, à la dernière représentation que nous avons donnée, il voulait absolument la tuer, il lui a lancé deux fameux soufflets, et, ce qui est abominable, il lui a déchiré son châle bleu. Si tu voulais lui donner un châle bleu, tu serais bien bon enfant, et nous dirions que nous l’avons gagné à une loterie. Le tambour-maître des carabiniers donne un assaut demain, tu en trouveras l’heure affichée à tous les coins de rues. Viens nous voir; s’il est parti pour l’assaut, de façon à nous faire espérer qu’il restera dehors un peu longtemps, je serai à la fenêtre et je te ferai signe de monter. Tâche de nous apporter quelque chose de bien joli, et la Marietta t’aime à la passion.
En descendant l’escalier tournant de ce taudis infâme, Fabrice était plein de componction: «Je ne suis point changé, se disait-il; toutes mes belles résolutions prises au bord de notre lac quand je voyais la vie d’un oeil si philosophique se sont envolées. Mon âme était hors de son assiette ordinaire, tout cela était un rêve et disparaît devant l’austère réalité. Ce serait le moment d’agir», se dit Fabrice en rentrant au palais Sanseverina sur les onze heures du soir. Mais ce fut en vain qu’il chercha dans son coeur le courage de parler avec cette sincérité sublime qui lui semblait si facile la nuit qu’il passa aux rives du lac de Côme. «Je vais fâcher la personne que j’aime le mieux au monde si je parle, j’aurai l’air d’un mauvais comédien; je ne vaux réellement quelque chose que dans de certains moments d’exaltation.
– Le comte est admirable pour moi, dit-il à la duchesse après lui avoir rendu compte de la visite à l’archevêché; j’apprécie d’autant plus sa conduite que je crois m’apercevoir que je ne lui plais que fort médiocrement; ma façon d’agir doit donc être correcte à son égard. Il a ses fouilles de Sanguigna dont il est toujours fou, à en juger du moins par son voyage d’avant-hier; il a fait douze lieues au galop pour passer deux heures avec ses ouvriers. Si l’on trouve des fragments de statues dans le temple antique dont il vient de découvrir les fondations, il craint qu’on ne les lui vole; j’ai envie de lui proposer d’aller passer trente-six heures à Sanguigna. Demain vers les cinq heures, je dois revoir l’archevêque, je pourrai partir dans la soirée et profiter de la fraîcheur de la nuit pour faire la route.
La duchesse ne répondit pas d’abord.
– On dirait que tu cherches des prétextes pour t’éloigner de moi, lui dit-elle ensuite avec une extrême tendresse; à peine de retour de Belgirate, tu trouves une raison pour partir.
Voici une belle occasion de parler, se dit Fabrice. Mais sur le lac j’étais un peu fou, je ne me suis pas aperçu dans mon enthousiasme de sincérité que mon compliment finit par une impertinence; il s’agirait de dire: Je t’aime de l’amitié la plus dévouée, etc., mais mon âme n’est pas susceptible d’amour. N’est-ce pas dire: Je vois que vous avez de l’amour pour moi, mais prenez garde, je ne puis vous payer en même monnaie? Si elle a de l’amour la duchesse peut se fâcher d’être devinée et elle sera révoltée de mon impudence si elle n’a pour moi qu’une amitié toute simple… et ce sont de ces offenses qu’on ne pardonne point.
Pendant qu’il pesait ces idées importantes, Fabrice, sans s’en apercevoir, se promenait dans le salon, d’un air grave et plein de hauteur, en homme qui voit le malheur à dix pas de lui.
La duchesse le regardait avec admiration; ce n’était plus l’enfant qu’elle avait vu naître, ce n’était plus le neveu toujours prêt à lui obéir; c’était un homme grave et duquel il serait délicieux de se faire aimer. Elle se leva de l’ottomane où elle était assise, et, se jetant dans ses bras avec transport:
– Tu veux donc me fuir? lui dit-elle.
– Non, répondit-il de l’air d’un empereur romain, mais je voudrais être sage.
Ce mot était susceptible de diverses interprétations Fabrice ne se sentit pas le courage d’aller plus loin et de courir le hasard de blesser cette femme adorable. Il était trop jeune, trop susceptible de prendre de l’émotion; son esprit ne lui fournissait aucune tournure aimable pour faire entendre ce qu’il voulait dire. Par un transport naturel et malgré tout raisonnement, il prit dans ses bras cette femme charmante et la couvrit de baisers. Au même instant, on entendit le bruit de la voiture du comte qui entrait dans la cour, et presque en même temps lui-même parut dans le salon; il avait l’air tout ému.
– Vous inspirez des passions bien singulières, dit-il à Fabrice, qui resta presque confondu du mot.
L’archevêque avait ce soir l’audience que Son Altesse Sérénissime lui accorde tous les jeudis; le prince vient de me raconter que l’archevêque, d’un air tout troublé, a débuté par un discours appris par coeur et fort savant, auquel d’abord le prince ne comprenait rien. Landriani a fini par déclarer qu’il était important pour l’église de Parme que Monsignore Fabrice del Dongo fût nommé son premier vicaire général, et, par la suite, dès qu’il aurait vingt-quatre ans accomplis, son coadjuteur avec future succession.
