Kitabı oku: «Han d'Islande», sayfa 6
L'officier, d'abord étourdi de la vivacité de ces imprécations, retrouva bientôt la colère et la parole.
– Silence! vieil insensé! auras-tu bientôt fini de me chanter les litanies des démons?
– Laisse, laisse-moi! poursuivit le vieillard, et emporte ma malédiction, pour toi et la misérable race de Guldenlew qui va s'allier à la tienne.
– Pardieu, s'écria l'officier furieux, tu me fais un double outrage!
Ordener arrêta le lieutenant, qui ne se connaissait plus.
– Respectez un vieillard dans votre ennemi, lieutenant; nous avons déjà des satisfactions à nous rendre, je vous ferai raison des offenses du prisonnier.
– Soit, dit le lieutenant, vous contractez une double dette; le combat sera à outrance, car j'aurai mon beau-frère et moi à venger. Songez qu'avec mon gant vous ramassez celui d'Ordener Guldenlew.
– Lieutenant d'Ahlefeld, répondit Ordener, vous embrassez le parti des absents avec une chaleur qui prouve de la générosité. N'y en aurait-il pas autant à prendre pitié d'un malheureux vieillard à qui l'adversité donne quelque droit d'être injuste?
D'Ahlefeld était de ces âmes chez qui on éveille une vertu avec une louange. Il serra la main d'Ordener, et s'approcha de Schumacker, qui, épuisé par son emportement même, était retombé sur le rocher dans les bras d'Éthel éplorée.
– Seigneur Schumacker, dit l'officier, vous avez abusé de votre vieillesse, et j'allais peut-être abuser de ma jeunesse, si vous n'aviez trouvé un champion. J'étais entré ce matin pour la dernière fois dans votre prison, car c'était pour vous dire que désormais vous pourriez rester, d'après l'ordre spécial du vice-roi, libre et sans gardes dans le donjon. Recevez cette bonne nouvelle de la bouche d'un ennemi.
– Retirez-vous, dit le vieux captif d'une voix sourde.
Le lieutenant s'inclina, et obéit, intérieurement satisfait d'avoir conquis le regard approbateur d'Ordener.
Schumacker resta quelque temps les bras croisés et la tête courbée, enseveli dans ses rêveries; tout à coup il releva son regard sur Ordener, debout et en silence devant lui.
– Eh bien? dit-il.
– Seigneur comte, Dispolsen est mort assassiné.
La tête du vieillard retomba sur sa poitrine. Ordener poursuivit:
– Son assassin est un brigand fameux, Han d'Islande.
– Han d'Islande! dit Schumacker.
– Han d'Islande! répéta Éthel.
– Il a dépouillé le capitaine, continua Ordener.
– Ainsi, dit le vieillard, vous n'avez point entendu parler d'un coffret de fer, scellé des armes de Griffenfeld?
– Non, seigneur.
Schumacker laissa tomber son front sur ses mains.
– Je vous le rapporterai, seigneur comte, fiez-vous à moi. Le meurtre a été commis hier matin. Han a fui vers le nord. J'ai un guide qui connaît ses retraites, j'ai souvent parcouru les monts du Drontheimhus. J'atteindrai le brigand. Éthel pâlit. Schumacker se leva; son regard avait quelque chose de joyeux, comme s'il comprenait encore la vertu chez les hommes.
– Noble Ordener, dit-il, adieu.– Et levant une main vers le ciel, il disparut derrière les broussailles.
Quand Ordener se retourna, il vit, sur le roc bruni par la mousse, Éthel pâle, comme une statue d'albâtre sur un piédestal noir.
– Juste Dieu, mon Éthel! dit-il se précipitant près d'elle et la soutenant dans ses bras, qu'avez-vous?
