Kitabı oku: «Le Dernier Jour d'un Condamné», sayfa 2
Reste la troisième et dernière raison, la théorie de l'exemple. – Il faut faire des exemples! il faut épouvanter par le spectacle du sort réservé aux criminels ceux qui seraient tentés de les imiter! Voilà bien à peu près textuellement la phrase éternelle dont tous les réquisitoires des cinq cents parquets de France ne sont que des variations plus ou moins sonores. Eh bien! nous nions d'abord qu'il y ait exemple. Nous nions que le spectacle des supplices produise l'effet qu'on en attend. Loin d'édifier le peuple, il le démoralise, et ruine en lui toute sensibilité, partant toute vertu. Les preuves abondent, et encombreraient notre raisonnement si nous voulions en citer. Nous signalerons pourtant un fait entre mille, parce qu'il est le plus récent. Au moment où nous écrivons, il n'a que dix jours de date. Il est du 5 mars, dernier jour du carnaval. À Saint-Pol, immédiatement après l'exécution d'un incendiaire nommé Louis Camus, une troupe de masques est venue danser autour de l'échafaud encore fumant. Faites donc des exemples! le mardi gras vous rit au nez.
Que si, malgré l'expérience, vous tenez à votre théorie routinière de l'exemple, alors rendez-nous le seizième siècle, soyez vraiment formidables, rendez-nous la variété des supplices, rendez-nous Farinacci, rendez-nous les tourmenteurs-jurés, rendez-nous le gibet, la roue, le bûcher, l'estrapade, l'essorillement, l'écartèlement, la fosse à enfouir vif, la cuve à bouillir vif; rendez-nous, dans tous les carrefours de Paris, comme une boutique de plus ouverte parmi les autres, le hideux étal du bourreau, sans cesse garni de chair fraîche. Rendez-nous Montfaucon, ses seize piliers de pierre, ses brutes assises, ses caves à ossements, ses poutres, ses crocs, ses chaînes, ses brochettes de squelettes, son éminence de plâtre tachetée de corbeaux, ses potences succursales, et l'odeur du cadavre que par le vent du nord-est il répand à larges bouffées sur tout le faubourg du Temple. Rendez-nous dans sa permanence et dans sa puissance ce gigantesque appentis du bourreau de Paris. À la bonne heure! Voilà de l'exemple en grand. Voilà de la peine de mort bien comprise. Voilà un système de supplices qui a quelque proportion. Voilà qui est horrible, mais qui est terrible.
Ou bien faites comme en Angleterre. En Angleterre, pays de commerce, on prend un contrebandier sur la côte de Douvres, on le pend pour l'exemple, pour l'exemple on le laisse accroché au gibet; mais, comme les intempéries de l'air pourraient détériorer le cadavre, on l'enveloppe soigneusement d'une toile enduite de goudron, afin d'avoir à le renouveler moins souvent. Ô terre d'économie! goudronner les pendus !
Cela pourtant a encore quelque logique. C'est la façon la plus humaine de comprendre la théorie de l'exemple.
Mais vous, est-ce bien sérieusement que vous croyez faire un exemple quand vous égorgillez misérablement un pauvre homme dans le recoin le plus désert des boulevards extérieurs? En Grève, en plein jour, passe encore; mais à la barrière Saint-Jacques! mais à huit heures du matin! Qui est-ce qui passe là? Qui est-ce qui va là? Qui est-ce qui sait que vous tuez un homme là? Qui est-ce qui se doute que vous faites un exemple là? Un exemple pour qui? Pour les arbres du boulevard, apparemment.
Ne voyez-vous donc pas que vos exécutions publiques se font en tapinois? Ne voyez-vous donc pas que vous vous cachez? Que vous avez peur et honte de votre oeuvre? Que vous balbutiez ridiculement votre discite justitiam moniti? Qu'au fond vous êtes ébranlés, interdits, inquiets, peu certains d'avoir raison, gagnés par le doute général, coupant des têtes par routine et sans trop savoir ce que vous faites? Ne sentez-vous pas au fond du coeur que vous avez tout au moins perdu le sentiment moral et social de la mission de sang que vos prédécesseurs, les vieux parlementaires, accomplissaient avec une conscience si tranquille? La nuit, ne retournez-vous pas plus souvent qu'eux la tête sur votre oreiller? D'autres avant vous ont ordonné des exécutions capitales, mais ils s'estimaient dans le droit, dans le juste, dans le bien. Jouvenel des Ursins se croyait un juge; Élie de Thorrette se croyait un juge; Laubardemont, La Reynie et Laffemas eux-mêmes se croyaient des juges; vous, dans votre for intérieur, vous n'êtes pas bien sûrs de ne pas être des assassins !
Vous quittez la Grève pour la barrière Saint-Jacques, la foule pour la solitude, le jour pour le crépuscule. Vous ne faites plus fermement ce que vous faites. Vous vous cachez, vous dis-je !
Toutes les raisons pour la peine de mort, les voilà donc démolies. Voilà tous les syllogismes de parquets mis à néant. Tous ces copeaux de réquisitoires, les voilà balayés et réduits en cendres. Le moindre attouchement de la logique dissout tous les mauvais raisonnements.
Que les gens du roi ne viennent donc plus nous demander des têtes, à nous jurés, à nous hommes, en nous adjurant d'une voix caressante au nom de la société à protéger, de la vindicte publique à assurer, des exemples à faire. Rhétorique, ampoule, et néant que tout cela! un coup d'épingle dans ces hyperboles, et vous les désenflez. Au fond de ce doucereux verbiage, vous ne trouvez que dureté de coeur, cruauté, barbarie, envie de prouver son zèle, nécessité de gagner ses honoraires. Taisez-vous, mandarins! Sous la patte de velours du juge on sent les ongles du bourreau.