Ce mot m’a effrayé, je l’avoue, dit le comte; c’est aller un peu bien vite, et je craignais une boutade d’humeur chez le prince. Mais il m’a regardé en riant et m’a dit en français: «Ce sont là de vos coups, monsieur!» -”Je puis faire serment devant Dieu et devant Votre Altesse, me suis-je écrié avec toute l’onction possible, que j’ignorais parfaitement le mot de future succession. «Alors j’ai dit la vérité, ce que nous répétions ici même il y a quelques heures; j’ai ajouté, avec entraînement, que, par la suite, je me serais regardé comme comblé des faveurs de Son Altesse, si elle daignait m’accorder un petit évêché pour commencer. Il faut que le prince m’ait cru, car il a jugé à propos de faire le gracieux; il m’a dit, avec toute la simplicité possible: «Ceci est une affaire officielle entre l’archevêque et moi, vous n’y entrez pour rien”; le bonhomme m’adresse une sorte de rapport fort long et passablement ennuyeux, à la suite duquel il arrive à une proposition officielle; je lui ai répondu très froidement que le sujet était bien jeune, et surtout bien nouveau dans ma cour; que j’aurais presque l’air de payer une lettre de change tirée sur moi par l’empereur, en donnant la perspective d’une si haute dignité au fils d’un des grands officiers de son royaume lombardo-vénitien. L’archevêque a protesté qu’aucune recommandation de ce genre n’avait eu lieu. C’était une bonne sottise à me dire à moi; j’en ai été surpris de la part d’un homme aussi entendu, mais il est toujours désorienté quand il m’adresse la parole, et ce soir il était plus troublé que jamais, ce qui m’a donné l’idée qu’il désirait la chose avec passion. Je lui ai dit que je savais mieux que lui qu’il n’y avait point eu de haute recommandation en faveur de del Dongo, que personne à ma cour ne lui refusait de la capacité, qu’on ne parlait point trop mal de ses moeurs, mais que je craignais qu’il ne fût susceptible d’enthousiasme, et que je m’étais promis de ne jamais élever aux places considérables les fous de cette espèce avec lesquels un prince n’est sûr de rien. Alors, a continué Son Altesse, j’ai dû subir un pathos presque aussi long que le premier: l’archevêque me faisait l’éloge de l’enthousiasme de la maison de Dieu. «Maladroit, me disais-je, tu t’égares, tu compromets la nomination qui était presque accordée; il fallait couper court et me remercier avec effusion. «Point: il continuait son homélie avec une intrépidité ridicule, je cherchais une réponse qui ne fût point trop défavorable au petit del Dongo; je l’ai trouvée, et assez heureuse, comme vous allez en juger: «Monseigneur, lui ai-je dit, Pie VII fut un grand pape et un grand saint; parmi tous les souverains, lui seul osa dire non au tyran qui voyait l’Europe à ses pieds! eh bien! il était susceptible d’enthousiasme, ce qui l’a porté, lorsqu’il était évêque d’Imola, à écrire sa fameuse pastorale du citoyen cardinal Chiaramonti en faveur de la république cisalpine.
Mon pauvre archevêque est resté stupéfait, et, pour achever de le stupéfier, je lui ai dit d’un air fort sérieux: «Adieu, monseigneur, je prendrai vingt-quatre heures pour réfléchir à votre proposition. «Le pauvre homme a ajouté quelques supplications assez mal tournées et assez inopportunes après le mot adieu prononcé par moi. Maintenant comte Mosca della Rovère, je vous charge de dire à la duchesse que je ne veux pas retarder de vingt-quatre heures une chose qui peut lui être agréable; asseyez-vous là et écrivez à l’archevêque le billet d’approbation qui termine toute cette affaire. J’ai écrit le billet, il l’a signé, il m’a dit: «Portez-le à l’instant même à la duchesse. «Voici le billet, madame, et c’est ce qui m’a donné un prétexte pour avoir le bonheur de vous revoir ce soir.
La duchesse lut le billet avec ravissement. Pendant le long récit du comte, Fabrice avait eu le temps de se remettre: il n’eut point l’air étonne de cet incident, il prit la chose en véritable grand seigneur qui naturellement a toujours cru qu’il avait droit à ces avancements extraordinaires, à ces coups de fortune qui mettraient un bourgeois hors des gonds; il parla de sa reconnaissance, mais en bons termes, et finit par dire au comte:
– Un bon courtisan doit flatter la passion dominante; hier vous témoigniez la crainte que vos ouvriers de Sanguigna ne volent les fragments de statues antiques qu’ils pourraient découvrir; j’aime beaucoup les fouilles, moi; si vous voulez bien le permettre, j’irai voir les ouvriers. Demain soir, après les remerciements convenables au palais et chez l’archevêque, je partirai pour Sanguigna.
– Mais devinez-vous, dit la duchesse au comte, d’où vient cette passion subite du bon archevêque pour Fabrice?
