Kitabı oku: «Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870», sayfa 11
II
LETTRE A LOUIS BONAPARTE
8 avril 1855.
Cette funebre guerre de Crimee se termina par le baiser de la reine Victoria a "l'empereur des francais". Louis Bonaparte alla a Londres chercher ce baiser. Ce fut une sorte d'enivrement des deux gouvernements. Les fetes apres les carnages; ces choses la s'enchainent.
La fete fut splendide. Elle fut meme complete. L'exil s'en mela. En debarquant a Douvres, "l'empereur" put lire, affichees sur tous les murs, les paroles que voici:
VICTOR HUGO A LOUIS BONAPARTE
Qu'est-ce que vous venez faire ici? a qui en voulez-vous? qui venez-vous insulter? L'Angleterre dans son peuple ou la France dans ses proscrits? Nous en avons deja enterre neuf, a Jersey seulement. Est-ce la ce que vous voulez savoir? Le dernier s'appelait Felix Bony, et avait vingt-neuf ans; cela vous suffit-il? Voulez-vous voir son tombeau? Que venez-vous faire ici, vous dis-je? Cette Angleterre qui n'a point de bat sur le cou, cette France bannie, ce peuple souverain de lui-meme, cette proscription decimee et calme, n'ont que faire de vous. Laissez la liberte en paix. Laissez l'exil tranquille.
Ne venez pas.
Quel leurre viendrez-vous offrir a cette illustre et genereuse nation? quel coup d'ongle premeditez-vous contre la liberte anglaise? arriveriez-vous plein de promesses comme en France en 1848? changeriez-vous la pantomime? mettrez-vous la main sur votre coeur pour l'alliance anglaise de la meme facon que vous l'y mettiez pour la republique? sera-ce toujours l'habit boutonne, la plaque sur l'habit, la main sur la plaque, l'accent emu, l'oeil humide? quelle parole la plus sacree allez-vous jurer? quelle affirmation de fidelite eternelle, quel engagement inviolable, quelle protestation portant votre exergue, quel serment frappe a votre effigie allez-vous mettre en circulation ici, vous, le faux monnayeur de l'honneur!
Qu'est-ce que vous apporteriez a cette terre? Cette terre est la terre de Thomas Morus, de Hampden, de Bradshaw, de Shakespeare, de Milton, de Newton, de Watt, de Byron, et elle n'a pas besoin d'un echantillon de la boue du boulevard Montmartre. Vous venez chercher une jarretiere? En effet, c'est jusque-la que vous avez du sang.
Je vous dis de ne pas venir. Vous ne seriez pas a votre place ici. Regardez. Vous voyez bien que ce peuple est libre. Vous voyez bien que ces gens-la vont et viennent, lisent, ecrivent, interrogent, pensent, crient, se taisent, respirent, comme bon leur semble. Cela ne ressemble a rien de ce que vous connaissez. Vous aurez beau regarder les collets d'habit, vous n'y trouverez pas le pli que donne le poing du gendarme. Non, vraiment, vous ne seriez pas chez vous. Vous seriez dans un air irrespirable pour vous. Vous voyez bien qu'il n'y a pas de janissaires ici, pas plus de janissaires pretres que de janissaires soldats; vous voyez bien qu'il n'y pas d'espions; vous voyez bien qu'il n'y a pas de jesuites; vous voyez bien que les juges rendent la justice!
La tribune parle, les journaux parlent, la conscience publique parle; il y a du soleil en ce pays. Vous voyez bien qu'il fait jour, aigle! que venez-vous faire ici?
Si vous voulez savoir, alliance a part, ce que ce peuple pense de vous, lisez ses vrais journaux, ses journaux d'il y a deux ans.
Visiterez-vous Londres, habille en empereur et en general? D'autres qui etaient empereurs aussi, et generaux aussi, l'ont visitee avant vous, et y ont eu des ovations diversement triomphales; vous auriez le meme accueil. Irez-vous au square Trafalgar? irez-vous au square Waterloo, au pont Waterloo, a la colonne Waterloo? Nicolas y a ete recu par les aldermen. Irez-vous a la brasserie Perkins? Haynau y a ete recu par les ouvriers.
