Kitabı oku: «Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870», sayfa 21
V
LES ENFANTS PAUVRES
Noel 1868.
Les deuils qui nous eprouvent n'empechent pas qu'il y ait des pauvres. Si nous pouvions oublier ce que souffrent les autres, ce que nous souffrons nous-memes nous en ferait souvenir; le deuil est un appel au devoir.
La petite institution d'assistance pour l'enfance, que j'ai fondee il y a sept ans, a Guernesey, dans ma maison, fructifie, et vous, mesdames, qui m'ecoutez avec tant de grace, vous serez sensibles a cette bonne nouvelle.
Ce n'est pas de ce que je fais ici qu'il est question, mais de ce qui se fait au dehors. Ce que je fais n'est rien, et ne vaut pas la peine d'en parler.
Cette fondation du Diner des Enfants pauvres n'a qu'une chose pour elle, c'est d'etre une idee simple. Aussi a-t-elle ete tout de suite comprise, surtout dans les pays de liberte, en Angleterre, en Suisse et en Amerique; la elle est appliquee sur une grande echelle. – Je note le fait sans y insister, mais je crois qu'il y a une certaine affinite entre les idees simples et les pays libres.
Pour que vous jugiez du progres que fait l'idee du Diner des Enfants pauvres, je vous citerai seulement deux ou trois chiffres. Ces chiffres, je les prends en Angleterre, je les prends a Londres, c'est-a-dire chez vous.
Vous avez pu lire dans les journaux la lettre que m'a adressee l'honorable lady Thompson. Dans la seule paroisse de Marylebone, en l'annee 1868, le nombre des enfants assistes s'est eleve de 5,000 a 7,850. Une societe d'assistance, intitulee Childrens' Provident Society, vient de se fonder, Maddox street, Regent's street, au capital de vingt mille livres sterling. Enfin, troisieme fait, vous vous rappelez que l'an dernier, a pareil jour, je me felicitais de lire dans les journaux anglais que l'idee de Hauteville-House avait fructifie a Londres, au point qu'on y secourait trente mille enfants. Eh bien, lisez aujourd'hui l'excellent journal l'Express du 17 decembre, vous y constaterez une progression magnifique. En 1866, il y avait a Londres six mille enfants secourus de la facon que j'ai indiquee; en 1867, trente mille; en 1868, il y en a cent quinze mille.
A ces 115,000 ajoutez les 7,850 de Marylebone, societe distincte, et vous aurez un total de 122,850 enfants secourus.
Ce que c'est qu'un grain mis dans le sillon, quand Dieu consent a le feconder! Combien voyez-vous ici d'enfants? Quarante. C'est bien peu. Ce n'est rien. Eh bien, chacun de ces quarante enfants en produit au dehors trois mille, et les quarante enfants de Hauteville-House deviennent a Londres cent vingt mille.
Je pourrais citer d'autres faits encore, je m'arrete. Je parle de moi, mais c'est malgre moi. Dans tout ceci aucun honneur ne me revient, et mon merite est nul. Toutes les actions de graces doivent etre adressees a mes admirables cooperateurs d'Angleterre et d'Amerique.
Un mot pour terminer.
Je trouve l'exil bon. D'abord, il m'a fait connaitre cette ile hospitaliere; ensuite, il m'a donne le loisir de realiser cette idee que j'avais depuis longtemps, un essai pratique d'amelioration immediate du sort des enfants – des pauvres enfants – au point de vue de la double hygiene, c'est-a-dire de la sante physique et de la sante intellectuelle. L'idee a reussi. C'est pourquoi je remercie l'exil.
Ah! je ne me lasserai jamais de le dire: – Songeons aux enfants!
La societe des hommes est toujours, plus ou moins, une societe coupable. Dans cette faute collective que nous commettons tous, et qui s'appelle tantot la loi, tantot les moeurs, nous ne sommes surs que d'une innocence, l'innocence des enfants.
Eh bien, aimons-la, nourrissons-la, vetissons-la, donnons-lui du pain et des souliers, guerissons-la, eclairons-la, venerons-la.
