Kitabı oku: «Le rouge et le noir», sayfa 37
CHAPITRE XXXIX. L’INTRIGUE
Castres 1676.– Un frère vient d’assassiner sa soeur dans la maison voisine de la mienne; ce gentilhomme était déjà coupable d’un meurtre. Son père, en faisant distribuer secrètement cinq cents écus aux conseillers, lui a sauvé la vie.
LOCKE, Voyage en France.
En sortant de l’évêché, Mathilde n’hésita pas à envoyer un courrier à Mme de Fervaques; la crainte de se compromettre ne l’arrêta pas une seconde. Elle conjurait sa rivale d’obtenir une lettre pour M. de Frilair écrite en entier de la main de Mgr l’évêque de ***. Elle allait jusqu’à la supplier d’accourir elle-même à Besançon. Ce trait fut héroïque de la part d’une âme jalouse et fière.
D’après le conseil de Fouqué, elle avait eu la prudence de ne point parler de ses démarches à Julien. Sa présence le troublait assez sans cela. Plus honnête homme à l’approche de la mort qu’il ne l’avait été durant sa vie, il avait des remords non seulement envers M. de La Mole mais aussi pour Mathilde.
Quoi donc! se disait-il, je trouve auprès d’elle des moments de distraction et même de l’ennui. Elle se perd pour moi, et c’est ainsi que je l’en récompense! Serais-je donc un méchant? Cette question l’eût bien peu occupé quand il était ambitieux; alors, ne pas réussir était la seule honte à ses yeux.
Son malaise moral auprès de Mathilde, était d’autant plus décidé, qu’il lui inspirait en ce moment la passion la plus extraordinaire et la plus folle. Elle ne parlait que des sacrifices étranges qu’elle voulait faire pour le sauver.
Exaltée par un sentiment dont elle était fière et qui l’emportait sur tout son orgueil, elle eût voulu ne pas laisser passer un instant de sa vie sans le remplir par quelque démarche extraordinaire. Les projets les plus étranges, les plus périlleux pour elle remplissaient ses longs entretiens avec Julien. Les geôliers, bien payés, la laissaient régner dans la prison. Les idées de Mathilde ne se bornaient pas au sacrifice de sa réputation; peu lui importait de faire connaître son état à toute la société. Se jeter à genoux pour demander la grâce de Julien, devant la voiture du roi allant au galop, attirer l’attention du prince, au risque de se faire mille fois écraser, était une des moindres chimères que rêvait cette imagination exaltée et courageuse. Par ses amis employés auprès du roi, elle était sûre d’être admise dans les parties réservées du parc de Saint-Cloud.
Julien se trouvait peu digne de tant de dévouement, à vrai dire il était fatigué d’héroïsme. C’eût été à une tendresse simple, naïve et presque timide, qu’il se fût trouvé sensible, tandis qu’au contraire, il fallait toujours l’idée d’un public et des autres à l’âme hautaine de Mathilde.
Au milieu de toutes ses angoisses, de toutes ses craintes pour la vie de cet amant, auquel elle ne voulait pas survivre, Julien sentait qu’elle avait un besoin secret d’étonner le public par l’excès de son amour et la sublimité de ses entreprises.
Julien prenait de l’humeur de ne point se trouver touché de tout cet héroïsme. Qu’eût-ce été s’il eût connu toutes les folies dont Mathilde accablait l’esprit dévoué, mais éminemment raisonnable et borné du bon Fouqué?
Il ne savait trop que blâmer dans le dévouement de Mathilde; car lui aussi eût sacrifié toute sa fortune et exposé sa vie aux plus grands hasards pour sauver Julien. Il était stupéfait de la quantité d’or jeté par Mathilde. Les premiers jours, les sommes ainsi dépensées en imposèrent à Fouqué, qui avait pour l’argent toute la vénération d’un provincial.
Enfin, il découvrit que les projets de Mlle de La Mole variaient souvent, et, à son grand soulagement, trouva un mot pour blâmer son caractère si fatigant pour lui: elle était changeante. De cette épithète à celle de mauvaise tête, le plus grand anathème en province, il n’y a qu’un pas.