Venez-vous parler a l'Angleterre de la Crimee? Vous toucheriez la a un grand deuil. Le desastre de Sebastopol a ouvert le flanc de l'Angleterre plus profondement encore que le flanc de la France. L'armee francaise agonise, l'armee anglaise est morte; ce qui, si l'on en croit ceux qui admirent vos hasards, aurait fait faire a l'un de vos historiographes cette remarque: – Sans le vouloir, nous vengeons Waterloo. Napoleon III a fait plus de mal a l'Angleterre en un an d'alliance qu'en quinze ans de guerre Napoleon premier. (A propos, vos amis ne disent plus: le grand. Pourquoi donc?)
Oui, vous avez de ces flatteurs-la, empereur d'occasion. C'est une chose etrange en effet que cette aventure qu'on appelle votre destinee. Les paroles manquent et l'on tombe dans un abime de stupeur en pensant que vous en etes peut-etre vraiment venu vous-meme a croire que vous etes quelqu'un, eu songeant que vous prenez votre tragedie horrible au serieux, et que, probablement, vous vous imagineriez faire sur l'Europe je ne sais quel effet de perspective le jour ou vous apparaitriez au peuple anglais dans votre mise en scene d'a present, muet, heureux et lugubre, debout dans votre nuee de crimes, couronne d'une sorte d'infamie imperiale et mysterieuse, et portant sur votre front toutes ces actions sombres qui sont de la competence du tonnerre.
Et de la cour d'assises, monsieur.
Ah! ces terribles choses vraies, vous les entendrez. Pourquoi venez-vous ici?
Tenez, parmi ceux de ce gouvernement qui, pour des raisons variees, vous font accueil, prenez le plus enthousiaste, le plus enivre, le plus effare de vous, prenez l'anglais qui crie le mieux: Vive l'empereur! alderman, ministre, lord, et faites-lui cette simple question: – S'il arrivait en ce pays qu'un homme tenant le pouvoir a un titre quelconque, un ministre, par exemple (c'est ce que vous etiez, monsieur), s'il arrivait que cet homme, sous pretexte qu'il aurait, devant les hommes et devant Dieu, jure fidelite a la constitution, prit une nuit l'Angleterre a la gorge, brisat le parlement, renversat la tribune, jetat les membres inviolables des assemblees dans les cabanons de Millbank et de Newgate, demolit Westminster, fit du sac de laine l'oreiller de son corps de garde, chassat les juges a coups de bottes, liat les mains derriere le dos a la justice, baillonnat la presse, ecrasat les imprimeries, etranglat les journaux, couvrit Londres de canons et de bayonnettes, vidat les fourgons de la Banque dans les poches de ses soldats, prit les maisons d'assaut, egorgeat les hommes, les femmes, les vieillards et les enfants, fit de Hyde-Park une fosse d'arquebusades nocturnes, mitraillat la Cite, mitraillat let Strand, mitraillat Regent street, mitraillat Charing Cross, vingt quartiers de Londres, vingt comtes d'Angleterre, encombrat les rues des cadavres des passants, emplit les morgues et les cimetieres, fit la nuit partout, le silence partout, la mort partout, supprimat, en un mot, d'un seul coup, la loi, la liberte, le droit, la nation, le souffle, la vie, qu'est-ce que le peuple anglais ferait a cet homme? – Avant que la phrase soit finie, vous verriez sortir de terre d'elle-meme et se dresser devant vous l'echelle de l'echafaud!
Oui, l'echafaud. Et, si hideux que soient les crimes que je viens d'enumerer, je prononce ce mot, – pourquoi m'en cacherais-je? – avec un serrement de coeur; car la supreme parole du progres, confessee par nous, democrates-socialistes, n'a pas jusqu'a cette heure ete acceptee en Angleterre, et pour ce grand peuple insulaire, arrete a mi-cote du dix-neuvieme siecle et a quelque distance du sommet de la civilisation, la vie humaine n'est pas encore inviolable.
Il faut etre sur ce haut plateau de l'exil et de l'epreuve ou nous sommes pour embrasser l'horizon entier de la verite et pour comprendre que toute vie humaine, meme votre vie humaine a vous, monsieur, est sacree.