Quant a moi, – etes-vous curieux de savoir mon opinion politique? – je vais vous la dire. Je suis du parti de l'innocence. Surtout du parti de l'innocence punie – pourquoi, mon Dieu? – par la misere.
Quelles que soient les douleurs de cette vie, je ne m'en plaindrai pas, s'il m'est donne de realiser les deux plus hautes ambitions qu'un homme puisse avoir sur la terre. Ces deux ambitions, les voici: etre esclave, et etre serviteur. Esclave de la conscience, et serviteur des pauvres.
1869
La Grece se tourne vers l'Amerique. Declaration de guerre prochaine et de paix future. Le Rappel. —Le congres de Lausanne. – Peabody mort. Charles Hugo condamne. – Le 29 octobre a Paris. Symptomes de l'ecroulement de l'empire. Les enfants pauvres.
I
LA CRETE
A M. VOLOUDAKI
PRESIDENT DU GOUVERNEMENT DE LA CRETE
Monsieur,
Votre lettre eloquente m'a vivement touche. Oui, vous avez raison de compter sur moi. Le peu que je suis et le peu que je puis appartient a votre noble cause. La cause de la Crete est celle de la Grece, et la cause de la Grece est celle de l'Europe. Ces enchainements-la echappent aux rois et sont pourtant la grande logique. La diplomatie n'est autre chose que la ruse des princes contre la logique de Dieu. Mais, dans un temps donne, Dieu a raison.
Dieu et droit sont synonymes. Je ne suis qu'une voix, opiniatre, mais perdue dans le tumulte triomphal des iniquites regnantes. Qu'importe? ecoute ou non, je ne me lasserai pas. Vous me dites que la Crete me demande ce que l'Espagne m'a demande. Helas! je ne puis que pousser un cri. Pour la Crete, je l'ai fait deja, je le ferai encore.
Puisque vous le croyez utile, l'Europe etant sourde, je me tournerai vers l'Amerique. Esperons de ce cote-la.
Je vous serre la main.
VICTOR HUGO.
APPEL A L'AMERIQUE
Le sombre abandon d'un peuple au viol et a l'egorgement en pleine civilisation est une ignominie qui etonnera l'histoire. Ceux qui font de telles taches a ce grand dix-neuvieme siecle sont responsables devant la conscience universelle. Les presents gouvernements mettent la rougeur au front de l'Europe.
A l'heure ou nous sommes, d'un cote il y a des massacres, de l'autre une conversation de diplomates; d'un cote on tue, on decapite, on mutile, on eventre des femmes, des vieillards et des enfants, qu'on laisse pourrir dans la neige ou au soleil, de l'autre on redige des protocoles; les depeches de chancellerie, envolees de tous les points de l'horizon, s'abattent sur la table verte de la conference, et les vautours sur Arcadion. Tel est le spectacle.
Trahir et livrer la Crete, c'est une mauvaise action, et c'est une mauvaise politique.
De deux choses l'une: ou l'insurrection candiote persistera, ou elle expirera; ou la Crete attisera et continuera son flamboiement superbe, ou elle s'eteindra. Dans le premier cas, ce pays sera un heros; dans le second cas, il sera un martyr. Redoutable complication future. Il faut, tot ou tard, compter avec les heros, et plus encore avec les martyrs. Les heros triomphent par la vie, les martyrs par la mort. Voyez Baudin. Craignez les spectres. La Crete morte aura l'importunite terrible du sepulcre. Ce sera un miasme de plus dans votre politique. L'Europe aura desormais deux Polognes, l'une au nord, l'autre au midi. L'ordre regnera dans les monts Sphakia comme il regne a Varsovie, et, rois de l'Europe, vous aurez une prosperite entre deux cadavres.
Le continent en ce moment n'appartient pas aux nations, mais aux rois. Disons-le nettement, pour l'instant, la Grece et la Crete n'ont plus rien a attendre de l'Europe.
Tout espoir est-il donc perdu pour elles?
Non.
Ici la question change d'aspect. Ici se declare, incident admirable, une phase nouvelle.
L'Europe recule, l'Amerique avance.
L'Europe refuse son role, l'Amerique le prend.