Il est singulier, se disait Julien, un jour que Mathilde sortait de sa prison, qu’une passion si vive et dont je suis l’objet me laisse tellement insensible! et je l’adorais il y a deux mois! J’avais bien lu que l’approche de la mort désintéresse de tout, mais il est affreux de se sentir ingrat et de ne pouvoir se changer. Je suis donc un égoïste? Il se faisait à ce sujet les reproches les plus humiliants.
L’ambition était morte en son coeur, une autre passion y était sortie de ses cendres; il l’appelait le remords d’avoir assassiné Mme de Rênal.
Dans le fait, il en était éperdument amoureux. Il trouvait un bonheur singulier quand laissé absolument seul et sans crainte d’être interrompu, il pouvait se livrer tout entier au souvenir des journées heureuses qu’il avait passées jadis à Verrières ou à Vergy. Les moindres incidents de ces temps trop rapidement envolés avaient pour lui une fraîcheur et un charme irrésistibles. Jamais il ne pensait à ses succès de Paris, il en était ennuyé.
Ces dispositions qui s’accroissaient rapidement furent en partie devinées par la jalousie de Mathilde. Elle s’apercevait fort clairement qu’elle avait à lutter contre l’amour de la solitude. Quelquefois, elle prononçait avec terreur le nom de Mme de Rênal. Elle voyait frémir Julien. Sa passion n’eut désormais ni bornes, ni mesure.
S’il meurt, je meurs après lui, se disait-elle avec toute la bonne foi possible. Que diraient les salons de Paris en voyant une fille de mon rang adorer à ce point un amant destiné à la mort? Pour trouver de tels sentiments, il faut remonter au temps des héros, c’étaient des amours de ce genre qui faisaient palpiter les cours du siècle de Charles IX et de Henri III.
Au milieu des transports les plus vifs, quand elle serrait contre son coeur la tête de Julien: Quoi! se disait-elle avec horreur, cette tête charmante serait destinée à tomber! Eh bien! ajoutait-elle enflammée d’un héroïsme qui n’était pas sans bonheur, mes lèvres, qui se pressent contre ces jolis cheveux, seront glacées moins de vingt-quatre heures après.
Les souvenirs de ces moments d’héroïsme et d’affreuse volupté l’attachaient d’une étreinte invincible! L’idée de suicide, si occupante par elle-même, et jusqu’ici si éloignée de cette âme altière, y pénétra, et ce fut pour y régner bientôt avec un empire absolu. Non, le sang de mes ancêtres ne s’est point attiédi en descendant jusqu’à moi, se disait Mathilde avec orgueil.
– J’ai une grâce à vous demander, lui dit un jour son amant: mettez votre enfant en nourrice à Verrières, Mme de Rênal surveillera la nourrice.
– Ce que vous me dites là est bien dur…
Et Mathilde pâlit.
– Il est vrai, et je t’en demande mille fois pardon, s’écria Julien sortant de sa rêverie et la serrant dans ses bras.
Après avoir séché ses larmes, il revint à sa pensée, mais avec plus d’adresse. Il avait donné à la conversation un tour de philosophie mélancolique. Il parlait de cet avenir qui allait sitôt se fermer pour lui.
– Il faut convenir, chère amie, que les passions sont un accident dans la vie, mais cet accident ne se rencontre que chez les âmes supérieures… La mort de mon fils serait au fond un bonheur pour l’orgueil de votre famille, c’est ce que devineront les subalternes. La négligence sera le lot de cet enfant du malheur et de la honte… J’espère qu’à une époque que je ne veux point fixer, mais que pourtant mon courage entrevoit, vous obéirez à mes dernières recommandations: Vous épouserez M. le marquis de Croisenois.
– Quoi, déshonorée!