– Oh! répondit la tremblante jeune fille d'une voix qu'on entendait à peine, oh! si vous avez, non quelque amour, mais quelque pitié pour moi, seigneur, si vous ne me parliez pas hier tout à fait pour m'abuser, si ce n'est pas pour causer ma mort que vous avez daigné venir dans cette prison; seigneur Ordener, mon Ordener, renoncez, au nom du ciel, au nom des anges, renoncez à votre projet insensé! Ordener, mon bien-aimé Ordener! poursuivit-elle,– et ses larmes s'échappaient avec abondance, et sa tête s'était penchée sur le sein du jeune homme,– fais-moi ce sacrifice. Ne poursuis pas ce brigand, cet affreux démon, que tu veux combattre. Dans quel intérêt y vas-tu, Ordener? Dis-moi, quel intérêt peut t'être plus cher que celui de la malheureuse que tu nommais hier ta bien-aimée épouse?
Elle s'arrêta suffoquée par les sanglots. Ses deux bras étaient attachés par ses mains jointes au cou d'Ordener, sur les yeux duquel elle fixait ses yeux suppliants.
– Mon Éthel adorée, vous vous alarmez à tort. Dieu soutient les bonnes intentions, et l'intérêt pour lequel je m'expose n'est autre que le vôtre. Ce coffret de fer renferme....
Éthel l'interrompit.
– Mon intérêt! ai-je un autre intérêt que ta vie? Et si tu meurs, Ordener, que veux-tu que je devienne?
– Pourquoi penses-tu que je mourrai, Éthel?
– Ah! tu ne connais donc pas ce Han, ce brigand infernal? Sais-tu à quel monstre tu cours? Sais-tu qu'il commande à toutes les puissances des ténèbres? qu'il renverse des montagnes sur des villes? que son pas fait crouler les cavernes souterraines? que son souffle éteint les fanaux sur les rochers? Et crois-tu, Ordener, résister à ce géant aidé du démon, avec tes bras blancs et ta frêle épée?
– Et vos prières, Éthel, et l'idée que je combats pour vous? Sois-en sûre, mon Éthel, on t'a beaucoup exagéré la force et le pouvoir de ce brigand. C'est un homme comme nous, qui donne la mort jusqu'à ce qu'il la reçoive.
– Tu ne veux donc pas m'écouter? mes paroles ne sont donc rien pour toi? Que veux-tu, dis-moi, que je devienne si tu pars, si tu vas errer de périls en périls, exposant, pour je ne sais quel intérêt de la terre, tes jours qui sont à moi, les livrant à un monstre?
Ici les récits du lieutenant apparurent de nouveau à l'imagination d'Éthel, accrus de tout son amour et de toute sa terreur. Elle poursuivit, d'une voix entrecoupée par les sanglots:
– Je te l'assure, mon bien-aimé Ordener, ils t'ont trompé ceux qui t'ont dit que ce n'était qu'un homme. Tu dois me croire plus qu'eux, Ordener, tu sais que je ne voudrais pas te tromper. On a mille fois essayé de le combattre, il a détruit des bataillons entiers. Je voudrais seulement que d'autres te le disent, tu les croirais et tu n'irais pas.
Les prières de la pauvre Éthel auraient sans doute ébranlé l'aventureuse résolution d'Ordener, s'il n'eût été aussi avancé. Les paroles échappées la veille au désespoir de Schumacker revinrent à sa mémoire, et le raffermirent.
– Je pourrais, ma chère Éthel, vous dire que je n'irai pas, et n'en pas moins exécuter mon projet; mais je ne vous tromperai jamais, même pour vous rassurer. Je ne dois pas, je le répète, balancer entre vos larmes et vos intérêts. Il s'agit de votre fortune, de votre bonheur, de votre vie peut-être, de ta vie, mon Éthel.
Et il la pressait doucement dans ses bras.
– Et que me fait tout cela? reprit-elle éplorée. Mon ami, mon Ordener, ma joie, tu sais que tu es toute ma joie, ne me donne pas un malheur affreux et certain pour des malheurs légers et douteux. Que me font ma fortune, ma vie?
– Il s'agit aussi, Éthel, de la vie de votre père.
Elle s'arracha de ses bras.
– De mon père? répéta-t-elle à voix basse et en pâlissant.
– Oui, Éthel. Ce brigand, soudoyé sans doute par les ennemis du comte Griffenfeld, a en son pouvoir des papiers dont la perte compromet les jours, déjà si détestés, de votre père. Je veux lui reprendre ces papiers avec la vie.
