Kitabı oku: «Han d'Islande», sayfa 19
XXXIII
Est-ce là le chef? ses regards m'effraient, je n'oserais lui parler.
MATURIN, Bertram.
Aux cris qui annonçaient le fameux chasseur Kennybol, Hacket s'élança précipitamment au-devant de lui, en laissant Ordener avec les deux autres chefs.
– Vous voila enfin, mon cher Kennybol! Venez que je vous présente à votre formidable chef, Han d'Islande.
À ce nom, Kennybol, qui arrivait pâle, haletant, les cheveux hérissés, le visage inondé de sueur et les mains teintes de sang, recula de trois pas.
– Han d'Islande!
– Allons, dit Hacket, rassurez-vous! il vient pour vous seconder. Ne voyez en lui qu'un ami, qu'un compagnon.
Kennybol ne l'entendait pas.
– Han d'Islande ici! répéta-t-il.
– Eh oui, dit Hacket, en réprimant un rire équivoque; allez-vous en avoir peur?
– Quoi! interrompit pour la troisième fois le chasseur, vous m'affirmez… Han d'Islande dans— cette mine!…
Hacket se tourna vers ceux qui l'entouraient:
– Est-ce que notre brave Kennybol est fou? Puis, s'adressant à Kennybol:
– Je vois que c'est la crainte de Han d'Islande qui vous a retardé.
Kennybol leva la main au ciel:
– Par Etheldera, la sainte martyre norvégienne, ce n'est pas la crainte de Han d'Islande, seigneur Hacket, mais bien Han d'Islande lui-même, je vous jure, qui m'a empêché d'être ici plus tôt.
Ces paroles firent éclater un murmure d'étonnement parmi la foule de montagnards et de mineurs qui entouraient les deux interlocuteurs, et jetèrent sur le front de Hacket le même nuage que l'aspect et le salut d'Ordener y avaient déjà fait naître un moment auparavant.
– Comment! que dites-vous? demanda-t-il en baissant la voix.
– Je dis, seigneur Hacket, que sans votre maudit Han l'Islandais j'aurais été ici avant le premier cri de la chouette.
– En vérité! Que vous a-t-il donc fait?
– Oh! ne me le demandez pas; je veux seulement que ma barbe blanchisse en un jour, comme le poil d'une hermine, si l'on me surprend de ma vie, puisqu'il est vrai que je vis encore, à la chasse d'un ours blanc.
– Est-ce que vous avez failli être dévoré par un ours? Kennybol haussa les épaules en signe de mépris:
– Un ours! voilà un redoutable ennemi! Kennybol dévoré par un ours! Pour qui me prenez-vous, seigneur Hacket?
– Ah! pardon, dit Hacket en souriant.
– Si vous saviez ce qui m'est arrivé, mon brave seigneur, interrompit le vieux chasseur en baissant la voix, vous ne me répéteriez point que Han d'Islande est ici.
Hacket parut de nouveau un moment déconcerté. Il arrêta brusquement Kennybol par le bras, comme s'il craignait qu'il n'approchât davantage du point de la place souterraine où l'on apercevait, au-dessus des têtes des mineurs, la tête énorme du géant.
– Mon cher Kennybol, dit-il d'une voix presque solennelle, contez-moi, je vous prie, ce qui a causé votre retard. Vous sentez qu'au moment où nous sommes, tout peut être d'une haute importance.
– Cela est vrai, dit Kennybol après un moment de réflexion.
Alors, cédant aux instances réitérées de Hacket, il lui raconta comment il avait, le matin même, aidé de six compagnons, poussé un ours blanc jusqu'aux environs de la grotte de Walderhog, sans s'apercevoir, dans l'ardeur de la chasse, qu'il était si près de ce lieu redoutable; comment les plaintes de l'ours aux abois avaient attiré un petit homme, un monstre, un démon, qui, armé d'une hache de pierre, s'était jeté sur eux à la défense de l'ours. L'apparition de cette espèce de diable, qui ne pouvait être autre que Han, le démon islandais, les avait glacés tous sept de terreur; enfin, ses six malheureux camarades avaient été victimes des deux monstres, et lui, Kennybol, n'avait dû son salut qu'à une prompte fuite, qui n'avait pas été entravée, grâce à son agilité, à la fatigue de Han d'Islande, et, avant tout, à la protection du bienheureux patron des chasseurs, saint Sylvestre.
