Kitabı oku: «La chartreuse de Parme», sayfa 7
Cette déclaration, cruellement raisonnable, était accompagnée de toutes les marques de déférence et de respect que le chef de la police devait à la haute position de la marquise del Dongo et à celle des personnages importants qui venaient s’entremettre pour elle.
La marquise fut au désespoir quand elle apprit la réponse du baron Binder.
– Fabrice va être arrêté, s’écria-t-elle en pleurant, et une fois en prison, Dieu sait quand il en sortira! Son père le reniera!
Mme Pietranera et sa belle-soeur tinrent conseil avec deux ou trois amis intimes et, quoi qu’ils pussent dire la marquise voulut absolument faire partir son fils dès la nuit suivante.
– Mais tu vois bien, lui disait la comtesse, que le baron Binder sait que ton fils est ici, cet homme n’est point méchant.
– Non, mais il veut plaire à l’empereur François.
– Mais s’il croyait utile à son avancement de jeter Fabrice en prison, il y serait déjà; et c’est lui marquer une méfiance injurieuse que de le faire sauver.
– Mais nous avouer qu’il sait où est Fabrice c’est nous dire faites-le partir! Non, je ne vivrai pas tant que je pourrai me répéter: Dans un quart d’heure mon fils peut être entre quatre murailles! Quelle que soit l’ambition du baron Binder ajoutait la marquise, il croit utile à sa position personnelle en ce pays d’afficher des ménagements pour un homme du rang de mon mari, et j’en vois une preuve dans cette ouverture de cour singulière avec laquelle il avoue qu’il sait où prendre mon fils. Bien plus, le baron détaille complaisamment les deux contraventions dont Fabrice est accusé d’après la dénonciation de son indigne frère; il explique que ces deux contraventions emportent la prison; n’est-ce pas nous dire que si nous aimons mieux l’exil c’est à nous de choisir?
– Si tu choisis l’exil, répétait toujours la comtesse, de la vie nous ne le reverrons.
Fabrice, présent à tout l’entretien, avec un des anciens amis de la marquise, maintenant conseiller au tribunal formé par l’Autriche, était grandement d’avis de prendre la clef des champs. Et, en effet, le soir même il sortit du palais, caché dans la voiture qui conduisait au théâtre de la Scala sa mère et sa tante. Le cocher, dont on se défiait, alla faire comme d’habitude une station au cabaret, et pendant que le laquais, homme sûr, gardait les chevaux, Fabrice, déguise en paysan, se glissa hors de la voiture et sortit de la ville. Le lendemain matin il passa la frontière avec le même bonheur, et quelques heures plus tard il était installé dans une terre que sa mère avait en Piémont, près de Novare, précisément à Romagnano, où Bayard fut tué.
On peut penser avec quelle attention ces dames arrivées dans leur loge, à la Scala, écoutaient le spectacle. Elles n’y étaient allées que pour pouvoir consulter plusieurs de leurs amis appartenant au parti libéral, et dont l’apparition au palais del Dongo eût pu être mal interprétée par la police. Dans la loge, il fut résolu de faire une nouvelle démarche auprès du baron Binder. Il ne pouvait pas être question d’offrir une somme d’argent à ce magistrat parfaitement honnête homme et d’ailleurs ces dames étaient fort pauvres, elles avaient forcé Fabrice à emporter tout ce qui restait sur le produit du diamant.
Il était fort important toutefois d’avoir le dernier mot du baron. Les amis de la comtesse lui rappelèrent un certain chanoine Borda, jeune homme fort aimable, qui jadis avait voulu lui faire la cour, et avec d’assez vilaines façons; ne pouvant réussir, il avait dénoncé son amitié pour Limercati au général Pietranera, sur quoi il avait été chassé comme un vilain. Or, maintenant ce chanoine faisait tous les soirs la partie de tarots de la baronne Binder, et naturellement était l’ami intime du mari. La comtesse se décida à la démarche horriblement pénible d’aller voir ce chanoine et le lendemain matin de bonne heure, avant qu’il sortît de chez lui, elle se fit annoncer.
Lorsque le domestique unique du chanoine prononça le nom de la comtesse Pietranera , cet homme fut ému au point d’en perdre la voix, il ne chercha point à écarter le désordre d’un négligé fort simple.