Ce n'est pas du reste de cette facon, et du haut d'un principe, que vos amis de ce pays traitent les questions qui vous touchent. Ils trouvent plus court de dire qu'il n'y a jamais eu de coup d'etat, que ce n'est pas vrai, que vous n'avez jamais prete le moindre serment, que le deux-decembre n'a jamais existe, qu'il n'a pas ete verse une goutte de sang, que Saint-Arnaud, Espinasse et Maupas sont des personnages mythologiques, qu'il n'y a pas de proscrits, que Lambessa est dans la lune, et que nous faisons semblant.
Les habiles disent qu'il y a bien eu quelque chose en effet, mais que nous exagerons, que les hommes tues n'avaient pas tous des cheveux blancs, que les femmes tuees n'etaient pas toutes grosses, et que l'enfant de sept ans de la rue Tiquetonne avait huit ans.
Je reprends.
Ne venez pas dans ce pays.
Songez d'ailleurs a l'imprudence; et a quoi exposeriez-vous le gouvernement qui vous recevrait chez lui? Paris a des eruptions inattendues; il l'a prouve en 1789, en 1830 et en 1848. Qu'est-ce qui garantit au peuple anglais, qui prise haut, et avec raison, l'amitie de la France, qu'est-ce qui garantit au gouvernement britannique qu'une revolution ne va pas eclater derriere vos talons, que le decor ne va pas changer subitement, que ce vieux trouble-fete de faubourg Saint-Antoine ne va pas se reveiller en sursaut et donner un coup de pied dans l'empire, et que, tout a coup, en une secousse de telegraphe electrique, lui, gouvernement d'Angleterre, il ne va pas se trouver brusquement ayant pour hote a Saint-James et pour convive au banquet royal, non sa majeste l'empereur des francais, mais l'accuse pale et frissonnant de la France et de la republique? non le Napoleon de la colonne, mais le Napoleon du poteau?
Mais vos polices vous rassurent. Le coup d'etat a dans sa poche le vieil oeil de Vidocq et voit le fond des choses avec ca. C'est ce qui lui tient lieu de conscience. La police vous repond du peuple de meme que le pretre vous repond de Dieu. M. Pietri et M. Sibour vous parlent chacun d'un cote. – Cette canaille de peuple n'existe plus, affirme M. Pietri. – Je voudrais bien voir que Dieu bougeat, murmure M. Sibour. Vous etes tranquille. Vous dites: – Bah! ces demagogues revent. Ils voudraient me faire peur avec des croquemitaines. Il n'y a plus de revolution; Veuillot l'a broutee. Le coup d'etat peut dormir sur les deux oreilles de Baroche. Paris, la populace, les faubourgs, tout cela est sous mes talons. Qu'importe tout cela?
Au fait, c'est juste. Et qu'importe l'histoire? qu'importe la posterite? Qu'il y ait aujourd'hui un deux-decembre faisant pendant a Austerlitz, un Sebastopol faisant equilibre a Marengo, qu'il y ait un Napoleon le grand et un autre Napoleon s'agitant sous le microscope, que notre oncle soit notre oncle ou ne le soit pas, qu'il ait vecu ou soit mort, que l'Angleterre lui ait mis Wellington sur la tete et Hudson-Lowe sur la poitrine, qu'est-ce que cela fait? Nous n'en sommes plus la. C'est du passe ou du libelle. Si nous sommes petit, cela ne regarde personne. On nous admire. N'est-ce pas, Troplong? Oui, sire. Il n'y a plus qu'une question aujourd'hui, notre empire. Une seule chose importe, prouver que nous sommes recu; imposer "le parvenu" a la vieille maison royale de Brunswick; faire disparaitre la catastrophe de Crimee sous des fetes en Angleterre; se rejouir dans ce crepe; couvrir ces mitrailles d'un feu d'artifice; montrer notre habit de general la ou l'on a vu notre baton de policeman; etre joyeux; danser un peu a Buckingham Palace. Cela fait, tout est fait.
