Kitabı oku: «Actes et Paroles, Volume 3», sayfa 19
XXX
OBSEQUES DE MADAME LOUIS BLANC
26 AVRIL 1876
On lit dans le Rappel:
"Bien longtemps avant l'heure indiquee, les abords du n deg. 96 de la rue de Rivoli etaient encombres d'une foule qui grossissait de moment en moment, et qui debordait sur le boulevard Sebastopol et sur le square de la tour Saint-Jacques.
"Le cercueil, couvert de couronnes d'immortelles et de gros bouquets de lilas blancs, etait expose dans l'allee.
"Les amis intimes qui montaient etaient recus par M. Charles Blanc. Dans une chambre reculee, Louis Blanc, desespere; sanglotait. Victor Hugo lui disait de grandes et profondes paroles, qui auraient ete des consolations, s'il y en avait. Mme Charles Hugo, Mme Menard-Dorian, MM. Gambetta, Cremieux, Paul Meurice, etc., etaient venus donner au grand citoyen si cruellement eprouve un temoignage de leur douloureuse amitie.
"A une heure un quart, le corps a ete place sur le corbillard, et le cortege s'est mis en marche.
"Louis Blanc, si souffrant qu'il fut, moins de sa maladie que de son malheur, avait voulu suivre a pied. Il marchait derriere le char, donnant le bras a son frere.
"Le cortege a pris la rue de Rivoli et s'est dirige vers le cimetiere du Pere-Lachaise par la rue Saint-Antoine, la place de la Bastille et la rue de la Roquette. Sur tout ce parcours, les trottoirs et la chaussee etaient couverts d'une multitude respectueuse et cordiale.
"Quant au cortege, il se composait de tout ce qu'il y a de republicains dans les deux Chambres, dans le conseil municipal et dans la presse. Nous n'avons pas besoin de dire que la redaction du Rappel y etait au complet.
"Sur tout le trajet, Victor Hugo a ete l'objet de l'ovation que le peuple ne manque jamais de lui faire. Il etait dans une des voitures de deuil. Pendant quelque temps, la police a pu empecher la foule de trop s'approcher des roues. Mais a partir de la place de la Bastille, rien n'a pu retenir hommes et femmes de se presser a la portiere, de serrer la main qui a ecrit les Chatiments et Quatrevingt-Treize, de faire embrasser au grand poete les petits enfants.
"De la place de la Bastille au cimetiere, c'a ete une acclamation non interrompue: "Vive Victor Hugo! Vive la republique! Vive l'amnistie!" Devant la prison de la Roquette, une femme a crie: "Vive l'abolition de la peine de mort!"
"Lorsqu'on est arrive au cimetiere, l'immense foule qui suivait le corbillard y a trouve une nouvelle foule non moins immense. Ce n'est pas sans difficulte que le cortege a pu arriver a la fosse, creusee tout en haut du cimetiere, derriere la chapelle.
"Le corps descendu dans la fosse, M. le pasteur Auguste Dide a pris la parole, Mme Louis Blanc etait de la religion reformee. M. Dide a dit avec eloquence ce qu'a ete pour Louis Blanc celle qu'il a perdue, dans la proscription, pendant le siege et depuis.
"La chaleureuse harangue de M. Dide a produit une vive et universelle impression."
Ensuite Victor Hugo a parle:
DISCOURS DE VICTOR HUGO
Ce que Louis Blanc a fait pour moi il y a deux ans, je le fais aujourd'hui pour lui. Je viens dire en son nom l'adieu supreme a un etre aime. L'ami qui a encore la force de parler supplee l'ami qui ne sait meme plus s'il a encore la force de vivre. Ces douloureux serrements de main au bord des tombes font partie de la destinee humaine.
Madame Louis Blanc fut la compagne modeste d'un illustre exil. Louis Blanc proscrit trouva cette ame. La providence reserve de ces rencontres aux hommes justes; la vie portee a deux, c'est la vie heureuse. Madame Louis Blanc fut une figure sereine et calme, entrevue dans cette lumiere orageuse qui de nos jours se mele aux renommees. Madame Louis Blanc disparaissait dans le rayonnement de son glorieux mari, plus fiere de disparaitre que lui de rayonner. Il etait sa gloire, elle etait sa joie. Elle remplissait la grande fonction obscure de la femme, qui est d'aimer.
