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Kitabı oku: «Han d'Islande», sayfa 17

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XXIX

Compagnon, eh! compagnon, de quel compagnon es-tu donc né? de quel enfant des hommes es-tu provenu pour oser ainsi attaquer Fafnir?

Edda

Le premier rayon du soleil levant rougissait à peine la plus haute cime des rochers qui bordent la mer, lorsqu'un pêcheur, qui était venu avant l'aube jeter ses filets à quelques portées d'arquebuse du rivage, en face de l'entrée de la grotte de Walderhog, vit comme une figure enveloppée d'un manteau, ou d'un linceul, descendre le long des roches et disparaître sous la voûte formidable de la caverne. Frappé de terreur, il recommanda sa barque et son âme à saint Usuph, et courut raconter à sa famille effrayée qu'il avait aperçu l'un des spectres qui habitent le palais de Han d'Islande rentrer dans la grotte au lever du jour.

Ce spectre, l'entretien et l'effroi futur des longues veillées d'hiver, c'était Ordener, le noble fils du vice-roi de Norvège, qui, tandis que les deux royaumes le croyaient livré à de doux soins auprès de son altière fiancée, venait, seul et inconnu, exposer sa vie pour celle à qui il avait donné son coeur et son avenir, pour la fille d'un proscrit.

De tristes présages, de sinistres prédictions l'avaient accompagné à ce but de son voyage; il venait de quitter la famille du pêcheur, et en lui disant adieu la bonne Maase s'était mise en prières pour lui devant le seuil de sa porte. Le montagnard Kennybol et ses six compagnons, qui lui avaient indiqué le chemin, s'étaient séparés de lui à un demi-mille de Walderhog, et ces intrépides chasseurs, qui allaient en riant affronter un ours, avaient longtemps attaché un oeil d'épouvante sur le sentier que suivait l'aventureux voyageur.

Le jeune homme entra dans la grotte de Walderhog, comme on entre dans un port longtemps désiré. Il éprouvait une joie céleste en songeant qu'il allait accomplir l'objet de sa vie, et que dans quelques instants peut-être il aurait donné tout son sang pour son Éthel. Près d'attaquer un brigand redouté d'une province entière, un monstre, un démon peut-être, ce n'était point cette effrayante figure qui apparaissait à son imagination; il ne voyait que l'image de la douce vierge captive, priant pour lui sans doute devant l'autel de sa prison. S'il se fût dévoué pour toute autre qu'elle, il aurait pu songer un moment, pour les mépriser, aux périls qu'il venait chercher de si loin; mais est-ce qu'une réflexion trouve place dans un jeune coeur au moment où il bat de la double exaltation d'un beau dévouement et d'un noble amour?

Il s'avança, la tête haute, sous la voûte sonore dont les mille échos multipliaient le bruit de ses pas, sans même jeter un coup d'oeil sur les stalactites, sur les basaltes séculaires qui pendaient au-dessus de sa tête parmi des cônes de mousses, de lierre et de lichen; assemblages confus de formes bizarres, dont la crédulité superstitieuse des campagnards norvégiens avait fait plus d'une fois des foules de démons ou des processions de fantômes.

Il passa avec la même indifférence devant ce tombeau du roi Walder, auquel se rattachaient tant de traditions lugubres, et il n'entendit d'autre voix que les longs sifflements de la bise sous ces funèbres galeries.

Il continua sa marche sous de tortueuses arcades, éclairées faiblement par des crevasses à demi obstruées d'herbes et de bruyères. Son pied heurtait souvent je ne sais quelles ruines, qui roulaient sur le roc avec un son creux, et présentaient dans l'ombre à ses yeux des apparences de crânes brisés, ou de longues rangées de dents blanches et dépouillées jusqu'à leurs racines.

Mais aucune terreur ne montait jusqu'à son âme. Il s'étonnait seulement de n'avoir pas encore rencontré le formidable habitant de cette horrible grotte.