– Je n’ai pas besoin de deviner; le grand-vicaire dont le frère est capitaine me disait hier: «Le père Landriani part de ce principe certain, que le titulaire est supérieur au coadjuteur», et il ne se sent pas de joie d’avoir sous ses ordres un del Dongo et de l’avoir obligé. Tout ce qui met en lumière la haute naissance de Fabrice ajoute à son bonheur intime: il a un tel homme pour aide de camp! En second lieu Mgr Fabrice lui a plu, il ne se sent point timide devant lui; enfin il nourrit depuis dix ans une haine bien conditionnée pour l’évêque de Plaisance, qui affiche hautement la prétention de lui succéder sur le siège de Parme, et qui de plus est fils d’un meunier. C’est dans ce but de succession future que l’évêque de Plaisance a pris des relations fort étroites avec la marquise Raversi, et maintenant ces liaisons font trembler l’archevêque pour le succès de son dessein favori avoir un del Dongo à son état-major, et lui donner des ordres.
Le surlendemain, de bonne heure, Fabrice dirigeait les travaux de la fouille de Sanguigna, vis-à-vis Colorno (c’est le Versailles des princes de Parme)’; ces fouilles s’étendaient dans la plaine tout près de la grande route qui conduit de Parme au pont de Casal Maggiore, première ville de l’Autriche. Les ouvriers coupaient la plaine par une longue tranchée profonde de huit pieds et aussi étroite que possible, on était occupé à rechercher le long de l’ancienne voie romaine, les ruines d’un second temple qui, disait-on dans le pays, existait encore au moyen âge. Malgré les ordres du prince, plusieurs paysans ne voyaient pas sans jalousie ces longs fossés traversant leurs propriétés. Quoi qu’on pût leur dire, ils s’imaginaient qu’on était à la recherche d’un trésor, et la présence de Fabrice était surtout convenable pour empêcher quelque petite émeute. Il ne s’ennuyait point, il suivait ces travaux avec passion; de temps à autre on trouvait quelque médaille, et il ne voulait pas laisser le temps aux ouvriers de s’accorder entre eux pour l’escamoter.
La journée était belle, il pouvait être six heures du matin: il avait emprunté un vieux fusil à un coup, il tira quelques alouettes, l’une d’elles, blessée, alla tomber sur la grande route; Fabrice, en la poursuivant, aperçut de loin une voiture qui venait de Parme et se dirigeait vers la frontière de Casal Maggiore. Il venait de recharger son fusil lorsque, la voiture fort délabrée s’approchant au tout petit pas, il reconnut la petite Marietta, elle avait à ses côtés le grand escogriffe Giletti, et cette femme âgée qu’elle faisait Passer pour sa mère.
Giletti s’imagina que Fabrice s’était placé ainsi au milieu de la route, et un fusil à la main, pour l’insulter et peut-être même pour lui enlever la petite Marietta. En homme de coeur il sauta à bas de la voiture, il avait dans la main gauche un grand pistolet fort rouillé, et tenait de la droite une épée encore dans son fourreau, dont il se servait lorsque les besoins de la troupe forçaient de lui confier quelque rôle de marquis.
– Ah! brigand! s’écria-t-il, je suis bien aise de te trouver ici à une lieue de la frontière; je vais te faire ton affaire; tu n’es plus protégé ici par tes bas violets.
Fabrice faisait des mines à la petite Marietta et ne s’occupait guère des cris jaloux du Giletti, lorsque tout à coup il vit à trois pieds de sa poitrine le bout du pistolet rouillé; il n’eut que le temps de donner un coup sur ce pistolet, en se servant de son fusil comme d’un bâton: le pistolet partit, mais ne blessa personne.
– Arrêtez donc, f…, cria Giletti au veturino.
En même temps il eut l’adresse de sauter sur le bout du fusil de son adversaire et de le tenir éloigné de la direction de son corps; Fabrice et lui tiraient le fusil chacun de toutes ses forces. Giletti, beaucoup plus vigoureux, plaçant une main devant l’autre, avançait toujours vers la batterie, et était sur le point de s’emparer du fusil, lorsque Fabrice, pour l’empêcher d’en faire usage, fit partir le coup. Il avait bien observé auparavant que l’extrémité du fusil était à plus de trois pouces au-dessus de l’épaule de Giletti: la détonation eut lieu tout près de l’oreille de ce dernier. Il resta un peu étonné, mais se remit en un clin d’oeil.
– Ah! tu veux me faire sauter le crâne, canaille! je vais te faire ton compte.
Giletti jeta le fourreau de son épée de marquis, et fondit sur Fabrice avec une rapidité admirable. Celui-ci n’avait point d’arme et se vit perdu.
Il se sauva vers la voiture, qui était arrêtée à une dizaine de pas derrière Giletti; il passa à gauche, et saisissant de la main le ressort de la voiture, il tourna rapidement tout autour et repassa tout près de la portière droite qui était ouverte. Giletti, lancé avec ses grandes jambes et qui n’avait pas eu l’idée de se retenir au ressort de la voiture, fit plusieurs pas dans sa première direction avant de pouvoir s’arrêter. Au moment où Fabrice passait auprès de la portière ouverte, il entendit Marietta qui lui disait à demi-voix: