Kitabı oku: «Vittoria Accoramboni»
VITTORIA ACCORAMBONI DUCHESSE DE BRACCIANO
Chroniques italiennes
(1839)
Malheureusement pour moi comme pour le lecteur, ceci n'est point un roman, mais la traduction fidèle d'un récit fort grave écrit à Padoue en décembre 1585.
Je me trouvais à Mantoue il y a quelques années, je cherchais des ébauches et de petits tableaux en rapport avec ma petite fortune, mais je voulais les peintres antérieurs à l'an 1600; vers cette époque acheva de mourir l'originalité italienne déjà mise en grand péril par la prise de Florence en 1530.
Au lieu de tableaux, un vieux patricien fort riche et fort avare me fit offrir à vendre, et très cher, de vieux manuscrits jaunis par le temps; je demandai à les parcourir; il y consentit, ajoutant qu'il se fiait à ma probité, pour ne pas me souvenir des anecdotes piquantes que j'aurais lues, si je n'achetais pas les manuscrits.
Sous cette condition, qui me plut, j'ai parcouru, au grand détriment de mes yeux, trois ou quatre cents volumes où furent entassés, il y a deux ou trois siècles, des récits d'aventures tragiques, des lettres de défi relatives à des duels, des traités de pacification entre des nobles voisins, des mémoires sur toutes sortes de sujets, etc., etc. Le vieux propriétaire demandait un prix énorme de ces manuscrits. Après bien des pourparlers, j'achetai fort cher le droit de me faire copier certaines historiettes qui me plaisaient et qui montrent les moeurs de l'Italie vers l'an 1500. J'en ai vingt-deux volumes in-folio, et c'est une de ces histoires fidèlement traduites que le lecteur va lire, si toutefois il est doué de patience. Je sais l'histoire du seizième siècle en Italie, et je crois que ce qui suit est parfaitement vrai. J'ai pris de la peine pour que la traduction de cet ancien style italien, grave, direct, souverainement obscur et chargé d'allusions aux choses et aux idées qui occupaient le monde sous le pontificat de Sixte-Quint (en 1585), ne présentât pas de reflets de la belle littérature moderne, et des idées, de notre siècle sans préjugés.
L'auteur inconnu du manuscrit est un personnage circonspect, il ne juge jamais un fait, ne le prépare jamais; son affaire unique est de raconter avec vérité. Si quelquefois il est pittoresque, à son insu, c'est que, vers 1585, la vanité n'enveloppait point toutes les actions des hommes d'une auréole d'affectation; on croyait ne pouvoir agir sur le voisin qu'en s'exprimant avec la plus grande clarté possible. Vers 1585, à l'exception des fous entretenus dans les cours, ou des poètes, personne ne songeait à être aimable par la parole. On ne disait point encore: Je mourrai aux pieds de Votre Majesté, au moment où l'on venait d'envoyer chercher des chevaux de poste pour prendre la fuite; c'était un genre de trahison qui n'était pas inventé. On parlait peu, et chacun donnait une extrême attention à ce qu'on lui disait.
Ainsi, ô lecteur bénévole! ne cherchez point ici un style piquant, rapide, brillant de fraîches allusions aux façons de sentir à la mode, ne vous attendez point surtout aux émotions entraînantes d'un roman de George Sand; ce grand écrivain eût fait un chef-d'oeuvre avec les vie et les malheurs de Vittoria Accoramboni. Le récit sincère que je vous présente ne peut avoir que les avantages plus modestes de l'histoire. Quand par hasard, courant la poste seul à la tombée de la nuit, on s'avise de réfléchir au grand art de connaître le coeur humain, on pourra prendre pour base de ses jugements les circonstances de l'histoire que voici. L'auteur dit tout, explique tout, ne laisse rien à faire à l'imagination du lecteur; il écrivait douze jours après la mort de l'héroïne.
Vittoria Accoramboni naquit d'une fort noble famille, dans une petite ville du duché d'Urbin, nommée Agubio. Dès son enfance, elle se fit remarquer de tous, à cause d'une rare et extraordinaire beauté; mais cette beauté fut son moindre charme: rien ne lui manqua de ce qui peut faire admirer une fille de haute naissance; mais rien ne fut si remarquable en elle, et l'on peut dire rien ne tint autant du prodige, parmi tant de qualités extraordinaires, qu'une certaine grâce toute charmante qui dès la première vue lui gagnait le coeur et la volonté de chacun. Et cette simplicité qui donnait de l'empire à ses moindres paroles, n'était troublée par aucun soupçon d'artifice; dès l'abord on prenait confiance en cette dame douée d'une si extraordinaire beauté. On aurait pu, à toute force, résister à cet enchantement, si on n'eût fait que la voir; mais si on l'entendait parler, si surtout on venait à avoir quelque conversation avec elle, il était de toute impossibilité d'échapper à un charme aussi extraordinaire.
Beaucoup de jeunes cavaliers de la ville de Rome, qu'habitait son père, et où l'on voit son palais place des Rusticuci, près Saint-Pierre, désirèrent obtenir sa main. Il y eut force jalousies et bien des rivalités; mais enfin les parents de Vittoria préférèrent Félix Peretti, neveu du cardinal Montalto, qui a été depuis le pape Sixte-Quint, heureusement régnant.