– Le déshonneur ne pourra prendre sur un nom tel que le vôtre. Vous serez une veuve et la veuve d’un fou, voilà tout. J’irai plus loin: mon crime n’ayant point l’argent pour moteur ne sera point déshonorant. Peut-être à cette époque, quelque législateur philosophe aura obtenu, des préjugés de ses contemporains, la suppression de la peine de mort. Alors, quelque voix amie dira comme un exemple: Tenez, le premier époux de Mlle de La Mole était un fou, mais non pas un méchant homme, un scélérat. Il fut absurde de faire tomber cette tête… Alors ma mémoire ne sera point infâme; du moins après un certain temps… Votre position dans le monde, votre fortune, et, permettez-moi de le dire, votre génie feront jouer à M. de Croisenois, devenu votre époux, un rôle auquel tout seul il ne saurait atteindre. Il n’a que de la naissance et de la bravoure, et ces qualités toutes seules qui faisaient un homme accompli en 1729, sont un anachronisme un siècle plus tard, et ne donnent que des prétentions. Il faut encore d’autres choses pour se placer à la tête de la jeunesse française.
Vous porterez le secours d’un caractère ferme et entreprenant au parti politique où vous jetterez votre époux. Vous pourrez succéder aux Chevreuse et aux Longueville de la Fronde… Mais alors, chère amie, le feu céleste qui vous anime en ce moment sera un peu attiédi.
Permettez-moi de vous le dire, ajouta-t-il après beaucoup d’autres phrases préparatoires, dans quinze ans vous regarderez comme une folie excusable, mais pourtant comme une folie, l’amour que vous avez eu pour moi…
Il s’arrêta tout à coup et devint rêveur. Il se trouvait de nouveau vis-à-vis cette idée si choquante pour Mathilde:
– Dans quinze ans, Mme de Rênal adorera mon fils, et vous l’aurez oublié.
CHAPITRE XL. LA TRANQUILLITÉ
C’est parce que alors j’étais fou qu’aujourd’hui je suis sage. O philosophe qui ne vois rien que d’instantané, que tes vues sont courtes! Ton mil n’est pas fait pour suivre le travail souterrain des passions.
Mme GOETHE
Cet entretien fut coupé par un interrogatoire, suivi d’une conférence avec l’avocat chargé de la défense. Ces moments étaient les seuls absolument désagréables d’une vie pleine d’incurie et de rêveries tendres.
– Il y a meurtre, et meurtre avec préméditation, dit Julien au juge comme à l’avocat. J’en suis fâché, messieurs, ajouta-t-il en souriant; mais ceci réduit votre besogne à bien peu de chose.
Après tout, se disait Julien, quand il fut parvenu à se délivrer de ces deux êtres, il faut que je sois brave, et apparemment plus brave que ces deux hommes. Ils regardent comme le comble des maux, comme le roi des épouvantements, ce duel à issue malheureuse, dont je ne m’occuperai sérieusement que le jour même.
C’est que j’ai connu un plus grand malheur, continua Julien en philosophant avec lui-même. Je souffrais bien autrement durant mon premier voyage à Strasbourg, quand je me croyais abandonné par Mathilde… Et pouvoir dire que j’ai désiré avec tant de passion cette intimité parfaite qui aujourd’hui me laisse si froid!… Dans le fait, je suis plus heureux seul que quand cette fille si belle partage ma solitude…
L’avocat, homme de règle et de formalités, le croyait fou et pensait avec le public que c’était la jalousie qui lui avait mis le pistolet à la main. Un jour, il hasarda de faire entendre à Julien que cette allégation, vraie ou fausse, serait un excellent moyen de plaidoirie. Mais l’accusé redevint en un clin d’oeil un être passionné et incisif.
– Sur votre vie, monsieur, s’écria Julien hors de lui, souvenez-vous de ne plus proférer cet abominable mensonge.
Le prudent avocat eut peur un instant d’être assassiné.
Il préparait sa plaidoirie, parce que l’instant décisif approchait rapidement. Besançon et tout le département ne parlaient que de cette cause célèbre. Julien ignorait ce détail, il avait prié qu’on ne lui parlât jamais de ces sortes de choses.
Ce jour-là, Fouqué et Mathilde ayant voulu lui apprendre certains bruits publics fort propres, selon eux, à donner des espérances, Julien les avait arrêtés dès le premier mot.