Éthel resta quelques instants pâle et muette; ses larmes s'étaient taries, son sein gonflé respirait péniblement, elle regardait la terre d'un oeil terne et indifférent, de l'oeil dont le condamné la regarde au moment où la hache se lève derrière lui sur sa tête.
– De mon père! murmura-t-elle.
Puis elle tourna lentement les yeux sur Ordener.
– Ce que tu fais est inutile; mais fais-le.
Ordener l'attira sur son sein.
– Oh! noble fille, laisse ton coeur battre sur le mien. Généreuse amie! je reviendrai bientôt. Va, tu seras à moi; je veux être le sauveur de ton père, pour mériter de devenir son fils. Mon Éthel, ma bien-aimée Éthel!
Qui pourrait dire ce qui se passe dans un noble coeur qui se sent compris d'un noble coeur? Et si l'amour unit ces deux âmes pareilles d'un lien indestructible, qui pourrait peindre ces inexprimables délices? Il semble alors que l'on éprouve, réunis dans un court moment, tout le bonheur et toute la gloire de la vie, embellie du charme des généreux sacrifices.
– O mon Ordener, va, et, si tu ne reviens pas, la douleur sans espoir tue. J'aurai cette lente consolation. Ils se levèrent tous deux, et Ordener plaça sur son bras le bras d'Éthel, et dans sa main cette main adorée; ils traversèrent en silence les allées tortueuses du sombre jardin, et arrivèrent à regret à la porte de la tour qui servait d'issue. Là, Éthel, tirant de son sein de petits ciseaux d'or, coupa une boucle de ses beaux cheveux noirs.
– Reçois-la, Ordener; qu'elle t'accompagne, qu'elle soit plus heureuse que moi.
Ordener pressa religieusement sur ses lèvres ce présent de sa bien-aimée.
Elle poursuivit:
– Ordener, pense à moi, je prierai pour toi. Ma prière sera peut-être aussi puissante auprès de Dieu que tes armes devant le démon.
Ordener s'inclina devant cet ange. Son âme sentait trop pour que sa bouche pût parler. Ils restèrent quelque temps sur le coeur l'un de l'autre. Au moment de la quitter, peut-être pour jamais, Ordener jouissait, avec un triste ravissement, du bonheur de tenir une fois encore toute son Éthel entre ses bras. Enfin, déposant un chaste et long baiser sur le front décoloré de la douce jeune fille, il s'élança violemment sous la voûte obscure de l'escalier en spirale, qui lui apporta un moment après le mot si lugubre et si doux: Adieu!
X
Tu ne la croirais pas malheureuse, tout ce qui l'entoure annonce le bonheur. Elle porte des colliers d'or et des robes de pourpre. Lorsqu'elle sort, la foule de ses vassaux se prosterne sur son passage, et des pages obéissants étendent des tapis sous ses pieds. Mais on ne la voit point dans la retraite qui lui est chère: car alors elle pleure, et son mari ne l'entend pas.– Je suis cette malheureuse, l'épouse d'un homme honoré, d'un noble comte, la mère d'un enfant dont les sourires me poignardent.
MATURIN, Bertram.
La comtesse d'Ahlefeld venait de quitter l'insomnie de la nuit pour celle du jour. À demi couchée sur un sopha, elle rêvait aux arrière-goûts amers des jouissances impures, au crime qui use la vie par des joies sans bonheur et des douleurs sans consolation. Elle songeait à ce Musdoemon, que de coupables illusions lui avaient jadis peint si séduisant, si affreux maintenant qu'elle l'avait pénétré et qu'elle avait vu l'âme à travers le corps. La misérable pleurait, non d'avoir été trompée, mais de ne pouvoir plus l'être; de regret, non de repentir; aussi ses pleurs ne la soulageaient-ils pas. En ce moment sa porte s'ouvrit; elle essuya en hâte ses yeux, et se retourna irritée d'être surprise, car elle avait ordonné qu'on la laissât seule. Sa colère se changea à l'aspect de Musdoemon en un effroi qu'elle apaisa pourtant en le voyant accompagné de son fils Frédéric.
