Kitabı oku: «L'homme qui rit», sayfa 45
Subitement, autour de lui, au lieu du peuple qui l’applaudissait, il avait vu les seigneurs qui le maudissaient. Métamorphose lugubre. Grandissement ignominieux. Brusque spoliation de tout ce qui avait été sa félicité! Pillage de sa vie par la huée! arrachement de Gwynplaine, de Clancharlie, du lord, du bateleur, de son sort antérieur, de son sort nouveau, à coups de bec de tous ces aigles!
A quoi bon avoir commencé tout de suite la vie par la victoire sur l’obstacle? A quoi bon avoir triomphé d’abord? Hélas! il faut être précipité, sans quoi la destinée n’est pas complète.
Ainsi, moitié de force, moitié de gré, car après le wapentake, il avait eu affaire à Barkilphedro, et dans son rapt il y avait eu du consentement, il avait quitté le réel pour le chimérique, le vrai pour le faux, Dea pour Josiane, l’amour pour l’orgueil, la liberté pour la puissance, le travail fier et pauvre pour l’opulence pleine de responsabilité obscure, l’ombre où est Dieu pour le flamboiement où sont les démons, le paradis pour l’olympe!
Il avait mordu dans le fruit d’or. Il recrachait la bouchée de cendre.
Résultat lamentable. Déroute, faillite, chute et ruine, expulsion insolente de toutes ses espérances fustigées par le ricanement, désillusion démesurée. Et que faire désormais? S’il regardait le lendemain, qu’apercevait-il? une épée nue dont la pointe était devant sa poitrine et dont la poignée était dans la main de son frère. Il ne voyait que l’éclair hideux de cette épée. Le reste, Josiane, la chambre des lords, était derrière, dans un monstrueux clair-obscur plein de silhouettes tragiques.
Et ce frère, il lui apparaissait comme chevaleresque et vaillant! Hélas! ce Tom-Jim-Jack qui avait défendu Gwynplaine, ce lord David qui avait défendu lord Clancharlie, il l’avait entrevu peine, il n’avait eu que le temps d’en être souffleté, et de l’aimer.
Que d’accablements!
Maintenant, aller plus loin, impossible. L’écroulement était de tous les côtés. D’ailleurs, à quoi bon? Toutes les fatigues sont au fond du désespoir.
L’épreuve était faite, et n’était plus à recommencer.
Un joueur qui a joué l’un après l’autre tous ses atouts, c’était Gwynplaine. Il s’était laissé entraîner au tripot formidable. Sans se rendre exactement compte de ce qu’il faisait, car tel est le subtil empoisonnement de l’illusion, il avait joué Dea contre Josiane; il avait eu un monstre. Il avait joué Ursus contre une famille, il avait eu l’affront. Il avait joué son tréteau de saltimbanque contre un siège de lord; il avait l’acclamation, il avait eu l’imprécation. Sa dernière carte venait de tomber sur ce fatal tapis vert du bowling-green désert. Gwynplaine avait perdu. Il n’avait plus qu’à payer. Paye, misérable!
Les foudroyés s’agitent peu. Gwynplaine était immobile. Qui l’eût aperçu de loin dans cette ombre, droit et sans mouvement, au bord du parapet, eût cru voir une pierre debout.
L’enfer, le serpent et la rêverie s’enroulent sur eux-mêmes. Gwynplaine descendait les spirales sépulcrales de l’approfondissement pensif.
Ce monde qu’il venait d’entrevoir, il le considérait, avec ce regard froid qui est le regard définitif. Le mariage, mais pas d’amour; la famille, mais pas de fraternité; la richesse, mais pas de conscience; la beauté, mais pas de pudeur; la justice, mais pas d’équité; l’ordre, mais pas d’équilibre; la puissance, mais pas d’intelligence; l’autorité, mais pas de droit; la splendeur, mais pas de lumière. Bilan inexorable. Il fit le tour de cette vision suprême où s’était enfoncée sa pensée. Il examina successivement la destinée, la situation, la société, et lui-même. Qu’était la destinée? un piège. La situation? un désespoir. La société? une haine. Et lui-même? un vaincu. Et au fond de son âme, il s’écria: La société est la marâtre. La nature est la mère. La société, c’est le monde du corps; la nature, c’est le monde de l’âme. L’une aboutit au cercueil, à la boîte de sapin dans la fosse, aux vers de terre, et finit là. L’autre aboutit aux ailes ouvertes, à la transfiguration dans l’aurore, à l’ascension dans les firmaments, et recommence là.