Donc voyage a Londres. Preferable du reste au voyage en Crimee; a Londres les salves tireront a poudre. Quinze jours de galas. Triomphe. Promenades dans les residences royales; a Carlton-House; a Osborn, dans l'ile de Wight; a Windsor ou vous trouverez le lit de Louis-Philippe a qui vous devez votre vie et sa bourse, et ou la tour de Lancastre vous parlera de Henri l'imbecile, et ou la tour d'York vous parlera de Richard l'assassin. Puis grands et petits levers, bals, bouquets, orchestres, Rule Britannia croise de Partant pour la Syrie, lustres allumes, palais illumines, harangues, hurrahs. Details de vos grands cordons et de vos graces dans les journaux. C'est bien. A ces details trouvez bon que d'avance j'en mele d'autres qui viennent d'un autre de vos lieux de triomphe, de Cayenne. Les deportes, – ces hommes qui n'ont commis d'autre crime que de resister a votre crime, c'est a-dire de faire leur devoir, et d'etre de bons et vaillants citoyens, – les deportes sont la, accouples aux forcats, travaillant huit heures par jour sous le baton des argousins, nourris de metuel et de couac comme autrefois les esclaves, tete rasee, vetus de haillons marques T. F. Ceux qui ne veulent pas porter eu grosses lettres le mot galerien sur leurs souliers vont pieds nus. L'argent qu'on leur envoie leur est pris. S'ils oublient de mettre le bonnet bas devant quelqu'un des malfaiteurs, vos agents, qui les gardent, cas de punition, les fers, le cachot, le jeune, la faim, ou bien on les lie, quinze jours durant, quatre heures chaque jour, par le cou, la poitrine, les bras et les jambes, avec de grosses cordes, a un billot. Par decret du sieur Bonnard se qualifiant gouverneur de la Guyane, en date du 29 aout, permis aux gardiens de les tuer pour ce qu'on appelle "violation de consigne". Climat terrible, ciel tropical, eaux pestilentielles, fievre, typhus, nostalgie; ils meurent – trente-cinq sur deux cents, dans le seul ilot Saint-Joseph; – on jette les cadavres a la mer. Voila, monsieur.
Ces rabachages du sepulcre vous font sourire, je le sais; mais vous en souriez pour ceux qui en pleurent. J'en conviens, vos victimes, les orphelins et les veuves que vous faites, les tombeaux que vous ouvrez, tout cela est bien use. Tous ces linceuls montrent la corde. Je n'ai rien de plus neuf a vous offrir; que voulez-vous? Vous tuez, on meurt. Prenons tous notre parti, nous de subir le fait, vous de subir le cri; nous, des crimes, vous, des spectres.
Du reste, on nous dit ici de nous taire, et l'on ajoute que, si nous elevons la voix en ce moment, nous, les exiles, c'est l'occasion qu'on choisira pour nous jeter dehors. On ferait bien. Sortir a l'instant ou vous entrez. Ce serait juste.
Il y aurait la pour les chasses quelque chose qui ressemblerait a de la gloire.
Et puis, comme politique, ce serait logique. La meilleure bienvenue au proscripteur, c'est la persecution des proscrits. On peut lire cela dans Machiavel, ou dans vos yeux.
La plus douce caresse au traitre, c'est l'insulte aux trahis. Le crachat sur Jesus est sourire a Judas.
Qu'on fasse donc ce qu'on voudra.
La persecution. Soit.
Quelle que soit cette persecution, quelque forme qu'elle prenne, sachez ceci, nous l'accueillerons avec orgueil et joie; et pendant qu'on vous saluera, nous la saluerons. Ce n'est pas nouveau; toutes les fois qu'on a crie: Ave, Caesar, l'echo du genre humain a repondu: Ave, dolor.
Quelle qu'elle soit, cette persecution, elle n'otera pas de nos yeux, ni des yeux de l'histoire, l'ombre hideuse que vous avez faite. Elle ne nous fera pas perdre de vue votre gouvernement du lendemain du coup d'etat, ce banquet catholique et soldatesque, ce festin de mitres et de shakos, cette melee du seminaire et de la caserne dans une orgie, ce tohu-bohu d'uniformes debrailles et de soutanes ivres, cette ripaille d'eveques et de caporaux ou personne ne sait plus ce qu'il fait, ou Sibour jure et ou Magnan prie, ou le pretre coupe son pain avec le sabre et ou le soldat boit dans le ciboire. Elle ne nous fera pas perdre de vue l'eternel fond de votre destinee, cette grande nation eteinte, cette mort de la lumiere du monde, cette desolation, ce deuil, ce faux serment enorme, Montmartre qui est une montagne sur votre horizon sinistre, le nuage immobile des fusillades du Champ de Mars; la-bas, dressant leur triangle noir, les guillotines de 1852, et, la, a nos pieds, dans l'obscurite, cet ocean qui charrie dans ses ecumes vos cadavres de Cayenne.