– Faites entrer et allez-vous-en, dit-il d’une voix éteinte.
La comtesse entra; Borda se jeta à genoux.
– C’est dans cette position qu’un malheureux fou doit recevoir vos ordres, dit-il à la comtesse qui ce matin-là, dans son négligé à demi-déguisement, était d’un piquant irrésistible.
Le profond chagrin de l’exil de Fabrice, la violence qu’elle se faisait pour paraître chez un homme qui en avait agi traîtreusement avec elle, tout se réunissait pour donner à son regard un éclat incroyable.
– C’est dans cette position que je veux recevoir vos ordres, s’écria le chanoine, car il est évident que vous avez quelque service à me demander, autrement vous n’auriez pas honoré de votre présence la pauvre maison d’un malheureux fou: jadis transporté d’amour et de jalousie, il se conduisit avec vous comme un lâche, une fois qu’il vit qu’il ne pouvait vous plaire.
Ces paroles étaient sincères et d autant plus belles que le chanoine jouissait maintenant d’un grand pouvoir: la comtesse en fut touchée jusqu’aux larmes; l’humiliation, la crainte glaçaient son âme, en un instant l’attendrissement et un peu d’espoir leur succédaient. D’un état fort malheureux elle passait en un clin d’oeil presque au bonheur.
– Baise ma main, dit-elle au chanoine en la lui présentant, et lève-toi. (Il faut savoir qu’en Italie le tutoiement indique la bonne et franche amitié tout aussi bien qu’un sentiment plus tendre.) Je viens te demander grâce pour mon neveu Fabrice. Voici la vérité complète et sans le moindre déguisement comme on la dit à un vieil ami. A seize ans et demi il vient de faire une insigne folie; nous étions au château de Grianta, sur le lac de Côme. Un soir, à sept heures, nous avons appris, par un bateau de Côme, le débarquement de l’Empereur au golfe de Juan. Le lendemain matin Fabrice est parti pour la France, après s’être fait donner le passeport d’un de ses amis du peuple, un marchand de baromètres nommé Vasi. Comme il n’a pas l’air précisément d’un marchand de baromètres, à peine avait-il fait dix lieues en France, que sur sa bonne mine on l’a arrêté, ses élans d’enthousiasme en mauvais français semblaient suspects. Au bout de quelque temps il s’est sauvé et a pu gagner Genève; nous avons envoyé à sa rencontre à Lugano…
– C’est-à-dire à Genève, dit le chanoine en souriant.
La comtesse acheva l’histoire .
– Je ferai pour vous tout ce qui est humainement possible, reprit le chanoine avec effusion; je me mets entièrement à vos ordres. Je ferai même des imprudences, ajouta-t-il. Dites, que dois-je faire au moment où ce pauvre salon sera privé de cette apparition céleste, et qui fait époque dans l’histoire de ma vie?
– Il faut aller chez le baron Binder lui dire que vous aimez Fabrice depuis sa naissance, que vous avez vu naître cet enfant quand vous veniez chez nous, et qu’enfin, au nom de l’amitié qu’il vous accorde, vous le suppliez d’employer tous ces espions à vérifier si, avant son départ pour la Suisse, Fabrice a eu la moindre entrevue avec aucun de ces libéraux qu’il surveille. Pour peu que le baron soit bien servi, il verra qu’il s’agit ici uniquement d’une véritable étourderie de jeunesse. Vous savez que j’avais, dans mon bel appartement du palais Dugnani, les estampes des batailles gagnées par Napoléon: c’est en lisant les légendes de ces gravures que mon neveu apprit à lire. Dès l’âge de cinq ans, mon pauvre mari lui expliquait ces batailles; nous lui mettions sur la tête le casque de mon mari, l’enfant traînait son grand sabre. Eh bien! un beau jour il apprend que le dieu de mon mari, que l’Empereur est de retour en France; il part pour le rejoindre, comme un étourdi, mais il n’y réussit pas. Demandez à votre baron de quelle peine il veut punir ce moment de folie.
