Kitabı oku: «Souvenirs d'égotisme», sayfa 10
IV
Au Même
Paris, 16 messidor an X (5 juillet 1802).
Je ne reçois voire lettre qu’aujourd’hui, mon cher Mounier, à mon retour de Fontainebleau, où j’ai passé plusieurs jours à chasser et à disputer avec mon général118. Il voulait absolument me reprendre comme aide de camp et me faire nommer lieutenant; moi je voulais donner ma démission, et c’est ce que j’ai fait avant-hier; ainsi, à compter du 12 messidor, je suis redevenu libre et citoyen.
Quelle idée avez-vous donc sur nos lettres, mon cher Mounier? Est-ce que nous nous écrivons pour faire de l’esprit ou pour nous communiquer franchement ce que nous sentons? Ecrivez-moi avec votre cœur et je serai toujours content. J’ai été charmé de la description de la ville de Rennes. Je vous vois déjà dans une délicieuse petite chambre donnant sur les Tabors, rêvant à la jolie fille du Maine ou aux charmantes sœurs qui, Parisiennes et militaires, emporteront votre cœur d’assaut. Vous avez beau me plaisanter sur mes amours passagers, vous, monsieur le philosophe, tout comme un autre vous serez d’abord entraîné par les femmes vives et légères. Une d’elles, avec un peu de coquetterie, vous persuadera facilement que vous l’adorez et qu’elle vous aime un peu. Vous en serez fou pendant deux mois, vous croirez avoir trouvé cette femme unique qui seule peut faire votre bonheur sur la terre. Mais vous vous apercevrez bientôt que ce qu’on a fait pour vous, on l’a fait aussi pour vingt autres. Vous la maudirez, vous vous en voudrez bien. Quelque temps après, vous trouvez une femme aimable, d’un tout autre caractère, une femme unique dans son genre; celle-ci est aussi réservée et aussi douce que l’autre était vive et brillante. Sûre de sa victoire, elle ne vous prévient pas, elle vous laisse faire les avances, vous reçoit avec une froideur apparente qu’elle dément bien vite par un tendre regard. Vous êtes transporté, vous êtes le plus heureux des hommes; pour cette fois vous n’êtes pas trompé. Hélas! quinze jours après, vous vous apercevez qu’on répète déjà avec un autre le rôle qu’on avait joué avec vous.
Lassé bientôt de ce commerce de tromperie, vous vous accoutumerez à ne regarder les femmes que comme de charmants enfants, avec lesquels il est permis de badiner, mais à qui l’on ne doit jamais s’attacher. Vous deviendrez alors ce qu’on appelle un homme aimable, vous plaisanterez tout, vous serez entreprenant, vous ferez la cour à toutes les belles que vous verrez, elles vous trouveront délicieux.
Mais tout à coup, vous trouverez une femme auprès de qui toute votre assurance s’évanouira; vous voudrez parler et les paroles expieront sur vos lèvres; vous voudrez être aimable et vous ne direz que des choses communes. Alors, croyez-moi, mon cher Mounier, si l’absence ne fait qu’augmenter votre passion, si les objets qui vous plaisaient le plus vous deviennent fades et ennuyeux, c’est en vain que vous voudriez vous en défendre, vous êtes amoureux et pour la vie.
Rappelez-vous que vous m’avez promis franchise entière; ne craignez pas ma sévérité.
Non ignara mali, miseris succurrere disco
Vous voyez que je suis votre conseil et que je lis l’Enéide quelquefois; aussi je quitte la tendre Didon pour des hommes plus modernes. Dans ce moment, par exemple, je viens de lire les Nouveaux tableaux de famille d’A. Lafontaine119. J’ai été vraiment charmé; il y a là un Whater à qui vous porterez envie. Ce roman m’a un peu réconcilié avec les Allemands. Est-ce que vraiment quelques-uns d’entre eux auraient de l’esprit?
Je trouve vos assemblées du vendredi superbes; je vois d’ici Mlle Victorine faisant les honneurs de la maison, et vous, signor prefetino, distribuant des calembours à droite et à gauche; je ne regrette qu’une chose, c’est de ne pas être un des aides de camp du général que vous recevez si bien.