Il arriva dans une sorte de salle ronde, naturellement creusée dans le flanc du rocher. Là aboutissait la route souterraine qu'il avait suivie, et les parois de la salle n'offraient plus d'autre ouverture que de larges fentes, à travers lesquelles on apercevait les montagnes et les forêts extérieures.

Surpris d'avoir ainsi infructueusement parcouru toute la fatale caverne, il commença à désespérer de rencontrer le brigand. Un monument de forme singulière, situé au milieu de la salle souterraine, appela son attention. Trois pierres longues et massives, posées debout sur le sol, en soutenaient une quatrième, large et carrée, comme trois piliers portent un toit. Sous cette espèce de trépied gigantesque s'élevait une sorte d'autel, formé également d'un seul quartier de granit, et percé circulairement au milieu de sa face supérieure. Ordener reconnut une de ces colossales constructions druidiques qu'il avait souvent observées dans ses voyages en Norvège, et dont les modèles les plus étonnants peut-être sont, en France, les monuments de Lokmariaker et de Carnac. Édifices étranges qui ont vieilli, posés sur la terre comme des tentes d'un jour, et où la solidité naît de la seule pesanteur.

Le jeune homme, livré à ses rêveries, s'appuya machinalement sur cet autel, dont la bouche de pierre était brunie, tant elle avait bu profondément le sang des victimes humaines.

Tout à coup il tressaillit; une voix, qui semblait sortir de la pierre, avait frappé son oreille:

– Jeune homme, c'est avec des pieds qui touchent au sépulcre que tu es venu dans ce lieu.

Il se leva brusquement, et sa main se jeta sur son sabre, tandis qu'un écho, faible comme la voix d'un mort, répétait distinctement dans les profondeurs de la grotte:

– Jeune homme, c'est avec des pieds qui touchent au sépulcre que tu es venu dans ce lieu.

En ce moment, une tête effroyable se leva de l'autre côté de l'autel druidique, avec des cheveux rouges et un rire atroce.

– Jeune homme, répéta-t-elle, oui, tu es venu dans ce lieu avec des pieds qui touchent au sépulcre.

– Et avec une main qui touche une épée, répondit le jeune homme sans s'émouvoir.

Le monstre sortit entièrement de dessous l'autel, et montra ses membres trapus et nerveux, ses vêtements sauvages et sanglants, ses mains crochues et sa lourde hache de pierre.

– C'est moi, dit-il avec un grondement de bête fauve.

– C'est moi, répondit Ordener.

– Je t'attendais.

– Je faisais plus, repartit l'intrépide jeune homme, je te cherchais.

Le brigand croisa les bras.

– Sais-tu qui je suis?

– Oui.

– Et tu n'as point de peur?

– Je n'en ai plus.

– Tu as donc éprouvé une crainte en venant ici?

Et le monstre balançait sa tête d'un air triomphant.

– Celle de ne pas te rencontrer.

– Tu me braves, et tes pas viennent de trébucher contre des cadavres humains!

– Demain, peut-être, ils trébucheront contre le tien.

Un tremblement de colère saisit le petit homme. Ordener, immobile, conservait son attitude calme et fière.

– Prends garde! murmura le brigand; je vais fondre sur toi, comme la grêle de Norvège sur un parasol.

– Je ne voudrais point d'autre bouclier contre toi.

On eût dit qu'il y avait dans le regard d'Ordener quelque chose qui dominait le monstre. Il se mit à arracher avec ses ongles les poils de son manteau, comme un tigre qui dévore l'herbe avant de s'élancer sur sa proie.

– Tu m'apprends ce que c'est que la pitié, dit-il.

– Et à moi, ce que c'est que le mépris.

– Enfant, ta voix est douce, ton visage est frais, comme la voix et le visage d'une jeune fille;– quelle mort veux-tu de moi?

– La tienne.

Le petit homme rit.

– Tu ne sais point que je suis un démon, que mon esprit est l'esprit d'Ingolphe l'Exterminateur.