– J’oubliais une chose, s’écria le chanoine vous allez voir que je ne suis pas tout à fait indigne du pardon que vous m’accordez. Voici, dit-il en cherchant sur la table parmi ses papiers, voici la dénonciation de cet infâme coltorto (hypocrite), voyez, signée Ascanio Valserra del Dongo, qui a commencé toute cette affaire, je l’ai prise hier soir dans les bureaux de la police, et suis allé à la Scala, dans l’espoir de trouver quelqu’un allant d’habitude dans votre loge, par lequel je pourrais vous la faire communiquer. Copie de cette pièce est à Vienne depuis longtemps. Voilà l’ennemi que nous devons combattre.
Le chanoine lut la dénonciation avec la comtesse, et il fut convenu que, dans la journée, il lui en ferait tenir une copie par une personne sûre. Ce fut la joie dans le coeur que la comtesse rentra au palais del Dongo.
– Il est impossible d’être plus galant homme que cet ancien coquin, dit-elle à la marquise; ce soir à la Scala, à dix heures trois quarts à l’horloge du théâtre, nous renverrons tout le monde de notre loge, nous éteindrons les bougies, nous fermerons notre porte, et, à onze heures, le chanoine lui-même viendra nous dire ce qu’il a pu faire. C’est ce que nous avons trouvé de moins compromettant pour lui.
Ce chanoine avait beaucoup d’esprit; il n’eut garde de manquer au rendez-vous; il y montra une bonté complète et une ouverture de coeur sans réserve que l’on ne trouve guère que dans les pays où la vanité ne domine pas tous les sentiments. Sa dénonciation de la comtesse au général Pietranera, son mari, était un des grands remords de sa vie, et il trouvait un moyen d’abolir ce remords.
Le matin, quand la comtesse était sortie de chez lui: «La voilà qui fait l’amour avec son neveu, s’était-il dit avec amertume, car il n’était point guéri. Altière comme elle l’est, être venue chez moi!… A la mort de ce pauvre Pietranera, elle repoussa avec horreur mes offres de service, quoique fort polies et très bien présentées par le colonel Scotti, son ancien amant. La belle Pietranera vivre avec 1500 francs! ajoutait le chanoine en se promenant avec action dans sa chambre! Puis aller habiter le château de Grianta avec un abominable secatore, ce marquis del Dongo!… Tout s’explique maintenant! Au fait, ce jeune Fabrice est plein de grâces, grand, bien fait, une figure toujours riante… et, même que cela, un certain regard chargé de douce volupté… une physionomie à la Corrège, ajoutait le chanoine avec amertume.
La différence d’âge… point trop grande… Fabrice né après l’entrée des Français, vers 98, ce me semble, la comtesse peut avoir vingt-sept ou vingt-huit ans, impossible d’être plus jolie, plus adorable; dans ce pays fertile en beautés, elle les bat toutes; la Marini, la Gherardi, la Ruga, l’Aresi, la Pietragrua, elle l’emporte sur toutes ces femmes… Ils vivaient heureux cachés sur ce beau lac de Côme quand le jeune homme a voulu rejoindre Napoléon… Il y a encore des âmes en Italie! et, quoi qu’on fasse! Chère patrie!… Non, continuait ce coeur enflammé par la jalousie, impossible d’expliquer autrement cette résignation à végéter à la campagne, avec le dégoût de voir tous les jours, à tous les repas, cette horrible figure du marquis del Dongo, plus cette infâme physionomie blafarde du marchesino Ascanio, qui sera pis que son père!… Eh bien! je la servirai franchement. Au moins j’aurais le plaisir de la voir autrement qu’au bout de ma lorgnette.
Le chanoine Borda expliqua fort clairement l’affaire à ces dames. Au fond, Binder était on ne peut pas mieux disposé; il était charmé que Fabrice eût pris la clef des champs avant les ordres qui pouvaient arriver de Vienne; car le Binder n’avait le pouvoir de décider de rien, il attendait des ordres pour cette affaire comme pour toutes les autres; il envoyait à Vienne chaque jour la copie exacte de toutes les informations: puis il attendait.
Il fallait que dans son exil à Romagnano Fabrice:
1 Ne manquât pas d’aller à la messe tous les jours, prît pour confesseur un homme d’esprit, dévoué à la cause de la monarchie, et ne lui avouât, au tribunal de la pénitence, que des sentiments fort irréprochables.