Peu à peu le paroxysme s’emparait de lui. Tourbillonnement funeste. Les choses qui finissent ont un dernier éclair où l’on revoit tout.
Qui juge, confronte. Gwynplaine mit en regard ce que la sociét lui avait fait et ce que lui avait fait la nature. Comme la nature avait été bonne pour lui! comme elle l’avait secouru, elle qui est l’âme! Tout lui avait été pris, tout, jusqu’au visage; l’âme lui avait tout rendu. Tout, même le visage; car il y avait ici-bas une céleste aveugle, faite exprès pour lui, qui ne voyait pas sa laideur et qui voyait sa beauté.
Et c’est de cela qu’il s’était laissé séparer! c’est de cet être adorable, c’est de ce coeur, c’est de cette adoption, c’est de cette tendresse, c’est de ce divin regard aveugle, le seul qui le vît sur la terre, qu’il s’était éloigné! Dea, c’était sa soeur; car il sentait d’elle à lui la grande fraternité de l’azur, ce mystère qui contient tout le ciel. Dea, quand il était petit, c’était sa vierge; car tout enfant a une vierge, et la vie a toujours pour commencement un mariage d’âmes consommé en pleine innocence, par deux petites virginités ignorantes. Dea, c’était son épouse, car ils avaient le même nid sur la plus haute branche du profond arbre Hymen. Dea, c’était plus encore, c’était sa clarté; sans elle tout était le néant et le vide, et il lui voyait une chevelure de rayons. Que devenir sans Dea? que faire de tout ce qui était lui? Rien de lui ne vivait sans elle. Comment donc avait-il pu la perdre de vue un moment? O infortuné! Entre son astre et lui il avait laissé se faire l’écart, et, dans ces redoutables gravitations ignorées, l’écart est tout de suite l’abîme! Où était-elle, l’étoile? Dea! Dea! Dea! Dea! Hélas! il avait perdu sa lumière. Otez l’astre, qu’est le ciel? une noirceur. Mais pourquoi donc tout cela s’était-il en allé? Oh! comme il avait été heureux! Dieu pour lui avait refait l’éden; – trop, hélas! – jusqu’à y laisser rentrer le serpent! mais cette fois ce qui avait été tenté, c’était l’homme. Il avait été attiré au dehors, et là, piège affreux, il était tombé dans le chaos des rires noirs qui est l’enfer! Malheur! malheur! que tout ce qui l’avait fasciné était effroyable! Cette Josiane, qu’était-ce? oh! l’horrible femme, presque bête, presque déesse! Gwynplaine était à présent sur le revers de son élévation, et il voyait l’autre côté.de son éblouissement. C’était funèbre. Cette seigneurie était difforme, cette couronne était hideuse, cette robe de pourpre était lugubre, ces palais étaient vénéneux, ces trophées, ces statues, ces armoiries étaient louches, l’air malsain et traître qu’on respirait là vous rendait fou. Oh! les haillons du saltimbanque Gwynplaine étaient des resplendissements! Oh! o étaient la Green-Box, la pauvreté, la joie, la douce vie errante ensemble comme des hirondelles? On ne se quittait pas, on se voyait à toute minute, le soir, le matin, à table on se poussait du coude, on se touchait du genou, on buvait au même verre, le soleil entrait par la lucarne, mais il n’était que le soleil, et Dea était l’amour. La nuit, on se sentait endormis pas loin les uns des autres, et le rêve de Dea venait se poser sur Gwynplaine, et le rêve de Gwynplaine allait mystérieusement s’épanouir au-dessus de Dea! On n’était pas bien sûr, au réveil, de n’avoir pas échangé des baisers dans la nuée bleue du songe. Toute l’innocence était dans Dea, toute la sagesse était dans Ursus. On rôdait de ville en ville; on avait pour viatique et pour cordial la franche gaîté aimante du peuple. On était des anges vagabonds, ayant assez d’humanité pour marcher ici-bas, et pas tout à fait assez d’ailes pour s’envoler. Et maintenant, disparition! Où était tout cela? Était-ce possible que tout se fût effacé! Quel vent de la tombe avait soufflé? C’était