Abdication compensee par un avenement.
Une grande chose va se faire.
Cette republique d'autrefois, la Grece, sera soutenue et protegee par la republique d'aujourd'hui, les Etats-Unis. Thrasybule appelle a son secours Washington. Rien de plus grand.
Washington entendra et viendra. Avant peu le libre pavillon americain, n'en doutons pas, flottera entre Gibraltar et les Dardanelles.
C'est le point du jour. L'avenir blanchit l'horizon. La fraternite des peuples s'ebauche. Solidarite sublime.
Ceci est l'arrivee du nouveau monde dans le vieux monde. Nous saluons cet avenement. Ce n'est pas seulement au secours de la Grece que viendra l'Amerique, c'est au secours de l'Europe. L'Amerique sauvera la Grece du demembrement et l'Europe de la honte.
Pour l'Amerique, c'est la sortie de la politique locale. C'est l'entree dans la gloire.
Au dix-huitieme siecle, la France a delivre l'Amerique; au dix-neuvieme siecle, l'Amerique va delivrer la Grece. Remboursement magnifique.
Americains, vous etiez endettes envers nous de cette grande dette, la liberte! Delivrez la Grece, et nous vous donnons quittance. Payer a la Grece, c'est payer a la France.
VICTOR HUGO.
Hauteville-House, 6 fevrier 1869.
II
AUX CINQ REDACTEURS-FONDATEURS DU RAPPEL
[Note: Paul Meurice, Auguste Vacquerie, Henri Rochefort, Charles Hugo, Francois Hugo.]
Chers amis,
Ayant ete investi d'un mandat, qui est suspendu, mais non termine, je ne pourrais reparaitre, soit a la tribune, soit dans la presse politique, que pour y reprendre ce mandat au point ou il a ete interrompu, et pour exercer un devoir severe, et il me faudrait pour cela la liberte comme en Amerique. Vous connaissez ma declaration a ce sujet, et vous savez que, jusqu'a ce que l'heure soit venue, je ne puis cooperer a aucun journal, de meme que je ne puis accepter aucune candidature. Je dois donc demeurer etranger au Rappel.
Du reste, pour d'autres raisons, resultant des complications de la double vie politique et litteraire qui m'est imposee, je n'ai jamais ecrit dans l'Evenement. L'Evenement, en 1851, tirait a soixante-quatre mille exemplaires.
Ce vivant journal, vous allez le refaire sous ce titre: le Rappel.
Le Rappel. J'aime tous les sens de ce mot. Rappel des principes, par la conscience; rappel des verites, par la philosophie; rappel du devoir, par le droit; rappel des morts, par le respect; rappel du chatiment, par la justice; rappel du passe, par l'histoire; rappel de l'avenir, par la logique; rappel des faits, par le courage; rappel de l'ideal dans l'art, par la pensee; rappel du progres dans la science, par l'experience et le calcul; rappel de Dieu dans les religions, par l'elimination des idolatries; rappel de la loi a l'ordre, par l'abolition de la peine de mort; rappel du peuple a la souverainete, par le suffrage universel renseigne; rappel de l'egalite, par l'enseignement gratuit et obligatoire; rappel de la liberte, par le reveil de la France; rappel de la lumiere, par le cri: Fiat jus!
Vous dites: Voila notre tache; moi je dis: Voila votre oeuvre.
Cette oeuvre, vous l'avez deja faite, soit comme journalistes, soit comme poetes, dans le pamphlet, admirable mode de combat, dans le livre, au theatre, partout, toujours; vous l'avez faite, d'accord et de front avec tous les grands esprits de ce grand siecle. Aujourd'hui, vous la reprenez, ce journal au poing, le Rappel. Ce sera un journal lumineux et acere; tantot epee, tantot rayon. Vous allez combattre en riant. Moi, vieux et triste, j'applaudis.
Courage donc, et en avant! Le rire, quelle puissance! Vous allez prendre place, comme auxiliaires de toutes les bonnes volontes, dans l'etincelante legion parisienne des journaux du rire.