2 Il ne devait fréquenter aucun homme passant pour avoir de l’esprit, et, dans l’occasion, il fallait parler de la révolte avec horreur, et comme n’étant jamais permise.
3 Il ne devait point se faire voir au café, il ne fallait jamais lire d’autres journaux que les gazettes officielles de Turin et de Milan; en général, montrer du dégoût pour la lecture, ne jamais lire, surtout aucun ouvrage imprimé après 1720, exception tout au plus pour les romans de Walter Scott;
4 Enfin, ajouta le chanoine avec un peu de malice, il faut surtout qu’il fasse ouvertement la cour à quelqu’une des jolies femmes du pays, de la classe noble, bien entendu; cela montrera qu’il n’a pas le génie sombre et mécontent d’un conspirateur en herbe.
Avant de se coucher, la comtesse et la marquise écrivirent à Fabrice deux lettres infinies dans lesquelles on lui expliquait avec une anxiété charmante tous les conseils donnés par Borda.
Fabrice n’avait nulle envie de conspirer: il aimait Napoléon, et, en sa qualité de noble, se croyait fait pour être plus heureux qu’un autre et trouvait les bourgeois ridicules. Jamais il n’avait ouvert un livre depuis le collège, où il n’avait lu que des livres arrangés par les jésuites. Il s’établit à quelque distance de Romagnano, dans un palais magnifique; l’un des chefs-d’oeuvre du fameux architecte San Micheli mais depuis trente ans on ne l’avait pas habité, dé sorte qu’il pleuvait dans toutes les pièces et pas une fenêtre ne fermait. Il s’empara des chevaux de l’homme d’affaires, qu’il montait sans façon toute la journée; il ne parlait point, et réfléchissait. Le conseil de prendre une maîtresse dans une famille ultra lui parut plaisant et il le suivit à la lettre. Il choisit pour confesseur un jeune prêtre intrigant qui voulait devenir évêque (comme le confesseur du Spielberg); mais il faisait trois lieues à pied et s’enveloppait d’un mystère qu’il croyait impénétrable, pour lire Le Constitutionnel’, qu’il trouvait sublime. «Cela est aussi beau qu’Alfieri et le Dante!» s’écriait-il souvent. Fabrice avait cette ressemblance avec la jeunesse française qu’il s’occupait beaucoup plus sérieusement de son cheval et de son journal que de sa maîtresse bien pensante. Mais il n’y avait pas encore de place pour l’imitation des autres dans cette âme naïve et ferme, et il ne fit pas d’amis dans la société du gros bourg de Romagnano; sa simplicité passait pour de la hauteur; on ne savait que dire de ce caractère.
– C’est un cadet mécontent de n’être pas aîné dit le curé.
CHAPITRE VI
Nous avouerons avec sincérité que la jalousie du chanoine Borda n’avait pas absolument tort, à son retour de France, Fabrice parut aux yeux de la comtesse Pietranera comme un bel étranger qu’elle eût beaucoup connu jadis. S’il eût parlé d’amour, elle l’eût aimé; n’avait-elle pas déjà pour sa conduite et sa personne une admiration passionnée et pour ainsi dire sans bornes? Mais Fabrice l’embrassait avec une telle effusion d’innocente reconnaissance et de bonne amitié qu’elle se fût fait horreur à elle-même si elle eût cherché un autre sentiment dans cette amitié presque filiale. «Au fond, se disait la comtesse, quelques amis qui m’ont connue, il y a six ans, à la cour du prince Eugène, peuvent encore me trouver jolie et même jeune, mais pour lui je suis une femme respectable… et, s’il faut tout dire sans nul ménagement pour mon amour-propre, une femme âgée. «La comtesse se faisait illusion sur l’époque de la vie où elle était arrivée, mais ce n’est pas à la façon des femmes vulgaires. «A son âge, d’ailleurs, ajoutait-elle, on s’exagère un peu les ravages du temps; un homme plus avancé dans la vie…
La comtesse, qui se promenait dans son salon, s’arrêta devant une glace, puis sourit. Il faut savoir que depuis quelques mois le coeur de Mme Pietranera était attaqué d’une façon sérieuse et par un singulier personnage. Peu après le départ de Fabrice pour la France, la comtesse qui, sans qu’elle se l’avouât tout à fait, commençait déjà à s’occuper beaucoup de lui, était tombée dans une profonde mélancolie. Toutes ses occupations lui semblaient sans plaisir, et, si l’on ose ainsi parler, sans saveur, elle se disait que Napoléon, voulant s’attacher ses peuples d’Italie, prendrait Fabrice pour aide de camp.