– Vous voyez, seigneur Hacket, dit-il en terminant son récit encore plein de son épouvante, et orné de toutes les fleurs de la rhétorique des montagnes, vous voyez que si je viens tard, ce n'est pas moi qu'il faut accuser, et qu'il est impossible que le démon d'Islande, que j'ai laissé ce matin avec son ours, s'acharnant sur les cadavres de mes six pauvres camarades dans la bruyère de Walderhog, soit maintenant, comme notre ami, dans cette mine d'Apsyl-Corh, à notre rendez-vous. Je vous proteste que cela ne se peut. Je le connais, à présent, ce démon incarné; je l'ai vu!
Hacket, qui avait tout écouté attentivement, prit la parole et dit d'une voix grave:
– Mon brave ami Kennybol, quand vous parlez de Han d'Islande ou de l'enfer, ne croyez rien impossible. Je savais tout ce que vous venez de me dire.
L'expression de l'extrême étonnement et de la plus naïve crédulité se peignit sur les traits sauvages du vieux chasseur des monts de Kole.
– Comment?
– … Oui, poursuivit Hacket, sur le visage duquel un observateur plus adroit eût peut-être démêlé quelque chose de triomphant et de sardonique, je savais tout, excepté pourtant que vous fussiez le héros de cette triste aventure. Han d'Islande me l'avait contée en me suivant ici.
– Vraiment! dit Kennybol; et son regard attaché sur Hacket venait de prendre un air de crainte et de respect.
Hacket continua avec le même sang-froid:
– Sans doute; mais maintenant, soyez tranquille, je vais vous conduire à ce formidable Han d'Islande.
Kennybol poussa un cri d'effroi.
– Soyez tranquille, vous dis-je, reprit Hacket. Voyez en lui votre chef et votre camarade; gardez-vous seulement de lui rappeler en rien ce qui s'est passé ce matin. Vous comprenez?
Il fallut céder, mais ce ne fut pas sans une vive répugnance intérieure qu'il consentit à se laisser présenter au démon. Ils s'avancèrent vers— le groupe où étaient Ordener, Jonas et Norbith.
– Mon bon Jonas, mon cher Norbith, dit Kennybol, que Dieu vous assiste!
– Nous, en avons besoin, Kennybol, dit Jonas. En ce moment le regard de Kennybol s'arrêta sur celui d'Ordener, qui cherchait le sien.
– Ah! vous voilà, jeune homme, dit-il en s'approchant vivement de lui et lui tendant sa main ridée et rude, soyez le bienvenu. Il paraît que votre hardiesse a eu bon succès?
Ordener, qui ne comprenait pas que ce montagnard parût le comprendre si bien, allait provoquer une explication, quand Norbith s'écria:
– Vous connaissez donc cet étranger, Kennybol?
– Par mon ange gardien, si je le connais! Je l'aime et je l'estime. Il est dévoué comme nous tous à la bonne cause que nous servons.
Et il lança vers Ordener un second regard d'intelligence, auquel celui-ci se préparait à répondre, lorsque Hacket, qui était allé chercher son géant, que tous ces bandits semblaient fuir avec effroi, les aborda tous quatre en disant:
– Mon brave chasseur Kennybol, voici votre chef, le fameux Han de Klipstadur!
Kennybol jeta sur le brigand gigantesque un coup d'oeil où il y avait plus de surprise encore que de crainte, et se pencha vers l'oreille de Hacket:
– Seigneur Hacket, le Han d'Islande que j'ai laissé ce matin à Walderhog était un petit homme.
Hacket lui répondit à voix basse:
– Vous oubliez, Kennybol! un démon!
– Il est vrai, dit le crédule chasseur, il aura changé de forme.
Et il se détourna en tremblant pour faire furtivement un signe de croix.
XXXIV
Le masque approche; c'est Angelo lui-même; le drôle entend bien son métier; il faut qu'il soit sûr de son fait.
LESSING.