– Je sais que tu es un brigand, que tu commets le meurtre pour de l'or.

– Tu te trompes, interrompit le monstre, c'est pour du sang.

– N'as-tu pas été payé par les d'Ahlefeld pour assassiner le capitaine Dispolsen?

– Que me dis-tu là? Quels sont ces noms?

– Tu ne connais pas le capitaine Dispolsen, que tu as assassiné sur la grève d'Urchtal?

– Cela se peut, mais je l'ai oublié, comme je t'aurai oublié dans trois jours.

– Tu ne connais pas le comte d'Ahlefeld, qui t'a payé pour enlever au capitaine un coffret de fer?

– D'Ahlefeld! Attends; oui, je le connais. J'ai bu hier le sang de son fils dans le crâne du mien.

Ordener frissonna d'horreur.

– Est-ce que tu n'étais pas content de ton salaire?

– Quel salaire? demanda le brigand.

– Écoute; ta vue me pèse; il faut en finir. Tu as dérobé, il y a huit jours, une cassette de fer à l'une de tes victimes, à un officier de Munckholm?

Ce mot fit tressaillir le brigand.

– Un officier de Munckholm! dit-il entre ses dents.

Puis il reprit, avec un mouvement de surprise:

– Serais-tu aussi un officier de Munckholm, toi?

– Non, dit Ordener.

– Tant pis!

Et les traits du brigand se rembrunirent.

– Écoute, reprit l'opiniâtre Ordener, où est cette cassette que tu as dérobée au capitaine?

Le petit homme parut méditer un instant.

– Par Ingolphe! voilà une méchante boîte de fer qui occupe bien des esprits. Je te réponds que l'on cherchera moins celle qui contiendra tes os, si jamais ils sont recueillis dans un cercueil.

Ces paroles, en montrant à Ordener que le brigand connaissait la cassette dont il lui parlait, lui rendirent l'espoir de la reconquérir.

– Dis-moi ce que tu as fait de cette cassette. Est-elle au pouvoir du comte d'Ahlefeld?

– Non.

– Tu mens, car tu ris.

– Crois ce que tu voudras. Que m'importe?

Le monstre avait en effet pris un air railleur qui inspirait de la défiance à Ordener. Il vit qu'il n'y avait plus rien à faire que de le mettre en fureur, ou de l'intimider, s'il était possible.

– Entends-moi, dit-il en élevant la voix, il faut que tu me donnes cette cassette.

L'autre répondit par un ricanement farouche.

– Il faut que tu me la donnes! répéta le jeune homme d'une voix tonnante.

– Est-ce que tu es accoutumé à donner des ordres aux buffles et aux ours? répliqua le monstre avec le même rire.

– J'en donnerais au démon dans l'enfer.

– C'est ce que tu seras à même de faire tout à l'heure.

Ordener tira son sabre, qui étincela dans l'ombre comme un éclair.

– Obéis!

– Allons, reprit l'autre en secouant sa hache, il ne tenait qu'à moi de briser tes os et de sucer ton sang quand tu es arrivé, mais je me suis contenu; j'étais curieux de voir le moineau franc fondre sur le vautour.

– Misérable, cria Ordener, défends-toi!

– C'est la première fois qu'on me le dit, murmura le brigand en grinçant des dents.

En parlant ainsi, il sauta sur l'autel de granit et se ramassa sur lui-même, comme le léopard qui attend le chasseur au haut d'un rocher pour se précipiter sur lui à l'improviste.

De là son oeil fixe plongeait sur le jeune homme et semblait chercher de quel côté il pourrait le mieux s'élancer sur lui. C'en était fait du noble Ordener, s'il eût attendu un instant. Mais il ne donna pas au brigand le temps de réfléchir, et se jeta impétueusement sur lui en lui portant la pointe de son sabre au visage.

Alors commença le combat le plus effrayant que l'imagination puisse se figurer. Le petit homme, debout sur l'autel, comme une statue sur son piédestal, semblait une des horribles idoles qui, dans les siècles barbares, avaient reçu dans ce même lieu des sacrifices impies et de sacrilèges offrandes.

