Kitabı oku: «Un Cadet de Famille, v. 3/3», sayfa 3
XCVIII
Nous parcourûmes le long de la côte de l'est afin de découvrir une baie où, d'après ma carte maritime, se trouvait un ancrage; là, je devais prendre de nouvelles provisions et de l'eau, et continuer tranquillement ma course. Nous marchions aussi près que possible du rivage, afin de profiter des vents de la terre; mais ils étaient si faibles, que pendant plusieurs jours nous fûmes forcés de rester stationnaires. Les eaux de la mer semblaient pétrifiées, tant elles étaient unies et calmes; de plus, la chaleur était si étouffante, que les Raipoots, qui adorent le soleil, se débattaient sur le pont pour conquérir un pied carré de l'ombre de la banne. Le seul rafraîchissement qui eût la puissance de calmer un peu mes douleurs de corps et de tête était un bain pris d'heure en heure; malgré ce soin, mes lèvres et ma peau étaient aussi gercées que l'écorce d'un prunier. Il n'y a point de vaisseau qui soit si mal adapté pour un climat chaud qu'un schooner; il lui faut beaucoup d'hommes pour la manœuvre, et, pour le contenir, il a beaucoup moins de place que tout autre bâtiment.
Comme les calmes de la vie, les calmes de la mer sont passagers et rares; il faut toujours qu'une brise, qu'une rafale ou une tempête suive son repos. Bientôt, aussi tendres que la voix d'un amoureux, les vents vinrent caresser les vagues endormies, et nous passâmes doucement le long du rivage pour gagner notre ancrage près de Balamhua, en dedans de l'île d'Abaran. Là, nous trouvâmes une rive sablonneuse, une petite rivière et un bois si largement fourni, qu'on eût pu croire que les arbres verdoyants étaient amoureux de l'écume des eaux. Un petit village javanais se trouvait à l'embouchure de la rivière, et, en échange d'une petite quantité d'eau-de-vie et de poudre, le chef de ce village nous donna la permission de prendre sur l'île toutes les choses dont nous aurions besoin. Nous débarquâmes nos tonneaux d'eau vides, et mes hommes s'occupèrent, sous la direction du charpentier, à abattre les plus beaux arbres.
Les calmes, l'excessive chaleur et le manque d'air avaient contribué à propager la fièvre et la dyssenterie dans mon équipage, et pour remède j'avais ordonné l'éther, l'opium et de bon vin pour les convalescents. Désespéré de mon ignorance, je regrettais vivement de n'avoir apporté aucune attention aux discours médicaux de Van Scolpvelt, je regrettais encore d'avoir si bien négligé mes études. En dépit de cette ignorance, je continuais mon rôle de docteur, et cependant je n'avais, pour en dissimuler les fautes, ni perruque doctorale, ni canne à pomme d'or, et je droguais les malades avec aussi peu de contrition que les membres du collége royal des médecins.
En faisant mes préparatifs de départ, j'appris qu'une dispute avait eu lieu entre quelques-uns de mes hommes et les Javanais. Deux natifs avaient été blessés par un coup de fusil, et ces emportements meurtriers étaient fréquents, parce que les matelots ne voulaient pas comprendre que sur terre ils étaient sujets à des lois d'ordre et de discipline.
– Sur le vaisseau, disaient-ils, nous sommes liés par des devoirs, nous appartenons à la mer; mais, en revanche, il faut que sur terre nous fassions notre volonté. Quand nous avons de l'argent, nous sommes assez justes pour payer nos dépenses ou nos dégâts; mais quand nous n'en avons pas, on doit nous donner les choses qui nous sont nécessaires. Il n'est pas légal, ajoutaient-ils en forme de péroraison, que les natifs gardent pour eux toutes les productions du rivage, puisque, aussi bien que la mer, la terre appartient aux hommes.
Ce raisonnement était l'invariable réponse que j'obtenais de mes hommes lorsque je les sermonnais sur la brutalité avec laquelle ils assaillaient, volaient et massacraient les natifs.
L'impossibilité dans laquelle j'étais de me faire tout à fait obéir amenait de si grandes querelles, que je me vis contraint de récompenser les plus cruellement battus, sans pouvoir punir les tourmenteurs.