– Il est perdu pour moi! s’écriait-elle en pleurant, je ne le reverrai plus; il m’écrira, mais que serai-je pour lui dans dix ans?
Ce fut dans ces dispositions qu’elle fit un voyage à Milan; elle espérait y trouver des nouvelles plus directes de Napoléon, et, qui sait, peut-être par contrecoup des nouvelles de Fabrice. Sans se l’avouer, cette âme active commençait à être bien lasse de la vie monotone qu’elle menait à la campagne. «C’est s’empêcher de mourir, disait-elle, ce n’est pas vivre. Tous les jours voir ces figures poudrées, le frère, le neveu Ascagne, leurs valets de chambre! Que seraient les promenades sur le lac sans Fabrice?» Son unique consolation était puisée dans l’amitié qui l’unissait à la marquise. Mais depuis quelque temps, cette intimité avec la mère de Fabrice, plus âgée qu’elle, et désespérant de la vie, commençait à lui être moins agréable.
Telle était la position singulière de Mme Pietranera: Fabrice parti, elle espérait peu de l’avenir; son coeur avait besoin de consolation et de nouveauté. Arrivée à Milan, elle se prit de passion pour l’opéra à la mode; elle allait s’enfermer toute seule, durant de longues heures, à la Scala, dans la loge du général Scotti, son ancien ami. Les hommes qu’elle cherchait à rencontrer pour avoir des nouvelles de Napoléon et de son armée lui semblaient vulgaires et grossiers. Rentrée chez elle, elle improvisait sur son piano jusqu’à trois heures du matin. Un soir, à la Scala, dans la loge d’une de ses amies, où elle allait chercher des nouvelles de France, on lui présenta le comte Mosca, ministre de Parme : c’était un homme aimable et qui parla de la France et de Napoléon de façon à donner à son coeur de nouvelles raisons pour espérer ou pour craindre. Elle retourna dans cette loge le lendemain: cet homme d’esprit revint, et, tout le temps du spectacle, elle lui parla avec plaisir. Depuis le départ de Fabrice, elle n’avait pas trouvé une soirée vivante comme celle-là. Cet homme qui l’amusait, le comte Mosca della Rovere Sorezana, était alors ministre de la guerre, de la police et des finances de ce fameux prince de Parme, Ernest IV, si célèbre par ses sévérités que les libéraux de Milan appelaient des cruautés. Mosca pouvait avoir quarante ou quarante-cinq ans; il avait de grands traits, aucun vestige d’importance, et un air simple et gai qui prévenait en sa faveur; il eût été fort bien encore, si une bizarrerie de son prince ne l’eût obligé à porter de la poudre dans les cheveux comme gages de bons sentiments politiques. Comme on craint peu de choquer la vanité, on arrive fort vite en Italie au ton de l’intimité, et à dire des choses personnelles. Le correctif de cet usage est de ne pas se revoir si l’on est blessé.
– Pourquoi donc, comte, portez-vous de la poudre? lui dit Mme Pietranera la troisième fois qu’elle le voyait. De la poudre! un homme comme vous, aimable, encore jeune et qui a fait la guerre en Espagne avec nous!
– C’est que je n’ai rien volé dans cette Espagne, et qu’il faut vivre. J’étais fou de la gloire; une parole flatteuse du général français, Gouvion-Saint-Cyr, qui nous commandait, était alors tout pour moi. A la chute de Napoléon, il s’est trouvé que, tandis que je mangeais mon bien à son service, mon père, homme d’imagination et qui me voyait déjà général, me bâtissait un palais dans Parme. En 1813, je me suis trouvé pour tout bien un grand palais à finir et une pension.
– Une pension : 3500 francs, comme mon mari?
– Le comte Pietranera était général de division. Ma pension à moi, pauvre chef d’escadron, n’a jamais été que de 800 francs, et encore je n’en ai été payé que depuis que je suis ministre des finances.