Dites-moi ce qu’ils font, ce qu’ils disent; en un mot, si ce sont de bons diables, et surtout answer fast to your everlasting friend,
H. B.
V
A sa sœur Pauline 120
Paris, 4 fructidor, An X (22 août 1802.)
Je te réponds tout de suite, ma bonne Pauline, de peur de ne pouvoir le faire de longtemps, j’ai sur ma table onze ou douze lettres auxquelles il faut que je réponde, et qui attendent leur tour depuis un mois; prends de l’ordre de bonne heure, je n’en ai que pour mes études, et j’ai bien souvent occasion de m’en repentir dans mes relations sociales; prends pour principe de toujours répondre à une lettre dans les quarante-huit heures qui suivent sa réception.
Prends tout de suite un maître d’italien, quel qu’il soit; en attendant de l’avoir, copie, et apprends par cœur les deux auxiliaires essere et avere, tâche de comprendre le beau tableau qui est à la tête de ta grammaire italienne. Je te conseille de prendre une grande feuille de papier et de le copier. Il faudra lire chaque soir avant de te coucher le verbe avere, ensuite le verbe essere. C’est le seul moyen d’apprendre, je compte là-dessus.
Tu pouvais lire beaucoup mieux que l’Homme des Champs121. C’est un pauvre ouvrage. Lis Racine et Corneille, Corneille et Racine et sans cesse. Puisque tu ne sais pas le latin, tu peux lire les Géorgiques, de Delille. Ne pouvant pas lire Homère et Virgile, tu peux lire la Henriade. Tu y prendras une très légère idée du genre de ces grands hommes. Lis La Harpe; son goût n’est pas sûr, mais il te donnera les premières notions, et si jamais j’ai le bonheur de pouvoir passer deux mois à Claix122 avec toi, loin des ennuyeux, nous parlerons littérature. Je te dirai ma manière de voir et j’espère que tu sentiras de la même manière. Il y a en toi de quoi faire une femme charmante, mais il faut t’accoutumer à réfléchir, voilà le grand secret.
Pour bien sentir la mesure des vers, il faut en avoir dans l’oreille. Tu me feras bien plaisir de chercher le quatrième acte d’Iphigénie, scène quatrième et d’apprendre la tirade qui commence par ces mots mon père, jusqu’à que je leur vais conter. Je te conseille de les copier et de les lire le soir. Il est très essentiel de bien lire les vers, je voudrais que d’ici au mois de septembre prochain, tu susses tout le rôle d’Iphigénie, je t’apprendrais à le déclamer. Tu pourras te borner à lire de Corneille, les pièces suivantes: le Cid, Horace, Cinna, Rodogune et Polyeucte. Prie le grand-papa de te prêter le Misanthrope, de Molière. Tu pourras lire Radamiste et Zénobie, de Crébillon, Mérope, Zaïre et la Mort de César, de Voltaire. Si ton goût est juste, tu placeras Corneille et Racine au premier rang des tragiques français, Voltaire et Crébillon au deuxième. Je finis en te recommandant de lire sans cesse Racine et Corneille, je suis comme l’Eglise, hors de là point de salut.
C’est avoir profité, que de savoir s’y plaire
H. B.123.
VI
A Edouard Mounier
Paris, 1er compl. X124 (18 septembre 1802).
Je ne vous ai pas écrit depuis deux mois, mon cher Edouard, parce que j’étais tombé dans une mélancolie noire que je ne voulais pas dire à mes amis. Mais on dit que monsieur votre père a eu un différend avec votre évêque. Donnez-moi de grands détails là-dessus, je vous prie. La cause de la philosophie défendue par le plus grand de mes concitoyens fait bouillir mon sang dans mes veines.
Adieu, mon cher ami; veuillez bien présenter l’hommage de mes respects à Mlle Victorine. Est-ce que vous ne viendrez point à Paris cet hiver?
H.B.
VII
Au Même
Paris, 21 nivôse XI (11 janvier 1803).