L'homme s'efforce, invente, cree, seme et moissonne, detruit et construit, pense, combat, contemple; la femme aime. Et que fait-elle avec son amour? Elle fait la force de l'homme. Le travailleur a besoin d'une vie accompagnee. Plus le travailleur est grand, plus la compagne doit etre douce.
Madame Louis Blanc avait cette douceur. Louis Blanc est un apotre de l'ideal; c'est le philosophe dans lequel il y a un tribun, c'est le grand orateur, c'est le grand citoyen, c'est l'honnete homme belligerant, c'est l'historien qui creuse dans le passe le sillon de l'avenir. De la une vie insultee et tourmentee. Quand Louis Blanc, dans sa lutte pour le juste et pour le vrai, en proie a toutes les haines et a tous les outrages, avait bien employe sa journee et bien fait dans la tempete son fier travail d'esprit combattant, il se tournait vers cette humble et noble femme, et se reposait dans son sourire. (Sensation.)
Helas! elle est morte.
Ah! venerons la femme. Sanctifions-la. Glorifions-la. La femme, c'est l'humanite vue par son cote tranquille; la femme, c'est le foyer, c'est la maison, c'est le centre des pensees paisibles. C'est le tendre conseil d'une voix innocente au milieu de tout ce qui nous emporte, nous courrouce et nous entraine. Souvent, autour de nous, tout est l'ennemi; la femme, c'est l'amie. Ah! protegeons-la. Rendons-lui ce qui lui est du. Donnons-lui dans la loi la place qu'elle a dans le droit. Honorons, o citoyens, cette mere, cette soeur, cette epouse. La femme contient le probleme social et le mystere humain. Elle semble la grande faiblesse, elle est la grande force. L'homme sur lequel s'appuie un peuple a besoin de s'appuyer sur une femme. Et le jour ou elle nous manque, tout nous manque. C'est nous qui sommes morts, c'est elle qui est vivante. Son souvenir prend possession de nous. Et quand nous sommes devant sa tombe, il nous semble que nous voyons notre ame y descendre et la sienne en sortir. (Vive emotion.)
Vous voila seul, o Louis Blanc.
O cher proscrit, c'est maintenant que l'exil commence.
Mais j'ai foi dans votre indomptable courage. J'ai foi dans votre ame illustre. Vous vaincrez. Vous vaincrez meme la douleur.
Vous savez bien que vous vous devez a la grande dispute du vrai, au droit, a la republique, a la liberte. Vous savez bien que vous avez en vous l'unique mandat imperatif, celui qu'aucune loi ne peut supprimer, la conscience. Vous dedierez a votre chere morte les vaillants efforts qui vous restent a faire. Vous vous sentirez regarde par elle. O mon ami, vivez, pleurez, perseverez. Les hommes tels que vous sont privilegies dans le sens redoutable du mot; ils resument en eux la douleur humaine; le sort leur fait une poignante et utile ressemblance avec ceux qu'ils doivent proteger et defendre; il leur impose l'affront continuel afin qu'ils s'interessent a ceux que l'on calomnie; il leur impose le combat perpetuel afin qu'ils s'interessent a tous ceux qui luttent; il leur impose le deuil eternel afin qu'ils s'interessent a tous ceux qui souffrent; comme si le mysterieux destin voulait, par cet incessant rappel a l'humanite, leur faire mesurer la grandeur de leur devoir a la grandeur de leur malheur. (Acclamation.}
Oh! tous, qui que nous soyons, o peuple, o citoyens, oublions nos douleurs, et ne songeons qu'a la patrie. Elle aussi, cette auguste France, elle est bien lugubrement accablee. Soyons-lui clements. Elle a des ennemis, helas! jusque parmi ses enfants! Les uns la couvrent de tenebres, les autres l'emplissent d'une implacable et sourde guerre. Elle a besoin de clarte, c'est-a-dire d'enseignement; elle a besoin d'union, c'est-a-dire d'apaisement; apportons-lui ce qu'elle demande. Eclairons-la, pacifions-la. Prenons conseil du grand lieu ou nous sommes; une fecondation profonde est dans tout, meme dans la mort, la mort etant une autre naissance. Oui, demandons aux choses sublimes qui nous entourent de nous donner pour la patrie ce que la patrie reclame; demandons-le aussi bien a ce tombeau qui est sous nos pieds, qu'a ce soleil qui est sur nos tetes; car ce qui sort du soleil, c'est la lumiere, et ce qui sort du tombeau, c'est la paix.