Un jour cependant il me fut rapporté que dans une nouvelle bataille le tort était du côté des villageois; je ne pus connaître toute la vérité, mais je craignis une revanche sanglante; pour l'éviter, je pris sur un bateau quelques objets de valeur pour le chef et je me dirigeai vers le village. Mon cadeau fut assez mal accueilli; cependant, après une heure d'explications, je réussis à pallier les torts de mes hommes, et nous nous quittâmes amis. Je tenais beaucoup à cette réconciliation, car l'inimitié des natifs eût pu me causer de grandes pertes de temps, d'hommes et de provisions.
Quand mes préparatifs de départ furent achevés, le chef javanais vint à bord du schooner, et m'invita à l'accompagner dans une partie de l'île où se trouvait une grande quantité de daims et de sangliers. J'avais déjà manifesté le désir de faire une partie de chasse, mais le chef en avait toujours différé la réalisation en disant qu'il était bon d'attendre les jours pluvieux, parce que la pluie chasse les animaux de la montagne vers la plaine. Comme un violent orage venait d'inonder la terre, l'invitation du chef me parut le résultat d'une promesse faite. Je lui donnai donc avec le plus grand plaisir l'heure de notre départ pour cette vaillante promenade. D'un air affectueux et sincère, le chef me supplia de ne pas faire naître parmi son peuple des craintes jalouses en emmenant avec moi une grande quantité d'hommes armés.
Je m'engageai à suivre ses conseils sur ce point, et nous nous séparâmes en nous donnant rendez-vous pour le lendemain.
XCIX
J'étais réellement sans crainte, et aucune méfiance ne pénétra mon esprit. Néanmoins je pris les précautions les plus minutieuses pour assurer le salut de mes hommes et le mien.
Je débarquai le lendemain, accompagné de quatorze marins, tous fidèles, braves, courageux et bien armés. En outre, j'ordonnai aux bateaux qui nous avaient conduits de s'éloigner du rivage, de jeter le grappin, et d'avoir la prudence de ne point adresser la parole aux natifs.
Le chef m'attendait accompagné seulement de cinq hommes, armés de poignards et de lances de sanglier.
Nous pénétrâmes dans l'intérieur du pays en suivant les sinuosités de la petite rivière, que la pluie d'orage avait rendue jaunâtre et boueuse. Nous fûmes obligés plusieurs fois de traverser la rivière à gué, et, avant d'effectuer ce passage, je dis à mes hommes de mettre dans leurs casquettes les balles et la poudre, et de ne point mouiller leurs armes. L'expérience m'avait rendu vigilant et soupçonneux, si bien que je remarquai plusieurs choses qu'une personne moins attentionnée eût laissées passer inaperçues. Le chef javanais causait souvent avec ses hommes, souvent encore il voulait nous faire traverser la rivière dans des endroits où elle était boueuse et remplie de trous profonds. Tout à coup, et sans m'expliquer les causes de ce changement, il se mit à l'arrière de la troupe et voulut diriger notre marche d'un côté opposé à celui que nous devions suivre. Cette conduite éveilla mes soupçons, et sans rien dire je me mis à surveiller tous les mouvements du chef. Afin de laisser croire au Javanais que j'avais en lui la plus entière confiance, je le suivis sans observation. Mais j'avais le soin de noter dans ma mémoire les localités que nous traversions, ainsi que les gués de la rivière. Le danger dans lequel j'avais placé Zéla en l'emmenant avec moi à la chasse aux tigres m'avait donné une cruelle leçon de prudence, et l'idée de la savoir seule, quoique en sûreté sur le schooner, me rendait sage, sensé, et surtout fort méfiant. Grâce aux importunités de ma chère petite fée, j'avais pris avec nous Adoa la Malaise. Cette enfant était vive, adroite et rusée comme un lutin. On pouvait avoir en son instinct sauvage la plus entière confiance. Adoa ne pensait, n'aimait personne au monde que sa chère Zéla; pour Zéla elle eût donné sa vie. La seule chose qui l'attachât à moi était l'amour que me portait ma femme. Adoa avait à peu près le même âge que sa maîtresse; mais il n'y avait pas dans le monde deux êtres moins ressemblants: la fille malaise était rabougrie dans sa croissance, large et osseuse; son front bas était à moitié caché par des cheveux noirs, rudes et qui tombaient en mèches roides sur sa figure plate et d'une couleur bistrée. Les petits yeux bruns d'Adoa semblaient, par la distance qui les séparait, être tout à fait indépendants l'un de l'autre et pouvaient regarder à la fois à bâbord et à tribord, au nord et au sud. Ces yeux vifs, brillants, avaient la vigilance de ceux d'un serpent; mais la ressemblance avec ce hideux reptile s'arrêtait là, car la pauvre petite Adoa était la plus fidèle, la plus aimante et la plus dévouée des servantes. J'aimais tant cette sauvage créature que je lui avais donné la place haute et importante de tchibookgée, et elle était sans rivale dans l'art de faire un chilau, un hookah, ou pour préparer un callian, toutes choses qui sont difficiles à bien faire.