donc éclipsé! c’était donc perdu! Hélas, la sourde toute-puissance qui pèse sur les petits dispose de toute l’ombre, et est capable de tout! Qu’est-ce qu’on leur avait fait? Et il n’avait pas ét là, lui, pour les protéger, pour se mettre au travers, pour les défendre, comme lord, avec son titre, sa seigneurie et son épée, comme bateleur, avec ses poings et ses ongles! Et ici survenait une réflexion amère, la plus amère de toutes peut-être. Eh bien, non, il n’eût pas pu les défendre! C’était lui précisément qui les perdait. C’était pour le préserver d’eux, lui lord Clancharlie, c’était pour isoler sa dignité de leur contact, que l’infâme omnipotence sociale s’était appesantie sur eux. La meilleure façon pour lui de les protéger, ce serait de disparaître, on n’aurait plus de raison de les persécuter. Lui de moins, on les laisserait tranquilles. Glaçante ouverture o sa pensée entrait. Ah! pourquoi s’était-il laissé séparer de Dea? Est-ce que son premier devoir n’était pas envers Dea? Servir et défendre le peuple? mais Dea, c’était le peuple! Dea, c’était l’orpheline, c’était l’aveugle, c’était l’humanité! Oh! que leur avait-on fait? Cuisson cruelle du regret! son absence avait laissé le champ libre à la catastrophe. Il eût partag leur sort. Ou il les eût pris et emportés avec lui, ou il se fût englouti avec eux. Que devenir sans eux maintevant? Gwynplaine sans Dea, était-ce possible? Dea de moins, c’est tout de moins! Ah! c’était fini. Ce groupe bien-aimé était à jamais enfoui dans l’irréparable évanouissement. Tout était épuisé. D’ailleurs, condamné et damné comme l’était Gwynplaine, à quoi bon lutter plus longtemps? Il n’y avait plus rien à attendre, ni des hommes, ni du ciel. Dea! Dea! où est Dea? Perdue! Quoi, perdue! Qui a perdu son âme n’a plus pour la retrouver qu’un lieu, la mort.
Gwynplaine, égaré et tragique, posa fermement sa main sur le parapet comme sur une solution, et regarda le fleuve.
C’était la troisième nuit qu’il ne dormait pas. Il avait la fièvre. Ses idées, qu’il croyait claires, étaient troubles. Il sentait un impérieux besoin de sommeil. Il demeura ainsi quelques instants penché sur cette eau; l’ombre lui offrait le grand lit tranquille, l’infini des ténèbres. Tentation sinistre.
Il ôta son habit, le plia et le posa sur le parapet. Puis il déboutonna son gilet. Comme il allait l’ôter, sa main heurta dans la poche quelque chose. C’était le red-book que lui avait remis le librarian de la chambre des lords. Il retira ce carnet de cette poche, l’examina dans la lueur diffuse de la nuit, y vit un crayon, prit ce crayon, et écrivit, sur la première page blanche qui s’ouvrit, ces deux lignes:
«Je m’en vais. Que mon frère David me remplace et soit heureux.
Et il signa: FERMAIN CLANCHARLIE, pair d’Angleterre.
Puis il ôta le gilet et le posa sur l’habit. Il ôta son chapeau, et le posa sur le gilet. Il mit dans le chapeau le red-book ouvert à la page où il avait écrit. Il aperçut à terre une pierre, la prit et la mit dans le chapeau.
Cela fait, il regarda l’ombre infinie au-dessus de son front.
Puis, sa tête s’abaissa lentement comme tirée par le fil invisible des gouffres.
Il y avait un trou dans les pierres du soubassement du parapet, il y mit un pied, de telle sorte que son genou dépassait le haut du parapet, et qu’il n’avait presque plus rien à faire pour l’enjamber.
Il croisa ses mains derrière son dos et se pencha.
– Soit, dit-il.
Et il fixa ses yeux sur l’eau profonde.
En ce moment il sentit une langue qui lui léchait les mains.
Il tressaillit et se retourna.
C’était Homo qui était derrière lui.
CONCLUSION. LA MER ET LA NUIT
I. CHIEN DE GARDE PEUT ÊTRE ANGE GARDIEN
Gwynplaine poussa un cri:
– C’est toi, loup!
Homo remua la queue. Ses yeux brillaient dans l’ombre. Il regardait Gwynplaine.