– Ma mère! s'écria le lieutenant, comment donc êtes-vous ici? Je vous croyais à Berghen. Est-ce que nos belles dames ont repris la mode de courir les champs?
La comtesse accueillit Frédéric avec des embrassements auxquels, comme tous les enfants gâtés, il répondit assez froidement. C'était peut-être la plus sensible des punitions pour cette malheureuse. Frédéric était son fils chéri, le seul être au monde pour lequel elle conservât une affection désintéressée; car souvent, dans une femme dégradée, même quand l'épouse a disparu, il reste encore quelque chose de la mère.
– Je vois, mon fils, qu'en apprenant ma présence à Drontheim, vous êtes accouru sur-le-champ pour me voir.
– Oh! mon Dieu non. Je m'ennuyais au fort, je suis venu dans la ville où j'ai rencontré Musdoemon, qui m'a conduit ici.
La pauvre mère soupira profondément.
– À propos, ma mère, continua Frédéric, je suis bien content de vous voir. Vous me direz si les noeuds de ruban rose au bas du justaucorps sont toujours de mode à Copenhague. Avez-vous songé à m'apporter une fiole de cette huile de Jouvence, qui blanchit la peau? Vous n'avez pas oublié, n'est-ce pas, le dernier roman traduit, ni les galons d'or vierge que je vous ai demandés pour ma casaque couleur de feu, ni ces petits peignes que l'on place maintenant sous la frisure pour soutenir les boucles, ni....
La malheureuse femme n'avait rien apporté à son fils, que le seul amour qu'elle eût au monde.
– Mon cher fils, j'ai été malade, et mes souffrances m'ont empêchée de songer à vos plaisirs.
– Vous avez été malade, ma mère? Eh bien, maintenant vous sentez-vous mieux?– À propos, comment va ma meute de chiens normands? Je parie qu'on aura négligé de baigner tous les soirs ma guenon dans l'eau de rose. Vous verrez que je trouverai mon perroquet de Bilbao mort à mon retour.– Quand je suis absent, personne ne songe à mes bêtes.
– Votre mère du moins songe à vous, mon fils, dit la mère, d'une voix altérée.
C'aurait été l'heure inexorable où l'ange exterminateur lancera les âmes pécheresses dans les châtiments éternels, qu'il aurait eu pitié des douleurs auxquelles était en ce moment livré le coeur de l'infortunée comtesse.
Musdoemon riait dans un coin de l'appartement.
– Seigneur Frédéric, dit-il, je vois que l'épée d'acier ne veut pas se rouiller dans le fourreau de fer. Vous ne vous souciez pas de perdre dans les tours de Munckholm les saines traditions des salons de Copenhague. Mais pourtant, daignez me le dire, à quoi bon cette huile de Jouvence, ces rubans roses et ces petits peignes; à quoi bon ces apprêts de siège, si la seule forteresse féminine que renferment les tours de Munckholm est imprenable?
– En honneur! elle l'est, répondit Frédéric en riant. Certes, si j'ai échoué, le général Schack y échouerait. Mais comment surprendre un fort où rien n'est à découvert, où tout est gardé sans relâche? Que faire contre des guimpes qui ne laissent voir que le cou, contre des manches qui cachent tout le bras, en sorte qu'il n'y a que le visage et les mains pour prouver que la jeune damoiselle n'est pas noire comme l'empereur de Mauritanie? Mon cher précepteur, vous seriez un écolier. Croyez-moi, le fort est inexpugnable quand la Pudeur y tient garnison.
– En vérité! dit Musdoemon. Mais ne forcerait-on pas la Pudeur à capituler, en lui faisant donner l'assaut par l'Amour, au lieu de se borner au blocus des Petits Soins?
– Peine perdue, mon cher; l'Amour s'est bien introduit dans la place, mais il y sert de renfort à la Pudeur.
– Ah! seigneur Frédéric, voilà du nouveau. Avec l'Amour pour vous....
– Et qui vous dit, Musdoemon, qu'il est pour moi?
– Et pour qui donc? s'écrièrent à la fois Musdoemon et la comtesse, qui jusqu'alors avait écouté en silence, mais à qui les paroles du lieutenant venaient de rappeler Ordener.