Paix et lumiere, c'est la vie. (Profonde sensation. Vive Victor Hugo!Vive Louis Blanc!}
XXXI
OBSEQUES DE GEORGE SAND
10 JUIN 1876
Les obseques de Mme George Sand ont eu lieu a Nohant. M. Paul Meurice a lu sur sa tombe le discours de M. Victor Hugo.
Je pleure une morte, et je salue une immortelle.
Je l'ai aimee, je l'ai admiree, je l'ai veneree; aujourd'hui, dans l'auguste serenite de la mort, je la contemple.
Je la felicite parce que ce qu'elle a fait est grand, et je la remercie parce que ce qu'elle a fait est bon. Je me souviens qu'un jour je lui ai ecrit: "Je vous remercie d'etre une si grande ame."
Est-ce que nous l'avons perdue?
Non.
Ces hautes figures disparaissent, mais ne s'evanouissent pas. Loin de la; on pourrait presque dire qu'elles se realisent. En devenant invisibles sous une forme, elles deviennent visibles sous l'autre. Transfiguration sublime.
La forme humaine est une occultation. Elle masque le vrai visage divin qui est l'idee. George Sand etait une idee; elle est hors de la chair, la voila libre; elle est morte, la voila vivante. Patuit dea.
George Sand a dans notre temps une place unique. D'autres sont les grands hommes; elle est la grande femme.
Dans ce siecle qui a pour loi d'achever la revolution francaise et de commencer la revolution humaine, l'egalite des sexes faisant partie de l'egalite des hommes, une grande femme etait necessaire. Il fallait que la femme prouvat qu'elle peut avoir tous nos dons virils sans rien perdre de ses dons angeliques; etre forte sans cesser d'etre douce. George Sand est cette preuve.
Il faut bien qu'il y ait quelqu'un qui honore la France, puisque tant d'autres la deshonorent. George Sand sera un des orgueils de notre siecle et de notre pays. Rien n'a manque a cette femme pleine de gloire. Elle a ete un grand coeur comme Barbes, un grand esprit comme Balzac, une grande ame comme Lamartine. Elle avait en elle la lyre. Dans cette epoque ou Garibaldi a fait des prodiges, elle a fait des chefs-d'oeuvre.
Ces chefs-d'oeuvre, les enumerer est inutile. A quoi bon se faire le plagiaire de la memoire publique? Ce qui caracterise leur puissance, c'est la bonte. George Sand etait bonne; aussi a-t-elle ete haie. L'admiration a une doublure, la haine, et l'enthousiasme a un revers, l'outrage. La haine et l'outrage prouvent pour, en voulant prouver contre. La huee est comptee par la posterite comme un bruit de gloire. Qui est couronne est lapide. C'est une loi, et la bassesse des insultes prend mesure sur la grandeur des acclamations.
Les etres comme George Sand sont des bienfaiteurs publics. Ils passent, et a peine ont-ils passe que l'on voit a leur place, qui semblait vide, surgir une realisation nouvelle du progres.
Chaque fois que meurt une de ces puissantes creatures humaines, nous entendons comme un immense bruit d'ailes; quelque chose s'en va, quelque chose survient.
La terre comme le ciel a ses eclipses; mais, ici-bas comme la-haut, la reapparition suit la disparition. Le flambeau qui etait un homme ou une femme et qui s'est eteint sous cette forme, se rallume sous la forme idee. Alors on s'apercoit que ce qu'on croyait eteint etait inextinguible. Ce flambeau rayonne plus que jamais; il fait desormais partie de la civilisation; il entre dans la vaste clarte humaine; il s'y ajoute; et le salubre vent des revolutions l'agite, mais le fait croitre; car les mysterieux souffles qui eteignent les clartes fausses alimentent les vraies lumieres.