Qu’aurais-je pu vous dire, mon cher Mounier, pendant six mois de ma vie passés dans la folie la plus complète? Je l’ai enfin connue cette passion que ma jeunesse ardente souhaita avec tant d’ardeur. Mais à présent que l’aimable galanterie a pris la place de ce sombre amour, après avoir été tant plaisanté par mes amis, je puis en plaisanter avec vous. Oui, mon ami, j’étais amoureux et amoureux d’une singulière manière, d’une jeune personne que je n’avais fait qu’entrevoir, et qui n’avait récompensé que par des mépris la passion la mieux sentie. Mais enfin tout est fini; je n’ai plus le temps de rêver, je danse presque chaque jour. En qualité de fou, je me suis mis sous la tutelle de mes amis, qui n’ont trouvé d’autre moyen de me guérir que de me faire devenir amoureux. Aussi suis-je tombé épris d’une femme de banquier très jolie; j’ai dansé plusieurs fois avec elle, je me suis fait présenter dans ses sociétés, je viens de lui écrire ma cinquième lettre, elle m’en a renvoyé trois sans les lire, elle a déchiré la première, suivant toutes les règles elle doit lire la cinquième et répondra à la sixième ou septième125. Elle a épousé il y a six mois le brillant équipage et les deux millions d’un badaud qui a la platitude d’en être jaloux, jaloux d’une femme de Paris! il prend bien son temps; aussi je compte bien m’amuser avec cet animal là. Il m’a donné une comédie impayable avant-hier. Malli m’avait donné son mouchoir et son argent à garder; elle est sortie beaucoup plus tôt qu’elle ne m’avait dit, ce qui a fait que Monsieur son mari m’est venu chercher à une contre-danse que je dansais à l’autre bout de la salle, pour me demander les affaires de sa femme. Il était si plaisamment sérieux en faisant ce beau message, que tout le monde a éclaté; j’en ris encore en vous l’écrivant. Hier soir, il m’a boudé et, comme je disais que j’étais charmé que l’usage de l’épée et des habits brodés revînt, il a dit, d’un air judicieux, que ce n’était qu’un moyen de plus donné aux étourdis pour troubler la société.
Tout le monde me félicite sur la rapidité de mes progrès. Je suis le premier amant de Mme B.; des gens qui valaient beaucoup mieux que moi ont été refusés; je me dis ça à tout moment pour tâcher de me rendre fier, mais en vérité ces jouissances d’amour-propre sont bien courtes. Je jouis un instant lorsque, penchée sur les bras de sa bergère, je la fais sourire, ou lorsque je fais un petit homme avec le bout de son mouchoir; mais lorsque mon orgueil veut me féliciter de la différence de mes succès cette année et l’année dernière, je deviens rêveur, je me rappelle le charmant sourire de celle que j’aime encore, malgré moi; je sens des larmes errer dans mes yeux à la pensée que je ne la reverrai jamais; – mais convenez que je suis bien sot; ne me revoilà-t-il pas dans mes anciennes lubies. Mais cette fille, que m’a-t-elle fait après tout, pour être tant aimée? elle me souriait un jour, pour avoir le plaisir de me fuir le lendemain; elle n’a jamais voulu permettre que je lui dise un mot; une seule fois j’ai voulu lui écrire, elle a rejeté ma lettre avec mépris; enfin, de cet amour si violent, il ne me reste pour gage qu’un morceau de gant126. Convenez, cher Mounier, que mes amis ont raison, et que, pour un officier de dragons, je joue là un brillant rôle. Encore si elle m’eût aimé; mais la cruelle s’est toujours fait un jeu de me tourmenter; non elle n’est que coquette; aussi je l’oublie à jamais, et je la verrais dans ce moment que je serais aussi indifférent pour elle, qu’elle fut pour moi dans le temps de ma plus vive ardeur.
Mais, pardon, mon ami, je vous ennuie de mes folies, c’est pour la dernière fois; je sens que je l’oublie. Est-ce que je n’aurai pas le plaisir de vous embrasser cet hiver? Venez un peu voir notre Paris à présent qu’il est dans son lustre; je suis sûr que tout philosophe que vous êtes, il vous plaira beaucoup plus qu’au printemps. Dans tous les cas j’espère que nous vendangerons ensemble dans notre Dauphiné. Venez, mon cher Mounier, comparer nos gais paysans de la vallée avec vos Bretons. Est-ce que Mlle Victorine ne sera pas de la partie? Dans tous les cas présentez-lui mes hommages, et croyez à l’endless friendship of
H. B.
VIII
Au Même
Paris, 27 ventôse XI (18 mars 1803).