Ses mouvements étaient si rapides que de quelque côté qu'Ordener l'attaquât, il rencontrait toujours la face du monstre et le tranchant de sa hache. Il aurait été mis en pièces dès les premiers chocs s'il n'avait eu l'heureuse inspiration de rouler son manteau autour de son bras gauche, en sorte que la plupart des coups de son furieux ennemi se perdaient dans ce bouclier flottant. Ils firent ainsi inutilement, pendant plusieurs minutes, des efforts inouïs pour se blesser l'un et l'autre. Les yeux gris et enflammés du petit homme sortaient de leur orbite. Surpris d'être si vigoureusement et si audacieusement combattu par un adversaire en apparence si faible, une rage sombre avait remplacé ses ricanements sauvages. L'atroce immobilité des traits du monstre, le calme intrépide de ceux d'Ordener contrastaient singulièrement avec la promptitude de leurs mouvements et la vivacité de leurs attaques.

On n'entendait d'autre bruit que le cliquetis des armes, les pas tumultueux du jeune homme, et la respiration pressée des deux combattants, quand le petit homme poussa un rugissement terrible. Le tranchant de sa hache venait de s'engager dans les plis du manteau. Il se roidit; il secoua furieusement son bras, et ne fit qu'embarrasser le manche avec le tranchant dans l'étoffe, qui, à chaque nouvel effort, se tordait de plus en plus à l'entour.

Le formidable brigand vit le fer du jeune homme s'appuyer sur sa poitrine.

– Écoute-moi encore une fois, dit Ordener triomphant; veux-tu me remettre ce coffre de fer que tu as lâchement volé?

Le petit homme garda un moment le silence, puis il dit au milieu d'un rugissement:

– Non, et sois maudit!

Ordener reprit, sans quitter son attitude victorieuse et menaçante:

– Réfléchis!

– Non; je t'ai dit que non, répéta le brigand.

Le noble jeune homme baissa son sabre.

– Eh bien! dit-il, dégage ta hache des plis de mon manteau, afin que nous puissions continuer.

Un rire dédaigneux fut la réponse du monstre.

– Enfant, tu fais le généreux, comme si j'en avais besoin!

Avant qu'Ordener surpris eût pu tourner la tête, il avait posé son pied sur l'épaule de son loyal vainqueur, et d'un bond il était à douze pas dans la salle.

D'un autre bond il était sur Ordener. Il s'était suspendu à lui tout entier, comme la panthère s'attache de la gueule et des griffes aux flancs du grand lion. Ses ongles s'enfonçaient dans les épaules du jeune homme; ses genoux noueux pressaient ses hanches, tandis que son affreux visage présentait aux yeux d'Ordener une bouche sanglante et des dents de bête fauve prêtes à le déchirer. Il ne parlait plus; aucune parole humaine ne s'échappait de son gosier pantelant; un mugissement sourd, entremêlé de cris rauques et ardents, exprimait seul sa rage. C'était quelque chose de plus hideux qu'une bête féroce, de plus monstrueux qu'un démon; c'était un homme auquel il ne restait rien d'humain.

Ordener avait chancelé sous l'assaut du petit homme, et serait tombé à ce choc inattendu, si l'un des larges piliers du monument druidique ne se fût trouvé derrière lui pour le soutenir. Il resta donc à demi renversé sur le dos, et haletant sous le poids de son formidable ennemi. Qu'on pense que tout ce que nous venons de décrire s'était passé en aussi peu de temps qu'il faut pour se le figurer, et l'on aura quelque idée de ce que présentait d'horrible ce moment de la lutte.