Frédéric allait répondre et préparait déjà un récit piquant de la scène nocturne de la veille, quand le silence prescrit par la loi courtoise lui revint à l'esprit et changea sa gaieté en embarras.
– Ma foi, dit-il, je ne sais pour qui… mais… quelque rustaud, peut-être… quelque vassal....
– Quelque soldat de la garnison? dit Musdoemon en éclatant de rire.
– Quoi, mon fils! s'écriait de son côté la comtesse, vous êtes sûr qu'elle aime un paysan, un vassal?
– Quel bonheur si vous en étiez sûr!
– Eh! sans doute, j'en suis sûr. Ce n'est point un soldat de la garnison, ajouta le lieutenant d'un air piqué. Mais je suis assez sûr de ce que je dis pour vous prier, ma mère, d'abréger mon très inutile exil dans ce maudit château.
Le visage de la comtesse s'était éclairci en apprenant la chute de la jeune fille. L'empressement d'Ordener Guldenlew à se rendre à Munckholm se présenta alors à son esprit sous des couleurs toutes différentes. Elle en fit les honneurs à son fils.
– Vous nous donnerez tout à l'heure, Frédéric, des détails sur les amours d'Éthel Schumacker; ils ne m'étonnent pas, fille de rustre ne peut aimer qu'un rustre. En attendant, ne maudissez pas ce château qui vous a procuré hier l'honneur de voir certain personnage faire les premières démarches pour vous connaître.
– Comment! ma mère, dit le lieutenant ouvrant les yeux,– quel personnage?
– Trêve de plaisanteries, mon fils. Personne ne vous a-t-il rendu visite hier? Vous voyez que je suis instruite.
– Ma foi, mieux que moi, ma mère. Du diable si j'ai vu hier autre visage que les mascarons placés sous les corniches de ces vieilles tours!
– Comment, Frédéric, vous n'avez vu personne?
– Personne, ma mère, en vérité!
Frédéric, en omettant son antagoniste du donjon, obéissait à la loi du silence; et d'ailleurs ce manant pouvait-il compter pour quelqu'un?
– Quoi! dit la mère, le fils du vice-roi n'est pas allé hier soir à Munckholm?
Le lieutenant éclata de rire.
– Le fils du vice-roi! En vérité, ma mère, vous rêvez ou vous raillez.
– Ni l'un ni l'autre, mon fils. Qui donc était hier de garde?
– Moi-même, ma mère.
– Et vous n'avez point vu le baron Ordener?
– Eh non, répéta le lieutenant.
– Mais songez, mon fils, qu'il a pu entrer incognito, que vous ne l'avez jamais vu, ayant été élevé à Copenhague tandis qu'on relevait à Drontheim; songez à ce qu'on dit de ses caprices, du vagabondage de ses idées. Êtes-vous sûr, mon fils, de n'avoir vu personne?
Frédéric hésita un instant.
– Non, s'écria-t-il, personne! je ne puis dire autre chose.
– En ce cas, reprit la comtesse, le baron n'est sans doute pas allé à Munckholm.
Musdoemon, d'abord surpris comme Frédéric, avait tout écouté attentivement. Il interrompit la comtesse.
– Noble dame, permettez.– Seigneur Frédéric, quel est, de grâce, le nom du vassal aimé de la fille de Schumacker?
Il répéta sa question; car Frédéric, qui depuis quelques moments était devenu pensif, ne l'avait pas entendue.
– Je l'ignore.... ou plutôt.... Oui, je l'ignore.
– Et comment, seigneur, savez-vous qu'elle aime un vassal?
– L'ai-je dit? un vassal? Eh bien! oui, un vassal.
L'embarras de la position du lieutenant s'accroissait. Cet interrogatoire, les idées qu'il faisait naître en lui, l'obligation de se taire, le jetaient dans un trouble dont il craignait de n'être plus maître.
– Par ma foi, sire Musdoemon, et vous, ma noble mère, si la manie d'interroger est à la mode, amusez-vous à vous interroger tous deux. Pour moi, je n'ai rien de plus à vous dire.