Ah! la malediction de l'avenir est une mer aussi, et votre memoire, cadavre horrible, roulera a jamais dans ses vagues sombres!
Ah! malheureux! avez-vous quelque idee de la responsabilite des ames? Quel est votre lendemain? votre lendemain sur la terre? votre lendemain dans le tombeau? qu'est-ce qui vous attend? croyez-vous en Dieu? qui etes-vous?
Quelquefois, la nuit, ne dormant pas, le sommeil de la patrie est l'insomnie du proscrit, je regarde a l'horizon la France noire, je regarde l'eternel firmament, visage de la justice eternelle, je fais des questions a l'ombre sur vous, je demande aux tenebres de Dieu ce qu'elles pensent des votres, et je vous plains, monsieur, en presence du silence formidable de l'infini.
VICTOR HUGO.
III
EXPULSION DE JERSEY
Cependant, souterrainement, Louis Bonaparte manoeuvrait, ce qui lui avait attire l'Avertissement qu'on a lu plus haut; il avait mis en mouvement dans la chambre des communes quelqu'un d'inconnu qui porte un nom connu, sir Robert Peel, lequel avait, dans le patois serieux qu'admet la politique, particulierement en Angleterre, denonce Victor Hugo, Mazzini et Kossuth, et dit de Victor Hugo ceci: "Cet individu a une sorte de querelle personnelle avec le distingue personnage que le peuple francais s'est choisi pour souverain." Individu est, a ce qu'il parait, le mot qui convient; un M. de Ribaucourt l'a employe plus tard, en mai 1871, pour demander l'expulsion belge de Victor Hugo; et M. Louis Bonaparte l'avait employe pour qualifier les representants du peuple proscrits par lui en janvier 1852. Ce M. Peel, dans cette seance du 13 decembre 1854, apres avoir signale les actes et les publications de Victor Hugo, avait declare qu'il demanderait aux ministres de la reine s'il n'y aurait pas moyen d'y mettre un terme. La persecution du proscrit etait en germe dans ces paroles. Victor Hugo, indifferent a ces choses diverses, continua l'oeuvre de son devoir, et fit passer par-dessus la tete du gouvernement anglais sa Lettre a Louis Bonaparte, qu'on vient de lire. La colere fut profonde. L'alliance anglo-francaise eclata; la police de Paris vint dechirer l'affiche du proscrit sur les murs de Londres. Cependant le gouvernement anglais trouva prudent d'attendre une autre occasion. Elle ne tarda pas a se presenter. Une lettre eloquente, ironique et spirituelle, adressee a la reine et signee Felix Pyat, fut publiee a Londres et reproduite a Jersey par le journal l'Homme (voir le livre les Hommes de l'exil). L'explosion eut lieu la-dessus. Trois proscrits, Ribeyrolles, redacteur de l'Homme, le colonel Pianciani et Thomas, furent expulses de Jersey par ordre du gouvernement anglais. Victor Hugo prit fait et cause pour eux. Il eleva la voix.
DECLARATION
Trois proscrits, Ribeyrolles, l'intrepide et eloquent ecrivain;
Pianciani, le genereux representant du peuple romain; Thomas, le courageux prisonnier du Mont-Saint-Michel, viennent d'etre expulses de Jersey.
L'acte est serieux. Qu'y a-t-il a la surface? Le gouvernement anglais. Qu'y a-t-il au fond? La police francaise. La main de Fouche peut mettre le gant de Castlereagh; ceci le prouve.
Le coup d'etat vient de faire son entree dans les libertes anglaises.
L'Angleterre en est arrivee a ce point, proscrire des proscrits.
Encore un pas, et l'Angleterre sera une annexe de l'empire francais, et Jersey sera un canton de l'arrondissement de Coutances.
A l'heure qu'il est, nos amis sont partis; l'expulsion est consommee.