Puis il se remit à lui lécher les mains. Gwynplaine demeura un moment comme ivre. La rentrée immense de l’espérance, il avait cette secousse. Homo, quelle apparition! Depuis quarante-huit heures, il avait épuisé ce qu’on pourrait nommer toutes les variétés du coup de foudre; il lui restait à recevoir le coup de foudre de la joie. C’était celui-là qui venait de tomber sur lui. La certitude ressaisie, ou du moins la clarté qui y mène, la soudaine intervention d’on ne sait quelle clémence mystérieuse qui est peut-être dans le destin, la vie disant: me voilà! au plus noir de la tombe, la minute où l’on n’attend plus rien ébauchant brusquement la guérison et la délivrance, quelque chose comme le point d’appui retrouvé à l’instant le plus critique de l’écroulement, Homo était tout cela. Gwynplaine voyait le loup dans de la lumière.
Cependant Homo s’était retourné. Il fit quelques pas, et regarda en arrière comme pour voir si Gwynplaine le suivait.
Gwynplaine s’était mis en marche à sa suite. Homo remua la queue et continua son chemin.
Ce chemin où le loup s’était engagé, c’était la pente du quai de l’Effroc-stone. Cette pente aboutissait à la berge de la Tamise. Gwynplaine, conduit par Homo, descendit cette pente.
De temps en temps, Homo tournait la tête pour s’assurer que Gwynplaine était derrière lui.
Dans de certaines situations suprêmes, rien ne ressemble à une intelligence comprenant tout comme le simple instinct de la bête aimante. L’animal est un somnambule lucide.
Il y a des cas où le chien sent le besoin de suivre son maître, d’autres où il sent le besoin de le précéder. Alors la bête prend la direction de l’esprit. Le flair imperturbable voit clair confusément dans notre crépuscule. Se faire guide apparaît vaguement à la bête comme une nécessité. Sait-elle qu’il y a un mauvais pas, et qu’il faut aider l’homme à le passer? non probablement; oui, peut-être; dans tous les cas, quelqu’un le sait pour elle; nous l’avons dit déjà, bien souvent dans la vie d’augustes secours qu’on croit venir d’en bas viennent d’en haut. On ne sait pas toutes les figures que peut prendre Dieu. Quelle est cette bête? la providence.
Parvenu sur la berge, le loup s’avança en aval sur l’étroite langue de terre qui longeait la Tamise.
Il ne poussait aucun cri, il n’aboyait pas, il cheminait muet. Homo, en toute occasion, suivait son instinct et faisait son devoir, mais avait la réserve pensive du proscrit.
Après une cinquantaine de pas, il s’arrêta. Une estacade s’offrait à droite. A l’extrémité de cette estacade, espèce d’embarcadère sur pilotis, on entrevoyait une masse obscure qui était un assez gros navire. Sur le pont de ce navire, vers la proue, il y avait une clarté presque indistincte, qui ressemblait à une veilleuse prête à s’éteindre.
Le loup s’assura une dernière fois que Gwynplaine était là, puis bondit sur l’estacade, long corridor plancheié et goudronné, porté par une claire-voie de madriers, et sous lequel coulait l’eau du fleuve. En quelques instants, Homo et Gwynplaine arrivèrent à la pointe.
Le bâtiment amarré au bout de l’estacade était une de ces panses de Hollande à double tillac rasé, l’un à l’avant, l’autre l’arrière, ayant, à la mode japonaise, entre les deux tillacs, un compartiment profond à ciel ouvert où l’on descendait par une échelle droite et qu’on emplissait de tous les colis de la cargaison. Cela faisait deux gaillards, l’un à la proue, l’autre à la poupe, comme à nos vieilles pataches de rivière, avec un creux au milieu. Le chargement lestait ce creux. Les galiotes de papier que font les enfants ont à peu près cette forme. Sous les tillacs étaient les cabines communiquant par des portes avec ce compartiment central et éclairées de hublots percés dans le bordage. En arrimant la cargaison, on ménageait des passages entre les colis. Les deux mâts de ces panses étaient plantés dans les deux tillacs. Le mât de proue s’appelait le Paul, le mât de poupe s’appelait le Pierre, le navire étant conduit par ses deux mâts comme l’église par ses deux apôtres. Une passerelle, faisant passavant, allait, comme un pont chinois, d’un tillac à l’autre, par-dessus le compartiment du centre. Dans les mauvais temps, les deux garde-fous de la passerelle s’abaissaient à droite et à gauche, au moyen d’un mécanisme, ce qui faisait un toit sur le compartiment creux, de sorte que le navire, dans les grosses mers, était hermétiquement fermé. Ces barques, très massives, avaient pour barre une poutre, la force du gouvernail devant se proportionner à la lourdeur du gabarit. Trois hommes, le patron avec deux matelots, plus un enfant, le mousse, suffisaient à manoeuvrer ces pesantes machines de mer. Les tillacs d’avant et d’arrière de la panse étaient, nous l’avons dit déjà, sans parapet. Cette panse-ci était une large coque ventrue toute noire sur laquelle on lisait en lettres blanches, visibles dans la nuit: Vograat. Rotterdam.