Nous l'avons dit, le noble jeune homme avait chancelé, mais il n'avait pas tremblé. Il se hâta de donner une pensée d'adieu à son Éthel. Cette pensée d'amour fut comme une prière; elle lui rendit des forces. Il enlaça le monstre de ses deux bras; puis, saisissant la lame de son sabre par le milieu, il lui appuya perpendiculairement la pointe sur l'épine du dos. Le brigand atteint poussa une clameur effrayante, et d'un soubresaut, qui ébranla Ordener, il se dégagea des bras de son intrépide adversaire et alla tomber à quelques pas en arrière, emportant dans ses dents un lambeau du manteau vert qu'il avait mordu dans sa fureur.

Il se releva, souple et agile comme un jeune chamois, et le combat recommença pour la troisième fois, d'une manière plus terrible encore. Le hasard avait jeté près du lieu où il se trouvait un amas de quartiers de rochers, entre lesquels les mousses et les ronces croissaient paisiblement depuis des siècles. Deux hommes de force ordinaire auraient à peine pu soulever la moindre de ces masses. Le brigand en saisit une de ses deux bras et l'éleva au-dessus de sa tête en la balançant vers Ordener. Son regard fut affreux dans ce moment. La pierre, lancée avec violence, traversa lourdement l'espace; le jeune homme n'eut que le temps de se détourner. Le quartier de granit s'était brisé en éclats au pied du mur souterrain avec un bruit épouvantable, que se renvoyèrent longtemps les échos profonds de la grotte.

Ordener étourdi avait à peine eu le temps de reprendre son sang-froid, qu'une seconde masse de pierre se balançait dans les mains du brigand. Irrité de se voir ainsi lapider lâchement, il s'élança vers le petit homme, le sabre haut, afin de changer de combat; mais le bloc formidable, parti comme un tonnerre, rencontra, en roulant dans l'atmosphère épaisse et sombre de la caverne, la lame frêle et nue sur son passage; elle tomba en éclats comme un morceau de verre, et le rire farouche du monstre remplit la voûte.

Ordener était désarmé.

– As-tu, cria le monstre, quelque chose à dire à Dieu ou au diable avant de mourir?

Et son oeil lançait des flammes, et tous ses muscles s'étaient roidis de rage et de joie, et il s'était précipité avec un frémissement d'impatience sur sa hache laissée à terre dans les plis du manteau.– Pauvre Éthel!

Tout à coup un rugissement lointain se fait entendre au dehors. Le monstre s'arrête. Le bruit redouble; des clameurs d'hommes se mêlent aux grondements plaintifs d'un ours. Le brigand écoute. Les cris douloureux continuent. Il saisit brusquement la hache et s'élance, non vers Ordener, mais vers l'une des crevasses dont nous avons parlé et qui donnaient passage au jour. Ordener, au comble de la surprise de se voir ainsi oublié, se dirige comme lui vers l'une de ces portes naturelles, et voit, dans une clairière assez voisine, un grand ours blanc réduit aux abois par sept chasseurs, parmi lesquels il croit même distinguer ce Kennybol dont les paroles l'avaient tant frappé la veille.

Il se retourne. Le brigand n'était plus dans la grotte, et il entend au dehors une voix effrayante qui criait:

– Friend! Friend! je suis à toi! me voici!

XXX

Pierre le bon enfant aux dés a tout perdu.

RÉGNIER.

Le régiment des arquebusiers de Munckholm est en marche à travers les défilés qui se trouvent entre Drontheim et Skongen. Tantôt il côtoie un torrent, et l'on voit la file des bayonnettes ramper dans les ravines comme un long serpent dont les écailles brillent au jour; tantôt il tourne en spirale à l'entour d'une montagne, qui ressemble alors à ces colonnes triomphales autour desquelles montent des bataillons de bronze.

Les soldats marchent, les armes basses et les manteaux déployés, d'un air d'humeur et d'ennui, parce que ces nobles hommes n'aiment que le combat ou le repos. Les grosses railleries, les vieux sarcasmes qui faisaient hier leurs délices ne les égayent pas aujourd'hui; l'air est froid, le ciel est brumeux. Il faut au moins, pour qu'un rire passager s'élève dans les rangs, qu'une cantinière se laisse tomber maladroitement du haut de son petit cheval barbe, ou qu'une marmite de fer-blanc roule de rocher en rocher jusqu'au fond d'un précipice.