Nous continuâmes notre route le long de la rivière, et, après être arrivés sur une hauteur escarpée et pleine de rochers, notre chef me proposa de nous arrêter dans quelques huttes situées sur la hauteur, pour nous y reposer un instant et nous rafraîchir avec du café et des mangoustans. «Pendant la durée de cette petite halte, ajouta le chef, deux de mes gens iront à la découverte du gibier.» Cette proposition, qui semblait amoindrir les forces protectrices du chef, dissipa entièrement mes craintes. On nous apporta du lait, des fruits et du café. Comme j'étais un grand épicurien, je dis à Adoa de surveiller la préparation de la tasse qui m'était destinée, et la jeune fille s'empressa de se rendre à mon désir.
Nous nous étions assis dans une des huttes vides, afin d'être protégés par la toiture de cannes entrelacées contre les rayons du soleil, et pendant que, le cœur rempli du souvenir de Zéla, je fumais mon callian, mes hommes mangeaient et buvaient. Le chef s'était assis près de moi sur une natte, et la sortie de la hutte était bloquée par les trois Javanais. Je m'étais couché sur la terre, et ma tête reposait contre un des bancs de bambou que soutenait la hutte; ma main droite allait porter à mes lèvres la tasse de café posée devant moi, lorsque je fus averti par un léger mouvement de tourner la tête à gauche, vers le fond de la hutte.
– Ne bougez pas, chut, chut!
Ces quelques paroles, prononcées avec un accent de terreur indicible, me firent prudemment jeter un demi-regard vers l'endroit d'où la voix était sortie, et, à travers le paillasson qui formait le mur de la hutte, je distinguai le regard perçant d'Adoa.
Je m'inclinai doucement vers la jeune fille, et sa voix haletante murmura à mon oreille:
– Ne buvez pas le café!.. sortez de la hutte… défiez-vous… mauvaises gens!..
Plusieurs de mes hommes s'étaient plaints du mal de cœur aussitôt après avoir absorbé le café, et je compris le vif empressement qu'avait apporté le chef en me faisant passer la tasse qui m'était destinée. Heureusement que la préparation de ma pipe, ayant occupé mon attention, m'avait fait oublier le café. Au premier mouvement que je fis pour sortir de la hutte, le chef échangea d'une manière expressive un regard avec ses hommes, et tous les yeux se fixèrent sur moi. Je n'avais ni le temps ni la possibilité de former un plan de conduite et de consulter mes gens. Je compris vite que le chef attendait du renfort pour nous attaquer; je sortis donc lestement mon pistolet, et je franchis la porte de la hutte. Le chef, armé de son poignard, voulut s'emparer de moi, mais il n'en eut ni l'adresse ni la force, car je lui brûlai la figure en déchargeant mon arme à bout portant, et mon coup de feu fut suivi du cri de guerre arabe: «Mes garçons, nous sommes trahis! suivez-moi!»
Mes mouvements avaient été si rapides, si imprévus, que, frappés d'une terreur panique, les Javanais se précipitèrent dans les jungles.
– Ne les poursuivez pas, dis-je à mes hommes, regardez plutôt si vos armes sont en bon état, et arrangez vos baïonnettes.
J'appris par Adoa qu'un poison ou un narcotique avait été mis dans le café, et que le chef attendait pour nous massacrer l'arrivée d'une grande quantité d'hommes.