C'est dans une sombre forêt de vieux chênes, où pénètre à peine le pâle crépuscule du matin, qu'un homme de petite taille en aborde un autre qui est seul, et qui paraît l'attendre. L'entretien suivant commence à voix basse:
– Daigne votre grâce me pardonner si je l'ai fait attendre! Plusieurs incidents m'ont retardé.
– Lesquels?
– Le chef des montagnards, Kennybol, n'est arrivé au rendez-vous qu'à minuit; et nous avons en revanche été troublés par un témoin inattendu.
– Qui donc?
– C'est un homme qui s'est jeté comme un fou dans la mine au milieu de notre sanhédrin. J'ai pensé d'abord que c'était un espion, et j'ai voulu le faire poignarder; mais il s'est trouvé porteur de la sauvegarde de je ne sais quel pendu fort respecté de nos mineurs, et ils l'ont pris sous leur protection. Je pense, en y réfléchissant, que ce n'est sans doute qu'un voyageur curieux ou un savant imbécile. En tout cas, j'ai disposé mes mesures à son égard.
– Tout va-t-il bien du reste?
– Fort bien. Les mineurs de Guldbranshal et de Fa-roër, commandés par le jeune Norbith et le vieux Jonas, les montagnards de Kole, conduits par Kennybol, doivent être en marche en ce moment. À quatre milles de l'Étoile-Bleue, leurs compagnons de Hubfallo et de Sund-Moër les joindront; ceux de Kongsberg et la troupe des forgerons du Smiasen, qui ont déjà forcé la garnison de Walhstrom de se retirer, comme le noble comte le sait, les attendent quelques milles plus loin.– Enfin, mon cher et honoré maître, toutes ces bandes réunies feront halte cette nuit à deux milles de Skongen, dans les gorges du Pilier-Noir.
– Mais votre Han d'Islande, comment l'ont-ils reçu?
– Avec une entière crédulité.
– Que ne puis-je venger la mort de mon fils sur ce monstre! Quel malheur qu'il nous ait échappé!
– Mon noble seigneur, usez d'abord du nom de Han d'Islande pour vous venger de Schumacker; vous aviserez ensuite au moyen de vous venger de Han lui-même. Les révoltés marcheront aujourd'hui tout le jour et feront halte ce soir, pour passer la nuit dans le défilé du Pilier-Noir, à deux milles de Skongen.
– Comment! vous laisseriez pénétrer si près de Skongen un rassemblement aussi considérable?– Musdoemon!…
– Un soupçon, noble comte! Que votre grâce daigne envoyer, à l'instant même, un messager au colonel Voethaün, dont le régiment doit être en ce moment à Skongen; informez-le que toutes les forces des insurgés seront campées cette nuit sans défiance dans le défilé du Pilier-Noir, qui semble avoir été créé exprès pour les embuscades.
– Je vous comprends; mais pourquoi, mon cher, avoir tout disposé de façon que les rebelles soient si nombreux?
– Plus l'insurrection sera formidable, seigneur, plus le crime de Schumacker et votre mérite seront grands. D'ailleurs il importe qu'elle soit entièrement éteinte d'un seul coup.
– Bien! mais pourquoi le lieu de la halte est-il si voisin de Skongen?
– Parce que, dans toutes les montagnes, c'est le seul où la défense soit impossible. Il ne sortira de là que ceux qui sont désignés pour figurer devant le tribunal.
– À merveille!– Quelque chose, Musdoemon, me dit de terminer promptement cette affaire. Si tout est rassurant de ce côté, tout est inquiétant de l'autre. Vous savez que nous avons fait faire à Copenhague des recherches secrètes sur les papiers qui pouvaient être tombés au pouvoir de ce Dispolsen?
– Eh bien, seigneur?
– Eh bien, je viens d'apprendre à l'instant que cet intrigant avait eu des rapports mystérieux avec ce maudit astrologue Cumbysulsum.
– Qui est mort dernièrement?
– Oui; et que le vieux sorcier avait en mourant remis à l'agent de Schumacker des papiers.
– Damnation! il avait des lettres de moi, un exposé de notre plan!
– De votre plan, Musdoemon!
– Mille pardons, noble comte! Mais aussi pourquoi votre grâce avait-elle été se livrer à ce charlatan de Cumbysulsum? le vieux traître!