Et, ouvrant brusquement la porte, il disparut, les laissant plongés dans un abîme de conjectures. Il descendit précipitamment dans la cour, car il entendait la voix de Musdoemon qui le rappelait.
Il remonta à cheval, et se dirigea vers le port, d'où il voulait se rembarquer pour Munckholm, pensant y trouver peut-être encore l'étranger qui jetait dans de profondes réflexions l'un des plus frivoles cerveaux d'une des plus frivoles capitales.
– Si c'était Ordener Guldenlew! se disait-il; en ce cas ma pauvre Ulrique.... Mais non; il est impossible qu'on soit assez fou pour préférer la fille indigente d'un prisonnier d'état à la fille opulente d'un ministre tout-puissant. En tout cas, la fille de Schumacker pourrait n'être qu'une fantaisie, et rien n'empêche, quand on a une femme, d'avoir en même temps une maîtresse; cela même est de bon ton. Mais non, ce n'est pas Ordener. Le fils du vice-roi ne se vêtirait pas d'un justaucorps usé; et cette vieille plume noire sans boucle, battue du vent et de la pluie! et ce grand manteau dont on pourrait faire une tente! et ces cheveux en désordre, sans peignes et sans frisure! et ces bottines à éperons de fer, souillées de boue et de poussière! Vraiment ce ne peut être lui. Le baron de Thorvick est chevalier de Dannebrog; cet étranger ne porte aucune décoration d'honneur. Si j'étais chevalier de Dannebrog, il me semble que je coucherais avec le collier de l'ordre. Oh non! il ne connaît seulement pas la Clélie. Non, ce n'est pas le fils du vice roi.
XI
Si l'homme pouvait conserver encore la chaleur de l'âme quand l'expérience l'éclaire; s'il héritait du temps sans se courber sous son poids, il n'insulterait jamais aux vertus exaltées, dont le premier conseil est toujours le sacrifice de soi-même.
Mme DE STAËL. De l'Allemagne.
– Eh bien! qu'est-ce? Vous, Poël! qui vous a fait monter?
– Son excellence oublie qu'elle vient de m'en donner l'ordre.
– Oui? dit le général.– Ah! c'était pour que vous me donnassiez ce carton.
Poël remit au gouverneur le carton, que celui-ci aurait pu prendre lui-même, en étendant un peu le bras.
Son excellence replaça machinalement le carton sans l'ouvrir, puis elle feuilleta quelques papiers avec distraction.
– Poël, je voulais aussi vous demander.... Quelle heure est-il?
– Six heures du matin, répondit le valet au général, qui avait une horloge sous les yeux.
– Je voulais vous dire, Poël.... Qu'y a-t-il de nouveau dans le palais?
Le général continua sa revue des papiers, écrivant d'un air préoccupé quelques mots sur chacun d'eux.
– Rien, votre excellence, sinon que l'on attend encore mon noble maître, dont je vois que le général est inquiet.
Le général se leva de son grand bureau, et regarda Poël d'un air d'humeur.
– Vous avez de mauvais yeux, Poël. Moi, inquiet d'Ordener! Je sais le motif de son absence; je ne l'attends pas encore.
Le général Levin de Knud était tellement jaloux de son autorité, qu'elle lui eût semblé compromise, si un subalterne eût pu deviner une de ses secrètes pensées, et croire qu'Ordener avait agi sans son ordre.
– Poël, poursuivit-il, retirez-vous.
Le valet sortit.
– En vérité, s'écria le gouverneur resté seul, Ordener use et abuse. À force de plier la lame, on la brise. Me faire passer une nuit d'insomnie et d'impatience! exposer le général Levin aux sarcasmes d'une chancelière et aux conjectures d'un valet! et tout cela pour qu'un vieil ennemi ait les premiers embrassements qu'il doit à un vieil ami. Ordener! Ordener! les caprices tuent la liberté. Qu'il vienne, qu'il arrive maintenant, du diable si je ne l'accueille pas comme la poudre accueille le feu! Exposer le gouverneur de Drontheim aux conjectures d'un valet, aux sarcasmes d'une chancelière! Qu'il vienne!