Le travailleur s'en est alle; mais son travail est fait.
Edgar Quinet meurt, mais la philosophie souveraine sort de sa tombe et, du haut de cette tombe, conseille les hommes. Michelet meurt, mais derriere lui se dresse l'histoire tracant l'itineraire de l'avenir. George Sand meurt, mais elle nous legue le droit de la femme puisant son evidence dans le genie de la femme. C'est ainsi que la revolution se complete. Pleurons les morts, mais constatons les avenements; les faits definitifs surviennent, grace a ces fiers esprits precurseurs. Toutes les verites et toutes les justices sont en route vers nous, et c'est la le bruit d'ailes que nous entendons. Acceptons ce que nous donnent en nous quittant nos morts illustres; et, tournes vers l'avenir, saluons, sereins et pensifs, les grandes arrivees que nous annoncent ces grands departs.
XXXII
L'AMNISTIE AU SENAT
SEANCE DU LUNDI 22 MAI 1876
M. LE PRESIDENT. – L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de M. Victor Hugo et de plusieurs de nos collegues, relativement a l'amnistie.
La parole est a M. Victor Hugo.
(M. Victor Hugo monte a la tribune. Profonde attention.)
DISCOURS DE VICTOR HUGO
Messieurs,
Mes amis politiques et moi, nous avons pense que, dans une si haute et si difficile question, il fallait, par respect pour la question meme et par respect pour cette assemblee, ne rien laisser au hasard de la parole; et c'est pourquoi j'ai ecrit ce que j'ai a vous dire. Il convient d'ailleurs a mon age de ne prononcer que des paroles pesees et reflechies. Le senat, je l'espere, approuvera cette prudence.
Du reste, et cela va sans dire, mes paroles n'engagent que moi.
Messieurs, apres ces funestes malentendus qu'on appelle crises sociales, apres les dechirements et les luttes, apres les guerres civiles, qui ont ceci pour chatiment, c'est que souvent le bon droit s'y donne tort, les societes humaines, douloureusement ebranlees, se rattachent aux verites absolues et eprouvent un double besoin, le besoin d'esperer et le besoin d'oublier.
J'y insiste; quand on sort d'un long orage, quand tout le monde a, plus ou moins, voulu le bien et fait le mal, quand un certain eclaircissement commence a penetrer dans les profonds problemes a resoudre, quand l'heure est revenue de se mettre au travail, ce qu'on demande de toutes parts, ce qu'on implore, ce qu'on veut, c'est l'apaisement; et, messieurs, il n'y a qu'un apaisement, c'est l'oubli.
Messieurs, dans la langue politique, l'oubli s'appelle amnistie.
Je demande l'amnistie.
Je la demande pleine et entiere. Sans conditions. Sans restrictions.
Il n'y a d'amnistie que l'amnistie. L'oubli seul pardonne.
L'amnistie ne se dose pas. Demander: Quelle quantite d'amnistie faut-il? c'est comme si l'on demandait: Quelle quantite de guerison faut-il? Nous repondons: Il la faut toute.
Il faut fermer toute la plaie.
Il faut eteindre toute la haine.
Je le declare, ce qui a ete dit, depuis cinq jours, et ce qui a ete vote, n'a modifie en rien ma conviction.
La question se represente entiere devant vous, et vous avez le droit de l'examiner dans la plenitude de votre independance et de votre autorite.
Par quelle fatalite en est-on venu a ceci que la question qui devrait le plus nous rapprocher soit maintenant celle qui nous divise le plus?
Messieurs, permettez-moi d'elaguer de cette discussion tout ce qui est arbitraire. Permettez-moi de chercher uniquement la verite. Chaque parti a ses appreciations, qui sont loin d'etre des demonstrations; on est loyal des deux cotes, mais il ne suffit pas d'opposer des allegations a des allegations. Quand d'un cote on dit: l'amnistie rassure, de l'autre on repond: l'amnistie inquiete; a ceux qui disent: l'amnistie est une question francaise, on repond: l'amnistie n'est qu'une question parisienne; a ceux qui disent: l'amnistie est demandee par les villes, on replique: l'amnistie est repoussee par les campagnes. Qu'est-ce que tout cela? Ce sont des assertions. Et je dis a mes contradicteurs: les notres valent les votres. Nos affirmations ne prouvent pas plus contre vos negations que vos negations ne prouvent contre nos affirmations. Laissons de cote les mots et voyons les choses. Allons, au fait. L'amnistie est-elle juste? oui ou non.