– Écoutez, Musdoemon, je ne suis pas comme vous un être sans croyance et sans foi.– Ce n'est pas sans de justes raisons, mon cher, que j'ai toujours eu confiance dans la science magique du vieux Cumbysulsum.
– Que votre grâce n'a-t-elle eu autant de défiance de sa fidélité que de confiance en sa science? Au surplus, ne nous alarmons pas, mon noble maître, Dispolsen est mort, ses papiers sont perdus; dans quelques jours il ne sera plus question de ceux auxquels ils pourraient servir.
– En tout cas quelle accusation pourrait monter jusqu'à moi?
– Ou jusqu'à moi, protégé par votre grâce?
– Oh oui, mon cher, vous pouvez, certes, compter sur moi; mais hâtons, je vous prie, le dénoûment de tout ceci; je vais envoyer le messager au colonel. Venez, mes gens m'attendent derrière ces halliers, et il faut reprendre le chemin de Drontheim, que le mecklembourgeois a quitté sans doute. Allons, continuez à me bien servir, et, malgré tous les Cumbysulsum et les Dispolsen de la terre, comptez sur moi à la vie et à la mort!
– Je prie votre grâce de croire… Diable!
Ici ils s'enfoncèrent tous deux dans le bois, dans les détours duquel leurs voix s'éteignirent peu à peu; et bientôt après on n'y entendit plus que le bruit des pas des deux chevaux qui s'éloignaient.
XXXV
.... Battez, tambours! ils viennent!
.... Ils ont fait serment tous, et tous le même serment, de ne pas rentrer en Castille sans le comte prisonnier, leur seigneur.
Ils ont sa statue de pierre dans un chariot, et sont résolus à ne retourner en arrière qu'en voyant la statue s'en retourner elle-même.
Et en signe que celui qui ferait un pas en arrière serait regardé comme un traître, ils ont tous levé la main et prêté leur serment.
.............................................
Et ils marchent vers Arlançon, aussi vite que peuvent aller les boeufs qui traînent le chariot; ils ne s'arrêtent pas plus que le soleil.
Burgos reste désert; seulement les femmes et les enfants y sont demeurés; il en est ainsi dans les environs.
Ils vont causant ensemble du cheval et du faucon, et se demandant s'il faut affranchir la Castille du tribut qu'elle paie à Léon.
Et avant d'entrer dans la Navarre, ils rencontrent sur la frontière…—
Romances espagnoles.
Pendant que la conversation qu'on vient de lire avait lieu dans une des forêts qui avoisinent le Smiasen, les révoltés, divisés en trois colonnes, sortirent de la mine de plomb d'Apsyl-Corh, par l'entrée principale, qui s'ouvre de plain-pied sur un ravin profond. Ordener, qui, malgré son désir de se rapprocher de Kennybol, avait été rangé dans la bande de Norbith, ne vit d'abord qu'une longue procession de torches, dont les feux, luttant avec les premières lueurs du jour, se réfléchissaient sur des haches, des fourches, des pioches, des massues armées de pointes de fer, d'énormes marteaux, des pics, des leviers et toutes les armes grossières que la révolte peut emprunter au travail, mêlées à d'autres armes régulières, qui annonçaient que cette révolte était une conspiration, des mousquets, des piques, des sabres, des carabines et des arquebuses. Quand le soleil eut paru, et que la lumière des torches ne fut plus que de la fumée, il put mieux observer l'aspect de cette singulière armée, qui s'avançait en désordre, avec des chants rauques et des cris sauvages, pareille à un troupeau de loups affamés qui vont à la conquête d'un cadavre. Elle était partagée en trois divisions, ou plutôt en trois foules. D'abord marchaient les montagnards de Kole, commandés par Kennybol, auquel ils ressemblaient tous par leur costume de peaux de bêtes, et presque par leur mine farouche et hardie. Puis venaient les jeunes mineurs de Norbith et les vieux de Jonas, avec leurs grands feutres, leurs larges pantalons, leurs bras entièrement nus et leurs visages noirs, qui tournaient vers le soleil des yeux stupides. Au-dessus de ces bandes tumultueuses flottaient pêle-mêle des bannières couleur de feu, sur lesquelles on lisait différentes devises, telles que: Vive Schumacker!– Délivrons notre libérateur!– Liberté aux mineurs! Liberté au comte de Griffenfeld!– Mort à Guldenlew!– Mort aux oppresseurs! Mort à d'Ahlefeld!– Les rebelles paraissaient plutôt considérer ces enseignes comme des fardeaux que comme des ornements, et elles passaient de main en main quand les porte-étendards étaient fatigués ou voulaient mêler le son discordant de leur trompe aux psalmodies et aux vociférations de leurs camarades.