Je connais vos droitures comme je connais la mienne, et j'en ai en moi le miroir; c'est pourquoi je sais d'avance votre itineraire. Je ne le trace pas, je le constate. Etre un guide n'est pas ma pretention; je me contente d'etre un temoin. D'ailleurs, je n'en sais pas bien long, et une fois que j'ai prononce ce mot: devoir, j'ai a peu pres dit tout ce que j'avais a dire.
Avant tout, vous serez fraternels. Vous donnerez l'exemple de la concorde. Aucune division dans nos rangs ne se fera par votre faute. Vous attendrez toujours le premier coup. Quand on m'interroge sur ce que j'ai dans l'ame, je reponds par ces deux mots: conciliation et reconciliation. Le premier de ces mots est pour les idees, le second est pour les hommes.
Le combat pour le progres veut la concentration des forces. Bien viser et frapper juste. Aucun projectile ne doit s'egarer. Pas de balle perdue dans la bataille des principes. L'ennemi a droit a tous nos coups; lui faire tort d'un seul, c'est etre injuste envers lui. Il merite qu'on le mitraille sans cesse, et qu'on ne mitraille que lui. Pour nous, qui n'avons qu'une soif, la justice, la raison, la verite, l'ennemi s'appelle Tenebres.
La legion democratique a deux aspects, elle est politique et litteraire. En politique, elle arbore 89 et 92; en litterature, elle arbore 1830. Ces dates a rayonnement double, illuminant d'un cote le droit, de l'autre la pensee, se resument en un mot: revolution.
Nous, issus des nouveautes revolutionnaires, fils de ces catastrophes qui sont des triomphes, nous preferons au ceremonial de la tragedie le pele-mele du drame, au dialogue alterne des majestes le cri profond du peuple, et a Versailles Paris. L'art, en meme temps que la societe, est arrive au but que voici: omnia et omnes. Les autres siecles ont ete des porte-couronnes; chacun d'eux s'incarne pour l'histoire dans un personnage ou se condense l'exception. Le quinzieme siecle, c'est le pape; le seizieme, c'est l'empereur; le dix-septieme, c'est le roi; le dix-neuvieme, c'est l'homme.
L'homme, sorti, debout et libre, de ce gouffre sublime, le dix-huitieme siecle.
Venerons-le, ce dix-huitieme siecle, le siecle concluant qui commence par la mort de Louis XIV et qui finit par la mort de la monarchie.
Vous accepterez son heritage. Ce fut un siecle gai et redoutable.
Etre souriants et desagreables, telle est votre intention. Je l'approuve. Sourire, c'est combattre. Un sourire regardant la toute-puissance a une etrange force de paralysie. Lucien deconcertait Jupiter. Jupiter pourtant, dieu d'esprit, n'aurait pas eu recours, quoique fache, a M. … (J'ouvre une parenthese. Ne vous genez pas pour remplacer ma prose par des lignes de points partout ou bon vous semblera. Je ferme la parenthese.) La raillerie des encyclopedistes a eu raison du molinisme et du papisme. Grands et charmants exemples. Ces vaillants philosophes ont revele la force du rire. Tourner une hydre en ridicule, cela semble etrange. Eh bien, c'est excellent. D'abord beaucoup d'hydres sont en baudruche. Sur celles-la, l'epingle est plus efficace que la massue. Quant aux hydres pour de bon, le cesarisme en est une, l'ironie les consterne. Surtout quand l'ironie est un appel a la lumiere. Souvenez-vous du coq chantant sur le dos du tigre. Le coq, c'est l'ironie. C'est aussi la France.