– Laissez-moi ma vie idéale. Vos petites tracasseries vos détails de la vie réelle, plus ou moins froissants pour moi, me tireraient du ciel. On meurt comme on peut; moi je ne veux penser à la mort qu’à ma manière. Que m’importent les autres? Mes relations avec les autres vont être tranchées brusquement. De grâce ne me parlez plus de ces gens-là: c’est bien assez d’être encore encanaillé à la vue du juge d’instruction et de l’avocat.
Au fait, se disait-il à lui-même, il paraît que mon destin est de mourir en rêvant. Un être obscur, tel que moi, sûr d’être oublié avant quinze jours, serait bien dupe il faut l’avouer, de jouer la comédie…
Il est singulier pourtant que je n’aie connu l’art de jouir de la vie que depuis que j’en vois le terme si près de moi.
Il passait ces dernières journées à se promener sur l’étroite terrasse au haut du donjon, fumant d’excellents cigares que Mathilde avait envoyé chercher en Hollande par un courrier, et sans se douter que son apparition était attendue chaque jour par tous les télescopes de la ville. Sa pensée était à Vergy. Jamais il ne parlait de Mme de Rênal à Fouqué, mais, deux ou trois fois, cet ami lui dit qu’elle se rétablissait rapidement, et ce mot retentit dans son coeur.
Pendant que l’âme de Julien était presque toujours tout entière dans le pays des idées, Mathilde occupée des choses réelles, comme il convient à un coeur aristocrate avait su avancer à un tel point l’intimité de la correspondance directe entre Mme de Fervaques et M. de Frilair, que déjà le grand mot évêché avait été prononcé.
Le vénérable prélat chargé de la feuille des bénéfices ajouta en apostille à une lettre de sa nièce: Ce pauvre Sorel n’est qu’un étourdi j’espère qu’on nous le rendra.
A la vue de ces lignes, M. de Frilair fut comme hors de lui. Il ne doutait pas de sauver Julien.
– Sans cette loi jacobine qui a prescrit la formation d’une liste innombrable de jurés, et qui n’a d’autre but réel que d’enlever toute influence aux gens bien nés, disait-il à Mathilde la veille du tirage au sort des trente-six jurés de la session, j’aurais répondu du verdict. J’ai bien fait acquitter le curé N…
Ce fut avec plaisir que, le lendemain, parmi les noms sortis de l’urne, M. de Frilair trouva cinq congréganistes de Besançon, et parmi les étrangers à la ville, les noms de MM. Valenod, de Moirod, de Cholin.
– Je réponds d’abord de ces huit jurés-ci, dit-il à Mathilde. Les cinq premiers sont des machines. Valenod est mon agent, Moirod me doit tout, de Cholin est un imbécile qui a peur de tout.
Le journal répandit dans le département les noms des jurés et Mme de
Rênal, à l’inexprimable terreur de son mari voulut venir à Besançon.
Tout ce que M. de Rênal put obtenir fut qu’elle ne quitterait point son lit, afin de ne pas avoir le désagrément d’être appelée en témoignage.
– Vous ne comprenez pas ma position, disait l’ancien maire de Verrières, je suis maintenant libéral de la défection, comme ils disent, nul doute que ce polisson de Valenod et M. de Frilair n’obtiennent facilement du procureur général et des juges tout ce qui pourra m’être désagréable.
Mme de Rênal céda sans peine aux ordres de son mari. Si je paraissais à la cour d’assises, se disait-elle, j’aurais l’air de demander vengeance.