Comme il n’y avait dans la loge que la dame d’opinions fort libérales à laquelle elle appartenait, l’entretien continua avec la même franchise. Le comte Mosca, interrogé, parla de sa vie à Parme.
– En Espagne, sous le général Saint-Cyr, j’affrontais des coups de fusil pour arriver à la croix et ensuite à un peu de gloire, maintenant je m’habille comme un personnage de comédie pour gagner un grand état de maison et quelques milliers de francs. Une fois entré dans cette sorte de jeu d’échecs, choqué des insolences de mes supérieurs, j’ai voulu occuper une des premières places; j’y suis arrivé: mais mes jours les plus heureux sont toujours ceux que de temps à autre je puis venir passer à Milan; là vit encore, ce me semble, le coeur de votre armée d’Italie.
La franchise, la disenvoltura avec laquelle parlait ce ministre d’un prince si redouté piqua la curiosité de la comtesse; sur son titre elle avait cru trouver un pédant plein d’importance, elle voyait un homme qui avait honte de la gravité de sa place. Mosca lui avait promis de lui faire parvenir toutes les nouvelles de France qu’il pourrait recueillir: c’était une grande indiscrétion à Milan, dans le mois qui précéda Waterloo; il s’agissait alors pour l’Italie d’être ou de n’être pas; tout le monde avait la fièvre, à Milan, d’espérance ou de crainte. Au milieu de ce trouble universel, la comtesse fit des questions sur le compte d’un homme qui parlait si lestement d’une place si enviée et qui était sa seule ressource.
Des choses curieuses et d’une bizarrerie intéressante furent rapportées à Mme Pietranera:
– Le comte Mosca della Rovere Sorezana lui dit-on, est sur le point de devenir premier ministre et favori déclaré de Ranuce Ernest IV, souverain absolu de Parme, et, de plus, l’un des princes les plus riches de l’Europe. Le comte serait déjà arrivé à ce poste suprême s’il eût voulu prendre une mine plus grave; on dit que le prince lui fait souvent la leçon à cet égard.
– Qu’importent mes façons à Votre Altesse, répond-il librement, si je fais bien ses affaires?
– Le bonheur de ce favori, ajoutait-on, n’est pas sans épines. Il faut plaire à un souverain, homme de sens et d’esprit sans doute, mais qui, depuis qu’il est monté sur un trône absolu, semble avoir perdu la tête et montre, par exemple, des soupçons dignes d’une femmelette.
Ernest IV n’est brave qu’à la guerre. Sur les champs de bataille, on l’a vu vingt fois guider une colonne à l’attaque en brave général; mais après la mort de son père Ernest III, de retour dans ses Etats, où, pour son malheur, il possède un pouvoir sans limites, il s’est mis à déclamer follement contre les libéraux et la liberté. Bientôt il s’est figuré qu’on le haïssait; enfin, dans un moment de mauvaise humeur, il a fait pendre deux libéraux, peut-être peu coupables, conseillé à cela par un misérable nommé Rassi, sorte de ministre de la justice.
Depuis ce moment fatal, la vie du prince a été changée; on le voit tourmenté par les soupçons les plus bizarres. Il n’a pas cinquante ans, et la peur l’a tellement amoindri, si l’on peut parler ainsi, que, dès qu’il parle des jacobins et des projets du Comité directeur de Paris, on lui trouve la physionomie d’un vieillard de quatre-vingts ans, il retombe dans les peurs chimériques de la première enfance. Son favori Rassi, fiscal général (ou grand juge), n’a d’influence que par la peur de son maître; et dès qu’il craint pour son crédit, il se hâte de découvrir quelque nouvelle conspiration des plus noires et des plus chimériques. Trente imprudents se réunissent-ils pour lire un numéro du Constitutionnel, Rassi les déclare conspirateurs et les envoie prisonniers dans cette fameuse citadelle de Parme, terreur de toute la Lombardie. Comme elle est fort élevée, cent quatre-vingts pieds, dit-on, on l’aperçoit de fort loin au milieu de cette plaine immense; et la forme physique de cette prison, de laquelle on raconte des choses horribles, la fait reine, de par la peur, de toute cette plaine, qui s’étend de Milan à Bologne.