Si elle est juste, elle est politique.
La est toute la question.
Examinons.
Messieurs, aux epoques de discorde, la justice est invoquee par tous les partis. Elle n'est d'aucun. Elle ne connait qu'elle-meme. Elle est divinement aveugle aux passions humaines. Elle est la gardienne de tout le monde et n'est la servante de personne. La justice ne se mele point aux guerres civiles, mais elle ne les ignore pas, et elle y intervient. Et savez-vous a quel moment elle y arrive?
Apres.
Elle laisse faire les tribunaux d'exception, et, quand ils ont fini, elle commence.
Alors elle change de nom et elle s'appelle la clemence.
La clemence n'est autre chose que la justice, plus juste. La justice ne voit que la faute, la clemence voit le coupable. A la justice, la faute apparait dans une sorte d'isolement inexorable; a la clemence, le coupable apparait entoure d'innocents; il a un pere, une mere, une femme, des enfants, qui sont condamnes avec lui et qui subissent sa peine. Lui, il a le bagne ou l'exil; eux, ils ont la misere. Ont-ils merite le chatiment? Non. L'endurent-ils? Oui. Alors la clemence trouve la justice injuste. Elle s'interpose et elle fait grace. La grace, c'est la rectification sublime que fait a la justice d'en bas la justice d'en haut. (Mouvement.)
Messieurs, la clemence a raison.
Elle a raison dans l'ordre civil et social, et elle a plus raison encore dans l'ordre politique. La, devant cette calamite, la guerre entre citoyens, la clemence n'est pas seulement utile, elle est necessaire; la, se sentant en presence d'une immense conscience troublee qui est la conscience publique, la clemence depasse le pardon, et, je viens de le dire, elle va jusqu'a l'oubli. Messieurs, la guerre civile est une sorte de faute universelle. Qui a commence? Tout le monde et personne. De la cette necessite, l'amnistie. Mot profond qui constate a la fois la defaillance de tous et la magnanimite de tous. Ce que l'amnistie a d'admirable et d'efficace, c'est qu'on y retrouve la solidarite humaine. C'est plus qu'un acte de souverainete, c'est un acte de fraternite. C'est le dementi a la discorde. L'amnistie est la supreme extinction des coleres, elle est la fin des guerres civiles. Pourquoi? Parce qu'elle contient une sorte de pardon reciproque.
Je demande l'amnistie.
Je la demande dans un but de reconciliation.
Ici les objections se dressent devant moi; ces objections sont presque des accusations. On me dit: Votre amnistie est immorale et inhumaine! vous sapez l'ordre social! vous vous faites l'apologiste des incendiaires et des assassins! vous plaidez pour des attentats! vous venez au secours des malfaiteurs!
Je m'arrete. Je m'interroge.