C
Le premier danger était passé; mais notre situation était encore excessivement périlleuse. Nous reprîmes d'un pas rapide, pour regagner nos bateaux, le chemin que nous avions parcouru, espérant arriver en peu de temps assez près du schooner pour l'avertir par un signal du malheur qui nous menaçait, car naturellement nous pensions que les natifs s'étaient échelonnés sur la route pour nous attaquer. Nous fîmes les trois quarts du chemin sans être arrêtés, sinon sans être vus; car de temps en temps la tête d'un sauvage apparaissait derrière un arbre ou dans le creux d'un rocher, et ces visions rapides étaient suivies d'un farouche hurlement. Cet éloignement rendait nos ennemis peu dangereux, et Adoa, qui courait près de moi, guettait sans relâche les mouvements des natifs pour m'avertir de leurs faits et gestes. À chaque pas que nous faisions en avant se révélaient les terribles difficultés que nous avions à vaincre. Outre le réel danger du chemin, il y avait celui d'une attaque impossible à soutenir sans désavantage. Nous arrivâmes enfin à un angle de la rivière, et nous fûmes obligés de la traverser. Grâce au stimulant de la peur, le poison ne produisit sur mes hommes qu'une fébrile agitation; il faut ajouter encore que, par elle-même, la drogue était sans doute peu dangereuse. Toujours est-il que personne ne s'en plaignit en fuyant l'attaque des Javanais.
Je conduisis mes hommes à travers la rivière en sondant le chemin à l'aide de ma lance. L'eau était peu profonde; mais le fond de la rivière était si sale, si glissant et si boueux, que nous avions la plus grande peine à nous soutenir.
– Malek, ils viennent, me dit Adoa.
Je mis ma carabine sur mon épaule, et je criai aux hommes qui se trouvaient en arrière de hâter le pas.
Les natifs sortirent tumultueusement de leur embuscade, déchargèrent leurs mousquets et coururent sur les bords de la rivière. Dans toutes les guerres sauvages, le premier cri et la première décharge sont un excitant et un moyen d'inspirer la terreur. Les sauvages ressemblent aux chiens glapissants qui chassent celui qui se sauve, mais qui fuient devant le fort. En conséquence, si la première attaque des sauvages est reçue avec une courageuse fermeté, ils sont surpris, intimidés, et quelquefois vaincus. Voyant que nous étions fermes, et qu'à notre tour nous nous disposions à faire feu, les Javanais s'arrêtèrent sur les bords de la rivière. Je fis décharger nos mousquets sur eux, et j'eus le plaisir de les voir courir épouvantés dans la direction des jungles. Cette fuite nous donna le temps de traverser sans perte d'hommes le gué de la rivière.
Les natifs revinrent sur leurs pas et nous suivirent en proférant des menaces de mort et d'horribles malédictions; de minute en minute, le nombre de nos ennemis s'augmentait, et au moment où nous atteignîmes la partie la moins fourrée du jungle, Adoa me dit:
– Malek, je vois des cavaliers qui viennent au-devant de nous.
L'odeur de la mer parvint jusqu'à nous, et cette odeur âcre me donna une sensation plus délicieuse que celle apportée journellement par les parfums du tabac ou le fumet d'un verre de vin de Tokay.
– Courage, mes garçons, criai-je à mes hommes, courage! La mer est en avant.
Mes hommes coururent vers le banc de sable du haut duquel je les appelais avec plus d'empressement et d'allégresse qu'ils n'en témoignaient en montant sur les agrès pour voir la terre après un long et ennuyeux voyage. Quand nous vîmes les joyeuses girouettes aux queues d'aronde briller sur les mâts de notre schooner, lui-même encore invisible, nous jetâmes de concert un triomphant hourra, croyant un peu trop vite que nos dangers étaient passés.
Sur la large plaine sablonneuse qui bordait la mer se trouvait une masse noire et confuse. À cette vue, les natifs poussèrent un sauvage cri de joie, et ce cri me donna la preuve que les yeux de faucon d'Adoa n'avaient point commis d'erreur en découvrant une bande de cavaliers.
Ces cavaliers devinrent bientôt tout à fait visibles.