Malgré toutes les promesses de prudence faites au directeur de sa conscience et à son mari, à peine arrivée à Besançon elle écrivit de sa main à chacun des trente-six jurés:
* * * * *
«Je ne paraîtrai point le jour du jugement monsieur parce que ma présence pourrait jeter de la défaveur sur la cause de M. Sorel. Je ne désire qu’une chose au monde et avec passion, c’est qu’il soit sauvé. N’en doutez point, l’affreuse idée qu’à cause de moi un innocent a été conduit à la mort empoisonnerait le reste de ma vie et sans doute l’abrégerait. Comment pourriez-vous le condamner à mort, tandis que moi je vis? Non, sans doute, la société n’a point le droit d’arracher la vie, et surtout à un être tel que Julien Sorel. Tout le monde, à Verrières, lui a connu des moments d’égarement. Ce pauvre jeune homme a des ennemis puissants; mais, même parmi ses ennemis (et combien n’en a-t-il pas!) quel est celui qui met en doute ses admirables talents et sa science profonde? Ce n’est pas un sujet ordinaire que vous allez juger, monsieur. Durant près de dix-huit mois, nous l’avons tous connu pieux, sage, appliqué; mais, deux ou trois fois par an, il était saisi par des accès de mélancolie qui allaient jusqu’à l’égarement. Toute la ville de Verrières, tous nos voisins de Vergy où nous passons la belle saison, ma famille entière, M. le sous-préfet lui-même, rendront justice à sa piété exemplaire; il sait par coeur toute la sainte Bible. Un impie se fût-il appliqué pendant des années à apprendre le livre saint? Mes fils auront l’honneur de vous présenter cette lettre: ce sont des enfants. Daignez les interroger, monsieur, ils vous donneront sur ce pauvre jeune homme tous les détails qui seraient encore nécessaires pour vous convaincre de la barbarie qu’il y aurait à le condamner. Bien loin de me venger, vous me donneriez la mort.
Qu’est-ce que ses ennemis pourront opposer à ce fait? La blessure, qui a été le résultat d’un de ces moments de folie que mes enfants eux-mêmes remarquaient chez leur précepteur, est tellement peu dangereuse, qu’après moins de deux mois elle m’a permis de venir en poste de Verrières à Besançon. Si j apprends, monsieur, que vous hésitiez le moins du monde à soustraire à la barbarie des lois un être si peu coupable, je sortirai de mon lit où me retiennent uniquement les ordres de mon mari et j’irai me jeter à vos pieds.
«Déclarez, monsieur, que la préméditation n’est pas constante, et vous n’aurez pas à vous reprocher le sang d’un innocent, etc., etc.»
CHAPITRE XLI. LE JUGEMENT
Le pays se souviendra longtemps de ce procès célèbre. L’intérêt pour l’accusé était porté jusqu’à l’agitation: c’est que son crime était étonnant et pourtant pas atroce. L’eût-il été, ce jeune homme était si beau! Sa haute fortune sitôt finie augmentait l’attendrissement. Le condamneront-ils? demandaient les femmes aux hommes de leur connaissance, et on les voyait pâlissantes attendre la réponse.
SAINTE-BEUVE
Enfin parut ce jour, tellement redouté de Mme de Rênal et de Mathilde.
L’aspect étrange de la ville redoublait leur terreur, et ne laissait pas sans émotion même l’âme ferme de Fouqué. Toute la province était accourue à Besançon pour voir juger cette cause romanesque.
Depuis plusieurs jours, il n’y avait plus de place dans les auberges. M. le président des assises était assailli par des demandes de billets, toutes les dames de la ville voulaient assister au jugement; on criait dans les rues le portrait de Julien, etc., etc.
Mathilde tenait en réserve pour ce moment suprême une lettre écrite en entier de la main de Mgr l’évêque de ***. Ce prélat, qui dirigeait l’Église de France et faisait des évêques, daignait demander l’acquittement de Julien. La veille du jugement, Mathilde porta cette lettre au tout-puissant grand vicaire.