Messieurs, depuis cinq ans, je remplis, dans la mesure de mes forces, un douloureux devoir que, du reste, d'autres, meilleurs que moi, remplissent mieux que moi. Je rends de temps en temps, et le plus frequemment que je puis, de respectueuses visites a la misere. Oui, depuis cinq ans, j'ai souvent monte de tristes escaliers; je suis entre dans des logis ou il n'y a pas d'air l'ete, ou il n'y a pas de feu l'hiver, ou il n'y a pas de pain ni l'hiver ni l'ete. J'ai vu, en 1872, une mere dont l'enfant, un enfant de deux ans, etait mort d'un retrecissement d'intestins cause par le manque d'aliments. J'ai vu des chambres pleines de fievre et de douleur; j'ai vu se joindre des mains suppliantes; j'ai vu se tordre des bras desesperes; j'ai entendu des rales et des gemissements, la des vieillards, la des femmes, la des enfants; j'ai vu des souffrances, des desolations, des indigences sans nom, tous les haillons du denument, toutes les paleurs de la famine, et, quand j'ai demande la cause de toute cette misere, on m'a repondu: C'est que l'homme est absent! L'homme, c'est le point d'appui, c'est le travailleur, c'est le centre vivant et fort, c'est le pilier de la famille. L'homme n'y est pas, c'est pourquoi la misere y est. Alors j'ai dit: Il faudrait que l'homme revint. Et parce que je dis cela, j'entends des cris de malediction. Et, ce qui est pire, des paroles d'ironie. Cela m'etonne, je l'avoue. Je me demande ce qu'ils ont fait, ces etres accables, ces vieillards, ces enfants, ces femmes; ces veuves, dont le mari n'est pas mort, ces orphelins dont le pere est vivant! Je me demande s'il est juste de punir tous ces groupes douloureux pour des fautes qu'ils n'ont pas commises. Je demande qu'on leur rende le pere. Je suis stupefait d'eveiller tant de colere parce que j'ai compassion de tant de detresse, parce que je n'aime pas voir les infirmes grelotter de faim et de froid, parce que je m'agenouille devant les vieilles meres inconsolables, et parce que je voudrais rechauffer les pieds nus des petits enfants! Je ne puis m'expliquer comment il est possible qu'en defendant les familles j'ebranle la societe, et comment il se fait que, parce que je plaide pour l'innocence, je sois l'avocat du crime!
Quoi! parce que, voyant des infortunes inouies et immeritees, de lamentables pauvretes, des meres et des epouses qui sanglotent, des vieillards qui n'ont meme plus de grabats, des enfants qui n'ont meme plus de berceaux, j'ai dit: me voila! que puis-je pour vous? a quoi puis-je vous etre bon? et parce que les meres m'ont dit: rendez-nous nos fils! et parce que les femmes m'ont dit: rendez-nous notre mari! et parce que les enfants m'ont dit: rendez-nous notre pere! et parce que j'ai repondu: j'essaierai! – j'ai mal fait! j'ai eu tort!
Non! vous ne le pensez pas, je vous rends cette justice. Aucun de vous ne le pense ici!
Eh bien! j'essaie en ce moment.
Messieurs, ecoutez-moi avec patience, comme on ecoute celui qui plaide; c'est le droit sacre de defense que j'exerce devant vous; et si, songeant a tant de detresses et a tant d'agonies qui m'ont confie leur cause, dans la conviction de ma compassion, il m'arrive de depasser involontairement les limites que je veux m'imposer, souvenez-vous que je suis en ce moment le porte-parole de la clemence, et que, si la clemence est une imprudence, c'est une belle imprudence, et la seule permise a mon age; souvenez-vous qu'un exces de pitie, s'il pouvait y avoir exces dans la pitie, serait pardonnable chez celui qui a vecu beaucoup d'annees, que celui qui a souffert a droit de proteger ceux qui souffrent, que c'est un vieillard qui vous sollicite pour des femmes et pour des enfants, et que c'est un proscrit qui vous parle pour des vaincus. (Vive emotion sur tous les bancs.)
Messieurs, un profond doute est toujours mele aux guerres civiles. J'en atteste qui? Le rapport officiel. Il avoue, page 2, que l'obscurite du mouvement (du 18 mars) permettait a chacun (je cite) d'entrevoir la realisation de quelques idees, justes peut-etre. C'est ce que nous avons toujours dit. Messieurs, la poursuite a ete illimitee, l'amnistie ne doit pas etre moindre. L'amnistie seule, l'amnistie totale, peut effacer ce proces fait a une foule, proces qui debute par trente-huit mille arrestations, dans lesquelles il y a huit cent cinquante femmes et six cent cinquante et un enfants de quinze ans, seize ans et sept ans.
Est-il un seul de vous, messieurs, qui puisse aujourd'hui passer sans un serrement de coeur dans de certains quartiers de Paris; par exemple, pres de ce sinistre soulevement de paves encore visible au coin de la rue Rochechouart et du boulevard? Qu'y a-t-il sous ces paves? Il y a cette clameur confuse des victimes qui va quelquefois si loin dans l'avenir. Je m'arrete; je me suis impose des reserves, et je ne veux pas les franchir; mais cette clameur fatale, il depend de vous de l'eteindre. Messieurs, depuis cinq ans l'histoire a les yeux fixes sur ce tragique sous-sol de Paris, et elle en entendra sortir des voix terribles tant que vous n'aurez pas ferme la bouche des morts et decrete l'oubli.