L'arrière-garde de cette étrange armée se composait de dix chariots traînés par des rennes et de grands ânes, destinés sans doute à porter les munitions; et l'avant-garde, du géant amené par Hacket, qui marchait seul, armé d'une massue et d'une hache, et bien loin duquel venaient, avec une sorte de terreur, les premiers rangs commandés par Kennybol, qui ne le quittait pas des yeux, comme pour pouvoir suivre son chef diabolique dans les diverses transfigurations qu'il lui plairait de subir.
Ce torrent de rebelles descendait ainsi avec une rumeur confuse et en remplissant les bois de pins du bruit de la trompe des montagnes du Drontheimhus septentrional. Il fut bientôt grossi par les diverses bandes de Sund-Moër, de Hubfallo, de Kongsberg, et la troupe des forgerons du Smiasen, qui présentait un contraste bizarre avec le reste des révoltés. C'étaient des hommes grands et forts, armés de pinces et de marteaux, ayant pour cuirasses de larges tabliers de cuir, ne portant pour enseigne qu'une haute croix de bois, qui marchaient gravement et en cadence, avec une régularité plus réligieuse encore que militaire sans autre chant de guerre que les psaumes et les cantiques de la bible. Ils n'avaient de chef que leur porte-croix, qui s'avançait sans armes à leur tête.
Tout ce ramas d'insurgés ne rencontrait pas un être humain sur son passage. À leur approche, le chevrier poussait son troupeau dans une caverne, et le paysan désertait son village; car l'habitant des plaines et des vallées est partout le même, il craint la trompe des bandits de même que le cor des archers.
Ils traversèrent ainsi des collines et des forêts semées de rares bourgades, suivirent des routes sinueuses où l'on voyait plus de traces de bêtes fauves que de pas d'hommes, côtoyèrent des lagunes, franchirent des torrents, des ravins, des marais. Ordener ne connaissait aucun de ces lieux. Une fois seulement, son regard, se levant, rencontra a l'horizon l'apparence lointaine et bleuâtre d'une grande roche courbée. Il se pencha vers un de ses grossiers compagnons de voyage:
– Ami, quel est ce rocher là-bas, au sud, à droite?
– C'est le Cou-de-Vautour, le rocher d'Oëlmoe, répondit l'autre.
Ordener soupira profondément.
XXXVI
Ma fille, Dieu vous garde et vous veuille bénir!
RÉGNIER.
Guenon, perroquets, peignes et rubans, tout était prêt chez la comtesse d'Ahlefeld pour recevoir le lieutenant Frédéric. Elle avait fait venir à grands frais le dernier roman de la fameuse Scudéry. On l'avait, par son ordre, revêtu d'une riche reliure à fermoirs de vermeil ciselé, et placé entre les flacons d'essence et les boîtes de mouches, sur l'élégante toilette à pieds dorés, ornée de mosaïque de bois, dont elle avait meublé le boudoir futur de son cher enfant Frédéric. Quand elle eut ainsi parcouru le cercle minutieux de ces petits soins maternels, qui l'avaient un moment distraite de la haine, elle songea qu'elle n'avait plus autre chose à faire que de nuire à Schumacker et à Éthel. Le départ du général Levin les lui livrait sans défense.
Il s'était passé depuis peu dans le donjon de Munckholm une foule de choses sur lesquelles elle n'avait pu obtenir que des données très vagues.– Quel était le serf, vassal ou paysan, qui, à en croire les paroles très ambiguës et très embarrassées de Frédéric, s'était fait aimer de la fille de l'ex-chancelier?– Quels étaient les rapports du baron Ordener avec les prisonniers de Munckholm?– Quels étaient les motifs incompréhensibles de l'absence si singulière d'Ordener, dans un moment où les deux royaumes n'étaient occupés que de son prochain mariage avec cette Ulrique d'Ahlefeld qu'il paraissait dédaigner?– Enfin, que s'était-il passé entre Levin de Knud et Schumacker?– L'esprit de la comtesse se perdait en conjectures. Elle résolut enfin, pour éclaircir tous ces mystères, de hasarder une descente à Munckholm, conseil que lui donnaient à la fois sa curiosité de femme et ses intérêts d'ennemie.