Le général continuait d'apostiller les papiers sans les lire, tant sa mauvaise humeur le préoccupait.
– Mon général! mon noble père! s'écria une voix connue.
Ordener serrait dans ses bras le vieillard, qui ne songea pas même à réprimer un cri de joie.
– Ordener, mon brave Ordener! Pardieu! que je suis aisé!....– La réflexion arriva au milieu de cette phrase.– Je suis aisé, seigneur baron, que vous sachiez maîtriser vos sentiments. Vous paraissez avoir du plaisir à me revoir; c'est sans doute pour vous mortifier que vous vous en êtes imposé la privation depuis vingt-quatre heures que vous êtes ici.
– Mon père, vous m'avez souvent dit qu'un ennemi malheureux devait passer avant un ami heureux. Je viens de Munckholm.
– Sans doute, dit le général, quand le malheur de l'ennemi est imminent. Mais l'avenir de Schumacker....
– Est plus menaçant que jamais. Noble général, une trame odieuse est ourdie contre cet infortuné. Des hommes nés ses amis veulent le perdre. Un homme né son ennemi saura le servir.
Le général, dont le visage s'était par degrés entièrement adouci, interrompit Ordener.
– Bien, mon cher Ordener. Mais que dis-tu là? Schumacker est sous ma sauvegarde. Quels hommes? quelles trames?
Ordener aurait été bien empêché de répondre clairement à cette question. Il n'avait que des lueurs très vagues, que des présomptions très incertaines sur la position de l'homme pour lequel il allait exposer sa vie. Bien des gens trouveront qu'il agissait follement; mais les âmes jeunes font ce qu'elles croient juste par instinct et non par calcul; et d'ailleurs, dans ce monde où la prudence est si aride et la sagesse si ironique, qui nie que la générosité soit folie? Tout est relatif sur la terre, où tout est borné; et la vertu serait une grande démence, si derrière les hommes il n'y avait Dieu. Ordener était dans l'âge où l'on croit et où l'on est cru. Il risquait ses jours de confiance. Le général accueillit de même des raisons qui n'auraient pas résisté à une discussion froide.
– Quelles trames? quels hommes? mon bon père. Dans quelques jours j'aurai tout éclairci; alors vous saurez tout ce que je saurai. Je vais repartir ce soir.
– Comment! s'écria le vieillard, tu ne me donneras encore que quelques heures! Mais où vas-tu? pourquoi pars-tu, mon cher fils?
– Vous m'avez quelquefois permis, mon noble père, de faire une action louable en secret.
– Oui, mon brave Ordener; mais tu pars sans trop savoir pourquoi, et tu sais quelle grande affaire te demande.
– Mon père m'a laissé un mois de réflexion, je le consacre aux intérêts d'un autre. Bonne action donne bon conseil. D'ailleurs à mon retour nous verrons.
– Quoi! reprit le général d'un ton de sollicitude, ce mariage te déplairait-il? on dit Ulrique d'Ahlefeld si belle! dis-moi, l'as-tu vue?
– Je crois qu'oui, dit Ordener; il me semble qu'elle est belle, en effet.
– Eh bien? reprit le gouverneur.
– Eh bien, dit Ordener, elle ne sera pas ma femme.
Ce mot froid et décisif frappa le général comme un coup violent. Les soupçons de l'orgueilleuse comtesse lui revinrent à l'esprit.
– Ordener, dit-il en hochant la tête, je devrais être sage, car j'ai été pécheur. Eh bien, je suis un vieux fou! Ordener! le prisonnier a une fille....
– Oh! s'écria le jeune homme, général, je voulais vous en parler. Je vous demande, mon père, votre protection pour cette faible et opprimée jeune fille.
– En vérité, dit gravement le gouverneur, tes instances sont vives.
Ordener revint un peu à lui.
– Et comment ne le seraient-elles pas pour une pauvre prisonnière à laquelle on veut arracher la vie, et, ce qui est bien plus précieux, l'honneur?
– La vie! l'honneur! mais c'est moi pourtant qui gouverne ici, et j'ignore toutes ces horreurs! Explique-toi.