Apres la justice, apres la pitie, considerez la raison d'etat. Songez qu'a cette heure les deportes et les expatries se comptent par milliers, et qu'il y a de plus les innombrables fuites des innocents effrayes, enorme chiffre inconnu. Cette vaste absence affaiblit le travail national; rendez les travailleurs aux ateliers; on vous l'a dit eloquemment dans l'autre Chambre, rendez a nos industries parisiennes ces ouvriers qui sont des artistes; faites revenir ceux qui nous manquent; pardonnez et rassurez; le conseil municipal n'evalue pas a moins de cent mille le nombre des disparus. Les severites qui frappent des populations reagissent sur la prosperite publique; l'expulsion des maures a commence la ruine de l'Espagne et l'expulsion des juifs l'a consommee; la revocation de l'edit de Nantes a enrichi l'Angleterre et la Prusse aux depens de la France. Ne recommencez pas ces irreparables fautes politiques.
Pour toutes les raisons, pour les raisons sociales, pour les raisons morales, pour les raisons politiques, votez l'amnistie. Votez-la virilement. Elevez-vous au-dessus des alarmes factices. Voyez comme la suppression de l'etat de siege a ete simple. La promulgation de l'amnistie ne le serait pas moins. (Tres bien! a l'extreme gauche.) Faites grace.
Je ne veux rien eluder. Ici se presente un cote grave de la question; le pouvoir executif intervient et nous dit: Faire grace, cela me regarde.
Entendons-nous.
Messieurs, il y a deux facons de faire grace; une petite et une grande. L'ancienne monarchie pratiquait la clemence de deux manieres; par lettres de grace, ce qui effacait la peine, et par lettres d'abolition, ce qui effacait le delit. Le droit de grace s'exercait dans l'interet individuel, le droit d'abolition s'exercait dans l'interet public. Aujourd'hui, de ces deux prerogatives de la royaute, le droit de grace et le droit d'abolition, le droit de grace, qui est le droit limite, est reserve au pouvoir executif, le droit d'abolition, qui est le droit illimite, vous appartient. Vous etes en effet le pouvoir souverain; et c'est a vous que revient le droit superieur. Le droit d'abolition, c'est l'amnistie. Dans cette situation, le pouvoir executif vous offre de se substituer a vous; la petite clemence remplacera la grande; c'est l'ancien bon plaisir. C'est-a-dire que le pouvoir executif vous fait une proposition qui revient a ceci, une des deux commissions parlementaires vous a dit le mot dans toute son ingenuite: Abdiquez!
Ainsi, il y a un grand acte a faire, et vous ne le feriez pas! Ainsi, le premier usage que vous feriez de votre souverainete, ce serait l'abdication! Ainsi, vous arrivez, vous sortez de la nation, vous avez en vous la majeste meme du peuple, vous tenez de lui ce mandat auguste, eteindre les haines, fermer les plaies, calmer les coeurs, fonder la republique sur la justice, fonder la paix sur la clemence; et ce mandat, vous le deserteriez, et vous descendriez des hauteurs ou la confiance publique vous a places, et votre premier soin, ce serait de subordonner le pouvoir superieur au pouvoir inferieur; et, dans cette douloureuse question qui a besoin d'un vaste effort national, vous renonceriez, au nom de la nation, a la toute-puissance de la nation! Quoi! dans un moment ou l'on attend tout de vous, vous vous annuleriez! Quoi! ce supreme droit d'abolition, vous ne l'exerceriez pas contre la guerre civile! Quoi! 1830 a eu son amnistie, la Convention a eu son amnistie, l'Assemblee constituante de 1789 a eu son amnistie, et, de meme que Henri IV a amnistie la Ligue, Hoche a amnistie la Vendee; et ces traditions venerables, vous les dementiriez! Et c'est par de la petitesse et de la peur que vous couronneriez toutes ces grandeurs de notre histoire! Quoi! laissant subsister tous les souvenirs cuisants, toutes les rancunes, toutes les amertumes, vous substitueriez un expedient sans efficacite politique, un long et contestable travail de graces partielles, la misericorde assaisonnee de favoritisme, les hypocrisies tenues pour repentirs, une obscure revision de proces perilleuse pour le respect legal du a la chose jugee, une serie de bonnes actions quasi royales, plus ou moins petites, a cette chose immense et superbe, la patrie ouvrant ses bras a ses enfants, et disant: Revenez tous! j'ai oublie!