Le dix-huitieme siecle a mis en evidence la souverainete de l'ironie. Confrontez la vigueur materielle avec la vigueur spirituelle; comptez les fleaux vaincus, les monstres terrasses et les victimes protegees; mettez d'un cote Lerne, Nemee, Erymanthe, le taureau de Crete, le dragon des Hesperides, Antee etouffe, Cerbere enchaine, Augias nettoye, Atlas soulage, Hesione sauvee, Alceste delivree, Promethee secouru; et, de l'autre, la superstition denoncee, l'hypocrisie demasquee, l'inquisition tuee, la magistrature muselee, la torture deshonoree, Calas rehabilite, Labarre venge, Sirven defendu, les moeurs adoucies, les lois assainies, la raison mise en liberte, la conscience humaine delivree, elle aussi, du vautour, qui est le fanatisme; faites cette evocation sacree des grandes victoires humaines, et comparez aux douze travaux d'Hercule les douze travaux de Voltaire. Ici le geant de force, la le geant d'esprit. Qui l'emporte? Les serpents du berceau, ce sont les prejuges. Arouet a aussi bien etouffe ceux-ci qu'Alcide ceux-la.
Vous aurez de vives polemiques. Il y a un droit qui est tranquille avec vous, et qui est sur d'etre respecte, c'est le droit de replique. Moi qui parle, j'en ai use, a mes risques et perils, et meme abuse. Jugez-en. Un jour, – vous devez d'ailleurs vous en souvenir, – en 1851, du temps de la republique, j'etais a la tribune de l'Assemblee, je parlais, je venais de dire: Le president Louis Bonaparte conspire. Un honorable republicain d'autrefois, mort senateur, M. Vieillard, me cria, justement indigne: Vous etes un infame calomniateur. A quoi je repondis par ces paroles insensees: Je denonce un complot qui a pour but le retablissement de l'empire. Sur ce, M. Dupin me menaca d'un rappel a l'ordre, peine terrible et meritee. Je tremblais. J'ai, heureusement pour moi, la reputation d'etre bete. Ceci me sauva. M. Victor Hugo ne sait ce qu'il dit! cria un membre compatissant de la majorite. Cette parole indulgente jeta un charme, tout s'apaisa, M. Dupin garda sa foudre dans sa poche. (C'est la que volontiers il mettait son drapeau. Vaste poche. Dans l'occasion, il se fut cache dedans s'il avait pu.) Mais convenez que j'avais abuse du droit de replique. Donc, respectons-le.
C'etait du reste un temps singulier. On etait en republique, et vive la republique etait un cri seditieux. Vous, vous etiez en prison, tous, excepte Rochefort, qui etait alors au college, mais qui aujourd'hui est en Belgique.
Vous encouragerez le jeune et rayonnant groupe de poetes qui se leve aujourd'hui avec tant d'eclat, et qui appuie de ses travaux et de ses succes toutes les grandes affirmations du siecle. Aucune generosite ne manquera a votre oeuvre. Vous donnerez le mot d'ordre de l'esperance a cette admirable jeunesse d'aujourd'hui qui a sur le front la candeur loyale de l'avenir. Vous rallierez dans l'incorruptible foi commune cette studieuse et fiere multitude d'intelligences toutes fremissantes de la joie d'eclore, qui, le matin peuple les ecoles, et le soir les theatres, ces autres ecoles; le matin, cherchant le vrai dans la science; le soir, applaudissant ou reclamant le grand dans la poesie et le beau dans l'art. Ces nobles jeunes hommes d'a present, je les connais et je les aime. Je suis dans leur secret et je les remercie de ce doux murmure que, si souvent, comme une lointaine troupe d'abeilles, ils viennent faire a mon oreille. Ils ont une volonte mysterieuse et ferme, et ils feront le bien, j'en reponds. Cette jeunesse, c'est la France en fleur, c'est la Revolution redevenue aurore. Vous communierez avec cette jeunesse. Vous eveillerez avec tous les mots magiques, devoir, honneur, raison, progres, patrie, humanite, liberte, cette foret d'echos qui est en elle. Repercussion profonde, prete a toutes les grandes reponses.
Mes amis, et vous, mes fils, allez! Combattez votre vaillant combat. Combattez-le sans moi et avec moi. Sans moi, car ma vieille plume guerroyante ne sera pas parmi les votres; avec moi, car mon ame y sera. Allez, faites, vivez, luttez! Naviguez intrepidement vers votre pole imperturbable, la liberte; mais tournez les ecueils. Il y en a. Desormais, j'aurai dans ma solitude, pour mettre de la lumiere dans mes vieux songes, cette perspective, le rappel triomphant. Le rappel battu, cela peut se rever aussi.