C'est pour se distraire un moment de l'ennui de cette route que le lieutenant Randmer, jeune baron danois, aborda le vieux capitaine Lory, soldat de fortune. Le capitaine marchait, sombre et silencieux, d'un pas pesant, mais assuré; le lieutenant, leste et léger, faisait siffler une baguette qu'il avait arrachée aux broussailles dont le chemin était bordé.

– Eh bien, capitaine, qu'avez-vous donc? vous êtes triste.

– C'est qu'apparemment j'en ai sujet, répondit le vieil officier sans lever la tête.

– Allons, allons, point de chagrin; regardez-moi, suis-je triste? et pourtant je gage que j'en aurais au moins autant sujet que vous.

– J'en doute, baron Randmer; j'ai perdu mon seul bien, j'ai perdu toute ma richesse.

– Capitaine Lory, notre infortune est précisément la même. Il n'y a pas quinze jours que le lieutenant Alberick m'a gagné d'un coup de dé mon beau château de Randmer et ses dépendances. Je suis ruiné; me voit-on moins gai pour cela?

Le capitaine répondit d'une voix bien triste:

– Lieutenant, vous n'avez perdu que votre beau château; moi, j'ai perdu mon chien.

À cette réponse, la figure frivole du jeune homme resta indécise entre le rire et l'attendrissement.

– Capitaine, dit-il, consolez-vous; tenez, moi qui ai perdu mon château…

L'autre l'interrompit.

– Qu'est-ce que cela? D'ailleurs, vous regagnerez un autre château.

– Et vous retrouverez un autre chien.

Le vieillard secoua la tête.

– Je retrouverai un chien; je ne retrouverai pas mon pauvre Drake.

Il s'arrêta; de grosses larmes roulaient dans ses yeux et tombaient une à une sur son visage dur et rude.

– Je n'avais, continua-t-il, jamais aimé que lui; je n'ai connu ni père ni mère; que Dieu leur fasse paix, comme à mon pauvre Drake!– Lieutenant Randmer, il m'avait sauvé la vie dans la guerre de Poméranie; je l'appelai Drake pour faire honneur au fameux amiral.– Ce bon chien! il n'avait jamais changé pour moi, lui, selon ma fortune. Après le combat d'Oholfen, le grand général Schack l'avait flatté de la main en me disant: Vous avez là un bien beau chien, sergent Lory!– car à cette époque je n'étais encore que sergent.

– Ah! interrompit le jeune baron en agitant sa baguette, cela doit paraître singulier d'être sergent.

Le vieux soldat de fortune ne l'entendait pas; il paraissait, se parler à lui-même, et l'on entendait à peine quelques paroles inarticulées s'échapper de sa bouche.

– Ce pauvre Drake! être revenu tant de fois sain et sauf des brèches et des tranchées pour se noyer, comme un chat, dans le maudit golfe de Drontheim!

– Mon pauvre chien! mon brave ami! tu étais digne de mourir comme moi sur le champ de bataille.

– Brave capitaine, cria le lieutenant, comment pouvez-vous rester triste? nous nous battrons peut-être demain.

– Oui, répondit dédaigneusement le vieux capitaine, contre de fiers ennemis!

– Comment, ces brigands de mineurs! ces diables de montagnards!

– Des tailleurs de pierres, des voleurs de grands chemins! des gens qui ne sauront seulement pas former en bataille la tête de porc ou le coin de Gustave-Adolphe! voilà de belle canaille en face d'un homme tel que moi, qui ai fait toutes les guerres de Poméranie et de Holstein! les campagnes de Scanie et de Dalécarlie! qui ai combattu sous le glorieux général Schack, sous le vaillant comte de Guldenlew!