Un corps d'hommes du pays, à peu près nus, nous approcha rapidement; ils étaient montés sur de petits chevaux aux allures vives, souples et légères. Le nombre de ces hommes n'était pas grand; mais, unis à ceux qui nous suivaient de près, ils avaient assez de force pour détruire les espérances des plus sages et contraindre les âmes pieuses à songer au ciel.
Au milieu de la rivière que nous venions de traverser se trouvait un banc de sable; de vieux troncs d'arbres et des canots naufragés étaient fermement plantés dans ce banc. À notre gauche se trouvaient une surface plane, sablonneuse et une lande déserte; à notre droite, trois blocs de rochers informes qui nous cachaient la vue du schooner. Je pris rapidement possession du banc de la rivière, et, les pieds bien affermis sur un terrain solide, nous attendîmes l'attaque. J'avais toujours mes quatorze hommes, et, quoique à la tête d'une bien petite troupe, j'eus l'espérance, grâce à la grande quantité de munitions qui remplissait nos poches, que nous arriverions, sinon à détruire, du moins à mettre en fuite nos sauvages ennemis.
CI
Les natifs s'avancèrent vers nous en criant et en hurlant, mais la décharge de leurs mousquets ne nous atteignit pas. Ces cavaliers féroces et sauvages étaient conduits par leur prince, monté sur un petit coursier fougueux, dont la robe était d'un rouge vif; la crinière et la queue de ce cheval voltigeaient dans l'air comme voltigent des banderoles sous les caresses de la brise. Son cavalier était le seul qui portât un turban et qui fût convenablement habillé. L'énergique férocité du regard jeté par le prince sur notre petite troupe me fit souvenir de mon violent ami de Bornéo. Inspiré par le démon qu'il portait sur son dos, le petit cheval était sans cesse en mouvement; il semblait avoir du feu dans les naseaux et des ailes dans les jarrets. Le prince se précipita dans l'eau, déchargea son pistolet sur un de mes hommes, jeta sa lance à la tête d'un autre, s'élança de nouveau sur le rivage, guida ses cavaliers, cria contre ceux qui cherchaient à fuir, se rejeta dans la rivière, et pendant le cours de ses fantastiques évolutions, le petit cheval hennissait, bondissait, galopait; il ne lui manquait que la parole. Caché derrière le tronc d'un arbre, je fis plusieurs fois partir ma carabine en visant le prince; mais une hirondelle dans l'air ou une mouette balancée par une vague n'aurait pas été un but plus difficile à atteindre. La position que nous avions prise était si avantageuse et notre feu était si parfaitement dirigé, que, malgré ses efforts, le prince météore ne pouvait parvenir à nous chasser du banc de sable. Le succès cependant n'était pas certain, car nos munitions étaient fortement diminuées; deux de mes hommes avaient été atteints par les balles meurtrières, et deux autres étaient assez grièvement blessés. En revanche, nous avions fait un grand dégât parmi les natifs, dont la situation fort exposée nous donnait l'avantage de frapper toujours juste. La cavalerie, qui agissait avec la plus grande intrépidité en se précipitant dans la rivière au-dessus et au-dessous de nous, souffrait de notre feu, mais elle souffrait davantage encore de l'inégalité du terrain de la rivière, sur lequel les chevaux trébuchaient à chaque pas. D'ailleurs ils n'avaient point d'armes à feu, et le prince seul se servait de pistolets.
Nous fûmes bientôt forcés de faire l'impossible pour gagner le rivage, et ce rivage était gardé par une foule de natifs qui hurlaient d'une manière épouvantable. Dans cette situation périlleuse, épuisé et presque mort de fatigue, je fis passer mes hommes un à un sur le banc opposé. Quand les cavaliers, bien diminués par nos coups, s'aperçurent de cette manœuvre, ils se dirigèrent au triple galop vers la mer, dans l'intention d'intercepter notre passage.