Je ne reprendrai plus la parole dans ce journal que j'aime, et, a partir de demain, je ne suis plus que votre lecteur. Lecteur melancolique et attendri. Vous serez sur votre breche, et moi sur la mienne. Du reste, je ne suis plus guere bon qu'a vivre tete a tete avec l'ocean, vieux homme tranquille et inquiet, tranquille parce que je suis au fond du precipice, inquiet parce que mon pays peut y tomber. J'ai pour spectacle ce drame, l'ecume insultant le rocher. Je me laisse distraire des grandeurs imperiales et royales par la grandeur de la nature. Qu'importe un solitaire de plus ou de moins! les peuples vont a leurs destinees. Pas de denoument qui ne soit precede d'une gestation. Les annees font leur lent travail de maturation, et tout est pret. Quant a moi, pendant qu'a l'occasion de sa noce d'or l'eglise couronne le pape, j'emiette sur mon toit du pain aux petits oiseaux, ne me souciant d'aucun couronnement, pas meme d'un couronnement d'edifice.
VICTOR HUGO.
Hauteville-House, 25 avril 1869.
III
CONGRES DE LA PAIX A LAUSANNE
Bruxelles, 4 septembre 1869.
Concitoyens des Etats-Unis d'Europe,
Permettez-moi de vous donner ce nom, car la republique europeenne federale est fondee en droit, en attendant qu'elle soit fondee en fait. Vous existez, donc elle existe. Vous la constatez par votre union qui ebauche l'unite. Vous etes le commencement du grand avenir.
Vous me conferez la presidence honoraire de votre congres. J'en suis profondement touche.
Votre congres est plus qu'une assemblee d'intelligences; c'est une sorte de comite de redaction des futures tables de la loi. Une elite n'existe qu'a la condition de representer la foule; vous etes cette elite-la. Des a present, vous signifiez a qui de droit que la guerre est mauvaise, que le meurtre, meme glorieux, fanfaron et royal, est infame, que le sang humain est precieux, que la vie est sacree. Solennelle mise en demeure.
Qu'une derniere guerre soit necessaire, helas! je ne suis, certes, pas de ceux qui le nient. Que sera cette guerre? Une guerre de conquete. Quelle est la conquete a faire? La liberte.
Le premier besoin de l'homme, son premier droit, son premier devoir, c'est la liberte.
La civilisation tend invinciblement a l'unite d'idiome, a l'unite de metre, a l'unite de monnaie, et a la fusion des nations dans l'humanite, qui est l'unite supreme. La concorde a un synonyme, simplification; de meme que la richesse et la vie ont un synonyme, circulation. La premiere des servitudes, c'est la frontiere.
Qui dit frontiere, dit ligature. Coupez la ligature, effacez la frontiere, otez le douanier, otez le soldat, en d'autres termes, soyez libres; la paix suit.
Paix desormais profonde. Paix faite une fois pour toutes. Paix inviolable. Etat normal du travail, de l'echange, de l'offre et de la demande, de la production et de la consommation, du vaste effort en commun, de l'attraction des industries, du va-et-vient des idees, du flux et reflux humain.
Qui a interet aux frontieres? Les rois. Diviser pour regner. Une frontiere implique une guerite, une guerite implique un soldat. On ne passe pas, mot de tous les privileges, de toutes les prohibitions, de toutes les censures, de toutes les tyrannies. De cette frontiere, de cette guerite, de ce soldat, sort toute la calamite humaine.
Le roi, etant l'exception, a besoin, pour se defendre, du soldat, qui a son tour a besoin du meurtre pour vivre. Il faut aux rois des armees, il faut aux armees la guerre. Autrement, leur raison d'etre s'evanouit. Chose etrange, l'homme consent a tuer l'homme sans savoir pourquoi. L'art des despotes, c'est de dedoubler le peuple en armee. Une moitie opprime l'autre.
Les guerres ont toutes sortes de pretextes, mais n'ont jamais qu'une cause, l'armee. Otez l'armee, vous otez la guerre. Mais comment supprimer l'armee? Par la suppression des despotismes.