– Mon noble père, la vie du prisonnier et de sa fille sans défense est menacée par un infernal complot.
– Mais ce que tu avances est grave; quelle preuve en as-tu?
– Le fils aîné d'une puissante famille est en ce moment à Munckholm; il y est pour séduire la comtesse Éthel. Il me l'a dit lui-même.
Le général recula de trois pas.
– Dieu, Dieu! pauvre jeune abandonnée! Ordener, Ordener! Éthel et Schumacker sont sous ma protection. Quel est le misérable? quelle est la famille?
Ordener s'approcha du général et lui serra la main.
– La famille d'Ahlefeld.
– D'Ahlefeld! dit le vieux gouverneur; oui, la chose est claire, le lieutenant Frédéric est encore en ce moment à Munckholm. Noble Ordener, on veut t'allier à cette race. Je conçois ta répugnance, noble Ordener!
Le vieillard, croisant les bras, resta quelques moments rêveur, puis il vint à Ordener et le serra sur sa poitrine.
– Jeune homme, tu peux partir; ta protection ne sera pas absente pour tes protégés; je leur reste. Oui, pars; tu fais bien de toute manière. Cette infernale comtesse d'Ahlefeld est ici, tu le sais peut-être?
– La noble dame comtesse d'Ahlefeld, dit la voix de l'huissier qui ouvrait la porte.
À ce nom Ordener recula machinalement vers le fond de la chambre, et la comtesse, entrant sans l'apercevoir, s'écria:
– Seigneur général, votre élève se joue de vous; il n'est point allé à Munckholm.
– En vérité! dit le général.
– Eh mon Dieu! mon fils Frédéric, qui sort du palais, était hier de garde au donjon, et n'a vu personne.
– Vraiment, noble dame? répéta le général.
– Ainsi, continua la comtesse en souriant d'un air de triomphe, général, n'attendez plus votre Ordener.
Le gouverneur resta grave et froid.
– Je ne l'attends plus en effet, dame comtesse.
– Général, dit la comtesse en se détournant, je croyais que nous étions seuls. Quel est?....
La comtesse attacha son regard scrutateur sur Ordener, qui s'inclina.
– Vraiment, poursuivit-elle,– je ne l'ai vu qu'une fois…– mais… sans ce costume, ce serait....
– Seigneur général, c'est le fils du vice-roi?
– Lui-même, noble dame, dit Ordener, s'inclinant de nouveau.
La comtesse sourit.
– En ce cas permettez-vous à une dame, qui doit bientôt être plus encore pour vous, de vous demander où vous êtes allé hier, seigneur comte.
– Seigneur comte! Je ne crois pas avoir eu le malheur de perdre déjà mon noble père, dame comtesse.
– Ce n'est certes point là ma pensée. Mieux vaut devenir comte en prenant une épouse qu'en perdant un père.
– L'un ne vaut guère mieux que l'autre, noble dame.
La comtesse, un peu interdite, prit cependant le parti d'éclater de rire.
– Allons, on m'avait dit vrai; sa courtoisie est un peu sauvage. Elle se familiarisera pourtant avec les présents des dames, quand Ulrique d'Ahlefeld lui passera au cou la chaîne de l'ordre de l'Éléphant.
– Véritable chaîne en effet! dit Ordener.
– Vous verrez, général Levin, reprit la comtesse, dont le rire devenait embarrassé, que votre intraitable élève ne voudra pas non plus tenir d'une dame son rang de colonel.
– Vous avez raison, dame comtesse, répliqua Ordener, un homme qui porte l'épée ne doit pas devoir ses aiguillettes à un jupon.
La physionomie de la grande dame se rembrunit tout à fait.
– Ho! ho! d'où vient donc le seigneur baron? Est-il bien vrai que sa courtoisie ne soit pas allée hier à Munckholm?
– Noble dame, je ne satisfais pas toujours à toutes les questions.– Mais, général, nous nous reverrons....
Puis, serrant la main du vieillard et saluant la comtesse, il sortit, laissant la dame stupéfaite de tout ce qu'elle ignorait, seule avec le gouverneur, indigné de tout ce qu'il savait.