A la fin de l’entrevue, comme elle s’en allait fondant en larmes:
– Je réponds de la déclaration du jury, lui dit M. de Frilair sortant enfin de sa réserve diplomatique, et presque ému lui-même. Parmi les douze personnes chargées d’examiner si le crime de votre protégé est constant, et surtout s’il y a eu préméditation, je compte six amis dévoués à ma fortune, et je leur ai fait entendre qu’il dépendait d’eux de me porter à l’épiscopat. Le baron Valenod, que j’ai fait maire de Verrières, dispose entièrement de deux de ses administrés, MM. de Moirod et de Cholin. A la vérité, le sort nous a donné pour cette affaire deux jurés fort mal pensants; mais, quoique ultra-libéraux, ils sont fidèles à mes ordres dans les grandes occasions, et je les ai fait prier de voter comme M. Valenod. J’ai appris qu’un sixième juré industriel, immensément riche et bavard libéral, aspire en secret à une fourniture au ministère de la guerre, et sans doute il ne voudrait pas me déplaire. Je lui ai fait dire que M. de Valenod a mon dernier mot.
– Et quel est ce M. Valenod? dit Mathilde inquiète.
– Si vous le connaissiez, vous ne pourriez douter du succès. C’est un parleur audacieux, impudent, grossier fait pour mener des sots. 1814 l’a pris à la misère, et je vais en faire un préfet. Il est capable de battre les autres jurés, s’ils ne veulent pas voter à sa guise.
Mathilde fut un peu rassurée.
Une autre discussion l’attendait dans la soirée. Pour ne pas prolonger une scène désagréable et dont, à ses yeux, le résultat était certain, Julien était résolu à ne pas prendre la parole.
– Mon avocat parlera, c’est bien assez, dit-il à Mathilde. Je ne serai que trop longtemps exposé en spectacle à tous mes ennemis. Ces provinciaux ont été choqués de la fortune rapide que je vous dois, et, croyez-m’en, il n’en est pas un qui ne désire ma condamnation, sauf à pleurer comme un sot quand on me mènera à la mort.
– Ils désirent vous voir humilié, il n’est que trop vrai, répondit Mathilde, mais je ne les crois point cruels. Ma présence à Besançon et le spectacle de ma douleur ont intéressé toutes les femmes: votre jolie figure fera le reste. Si vous dites un mot devant vos juges, tout l’auditoire est pour vous, etc., etc.
Le lendemain à neuf heures, quand Julien descendit de sa prison pour aller dans la grande salle du palais de justice, cc fut avec beaucoup de peine que les gendarmes parvinrent à écarter la foule immense entassée dans la cour. Julien avait bien dormi, il était fort calme et n’éprouvait d’autre sentiment qu’une pitié philosophique pour cette foule d’envieux qui, sans cruauté, allaient applaudir à son arrêt de mort. Il fut bien surpris lorsque retenu plus d’un quart d’heure au milieu de la foule, il fut obligé de reconnaître que sa présence inspirait au public une pitié tendre. Il n’entendit pas un seul propos désagréable. Ces provinciaux sont moins méchants que je ne le croyais, se dit-il.
En entrant dans la salle du jugement, il fut frappé de l’élégance de l’architecture. C’était un gothique propre, et une foule de jolies petites colonnes taillées dans la pierre avec le plus grand soin. Il se crut en Angleterre.
Mais bientôt toute son attention fut absorbée par douze ou quinze jolies femmes qui, placées vis-à-vis la sellette de l’accusé, remplissaient les trois balcons au-dessus des juges et des jurés. En se retournant vers le public, il vit que la tribune circulaire qui règne au-dessus de l’amphithéâtre était remplie de femmes: la plupart étaient jeunes et lui semblèrent fort jolies leurs veux étaient brillants et remplis d’intérêt. Dans le reste de la salle, la foule était énorme, on se battait aux portes, et les sentinelles ne pouvaient obtenir de silence.
Quand tous les yeux qui cherchaient Julien s’aperçurent de sa présence, en le voyant occuper la place un peu plus élevée réservée à l’accusé, il fut accueilli par un murmure d’étonnement et de tendre intérêt.
On eût dit, ce jour-là, qu’il n’avait pas vingt ans; il était mis fort simplement, mais avec une grâce parfaite, ses cheveux et son front étaient charmants; Mathilde avait voulu présider elle-même à sa toilette. La pâleur de Julien était extrême. A peine assis sur la sellette, il entendit dire de tous côtés:
– Dieu! comme il est jeune! Mais c’est un enfant…. Il est bien mieux que son portrait.