L'avenir qualifiera le fait; nous nous bornons a le constater. Nous en prenons acte; rien de plus. En mettant a part le droit outrage, les violences dont nos personnes sont l'objet nous font sourire.
La revolution francaise est en permanence; la republique francaise, c'est le droit; l'avenir est inevitable. Qu'importe le reste? Qu'est-ce, d'ailleurs, que cette expulsion? Une parure de plus a l'exil, un trou de plus au drapeau.
Seulement, pas d'equivoque.
Voici ce que nous disons, nous, proscrits de France, a vous, gouvernement anglais:
M. Bonaparte, votre "allie puissant et cordial", n'a pas d'autre existence legale que celle-ci: prevenu du crime de haute trahison.
M. Bonaparte, depuis quatre ans, est sous le coup d'un mandat d'amener, signe Hardouin, president de la haute cour de justice; Delapalme, Pataille, Moreau (de la Seine), Cauchy, juges, et contre-signe Renouard, procureur general1.
M. Bonaparte a prete serment, comme fonctionnaire, a la republique, et s'est parjure.
M. Bonaparte a jure fidelite a la constitution, et a brise la constitution.
M. Bonaparte, depositaire de toutes les lois, a viole toutes les lois.
M. Bonaparte a emprisonne les representants du peuple inviolables, chasse les juges.
M. Bonaparte, pour echapper au mandat d'amener de la haute cour, a fait ce que fait le malfaiteur pour se soustraire aux gendarmes, il a tue.
M. Bonaparte a sabre, mitraille, extermine, massacre le jour, fusille la nuit.
M. Bonaparte a guillotine Cuisinier, Cirasse, Charlet, coupables d'avoir prete main-forte au mandat d'amener de la justice.
M. Bonaparte a suborne les soldats, suborne les fonctionnaires, suborne les magistrats.
M. Bonaparte a vole les biens de Louis-Philippe a qui il devait la vie.
M. Bonaparte a sequestre, pille, confisque, terrorise les consciences, ruine les familles.
M. Bonaparte a proscrit, banni, chasse, expulse, deporte en Afrique, deporte a Cayenne, deporte en exil quarante mille citoyens, du nombre desquels sont les signataires de cette declaration.
Haute trahison, faux serment, parjure, subornation des fonctionnaires, sequestration des citoyens, spoliation, vol, meurtre, ce sont la des crimes prevus par tous les codes, chez tous les peuples; punis en Angleterre de l'echafaud, punis en France, ou la republique a aboli la peine de mort, du bagne.
La cour d'assises attend M. Bonaparte.
Des a present, l'histoire lui dit: Accuse, levez-vous!
Le peuple francais a pour bourreau et le gouvernement anglais a pour allie le crime-empereur.
Voila ce que nous disons.
Voila ce que nous disions hier, et la presse anglaise en masse le disait avec nous; voila ce que nous dirons demain, et la posterite unanime le dira avec nous.
Voila ce que nous dirons toujours, nous qui n'avons qu'une ame, la verite, et qu'une parole, la justice.
Et maintenant expulsez-nous!
VICTOR HUGO.
Jersey, 17 octobre 1855.
A la signature de Victor Hugo vinrent se joindre trente-cinq signatures de proscrits. Les voici:
Le colonel SANDOR TELEKI, E. BEAUVAIS, BONNET-DUVERDIER, HENNET DE KESLER, ARSENE HAYES, ALBERT BARBIEUX, ROOMILHAC, avocat; A. – C.
WIESENER, ancien officier autrichien; le docteur GORNET, CHARLES HUGO, J. – B. AMIEL (de l'Ariege), FRANCOIS-VICTOR HUGO, F. TAFERY, THEOPHILE GUERIN, FRANCOIS ZYCHON, BENJAMIN COLIN, EDOUARD COLET, KOZIELL, V. VINCENT, A. PIASECKI, GIUSEPPE RANCAN, LEFEBVRE, BARBIER, docteur-medecin; H. PREVERAUD, condamne a mort du Deux-Decembre (Allier); le docteur FRANCK, proscrit allemand; PAPOWSKI et ZENO SWIETOSLAWSKI, proscrits polonais; EDOUARD BIFFI, proscrit italien;
FOMBERTAUX pere, FOMBERTAUX fils, CHARDENAL, BOUILLARD, le docteur DEVILLE.