Un soir qu'Éthel, seule dans le jardin du donjon, venait de graver, pour la sixième fois, avec le diamant d'une bague, je ne sais quel chiffre mystérieux sur le pilier noir de la poterne qui avait vu disparaître son Ordener, cette porte s'ouvrit. La jeune fille tressaillit. C'était la première fois que cette poterne s'ouvrait, depuis qu'elle s'était refermée sur lui.
Une grande femme pâle, vêtue de blanc, était devant elle. Elle présentait à Éthel un sourire doux comme du miel empoisonné, et il y avait, derrière son regard paisible et bienveillant, comme une expression de haine, de dépit et d'admiration involontaire.
Éthel la considéra avec étonnement, presque avec crainte. Depuis sa vieille nourrice, qui était morte entre ses bras, c'était la première femme qu'elle voyait dans la sombre enceinte de Munckholm.
– Mon enfant, dit doucement l'étrangère, vous êtes la fille du prisonnier de Munckholm?
Éthel ne put s'empêcher de détourner la tête; quelque chose en elle ne sympathisait pas avec l'étrangère, et il lui semblait qu'il y avait du venin dans le souffle qui accompagnait cette douce voix.– Elle répondit:
– Je m'appelle Éthel Schumacker. Mon père dit qu'on me nommait, dans mon berceau, comtesse de Tongsberg et princesse de Wollin.
– Votre père vous dit cela! s'écria la grande femme avec un accent qu'elle réprima aussitôt. Puis elle ajouta:– Vous avez éprouvé bien des malheurs!
– Le malheur m'a reçue à ma naissance dans ses bras de fer, répondit la jeune prisonnière; mon noble père dit qu'il ne me quittera qu'à ma mort.
Un sourire passa sur les lèvres de l'étrangère, qui reprit du ton de la pitié:
– Et vous ne murmurez pas contre ceux qui ont jeté votre vie dans ce cachot? vous ne maudissez pas les auteurs de votre infortune?
– Non, de peur que notre malédiction n'attire sur eux des maux pareils à ceux qu'ils nous font souffrir.
– Et, continua la femme blanche avec un front impassible, connaissez-vous les auteurs de ces maux dont vous vous plaignez?
Éthel réfléchit un moment et dit:
– Tout s'est fait par la volonté du ciel.
– Votre père ne vous parle jamais du roi?
– Le roi? c'est celui pour lequel je prie matin et soir sans le connaître.
Éthel ne comprit pas pourquoi l'étrangère se mordit les lèvres à cette réponse.
– Votre malheureux père ne vous nomme jamais, dans sa colère, ses implacables ennemis, le général Arensdorf, l'évêque Spollyson, le chancelier d'Ahlefeld?
– J'ignore de qui vous me parlez.
– Et connaissez-vous le nom de Levin de Knud?
Le souvenir de la scène qui s'était passée la surveille entre le gouverneur de Drontheim et Schumacker était trop récent dans l'esprit d'Éthel, pour que le nom de Levin de Knud ne la frappât point.
– Levin de Knud? dit-elle; il me semble que c'est cet homme pour lequel mon père a tant d'estime et presque tant d'affection.
– Comment! s'écria la grande femme.
– Oui, reprit la jeune fille, c'est ce Levin de Knud que mon seigneur et père défendait si vivement avant-hier contre le gouverneur de Drontheim.
Ces paroles redoublèrent la surprise de l'autre:
– Contre le gouverneur de Drontheim! Ne vous jouez pas de moi, ma fille. Ce sont vos intérêts qui m'amènent. Votre père prenait contre le gouverneur de Drontheim le parti du général Levin de Knud!