Félix, fils de Camille Peretti, soeur du cardinal, s'appela d'abord François Mignucci; il prit les noms de Félix Peretti lorsqu'il fut solennellement adopté par son oncle.
Vittoria, entrant dans la maison Peretti, y porta, à son insu, cette prééminence que l'on peut appeler fatale, et qui la suivait en tous lieux; de façon que l'on peut dire que, pour ne pas l'adorer, il fallait ne l'avoir jamais vue. L'amour que son mari avait pour elle allait jusqu'à une véritable folie; sa belle-mère, Camille, et le cardinal Montalto lui-même, semblaient n'avoir d'autre occupation sur la terre que celle de deviner les goûts de Vittoria, pour chercher aussitôt à les satisfaire. Rome entière admira comment ce cardinal, connu par l'exiguïté de sa fortune non moins que par son horreur pour toute espèce de luxe, trouvait un plaisir si constant à aller au-devant de tous les souhaits de Vittoria. Jeune, brillante de beauté, adorée de tous, elle ne laissait pas d'avoir quelquefois des fantaisies fort coûteuses. Vittoria recevait de ses nouveaux parents des joyaux du plus grand prix, des perles, et enfin ce qui paraissait le plus rare chez les orfèvres de Rome, en ce temps-là fort bien fournis.
Pour l'amour de cette nièce aimable, le cardinal Montalto, si connu par sa sévérité, traita les frères de Vittoria comme s'ils eussent été ses propres neveux. Octave Accoramboni, à peine à l'âge de trente ans, fut, par l'intervention du cardinal Montalto, désigné par le duc d'Urbin et créé, par le pape Grégoire XIII, évêque de Fossombrone; Marcel Accoramboni, jeune homme d'un courage fougueux, accusé de plusieurs crimes, et vivement pourchassé par la corte, avait échappé à grand' peine à des poursuites qui pouvaient le mener à la mort. Honoré de la protection du cardinal, il put recouvrer une sorte de tranquillité.
Un troisième frère de Vittoria, Jules Accoramboni, fut admis par le cardinal Alexandre Sforza aux premiers honneurs de sa cour, aussitôt que le cardinal Montalto en eut fait la demande.
En un mot, si les hommes savaient mesurer leur bonheur, non sur l'insatiabilité infinie de leurs désirs, mais par la jouissance réelle des avantages qu'ils possèdent déjà, le mariage de Vittoria avec le neveu du cardinal Montalto eût pu sembler aux Accoramboni le comble des félicités humaines. Mais le désir insensé d'avantages immenses et incertains peut jeter les hommes les plus comblés des faveurs de la fortune dans des idées étranges et pleines de périls.
Bien est-il vrai que si quelqu'un des parents de Vittoria, ainsi que dans Rome beaucoup en eurent le soupçon, contribua, par le désir d'une plus haute fortune, à la délivrer de son mari, il eut lieu de reconnaître bientôt après combien il eût été plus sage de se contenter des avantages modérés d'une fortune agréable, et qui devait atteindre sitôt au faîte de tout ce que peut désirer l'ambition des hommes.
Pendant que Vittoria vivait ainsi reine dans sa maison, un soir que Félix Peretti venait de se mettre au lit avec sa femme, une lettre lui fut remise par une nommée Catherine, née à Bologne et femme de chambre de Vittoria. Cette lettre avait été apportée par un frère de Catherine, Dominique d'Aquaviva, surnommé le Mancino (le gaucher). Cet homme était banni de Rome pour plusieurs crimes; mais à la prière de Catherine, Félix lui avait procuré la puissante protection de son oncle le cardinal, et le Mancino venait souvent dans la maison de Félix, qui avait en lui beaucoup de confiance.
La lettre dont nous parlons était écrite au nom de Marcel Accoramboni, celui de tous les frères de Vittoria qui était le plus cher à son mari. Il vivait le plus souvent caché hors de Rome; mais cependant quelquefois il se hasardait à entrer en ville, et alors il trouvait refuge dans la maison de Félix.
Par la lettre remise à cette heure indue, Marcel appelait à son secours son beau-frère Félix Peretti; il le conjurait de venir à son aide, et ajoutait que, pour une affaire de la plus grande urgence, il l'attendait près du palais de Montecavallo.
Félix fit part à sa femme de la singulière lettre qui lui était remise, puis il s'habilla et ne prit d'autre arme que son épée. Accompagné d'un seul domestique qui portait une torche allumée, il était sur le point de sortir quand il trouva sous ses pas sa mère Camille, toutes les femmes de la maison, et parmi elles Vittoria elle-même; toutes le suppliaient avec les dernières instances de ne pas sortir à cette heure avancée. Comme il ne se rendait pas à leurs prières, elles tombèrent à genoux, et, les larmes aux yeux, le conjurèrent de les écouter.
Ces femmes, et surtout Camille, étaient frappées de terreur par le récit des choses étranges qu'on voyait arriver tous les jours, et demeurer impunies dans ces temps du pontificat de Grégoire XIII, pleins de troubles et d'attentats inouïs. Elles étaient encore frappées d'une idée: Marcel Accoramboni, quand il se hasardait à pénétrer dans Rome, n'avait pas pour habitude de faire appeler Félix, et une telle démarche, à cette heure de la nuit, leur semblait hors de toute convenance.