Savez-vous que vous vous conduisez très mal, mon cher Mounier. Je vous écris des lettres superbes, des lettres de quatre pages, et vous restez trois mois sans donner signe de vie; cela est affreux; à moins que vous ne soyez mort, je ne puis vous excuser. Et le sieur Pison qui part d’ici sans crier gare! Vraiment vous devenez tous Bas-Bretons. Il faudra plus de six mois de séjour à Paris pour vous rappeler à votre ancien caractère. Donnez-moi des détails sur le carnaval de Rennes. Je me suis amusé ici comme un dieu. Si vous étiez ici je vous procurerais les plus jolies connaissances du monde. Je vais tous les mardis dans une maison où Mme Récamier vient; on fait de la musique; les mères jouent à la bouillotte, leurs filles à de petits jeux, et presque toujours on finit par danser. Le vendredi je vais au Marais, dans une société de l’ancien régime où l’on m’appelle M. de Beyle; on y parle beaucoup de la religion de nos pères, et le charmant abbé Delille nous dit des vers après boire. Le samedi, la plus jolie de mes soirées, nous allons chez M. Dupuy, où se trouvent des savants de toutes les couleurs, de toutes les langues et de tous les pays. Mlle Duchesnois y vient souvent avec son maître Legouvé! On y parle grec; sentez-vous la force de ce mot-là? Si vous y étiez vous brilleriez. En vérité, je ne conçois pas comment vous pouvez habiter Rennes. Vous avez du crédit, venez à Paris. Ayez-y une place, et vous ne regretterez pas vos Bretons.
Est-il vrai que vous venez cet automne à Grenoble? cela serait délicieux. Nous partons d’ici neuf… à la fois. Je me donne des peines incroyables, trois fois la semaine, pour apprendre la gavotte pour pouvoir faire briller quelque jolie petite fille de notre country. Serez-vous témoin de mes succès? cette douce espérance ferait redoubler mes efforts.
Allons, mon cher Édouard, évertuez-vous et écrivez-moi deux pages de chronique scandaleuse. Savez-vous l’histoire du collier qui ne coûte que 12 mille francs, quoiqu’il en vaille 22,000?
Mille respects à M. votre père, ainsi qu’à Mlles vos sœurs, et, je vous en prie, réponse.
Friendship and happiness.
H. B.,rue d’Angeviller, nº 153.
IX
Au même
Paris, 5 germinal XI (26 mars 1803).
Comment diable passer à l’autre monde, lorsqu’on est aussi aimé et aussi aimable que vous l’êtes? Ç’aurait été très mal à vous je vous jure. Vous voilà donc éternellement à Rennes; c’est charmant pour vous puisque vous vous y amusez, mais convenez que c’est bien triste pour vos amis. Ne viendrez-vous pas au moins vendanger les charmantes vignes de la vallée? Je vous en conjure avec toute la mélancolie convenable, par les souvenirs antiques, par les longues heures passées auprès de ces grands rochers couronnés de nuages blanchâtres, par cet amour de la patrie enfin qui fait errer le doux sourire de la tendresse sur les lèvres… mon ami, excusez-moi, je ne sais plus où j’en suis, ni comment finir ma phrase. Vous savez que la Delphine a infatué toutes les jolies femmes du style ossianique et que moi, malheureux, qui suis obligé d’écrire une lettre de sentiment ou deux par jour, je sue sang et eau pour y pouvoir mettre un peu de mélancolie.