– Le croiriez-vous? disait à la comtesse un autre voyageur, la nuit, au troisième étage de son palais, gardé par quatre-vingts sentinelles qui, tous les quarts d’heure, hurlent une phrase entière, Ernest IV tremble dans sa chambre. Toutes les portes fermées à dix verrous, et les pièces voisines, au-dessus comme au-dessous, remplies de soldats, il a peur des jacobins. Si une feuille du parquet vient à crier, il saute sur ses pistolets et croit à un libéral caché sous son lit. Aussitôt toutes les sonnettes du château sont en mouvement, et un aide de camp va réveiller le comte Mosca. Arrivé au château, ce ministre de la police se garde bien de nier la conspiration, au contraire; seul avec le prince, et armé jusqu’aux dents, il visite tous les coins des appartements, regarde sous les lits, et, en un mot, se livre à une foule d’action ridicules dignes d’une vieille femme. Toutes ces précautions eussent semblé bien avilissantes au prince lui-même dans les temps heureux où il faisait la guerre et n’avait tué personne qu’à coups de fusil. Comme c’est un homme d’infiniment d’esprit, il a honte de ces précautions, elles lui semblent ridicules, même au moment où il s’y livre, et la source de l’immense crédit du comte Mosca, c’est qu’il emploie toute son adresse à faire que le prince n’ait jamais à rougir en sa présence. C’est lui, Mosca, qui, en sa qualité de ministre de la police, insiste pour regarder sous les meubles, et, dit-on à Parme, jusque dans les étuis de contrebasses’. C est le prince qui s’y oppose, et plaisante son ministre sur sa ponctualité excessive. «Ceci est un parti, lui répond le comte Mosca: songez aux sonnets satiriques dont les jacobins nous accableraient si nous vous laissions tuer. Ce n’est pas seulement votre vie que nous défendons; c’est notre honneur. «Mais il paraît que le prince n’est dupe qu’à demi, car si quelqu’un dans la ville s’avise de dire que la veille on a passé une nuit blanche au château, le grand fiscal Rassi envoie le mauvais plaisant à la citadelle, et une fois dans cette demeure élevée et en bon air, comme on dit à Parme, il faut un miracle pour que l’on se souvienne du prisonnier. C’est parce qu’il est militaire, et qu’en Espagne, il s’est sauvé vingt fois le pistolet à la main, au milieu des surprises, que le prince préfère le comte Mosca à Rassi, qui est bien plus flexible et plus bas. Ces malheureux prisonniers de la citadelle sont au secret le plus rigoureux et l’on fait des histoires sur leur compte. Les libéraux prétendent que, par une invention de Rassi, les geôliers et confesseurs ont ordre de leur persuader que, tous les mois à peu près, l’un d’eux est conduit à la mort. Ce jour-là les prisonniers ont la permission de monter sur l’esplanade de l’immense tour, à cent quatre-vingts pieds d’élévation, et de là ils voient défiler un cortège avec un espion qui joue le rôle d’un pauvre diable qui marche à la mort.
Ces contes, et vingt autres du même genre et d’une non moindre authenticité, intéressaient vivement Mme Pietranera, le lendemain elle demandait des détails au comte Mosca, qu’elle plaisantait vivement. Elle le trouvait amusant et lui soutenait qu’au fond il était un monstre sans s’en douter. Un jour, en rentrant à son auberge, le comte se dit: «Non seulement cette comtesse Pietranera est une femme charmante; mais quand je passe la soirée dans sa loge, je parviens à oublier certaines choses de Parme dont le souvenir me perce le coeur.
Ce ministre, malgré son air léger et ses façons brillantes, n’avait pas une âme à la française; il ne savait pas oublier les chagrins. Quand son chevet avait une épine, il était obligé de la briser et de l’user à force d’y piquer ses membres palpitants. «Je demande pardon pour cette phrase, traduite de l’italien.