– Mon accusé, fui dit le gendarme assis à sa droite, voyez-vous ces six dames qui occupent ce balcon? Le gendarme lui indiquait une petite tribune en saillie au-dessus de l’amphithéâtre où sont placés les jurés. C’est Mme la préfète, continua le gendarme, à côté Mme la Marquise de N***, celle-là vous aime bien; je l’ai entendue parler au juge d’instruction. Après, c’est Mme Derville…
– Mme Derville! s’écria Julien, et une vive rougeur couvrit son front. Au sortir d’ici, pensa-t-il, elle va écrire à Mme de Rênal. Il ignorait l’arrivée de Mme de Rênal à Besançon.
Les témoins furent entendus; cela prit plusieurs heures. Dès les premiers mots de l’accusation soutenue par l’avocat général, deux de ces dames placées dans le petit balcon, tout à fait en face de Julien, fondirent en larmes. Mme Derville ne s’attendrit point ainsi, pensa Julien. Cependant il remarqua qu’elle était fort rouge.
L’avocat général faisait du pathos en mauvais français sur la barbarie du crime commis, Julien observa que les voisines de Mme Derville avaient l’air de le désapprouver vivement. Plusieurs jurés, apparemment de la connaissance de ces dames leur parlaient et semblaient les rassurer. Voilà qui ne laisse pas d’être de bon augure, pensa Julien.
Jusque-là il s’était senti pénétré d’un mépris sans mélange pour tous les hommes qui assistaient au jugement. L’éloquence plate de l’avocat général augmenta ce sentiment de dégoût. Mais peu à peu la sécheresse d’âme de Julien disparut devant les marques d’intérêt dont il était évidemment l’objet.
Il fut content de la mine ferme de son avocat.
– Pas de phrases, lui dit-il tout bas comme il allait prendre la parole.
– Toute l’emphase pillée à Bossuet, qu’on a étalée contre vous, vous a servi, dit l’avocat.
En effet, à peine avait-il parlé pendant cinq minutes, que presque toutes les femmes avaient leur mouchoir à la main. L’avocat, encouragé adressa aux jurés des choses extrêmement fortes. Julien frémit, il se sentait sur le point de verser des larmes. Grand Dieu! que diront mes ennemis?
Il allait céder à l’attendrissement qui le gagnait, lorsque, heureusement pour lui, il surprit un regard insolent de M. le baron de Valenod.
Les yeux de ce cuistre sont flamboyants, se dit-il; quel triomphe pour cette âme basse! Quand mon crime n’aurait amené que cette seule circonstance, je devrais le maudire. Dieu sait ce qu’il dira de moi, dans les soirées d’hiver, à Mme de Rênal!
Cette idée effaça toutes les autres. Bientôt après, Julien fut rappelé à lui-même par les marques d’assentiment du public. L’avocat venait de terminer sa plaidoirie. Julien se souvint qu’il était convenable de lui serrer la main. Le temps avait passé rapidement.
On apporta des rafraîchissements à l’avocat et à l’accusé. Ce fut alors seulement que Julien fut frappé d’une circonstance: aucune femme n’avait quitté l’audience pour aller dîner.
– Ma foi, je meurs de faim, dit l’avocat, et vous?
– Moi de même, répondit Julien.
– Voyez, voilà Mme la préfète qui reçoit aussi son dîner, lui dit l’avocat en lui indiquant le petit balcon. Bon courage, tout va bien.
La séance recommença.
Comme le président faisait son résumé, minuit sonna. Le président fut obligé de s’interrompre, au milieu du silence de l’anxiété universelle, le retentissement de la cloche de l’horloge remplissait la salle.
Voilà le dernier de mes jours qui commence, pensa Julien. Bientôt il se sentit enflammé par l’idée du devoir. Il avait dominé jusque-là son attendrissement, et gardé sa résolution de ne point parler; mais quand le président des assises lui demanda s’il avait quelque chose à ajouter, il se leva. Il voyait devant lui les yeux de Mme Derville qui, aux lumières, lui semblèrent bien brillants. Pleurerait-elle, par hasard? pensa-t-il.