– Du général! il me semble que c'était du capitaine… Mais non; vous avez raison.– Mon père, poursuivit Éthel, paraissait conserver autant d'attachement à ce général Levin de Knud qu'il témoignait de haine au gouverneur du Drontheimhus.
– Voilà encore un étrange mystère! dit en elle-même la grande femme pâle, dont la curiosité s'allumait de plus en plus.– Ma chère enfant, que s'est-il donc passé entre votre père et le gouverneur de Drontheim?
L'interrogatoire fatiguait la pauvre Éthel, qui regarda fixement la grande femme.
– Suis-je donc une criminelle pour que vous m'interrogiez ainsi?
À ce mot si simple, l'inconnue parut interdite, comme si elle sentait le fruit de son adresse lui échapper. Elle reprit néanmoins, d'une voix légèrement émue:
– Vous ne me parleriez pas ainsi si vous saviez pourquoi et pour qui je viens.
– Quoi! dit Éthel, viendriez-vous de sa part? m'apporteriez-vous un message de lui?
Et tout son sang rougissait son beau visage; et tout son coeur s'était soulevé dans son sein, gonflé d'impatience et d'inquiétude.
– … De qui? demanda l'autre.
La jeune fille s'arrêta au moment de prononcer le nom adoré. Elle avait vu luire dans l'oeil de l'étrangère un éclair de sombre joie qui semblait un rayon de l'enfer. Elle dit tristement:
– Vous ne savez pas de qui je veux parler. L'expression de l'attente trompée se peignit pour la seconde fois sur le visage bienveillant de l'autre.
– Pauvre jeune fille! s'écria-t-elle, que pourrais-je faire pour vous?
Éthel n'entendait pas. Sa pensée était derrière les montagnes du septentrion, à la suite de l'aventureux voyageur. Sa tête s'était baissée sur son sein, et ses mains s'étaient jointes comme d'elles-mêmes.
– Votre père espère-t-il sortir de cette prison? Cette question, que l'inconnue répéta deux fois, ramena Éthel à elle-même.
– Oui, dit-elle.
Et une larme roula dans ses yeux.
Ceux de l'étrangère s'étaient animés à cette réponse.
– Il l'espère, dites-moi! et comment? par quel moyen? quand?
– Il espère sortir de cette prison, parce qu'il espère sortir de la vie.
Il y a quelquefois dans la simplicité d'une âme douce et jeune une puissance qui se joue des ruses d'un coeur vieilli dans la méchanceté. Cette pensée parut agiter l'esprit de la grande femme, car l'expression de son visage changea tout à coup; et, posant sa main froide sur le bras d'Éthel:
– Écoutez-moi, dit-elle d'un ton qui était presque de la franchise; avez-vous entendu dire que les jours de votre père sont de nouveau menacés d'une enquête juridique? qu'il est soupçonné d'avoir fomenté une révolte parmi les mineurs du Nord?
Ces mots de révolte et d'enquête n'offraient pas d'idée claire à Éthel; elle leva son grand oeil noir sur l'inconnue:
– Que voulez-vous dire?
– Que votre père conspire contre l'état; que son crime est presque découvert; que ce crime entraîne la peine de mort.
– Mort! crime!… s'écria la pauvre enfant.
– Crime et mort, dit gravement la femme étrangère.
– Mon père! mon noble père! poursuivit Éthel.
Hélas! lui qui passe ses jours à m'entendre lire l'Edda et l'Évangile! lui, conspirer! Que vous a-t-il donc fait?
– Ne me regardez pas ainsi; je vous le répète, je suis loin d'être votre ennemie. Votre père est soupçonné d'un grand crime, je vous en avertis. Peut-être, au lieu de ces témoignages de haine, aurais-je droit à quelque reconnaissance.
Ce reproche toucha Éthel.
– Oh! pardon, noble dame! pardon! Jusqu'ici quel être humain avons-nous vu qui ne fût de nos ennemis? J'ai été défiante envers vous; vous me le pardonnez, n'est-ce pas?
L'étrangère sourit.
– Quoi! ma fille! est-ce que jusqu'à ce jour vous n'avez pas encore rencontré un ami?
Une vive rougeur enflamma les joues d'Éthel. Elle hésita un moment.
– Oui.– Dieu connaît la vérité. Nous avons trouvé un ami, noble dame. Un seul!