– Mais vous ne savez pas, interrompit Randmer, qu'on donne à ces bandes un redoutable chef, un géant fort et sauvage comme Goliath, un brigand qui ne boit que du sang humain, un démon qui porte en lui tout Satan.

– Qui donc? demanda l'autre.

– Eh! le fameux Han d'Islande!

– Brrr! je gage que ce formidable général ne sait seulement pas armer un mousquet en quatre mouvements ou charger une carabine à l'impériale!

Randmer éclata de rire.

– Oui, riez, poursuivit le capitaine. Il sera fort gai en effet de croiser de bons sabres avec de viles pioches, et de nobles piques avec des fourches à fumier! voilà de dignes ennemis! mon brave Drake n'aurait pas daigné leur mordre les jambes!

Le capitaine continuait de donner un cours énergique à son indignation, lorsqu'il fut interrompu par l'arrivée d'un officier qui accourait vers eux tout essoufflé.

– Capitaine Lory! mon cher Randmer!

– Eh bien? dirent-ils tous deux à la fois.

– Mes amis, je suis glacé d'horreur!– D'Ahlefeld! le lieutenant d'Ahlefeld! le fils du grand-chancelier! vous savez, mon cher baron Randmer, ce Frédéric… si élégant… si fat!…

– Oui, répondit le jeune baron, très élégant! Cependant, au dernier bal de Charlottenbourg, mon déguisement était d'un meilleur goût que le sien.– Mais que lui est-il donc arrivé?

– Je sais de qui vous voulez parler, disait en même temps Lory, c'est Frédéric d'Ahlefeld, le lieutenant de la troisième compagnie, qui a les revers bleus. Il fait assez négligemment son service.

– On ne s'en plaindra plus, capitaine Lory.

– Comment? dit Randmer.

– Il est en garnison à Walhstrom, continua froidement le vieux capitaine.

– Précisément, reprit l'autre, le colonel vient de recevoir un messager… Ce pauvre Frédéric!

– Mais qu'est-ce donc? capitaine Bollar, vous m'effrayez. Le vieux Lory poursuivit:

– Brrr! notre fat aura manqué aux appels, comme à son ordinaire; le capitaine aura envoyé en prison le fils du grand-chancelier; et voilà, j'en suis sûr, le malheur qui vous décompose le visage.

Bollar lui frappa sur l'épaule.

– Capitaine Lory, le lieutenant d'Ahlefeld a été dévoré tout vivant.

Les deux capitaines se regardèrent fixement, et Randmer, un moment étonné, se mit tout à coup à rire aux éclats.

– Ah! ah! capitaine Bollar, je vois que vous êtes toujours mauvais plaisant. Mais je ne donnerai pas dans celle-là, je vous en préviens.

Et le lieutenant, croisant ses deux bras, donna un libre essor à toute sa gaieté, en jurant que ce qui l'amusait le plus, c'était la crédulité avec laquelle Lory accueillait les amusantes inventions de Bollar. Le conte, disait-il, était vraiment drôle, et c'était une idée tout à fait divertissante que de faire dévorer tout cru ce Frédéric qui avait de sa peau un soin si tendre et si ridicule.

– Randmer, dit gravement Bollar, vous êtes un fou. Je vous dis que d'Ahlefeld est mort. Je le tiens du colonel;– mort!

– Oh! qu'il joue bien son rôle! reprit le baron toujours en riant; qu'il est amusant!

Bollar haussa les épaules, et se tourna vers le vieux Lory, qui lui demanda avec sang-froid quelques détails.

– Oui vraiment, mon cher capitaine Bollar, ajouta le rieur inextinguible, contez-nous donc par qui ce pauvre diable a été ainsi mangé. A-t-il fait le déjeuner d'un loup, ou le souper d'un ours?

– Le colonel, dit Bollar, vient de recevoir en route une dépêche, qui l'instruit d'abord que la garnison de Walhstrom se replie vers nous, devant un parti considérable d'insurgés.

Le vieux Lory fronça le sourcil.