A propos de Delphine, dites-moi au long ce que vous en pensez, vous qui connaissez Ossian, la littérature allemande, Homère, etc., etc. On n’en parle déjà plus ici, mais je serai bien aise de savoir quel effet elle a fait sur vous, philosophe. Je vous dirai qu’il me semble que Léonce n’est pas amoureux. Mme de Staël n’a pris que le laid de l’amour. Delphine me paraîtrait assez aimable si elle n’était pas si métaphysicienne. Au reste, je crois qu’on pourrait tirer de ce roman beaucoup de pensées ingénieuses et même profondes sur la société de Paris127. Je connais bien peu de femmes de 40 ans qui ne ressemblent pas de près ou de loin à Mme de Vernon. En me parlant de l’ouvrage, dites-moi votre avis sur l’auteur, avec qui vous avez soutenu thèse à ce qu’il me semble.
Vous me parlez de ma B… Je l’ai plantée là il y a 2 mois, qui plus est sans l’avoir eue; elle a fait venir chez elle une nièce charmante dont le mari dompte les nègres de Saint-Domingue. J’ai entrepris de dompter aussi à mon tour; mais elle fait une résistance superbe; elle est aidée par sa tante, qui est endiablée contre moi et qui me fait manquer toutes les occasions de finir. J’en suis si vexé, que je finirai peut-être par avoir la tante pour pouvoir approcher la nièce. Ce qui m’étonne le plus, c’est que la petite m’aime; elle m’écrit des lettres qui, malgré leurs fautes d’orthographe, sont assez tendres; elle m’embrasse de tout son cœur quand je lui en donne l’occasion, mais niente più. Je commence à croire, le diable m’emporte, à l’amour platonique. Vous voyez, cher Edouard, qu’en amour comme en guerre tout n’est pas succès. Tout considéré, je mène dans deux heures ces dames au bal; je veux en finir; je m’en veux de me sentir agité par une petite coquette de vingt ans.
Savez-vous que pendant que nous portons la gloire de Grenoble aux deux bouts de la France, on nous enlève les beautés qui ornaient nos bals. Mon pauvre cousin Félix Mallein a été sur le point de se pendre ou de se jeter dans la rivière, parce que Mlle M*** l’a abandonné pour je ne sais quel carabin qui l’a épousée. R… a épousé Mlle M… celle dont il disait tant d’horreurs il y a un an. Une demoiselle que vous avez peut-être connue et qui avait deux amants, tous deux hommes de beaucoup d’esprit, a formé le projet de se laisser mourir de douleur, depuis que l’un des deux s’est laissé mourir de la fièvre. Si j’avais l’honneur d’être l’amant restant, je me croirais obligé d’aller en poste consoler la belle affligée; il est beau de n’être même que successeur quand c’est dans un si beau poste.
Adieu, mon cher Mounier; vous voyez que je suis exact, je veux réparer le temps perdu. Je n’ai rien reçu de vous depuis quatre mois; dites-moi où vous m’avez adressé votre précédente lettre, et de grâce venez avec nous à Gren. en fructidor.
Avez-vous des nouvelles de la belle Caroline?
Comment se porte votre sabre? En avez-vous fait usage depuis moi?
H. B.
X
A son père
Paris, 11 floréal an XI (1er mai 1803).
Mon cher papa,
Je viens encore te parler argent, mais j’espère que c’est pour la dernière fois.
Le général M. X…128, qui va partir pour son inspection, qui voulait me rengager avec lui, et qui ne cesse de m’accabler de bontés m’a invité à aller pour six jours à Belleville et à Fontainebleau. Au lieu de six jours, j’en ai passé huit, il m’a fallu prendre un cabriolet pour aller à Fontainebleau et ce voyage me revient à plus de 55 fr. Je suis arrivé ici hier, et ce matin je viens de recevoir une invitation charmante de M. Misou qui m’engage à aller passer la semaine prochaine à Clamart, où l’abbé Delille sera. Je crois que, pour peu que je reste encore ici, toutes mes connaissances, surtout Mme de N…129, m’obligeront à aller les voir à la campagne et une fois arrivé m’y feront passer ma vie. Je dépenserai beaucoup cet été et peut-être plus que cet hiver. J’aime donc mieux, si tu le trouves bon, m’en aller économiser cinq mois à Claix, là je ne dépenserai absolument rien, et par là je pourrai aller en société l’hiver prochain.