Non! non! non! n'abdiquez pas! (Mouvement.)
Messieurs, ayez foi en vous-memes. L'intrepidite de la clemence est le plus beau spectacle qu'on puisse donner aux hommes. Mais ici la clemence n'est pas l'imprudence, la clemence est la sagesse; la clemence est la fin des coleres et des haines; la clemence est le desarmement de l'avenir. Messieurs, ce que vous devez a la France, ce que la France attend de vous, c'est l'avenir apaise.
La pitie et la douceur sont de bons moyens de gouvernement. Placer au-dessus de la loi politique la loi morale, c'est l'unique moyen de subordonner toujours les revolutions a la civilisation. Dire aux hommes: Soyez bons, c'est leur dire: Soyez justes. Aux grandes epreuves doivent succeder les grands exemples. Une aggravation de catastrophes se rachete et se compense par une augmentation de justice et de sagesse. Profitons des calamites publiques pour ajouter une verite a l'esprit humain, et quelle verite plus haute que celle-ci: Pardonner, c'est guerir!
Votez l'amnistie.
Enfin, songez a ceci:
Les amnisties ne s'eludent point. Si vous votez l'amnistie, la question est close; si vous rejetez l'amnistie, la question commence.
Je voudrais m'arreter ici, mais les objections s'opiniatrent. Je les entends. Quoi! tout amnistier? Oui! Quoi! non seulement les delits politiques, mais les delits ordinaires? Je dis: Oui! et l'on me replique: Jamais!
Messieurs, ma reponse sera courte et ce sera mon dernier mot.
Je vais simplement mettre sous vos yeux une page d'histoire. Ensuite vous conclurez. (Mouvement. – Profond silence.)
Il y a vingt-cinq ans, un homme s'insurgeait contre une nation. Un jour de decembre, ou, pour mieux dire, une nuit, cet homme, charge de defendre et de garder la Republique, la prenait au collet, la terrassait et la tuait, attentat qui est le plus grand forfait de l'histoire. (Tres bien! a l'extreme gauche.) Autour de cet attentat, car tout crime a pour point d'appui d'autres crimes, cet homme et ses complices commettaient d'innombrables delits de droit commun. Laissez passer l'histoire! Vol: vingt-cinq millions etaient empruntes de force a la Banque; subornation de fonctionnaires: les commissaires de police, devenus des malfaiteurs, arretaient des representants inviolables; embauchage militaire, corruption de l'armee: les soldats gorges d'or etaient pousses a la revolte contre le gouvernement regulier; offense a la magistrature: les juges etaient chasses de leurs sieges par des caporaux; destruction d'edifices: le palais de l'Assemblee etait demoli, l'hotel Sallandrouze etait canonne et mitraille; assassinat: Baudin etait tue, Dussoubs etait tue, un enfant de sept ans etait tue rue Tiquetonne, le boulevard Montmartre etait jonche de cadavres; plus tard, car cet immense crime couvrit la France, Martin Bidaure etait fusille, fusille deux fois, Charlet, Cirasse et Cuisinier etaient assassines par la guillotine en place publique. Du reste, l'auteur de ces attentats etait un recidiviste; et, pour me borner aux delits de droit commun, il avait deja tente de commettre un meurtre, il avait, a Boulogne, tire un coup de pistolet a un officier de l'armee, le capitaine Col-Puygellier. Messieurs, le fait que je rappelle, le monstrueux fait de Decembre, ne fut pas seulement un forfait politique, il fut un crime de droit commun; sous le regard de l'histoire, il se decompose ainsi: vol a main armee, subornation, voies de fait aux magistrats, embauchages militaires, demolition d'edifices, assassinat. Et j'ajoute: contre qui fut commis ce crime? Contre un peuple. Et au profit de qui? Au profit d'un homme. (Tres bien! tres bien! a l'extreme gauche.)