«Messieurs les jurés,
»L’horreur du mépris, que je croyais pouvoir braver au moment de la mort, me fait prendre la parole. Messieurs, je n’ai point l’honneur d’appartenir à votre classe vous voyez en moi un paysan qui s’est révolté contré la bassesse de sa fortune.
»Je ne vous demande aucune grâce continua Julien en affermissant sa voix. Je ne me fais point illusion, la mort m’attend: elle sera juste. J’ai pu attenter aux jours de la femme la plus digne de tous les respects, de tous les hommages. Mme de Rênal avait été pour moi comme une mère. Mon crime est atroce, et il fut prémédité. J’ai donc mérité la mort, messieurs les jurés. Quand je serais moins coupable, je vois des hommes qui, sans s’arrêter à ce que ma jeunesse peut mériter de pitié, voudront punir en moi et décourager à jamais cette classe de jeunes gens qui, nés dans un ordre inférieur, et en quelque sorte opprimés par la pauvreté, ont le bonheur de se procurer une bonne éducation, et l’audace de se mêler à ce que l’orgueil des gens riches appelle la société.
»Voilà mon crime, messieurs, et il sera puni avec d’autant plus de sévérité, que, dans le fait, je ne suis point jugé par mes pairs. Je ne vois point sur les bancs des jurés quelque paysan enrichi, mais uniquement des bourgeois indignés….»
Pendant vingt minutes, Julien parla sur ce ton; il dit tout ce qu’il avait sur le coeur; l’avocat général, qui aspirait aux faveurs de l’aristocratie, bondissait sur son siège; mais malgré le tour un peu abstrait que Julien avait donné à la discussion toutes les femmes fondaient en larmes. Mme Derville elle-même avait son mouchoir sur ses yeux. Avant de finir, Julien revint à la préméditation, à son repentir, au respect, à l’adoration filiale et sans bornes que, dans des temps plus heureux, il avait pour Mme de Rênal… Mme Derville jeta un cri et s’évanouit.
Une heure sonnait comme les jurés se retiraient dans leur chambre. Aucune femme n’avait abandonné sa place; plusieurs hommes avaient les larmes aux yeux. Les conversations furent d’abord très vives, mais peu à peu, la décision du jury se faisant attendre, la fatigue générale commença à jeter du calme dans l’assemblée. Ce moment était solennel; les lumières jetaient moins d’éclat. Julien, très fatigué, entendait discuter auprès de lui la question de savoir si ce retard était de bon ou de mauvais augure. Il vit avec plaisir que tous les voeux étaient pour lui; le jury ne revenait point, et cependant aucune femme ne quittait la salle.
Comme deux heures venaient de sonner, un grand mouvement se fit entendre. La petite porte de la chambre des jurés s’ouvrit. M. le baron de Valenod s’avança d’un pas grave et théâtral, il était suivi de tous les jurés. Il toussa, puis déclara qu’en son âme et conscience la déclaration unanime du jury était que Julien Sorel était coupable de meurtre, et de meurtre avec préméditation: cette déclaration entraînait la peine de mort; elle fut prononcée un instant après. Julien regarda sa montre, et se souvint de M. de Lavalette, il était deux heures et un quart. C’est aujourd’hui vendredi, pensa-t-il.
Oui, mais ce jour est heureux pour le Valenod qui me condamne… Je suis trop surveillé pour que Mathilde puisse me sauver comme fit Mme de Lavalette… Ainsi, dans trois jours, à cette même heure, je saurai à quoi m’en tenir sur le grand peut-être.
En ce moment, il entendit un cri et fut rappelé aux choses de ce monde. Les femmes autour de lui sanglotaient il vit que toutes les figures étaient tournées vers une petite tribune pratiquée dans le couronnement d’un pilastre gothique. Il sut plus tard que Mathilde s’y était cachée. Comme le cri ne se renouvela pas, tout le monde se remit à regarder Julien, auquel les gendarmes cherchaient à faire traverser la foute.