Le premier homme qui débarqua fut tué par la pierre d'une fronde, et notre troupe fut réduite à neuf personnes, et cela en me comptant. Afin d'apaiser la soif ardente qui leur brûlait la gorge, mes hommes avaient bu l'eau saumâtre de la rivière; cette eau leur donnait un mal de cœur si violent, qu'ils chancelaient comme des hommes ivres. Nous nous trouvions à un mille de la mer, et en nous tenant rapprochés les uns des autres, nous réussîmes à traverser le gué. Les natifs épiaient nos mouvements avec tant de persistance, que nous étions obligés de faire halte à chaque instant pour leur donner une volée de mousquets. Enfin, après une demi-heure de marche, nos yeux distinguèrent parfaitement le schooner. Cette vue redoubla notre courage, et nous hâtâmes le pas vers notre cher vaisseau. Tout à coup un nuage de sable obscurcit nos regards, et quand le vent l'eut dispersé, je vis le prince vampire paraître comme un centaure dans le mirage vaporeux produit par le sable blanc. La manœuvre du prince nous enfermait entre deux camps. Je jetai vivement les yeux autour de moi; à notre gauche se trouvait un groupe de palmiers, dont les branches touffues ombrageaient quelques huttes en ruines. Atteindre ces palmiers fut dès lors ma seule espérance. Je dirigeai ma troupe vers cette petite fortification, et je puis dire que nos cœurs battaient avec violence quand nos mains crispées purent saisir et opposer à nos ennemis le frêle rempart des murailles de la première hutte. Malheureusement notre course avait été si rapide qu'un de nos blessés avait succombé à cette énervante fatigue; il était tombé mort ou mourant. Je n'eus point la possibilité de lui porter secours. Le bruit sinistre d'un sauvage et joyeux hurlement me fit tourner la tête, et mon regard indigné rencontra le prince, dont le cheval furieux piétinait le corps du pauvre marin. À un ordre de leur chef, les cavaliers accoururent, s'approchèrent de notre lieu de refuge et nous lancèrent des pierres. Nous répondîmes à cette nouvelle attaque par des coups de mousquet. Un de nos hommes tira sur le prince; la balle l'atteignit sans doute, car son cheval s'éloigna d'un pas chancelant, et les plumes qui ornaient le turban du prince voltigèrent dans l'air.
– La mort de mon pauvre ami est vengée, pensai-je en moi-même.
Mais cet espoir ne fut pas de longue durée; car, après avoir arrêté son cheval, le prince mit pied à terre, examina l'animal, secoua la tête, et, en se remettant en selle, il reprit la direction de sa petite troupe avec autant d'empressement, mais avec moins d'ardeur et de fermeté.
Notre position devenait extrêmement périlleuse; nous n'avions plus que trois ou quatre cartouches chacun, et l'ennemi nous entourait de toute part.
Désespérés et presque morts de fatigue, nous nous préparâmes à vendre chèrement notre vie. Je songeai plus à la mort qu'à ma défense; l'image de de Ruyter traversa mon esprit; mais ce bon et triste souvenir fut bientôt chassé par celui de ma pauvre Zéla. Qu'allait-elle devenir? supporterait-elle son isolement cruel? Ces tristes pensées relevèrent mon courage; j'invoquai comme une égide protectrice le nom de ma bien-aimée, et je dis à mes hommes:
– Courage, mes garçons, nous ne sommes pas encore vaincus.
La muraille du fond de la hutte était très-élevée; nous la trouâmes avec nos baïonnettes, et de là nous vîmes que les natifs se préparaient à incendier la hutte. Nous réussîmes cependant à les chasser, mais non à éteindre le feu de bois mort et de roseaux secs qu'ils avaient déjà allumé. Devant la hutte se trouvaient des palmiers entourés par une haie de vacoua, et cet arbuste formait une haie piquante et tout à fait impénétrable. Plusieurs fois, durant la première escarmouche, je m'étais repenti d'avoir préféré la hutte à cette place, que l'entourage rendait inaccessible aux chevaux. Nous aurions eu et plus d'espace et plus de moyens d'attaque.
Le prince javanais ordonnait aux sauvages de nous empêcher de quitter la hutte. Cet ordre, dont l'exécution était notre mort, fit murmurer mes hommes, et leur mauvaise humeur retomba sur moi, car ils écoutaient faiblement mes pressantes prières; enfin, ils furent forcés de suivre mon exemple et de quitter la hutte pour se ranger en bataille dans la cour, derrière les vacouas.