J’ai soif de la campagne et je sens que je ne pourrais jamais résister à Mme de N…
Je n’ai presque point de dépenses à faire avant que de partir: une paire de bottes 36 fr., une paire de pistolets 48; voilà ce qui m’est nécessaire avec deux ou trois pantalons de nankin. Si tu es en argent, j’y ajouterais une vingtaine de volumes qui me seront très utiles à Claix pour travailler.
Je dois en outre deux mois de leçons au père Jeky130 et deux louis à Faure131– j’ai été obligé de les emprunter pour aller à Fontainebleau; ne voulant pas suivre le général M… à son inspection, je ne pouvais refuser d’aller passer huit jours avec lui. D’ailleurs je désirais beaucoup connaître le général Moreau; il est venu passer deux jours avec nous132.
XI
A Edouard Mounier
16 prairial XI (6 juin 1803).
Je n’ai reçu qu’il y a huit jours, mon cher Mounier, votre lettre de morale du 9 pluviôse. Jamais morale n’est venue plus à propos; j’étais excédé de deux femmes que j’ai sur les bras depuis trois mois. Mon père me pressait depuis longtemps de l’aller voir; il se plaignait d’être abandonné par son fils. Ma foi, votre morale m’a décidé, je pars, je quitte le séjour de l’aimable Paris, enchanté des choses vraiment belles qui y sont, mais bien dégoûté de ce qu’on y appelle bonne compagnie. D’ailleurs, il est temps de réfléchir. J’ai vingt ans passés, il faut se former des principes sur bien des choses et tâcher de mener une vie moins agitée que par le passé! Si je ne craignais pas que vous vous moquassiez de moi, je vous dirais que, barque sans pilote, j’ai erré au gré de toutes les passions qui m’ont successivement agité. Je n’en ai plus qu’une; elle m’occupe tout entier; toutes les autres se sont évanouies et m’ont laissé le plus profond mépris pour des choses que j’ai bien désirées. Vous ne douterez plus de ma sagesse lorsque vous saurez que, comme le mal est bon à quelque chose, une des illustres dames que j’adore, et qui me fait l’honneur d’être jalouse de moi, a voulu me fixer ici en me donnant une place de sous-lieutenant dans les chasseurs de la garde du Consul. C’était tentant, convenez-en bien. Admirez ma sagesse: j’ai refusé.
Après ce trait sublime, je compte sur votre estime pour le reste de ma vie, et, par conséquent, sur vos avis. Point de flatterie; dites-moi vos avis franchement, et soyez sûr que je vous le rendrai si je puis vous découvrir quelque défaut.
Adieu; je compte rester quatre mois à Grenoble. J’attends une lettre de Rennes; dès que je l’aurai reçue, je vole dans votre chère patrie.
Ecrivez-moi, je vous prie, à Grenoble, à Henri B… Henri en toutes lettres, pour éviter toute méprise. Que vous seriez aimable, si vous veniez cet automne à Grenoble faire danser les demoiselles et leur dire de bonnes méchancetés! Mallein est à Marseille; je vais m’ennuyer comme un mort avec tous les paquets de notre endroit. Donnez-moi en détail des nouvelles de la belle dévote.
Rapprochez de ces lignes la fameuse recette de Rouge et Noir:
«Ses yeux (de Julien Sorel) tombèrent par hasard sur le portefeuille en cuir de Russie où le prince Korasoff avait enfermé les 53 lettres d’amour dont il lui avait fait cadeau. Julien vit en note, au bas de la première lettre: «On envoie le nº 1 huit jours après la première vue…
«On porte ces lettres soi-même: à cheval, cravate noire, redingote bleue. On remet la lettre au portier d’un air contrit: profonde mélancolie dans le regard. Si l’on aperçoit quelque femme de chambre, essuyer ses yeux furtivement, adresser la parole à la femme de chambre.» (Chapitre LVI).
Note de F. C.
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Ce trait final, si touchant dans sa simplicité fait involontairement chanter dans la mémoire la strophe exquise des Emaux et Camées:
Moi, je n’ai ni boucle lustrée,Ni gant, ni bouquet, ni soulier,Mais, je garde, empreinte adorée,Une larme sur un papier.(Note de F. C.)
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