– Ensuite, poursuivit Bollar, que le lieutenant Frédéric d'Ahlefeld, ayant été, il y a trois jours, chasser dans les montagnes, du côté de la ruine d'Arbar, y a rencontré un monstre, qui l'a emporté dans sa caverne et l'a dévoré.

Ici le lieutenant Randmer redoubla ses joyeuses exclamations.

– Oh! oh! comme ce bon Lory croit aux contes d'enfants! C'est bien, gardez votre sérieux, mon cher Bollar. Vous êtes admirablement drôle. Mais vous ne nous direz pas quel est ce monstre, cet ogre, ce vampire qui a emporté et mangé le lieutenant comme un chevreau de six jours!

– Je ne vous le dirai pas, à vous, murmura Bollar avec impatience; mais je le dirai à Lory, qui n'est pas follement incrédule.– Mon cher Lory, le monstre qui a bu le sang de Frédéric, c'est Han d'Islande.

– Le colonel des brigands! s'écria le vieux officier.

– Eh bien, mon brave Lory, reprit le railleur Randmer, a-t-on besoin de savoir l'exercice à l'impériale, quand on fait si bien manoeuvrer sa mâchoire?

– Baron Randmer, dit Bollar, vous avez le même caractère que d'Ahlefeld; prenez garde d'avoir le même sort.

– J'affirme, s'écria le jeune homme, que ce qui m'amuse le plus, c'est le sérieux imperturbable du capitaine Bollar.

– Et moi, répliqua Bollar, ce qui m'effraie le plus, c'est la gaieté intarissable du lieutenant Randmer.

En ce moment un groupe d'officiers, qui paraissaient s'entretenir vivement, se rapprocha de nos trois interlocuteurs.

– Ah! pardieu, s'écria Randmer, il faut que je les amuse de l'invention de Bollar.– Camarades, ajouta-t-il en s'avançant vers eux, vous ne savez pas? ce pauvre Frédéric d'Ahlefeld vient d'être croqué tout vivant par le barbare Han d'Islande.

En achevant ces paroles, il ne put réprimer un éclat de rire, qui, à sa grande surprise, fut accueilli des nouveaux-venus presque avec des cris d'indignation.

– Comment! vous riez!– Je ne croyais pas que Randmer dût répéter de cette manière une semblable nouvelle.– Rire d'un pareil malheur!

– Quoi! dit Randmer troublé, est-ce que cela serait vrai?

– Eh! c'est vous qui nous le répétez! lui cria-t-on de toutes parts. Est-ce que vous n'avez pas foi en vos paroles?

– Mais je croyais que c'était une plaisanterie de Bollar.

Un vieux officier prit la parole.

– La plaisanterie eût été de mauvais goût; mais ce n'en est malheureusement pas une. Le baron Voethaün, notre colonel, vient de recevoir cette fatale nouvelle.

– Une affreuse aventure! c'est effrayant! répétèrent une foule de voix.

– Nous allons donc, disait l'un, combattre des loups et des ours à face humaine!

– Nous recevrons des coups d'arquebuse, disait l'autre, sans savoir d'où ils partiront; nous serons tués un à un, comme de vieux faisans dans une volière.

– Cette mort de d'Ahlefeld, cria Bollar d'une voix solennelle, fait frissonner. Notre régiment est malheureux. La mort de Dispolsen, celle de ces pauvres soldats trouvés à Cascadthymore, celle de d'Ahlefeld, voilà trois tragiques événements en bien peu de temps.

Le jeune baron Randmer, qui était resté muet, sortit de sa rêverie.

– Cela est incroyable, dit-il; ce Frédéric qui dansait si bien!

Et après cette réflexion profonde, il retomba dans le silence, tandis que le capitaine Lory affirmait qu'il était très affligé de la mort du jeune lieutenant, et faisait remarquer au second arquebusier, Toric Belfast, que le cuivre de sa bandoulière était moins brillant qu'à l'ordinaire.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
460 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
Ses
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