A cette époque, divers événements de mer, et, tout récemment, la catastrophe des huit vaisseaux du baron de Pointi[29] au cap Carnero, en forçant toute la flotte française de refluer sur Gibraltar, avaient balayé la Manche et nettoyé de tout navire de guerre le passage entre Londres et Rotterdam, ce qui permettait aux bâtiments marchands d’aller et venir sans escorte.
Le bateau sur lequel on lisait Vograat, et près duquel Gwynplaine était parvenu, touchait l’estacade par le bâbord de son tillac d’arrière presque à niveau. C’était comme une marche à descendre; Homo d’un saut, et Gwynplaine d’une enjambée, furent dans le navire. Tous deux se trouvèrent sur le pont d’arrière. Le pont était désert et l’on n’y voyait aucun mouvement; les passagers, s’il y en avait, et c’était probable, étaient à bord, vu que le bâtiment était prêt à partir, et que l’arrimage était terminé, ce qu’indiquait la plénitude du compartiment creux, encombré de balles et de caisses. Mais ils étaient sans doute couchés et probablement endormis dans les chambres de l’entre-pont sous les tillacs, la traversée devant se faire la nuit. En pareil cas, les passagers n’apparaissent sur le pont que le lendemain matin, au réveil. Quant à l’équipage, il soupait vraisemblablement, en attendant l’instant très prochain du départ, dans le réduit qu’on appelait alors «la cabine matelote». De là la solitude des deux points de poupe et de proue reliés par la passerelle.
Le loup sur l’estacade avait presque couru; sur le navire il se mit à marcher lentement, comme avec discrétion. Il remuait la queue, non plus joyeusement, mais avec l’oscillation faible et triste du chien inquiet. Il franchit, précédant toujours Gwynplaine, le tillac d’arrière, et il traversa le passavant.
Gwynplaine, en entrant sur la passerelle, aperçut devant lui une lueur. C’était la clarté qu’il avait vue de la berge. Une lanterne était posée à terre au pied du mât d’avant; la réverbération de cette lanterne découpait en noir sur l’obscur fond de nuit une silhouette qui avait quatre roues. Gwynplaine reconnut l’antique cahute d’Ursus.
Cette pauvre masure de bois, charrette et cabane, où avait roul son enfance, était amarrée au pied du mât par de grosses cordes dont on voyait les noeuds dans les roues. Après avoir été si longtemps hors de service, elle était absolument caduque; rien ne délabre les hommes et les choses comme l’oisiveté; elle avait un penchement misérable. La désuétude la faisait toute paralytique, et, de plus, elle avait cette maladie irrémédiable, la vieillesse. Son profil informe et vermoulu fléchissait avec une attitude de ruine. Tout ce dont elle était faite offrait un aspect d’avarie, les fers étaient rouillés, les cuirs étaient gercés, les bois étaient cariés. Les fêlures rayaient le vitrage de l’avant que traversait un rayon de la lanterne. Les roues étaient cagneuses. Les parois, le plancher et les essieux semblaient épuisés de fatigue, l’ensemble avait on ne sait quoi d’accablé et de suppliant. Les deux pointes dressées du brancard avaient l’air de deux bras levés au ciel. Toute la baraque était disloquée. Dessous, on distinguait la chaîne d’Homo, pendante.
Retrouver sa vie, sa félicité, son amour, et y courir éperdument, et se précipiter dessus, il semble que ce soit la loi et que la nature le veuille ainsi. Oui, excepté dans les cas de tremblement profond. Qui sort, tout ébranlé et tout désorienté, d’une série de catastrophes pareilles à des trahisons, devient prudent, même dans la joie, redoute d’apporter sa fatalité à ceux qu’il aime, se sent lugubrement contagieux, et n’avance dans le bonheur qu’avec précaution. Le paradis se rouvre; avant d’y rentrer, on l’observe.
Gwynplaine, chancelant sous les émotions, regardait.
Le loup était allé silencieusement se coucher près de sa chaîne.
[29] 2l avril 1705.