Le lendemain de cette découverte, le comte trouva que, malgré les affaires qui l’appelaient à Milan, la journée était d’une longueur énorme; il ne pouvait tenir en place; il fatigua les chevaux de sa voiture. Vers les six heures, il monta à cheval pour aller au Corso; il avait quelque espoir d’y rencontrer Mme Pietranera; ne l’y ayant pas vue, il se rappela qu’à huit heures le théâtre de la Scala ouvrait; il y entra et ne vit que dix personnes dans cette salle immense. Il eut quelque pudeur de se trouver là. «Est-il possible, dit-il, qu’à quarante-cinq ans sonnés je fasse des folies dont rougirait un sous-lieutenant! Par bonheur personne ne les soupçonne. «Il s’enfuit et essaya d’user le temps en se promenant dans ces rues si jolies qui entourent le théâtre de la Scala. Elles sont occupées par des cafés qui, à cette heure, regorgent de monde; devant chacun de ces cafés, des foules de curieux établis sur des chaises, au milieu de la rue, prennent des glaces et critiquent les passants. Le comte était un passant remarquable; aussi eut-il le plaisir d’être reconnu et accosté. Trois ou quatre importuns, de ceux qu’on ne peut brusquer, saisirent cette occasion d’avoir audience d’un ministre si puissant. Deux d’entre eux lui remirent des pétitions; le troisième se contenta de lui adresser des conseils fort longs sur sa conduite politique.
On ne dort point, dit-il, quand on a tant d’esprit; on ne se promène point quand on est aussi puissant. «Il rentra au théâtre et eut l’idée de louer une loge au troisième rang; de là son regard pourrait plonger, sans être remarqué de personne, sur la loge des secondes où il espérait voir arriver la comtesse. Deux grandes heures d’attente ne parurent point trop longues à cet amoureux; sur de n’être point vu, il se livrait avec bonheur à toute sa folie. «La vieillesse, se disait-il, n’est-ce pas, avant tout, n’être plus capable de ces enfantillages délicieux?»
Enfin la comtesse parut. Armé de sa lorgnette, il l’examinait avec transport. «Jeune, brillante, légère comme un oiseau, se disait-il, elle n’a pas vingt-cinq ans. Sa beauté est son moindre charme: où trouver ailleurs cette âme toujours sincère, qui jamais n’agit avec prudence, qui se livre tout entière à l’impression du moment, qui ne demande qu’à être entraînée par quelque objet nouveau? Je conçois les folies du comte Nani.
Le comte se donnait d’excellentes raisons pour être fou, tant qu’il ne songeait qu’à conquérir le bonheur qu’il voyait sous ses yeux. Il n’en trouvait plus d’aussi bonnes quand il venait à considérer son âge et les soucis quelquefois fort tristes qui remplissaient sa vie. «Un homme habile à qui la peur ôte l’esprit me donne une grande existence et beaucoup d’argent pour être son ministre; c’est-à-dire tout ce qu’il y a au monde de plus méprisé voilà un aimable personnage à offrir à là comtesse!» Ces pensées étaient trop noires, il revint à Mme Pietranera; il ne pouvait se lasser de la regarder, et pour mieux penser à elle il ne descendait pas dans sa loge. «Elle n’avait pris Nani, vient-on de me dire, que pour faire pièce à cet imbécile de Limercati qui ne voulut pas entendre à donner un coup d’épée ou à faire donner un coup de poignard à l’assassin du mari. Je me battrais vingt fois pour elle», s’écria le comte avec transport. A chaque instant il consultait l’horloge du théâtre qui par des chiffres éclatants de lumière et se détachant sur un fond noir avertit les spectateurs, toutes les cinq minutes, de l’heure où il leur est permis d’arriver dans une loge amie. Le comte se disait: «Je ne saurais passer qu’une demi-heure tout au plus dans sa loge, moi, connaissance de si fraîche date; si j’y reste davantage, je m’affiche, et grâce à mon âge et plus encore à ces maudits cheveux poudrés, j’aurai l’air attrayant d’un Cassandre. «Mais une réflexion le décida tout à coup: «Si elle allait quitter cette loge pour faire une visite, je serais bien récompensé de l’avarice avec laquelle je m’économise ce plaisir. «Il se levait pour descendre dans la loge où il voyait la comtesse; tout à coup, il ne se sentit presque plus d’envie de s’y présenter. «Ah! voici qui est charmant, s’écria-t-il en riant de soi-même et s’arrêtant sur l’escalier; c’est un mouvement dé timidité véritable! voilà bien vingt-cinq ans que pareille aventure ne m’est arrivée».