Comme tout se tient! abolissez les parasitismes sous toutes leurs formes, listes civiles, faineantises payees, clerges salaries, magistratures entretenues, sinecures aristocratiques, concessions gratuites des edifices publics, armees permanentes; faites cette rature, et vous dotez l'Europe de dix milliards par an. Voila d'un trait de plume le probleme de la misere simplifie.
Cette simplification, les trones n'en veulent pas. De la les forets de bayonnettes.
Les rois s'entendent sur un seul point, eterniser la guerre. On croit qu'ils se querellent; pas du tout, ils s'entr'aident. Il faut, je le repete, que le soldat ait sa raison d'etre. Eterniser l'armee, c'est eterniser le despotisme; logique excellente, soit, et feroce. Les rois epuisent leur malade, le peuple, par le sang verse. Il y a une farouche fraternite des glaives d'ou resulte l'asservissement des hommes.
Donc, allons au but, que j'ai appele quelque part la resorption du soldat dans le citoyen. Le jour ou cette reprise de possession aura eu lieu, le jour ou le peuple n'aura plus hors lui l'homme de guerre, ce frere ennemi, le peuple se retrouvera un, entier, aimant, et la civilisation se nommera harmonie, et aura en elle, pour creer, d'un cote la richesse et de l'autre la lumiere, cette force, le travail, et cette ame, la paix.
VICTOR HUGO.
Des affaires de famille retenaient Victor Hugo a Bruxelles. Cependant, sur la vive insistance du Congres, il se decida a aller a Lausanne.
Le 14 septembre, il ouvrit le Congres. Voici ses paroles:
Les mots me manquent pour dire a quel point je suis touche de l'accueil qui m'est fait. J'offre au congres, j'offre a ce genereux et sympathique auditoire, mon emotion profonde. Citoyens, vous avez eu raison de choisir pour lieu de reunion de vos deliberations ce noble pays des Alpes. D'abord, il est libre; ensuite, il est sublime. Oui, c'est ici, oui, c'est en presence de cette nature magnifique qu'il sied de faire les grandes declarations d'humanite, entre autres celles-ci: Plus de guerre!
Une question domine ce congres.
Permettez-moi, puisque vous m'avez fait l'honneur insigne de me choisir pour president, permettez-moi de la signaler. Je le ferai en peu de mots. Nous tous qui sommes ici, qu'est-ce que nous voulons? La paix. Nous voulons la paix, nous la voulons ardemment. Nous la voulons absolument. Nous la voulons entre l'homme et l'homme, entre le peuple et le peuple, entre la race et la race, entre le frere et le frere, entre Abel et Cain. Nous voulons l'immense apaisement des haines.
Mais cette paix, comment la voulons-nous? La voulons-nous a tout prix? La voulons-nous sans conditions? Non! nous ne voulons pas de la paix le dos courbe et le front baisse; nous ne voulons pas de la paix sous le despotisme; nous ne voulons pas de la paix sous le baton; nous ne voulons pas de la paix sous le sceptre!
La premiere condition de la paix, c'est la delivrance: Pour cette delivrance, il faudra, a coup sur, une revolution, qui sera la supreme, et peut-etre, helas! une guerre, qui sera la derniere. Alors tout sera accompli. La paix, etant inviolable, sera eternelle. Alors, plus d'armees, plus de rois. Evanouissement du passe. Voila ce que nous voulons.
Nous voulons que le peuple vive, laboure, achete, vende, travaille, parle, aime et pense librement, et qu'il y ait des ecoles faisant des citoyens, et qu'il n'y ait plus de princes faisant des mitrailleuses. Nous voulons la grande republique continentale, nous voulons les Etats-Unis d'Europe, et je termine par ce mot: La liberte, c'est le but; la paix, c'est le resultat.
Les deliberations des Amis de la paix durerent quatre jours. Victor Hugo fit en ces termes la cloture du Congres:
Citoyens,
Mon devoir est de clore ce congres par une parole finale. Je tacherai qu'elle soit cordiale. Aidez-moi.