Ce qui suit est extrait du livre les Hommes de l'exil, par Charles Hugo:
Le samedi 27 octobre 1855, a dix heures du matin, trois personnes se presenterent a Marine Terrace et demanderent a parler a M. Victor Hugo et a ses deux fils.
"A qui ai-je l'honneur de parler? demanda M. Victor Hugo au premier des trois.
– Je suis le connetable de Saint-Clement, monsieur Victor Hugo. Je suis charge par son excellence le gouverneur de Jersey de vous dire qu'en vertu d'une decision de la couronne, vous ne pouvez plus sejourner dans cette ile, et que vous aurez a la quitter d'ici au 2 novembre prochain. Le motif de cette mesure prise a votre egard est votre signature au bas de la "Declaration" affichee dans les rues de Saint-Helier, et publiee dans le journal l'Homme.
– C'est bien, monsieur."
Le connetable de Saint-Clement fit ensuite la meme communication dans les memes termes a MM. Charles Hugo et Francois-Victor Hugo, qui lui firent la meme reponse.
M. Victor Hugo demanda au connetable s'il pouvait lui laisser copie de l'ordre du gouvernement anglais. Sur la reponse negative de M. Lenepveu qui declara que ce n'etait pas l'usage, Victor Hugo lui dit:
"Je constate que, nous autres proscrits, nous signons et publions ce que nous ecrivons et que le gouvernement anglais cache ce qu'il ecrit."
Apres avoir rempli leur mandat, le connetable et ses deux officiers s'etaient assis.
"Il est necessaire, reprit alors Victor Hugo, que vous sachiez, messieurs, toute la portee de l'acte que vous venez d'accomplir, avec beaucoup de convenance d'ailleurs et dans des formes dont je me plais a reconnaitre la parfaite mesure. Ce n'est pas vous que je fais responsables de cet acte; je ne veux pas vous demander votre avis; je suis sur que dans votre conscience vous etes indignes et navres de ce que l'autorite militaire vous fait faire aujourd'hui."
Les trois magistrats garderent le silence et baisserent la tete.
Victor Hugo continua.
"Je ne veux pas savoir votre sentiment. Votre silence m'en dit assez. Il y a entre les consciences des honnetes gens un pont par lequel les pensees communiquent, sans avoir besoin de sortir de la bouche. Il est necessaire neanmoins, je vous le repete, que vous vous rendiez bien compte de l'acte auquel vous vous croyez forces de preter votre assistance. Monsieur le connetable de Saint-Clement, vous etes membre des etats de cette ile. Vous avez ete elu par le libre suffrage de vos concitoyens. Vous etes representant du peuple de Jersey. Que diriez-vous si le gouverneur militaire envoyait une nuit ses soldats vous arreter dans votre lit, s'il vous faisait jeter en prison, s'il brisait en vos mains le mandat dont vous etes investi, et si vous, representant du peuple, il vous traitait comme le dernier des malfaiteurs? Que diriez-vous s'il en faisait autant a chacun de vos collegues? Ce n'est pas tout. Je suppose que, devant cette violation du droit, les juges de votre cour royale se rassemblassent et rendissent un arret qui declarerait le gouverneur prevenu de crime de haute trahison, et qu'alors le gouverneur envoyat une escouade de soldats qui chassat les juges de leur siege, au milieu de leur deliberation solennelle. Je suppose encore qu'en presence de ces attentats, les honnetes citoyens de votre ile se reunissent dans les rues, prissent les armes, fissent des barricades et se missent en mesure de resister a la force au nom du droit, et qu'alors le gouverneur les fit mitrailler par la garnison du fort; je dis plus, je suppose qu'il fit massacrer les femmes, les enfants, les vieillards, les passants inoffensifs et desarmes pendant toute une journee, qu'il brisat les portes des maisons a coups de canon, qu'il eventrat les magasins a coups de mitraille, et qu'il fit tuer les habitants sous leurs lits a coups de bayonnette. Si le gouverneur de Jersey faisait cela, que diriez-vous?"