– Un seul! dit précipitamment la grande femme. Nommez-le-moi, de grâce; vous ne savez pas combien il est important. C'est pour le salut de votre père. Quel est cet ami?
– Je l'ignore, dit Éthel. L'inconnue pâlit.
– Est-ce parce que je veux vous servir que vous vous jouez de moi? Songez qu'il s'agit des jours de votre père. Quel est, dites, quel est l'ami dont vous me parliez?
– Le ciel sait, noble dame, que je ne connais de lui que son nom, qui est Ordener.
Éthel dit ces mots avec cette peine que l'on éprouve à prononcer devant un indifférent le nom sacré qui réveille en nous tout ce qui aime.
– Ordener! Ordener! répéta l'inconnue avec une émotion étrange, tandis que ses mains froissaient vivement la blanche broderie de son voile.– Et quel est le nom de son père? demanda-t-elle d'une voix troublée.
– Je ne sais, répondit la jeune fille. Qu'importent sa famille et son père! Cet Ordener, noble dame, est le plus généreux des hommes.
Hélas! l'accent qui accompagnait cette parole avait livré tout le secret du coeur d'Éthel à la pénétration de l'étrangère.
L'étrangère prit un air calme et composé, et fit cette demande sans quitter la jeune fille du regard:
– Avez-vous entendu parler du prochain mariage du fils du vice-roi avec la fille du grand-chancelier actuel, d'Ahlefeld?
Il fallut recommencer cette question, pour ramener l'esprit d'Éthel à des idées qui ne semblaient point l'intéresser.
– Je crois que oui, fut toute sa réponse.
Sa tranquillité, son air indifférent parurent surprendre l'inconnue.
– Eh bien! que pensez-vous de ce mariage?
Il lui fut impossible d'apercevoir la moindre altération dans les grands yeux d'Éthel tandis qu'elle répondait:
– En vérité, rien. Puisse leur union être heureuse!
– Les comtes Guldenlew et d'Ahlefeld, pères des deux fiancés, sont deux grands ennemis de votre père.
– Puisse, répéta doucement Éthel, l'union de leurs enfants être heureuse!
– Il me vient une idée, poursuivit l'astucieuse inconnue. Si les jours de votre père sont menacés, vous pourriez, à l'occasion de ce grand mariage, faire obtenir sa grâce par le fils du comte vice-roi.
– Les saints vous récompenseront de tous vos bons soins pour nous, noble dame; mais comment faire parvenir ma prière jusqu'au fils du vice-roi?
Ces paroles étaient prononcées avec tant de bonne foi qu'elles arrachèrent à l'étrangère un geste d'étonnement.
– Quoi! est-ce que vous ne le connaissez pas?
– Ce puissant seigneur! s'écria Éthel; vous oubliez qu'aucun de mes regards n'a encore franchi l'enceinte de cette forteresse.
– Mais vraiment, murmura entre ses dents la grande femme, que me disait donc ce vieux fou de Levin? Elle ne le connaît pas.– Impossible cependant! dit-elle en élevant la voix; vous devez avoir vu le fils du vice-roi, il est venu ici.
– Cela se peut, noble dame; de tous les hommes qui sont venus ici je n'ai jamais vu que lui, mon Ordener.
– Votre Ordener! interrompit l'inconnue.– Elle continua, sans paraître s'apercevoir de la rougeur d'Éthel:– Connaissez-vous un jeune homme au visage noble, à la taille élégante, à la démarche grave et assurée? son oeil est doux et austère, son teint frais comme celui d'une jeune fille, ses cheveux châtains.
– Oh! s'écria la pauvre Éthel, c'est lui, c'est mon fiancé, mon adoré Ordener! Dites-moi, noble et chère dame, m'apportez-vous de ses nouvelles? Où l'avez-vous rencontré? Il vous a dit qu'il daignait m'aimer, n'est-il pas vrai? Il vous a dit qu'il avait tout mon amour. Hélas! une malheureuse prisonnière n'a que son amour au monde. Ce noble ami! Il n'y a pas huit jours, je le voyais encore à cette même place, avec son manteau vert, sous lequel bat un si généreux coeur, et cette plume noire qui se balançait avec tant de grâce sur son beau front.