Vous etes le congres de la paix, c'est-a-dire de la conciliation. A ce sujet, permettez-moi un souvenir.
Il y a vingt ans, en 1849, il y avait a Paris ce qu'il y a aujourd'hui a Lausanne, un congres de la paix. C'etait le 24 aout, date sanglante, anniversaire de la Saint-Barthelemy. Deux pretres, representant les deux formes du christianisme, etaient la; le pasteur Coquerel et l'abbe Deguerry. Le president du congres, celui qui a l'honneur de vous parler en ce moment, evoqua le souvenir nefaste de 1572, et, s'adressant aux deux pretres, leur dit: "Embrassez-vous!"
En presence de cette date sinistre, aux acclamations de l'assemblee, le catholicisme et le protestantisme s'embrasserent. (Applaudissements.)
Aujourd'hui quelques jours a peine nous separent d'une autre date, aussi illustre que la premiere est infame, nous touchons au 21 septembre. Ce jour-la, la republique francaise a ete fondee, et, de meme que le 24 aout 1572 le despotisme et le fanatisme avaient dit leur dernier mot: Extermination, – le 21 septembre 1792 la democratie a jete son premier cri: Liberte, egalite, fraternite! (Bravo! bravo!)
Eh bien! en presence de cette date sublime, je me rappelle ces deux religions representees par deux pretres, qui se sont embrassees, et je demande un autre embrassement. Celui-la est facile et n'a rien a faire oublier. Je demande l'embrassement de la republique et du socialisme. (Longs applaudissements.)
Nos ennemis disent: le socialisme, au besoin, accepterait l'empire. Cela n'est pas. Nos ennemis disent: la republique ignore le socialisme. Cela n'est pas.
La haute formule definitive que je rappelais tout a l'heure, en meme temps qu'elle exprime toute la republique, exprime aussi tout le socialisme.
A cote de la liberte, qui implique la propriete, il y a l'egalite, qui implique le droit au travail, formule superbe de 1848! (applaudissements) et il y a la fraternite, qui implique la solidarite.
Donc, republique et socialisme, c'est un. (Bravos repetes.)
Moi qui vous parle, citoyens, je ne suis pas ce qu'on appelait autrefois un republicain de la veille, mais je suis un socialiste de l'avant-veille. Mon socialisme date de 1828. J'ai donc le droit d'en parler.
Le socialisme est vaste et non etroit. Il s'adresse a tout le probleme humain. Il embrasse la conception sociale tout entiere. En meme temps qu'il pose l'importante question du travail et du salaire, il proclame l'inviolabilite de la vie humaine, l'abolition du meurtre sous toutes ses formes, la resorption de la penalite par l'education, merveilleux probleme resolu. (Tres bien!) Il proclame l'enseignement gratuit et obligatoire. Il proclame le droit de la femme, cette egale de l'homme. (Bravos!) Il proclame le droit de l'enfant, cette responsabilite de l'homme. (Tres bien! – Applaudissements.) Il proclame enfin la souverainete de l'individu, qui est identique a la liberte.
Qu'est-ce que tout cela? C'est le socialisme. Oui. C'est aussi la republique! (Longs applaudissements.)
Citoyens, le socialisme affirme la vie, la republique affirme le droit. L'un eleve l'individu a la dignite d'homme, l'autre eleve l'homme a la dignite de citoyen. Est-il un plus profond accord?
Oui, nous sommes tous d'accord, nous ne voulons pas de cesar, et je defends le socialisme calomnie!
Le jour ou la question se poserait entre l'esclavage avec le bien-etre, panem et circenses, d'un cote, et, de l'autre, la liberte avec la pauvrete, – pas un, ni dans les rangs republicains, ni dans les rangs socialistes, pas un n'hesiterait! et tous, je le declare, je l'affirme, j'en reponds, tous prefereraient au pain blanc de la servitude le pain noir de la liberte. (Bravos prolonges.)
Donc, ne laissons pas poindre et germer l'antagonisme. Serrons-nous donc, mes freres socialistes, mes freres republicains, serrons-nous etroitement autour de la justice et de la verite, et faisons front a l'ennemi. (Oui, oui! bravo!)