Le connetable de Saint-Clement avait ecoute dans le plus profond silence et avec un embarras visible ces paroles. A l'interpellation qui lui etait adressee, il continua de rester muet. Victor Hugo repeta sa question: "Que diriez-vous, monsieur? repondez.
– Je dirais, repondit M. Lenepveu, que le gouverneur aurait tort.
– Pardon, monsieur, entendons-nous sur les mots. Vous me rencontrez dans la rue, vous me saluez et je ne vous salue pas. Vous rentrez chez vous et vous dites: "M. Victor Hugo ne m'a pas rendu mon salut. Il a eu tort." C'est bien. – Un enfant etrangle sa mere. Vous bornerez-vous a dire: il a eu tort? Non, vous direz: c'est un criminel. Eh bien, je vous le demande, l'homme qui tue la liberte, l'homme qui egorge un peuple, n'est-il pas un parricide? Ne commet-il pas un crime? repondez.
– Oui, monsieur. Il commet un crime, dit le connetable.
– Je prends acte de votre reponse, monsieur le connetable, et je poursuis. Viole dans l'exercice de votre mandat de representant du peuple, chasse de votre siege, emprisonne, puis exile, vous vous retirez dans un pays qui se croit libre et qui s'en vante. La, votre premier acte est de publier le crime et d'afficher sur les murs l'arret de votre cour de justice qui declare le gouverneur prevenu de haute trahison. Votre premier acte est de faire connaitre a tous ceux qui vous entourent et, si vous le pouvez, au monde entier, le forfait monstrueux dont votre personne, votre famille, votre liberte, votre droit, votre patrie viennent d'etre victimes. En faisant cela, monsieur le connetable, n'usez-vous pas de votre droit? je vais plus loin, ne remplissez-vous pas votre devoir?"
Le connetable essaya d'eviter de repondre a cette nouvelle question en murmurant qu'il n'etait pas venu pour discuter la decision de l'autorite superieure, mais seulement pour la signifier.
Victor Hugo insista:
"Nous faisons en ce moment une page d'histoire, monsieur. Nous sommes ici trois historiens, mes deux fils et moi, et un jour, cette conversation sera racontee. Repondez donc; en protestant contre le crime, n'useriez-vous pas de votre droit, n'accompliriez-vous pas votre devoir?
– Oui, monsieur.
– Et que penseriez-vous alors du gouvernement qui, pour avoir accompli ce devoir sacre, vous enverrait l'ordre de quitter le pays par un magistrat qui ferait vis-a-vis de vous ce que vous faites aujourd'hui vis-a-vis de moi? Que penseriez-vous du gouvernement qui vous chasserait, vous proscrit, qui vous expulserait, vous representant du peuple, dans l'exercice meme de votre devoir? Ne penseriez-vous pas que ce gouvernement est tombe au dernier degre de la honte? Mais sur ce point, monsieur, je me contente de votre silence. Vous etes ici trois honnetes gens et je sais, sans que vous me le disiez, ce que me repond maintenant votre conscience."
Un des officiers du connetable hasarda une observation timide:
"Monsieur Victor Hugo, il y a autre chose dans votre Declaration que les crimes de l'empereur.
– Vous vous trompez, monsieur, et, pour mieux vous convaincre, je vais vous la lire."
Victor Hugo lut la declaration, et a chaque paragraphe il s'arreta, demandant aux magistrats qui l'ecoutaient: "Avions-nous le droit de dire cela?
– Mais vous desapprouvez l'expulsion de vos amis, dit le connetable.
– Je la desapprouve hautement, reprit Victor Hugo. Mais n'avais-je pas le droit de le dire? Votre liberte de la presse ne s'etendait-elle pas a permettre la critique d'une mesure arbitraire de l'autorite?
– Certainement, certainement, dit le connetable.
En vertu de l'article 68 de la Constitution,
La haute cour de justice,
Declare LOUIS-NAPOLEON BONAPARTE prevenu du crime de haute trahison,
Convoque le Jury national pour proceder sans delai au jugement, et charge M. le conseiller Renouard des fonctions du ministere public pres la haute cour.
Fait a Paris, le 2 decembre 1851.
Signe:
HARDOUIN, president; DELAPALME, PATAILLE MOREAU (de la Seine), CAUCHY, juges.