Il est difficile de songer de sang-froid à ce que c'est qu'un procureur royal criminel. C'est un homme qui gagne sa vie à envoyer les autres à l'échafaud. C'est le pourvoyeur titulaire des places de Grève. Du reste, c'est un monsieur qui a des prétentions au style et aux lettres, qui est beau parleur ou croit l'être, qui récite au besoin un vers latin ou deux avant de conclure à la mort, qui cherche à faire de l'effet, qui intéresse son amour-propre, ô misère! là où d'autres ont leur vie engagée, qui a ses modèles à lui, ses types désespérants à atteindre, ses classiques, son Bellart, son Marchangy, comme tel poète a Racine et tel autre Boileau. Dans le débat, il tire du côté de la guillotine, c'est son rôle, c'est son état. Son réquisitoire, c'est son oeuvre littéraire, il le fleurit de métaphores, il le parfume de citations, il faut que cela soit beau à l'audience, que cela plaise aux dames. Il a son bagage de lieux communs encore très neufs pour la province, ses élégances d'élocution, ses recherches, ses raffinements d'écrivain. Il hait le mot propre presque autant que nos poètes tragiques de l'école de Delille. N'ayez pas peur qu'il appelle les choses par leur nom. Fi donc! Il a pour toute idée dont la nudité vous révolterait des déguisements complets d'épithètes et d'adjectifs. Il rend M. Samson présentable. Il gaze le couperet. Il estompe la bascule. Il entortille le panier rouge dans une périphrase. On ne sait plus ce que c'est. C'est douceâtre et décent. Vous le représentez-vous, la nuit, dans son cabinet, élaborant à loisir et de son mieux cette harangue qui fera dresser un échafaud dans six semaines? Le voyez-vous suant sang et eau pour emboîter la tête d'un accusé dans le plus fatal article du code? Le voyez-vous scier avec une loi mal faite le cou d'un misérable? Remarquez-vous comme il fait infuser dans un gâchis de tropes et de synecdoches deux ou trois textes vénéneux pour en exprimer et en extraire à grand-peine la mort d'un homme? N'est-il pas vrai que, tandis qu'il écrit, sous sa table, dans l'ombre, il a probablement le bourreau accroupi à ses pieds, et qu'il arrête de temps en temps sa plume pour lui dire, comme le maître à son chien: – Paix là! paix là! tu vas avoir ton os !
Du reste, dans la vie privée, cet homme du roi peut être un honnête homme, bon père, bon fils, bon mari, bon ami, comme disent toutes les épitaphes du Père-Lachaise.
Espérons que le jour est prochain où la loi abolira ces fonctions funèbres. L'air seul de notre civilisation doit dans un temps donné user la peine de mort.
On est parfois tenté de croire que les défenseurs de la peine de mort n'ont pas bien réfléchi à ce que c'est. Mais pesez donc un peu à la balance de quelque crime que ce soit ce droit exorbitant que la société s'arroge d'ôter ce qu'elle n'a pas donné, cette peine, la plus irréparable des peines irréparables !
De deux choses l'une :
Ou l'homme que vous frappez est sans famille, sans parents, sans adhérents dans ce monde. Et dans ce cas, il n'a reçu ni éducation, ni instruction, ni soins pour son esprit, ni soins pour son coeur; et alors de quel droit tuez-vous ce misérable orphelin? Vous le punissez de ce que son enfance a rampé sur le sol sans tige et sans tuteur! Vous lui imputez à forfait l'isolement où vous l'avez laissé! De son malheur vous faites son crime! Personne ne lui a appris à savoir ce qu'il faisait. Cet homme ignore. Sa faute est à sa destinée, non à lui. Vous frappez un innocent.
Ou cet homme a une famille; et alors croyez-vous que le coup dont vous l'égorgez ne blesse que lui seul? que son père, que sa mère, que ses enfants, n'en saigneront pas? Non. En le tuant, vous décapitez toute sa famille. Et ici encore vous frappez des innocents.
Gauche et aveugle pénalité, qui, de quelque côté qu'elle se tourne, frappe l'innocent !
Cet homme, ce coupable qui a une famille, séquestrez-le. Dans sa prison, il pourra travailler encore pour les siens. Mais comment les fera-t-il vivre du fond de son tombeau? Et songez-vous sans frissonner à ce que deviendront ces petits garçons, ces petites filles, auxquelles vous ôtez leur père, c'est-à-dire leur pain? Est-ce que vous comptez sur cette famille pour approvisionner dans quinze ans, eux le bagne, elles le musico? Oh! les pauvres innocents !
Aux colonies, quand un arrêt de mort tue un esclave, il y a mille francs d'indemnité pour le propriétaire de l'homme. Quoi! vous dédommagez le maître, et vous n'indemnisez pas la famille! Ici aussi ne prenez-vous pas un homme à ceux qui le possèdent? N'est-il pas, à un titre bien autrement sacré que l'esclave vis-à-vis du maître, la propriété de son père, le bien de sa femme, la chose de ses enfants ?
Nous avons déjà convaincu votre loi d'assassinat. La voici convaincue de vol.
Autre chose encore. L'âme de cet homme, y songez-vous? Savez-vous dans quel état elle se trouve? Osez-vous bien l'expédier si lestement? Autrefois du moins, quelque foi circulait dans le peuple; au moment suprême, le souffle religieux qui était dans l'air pouvait amollir le plus endurci; un patient était en même temps un pénitent; la religion lui ouvrait un monde au moment où la société lui en fermait un autre; toute âme avait conscience de Dieu; l'échafaud n'était qu'une frontière du ciel. Mais quelle espérance mettez-vous sur l'échafaud maintenant que la grosse foule ne croit plus? maintenant que toutes les religions sont attaquées du dry-rot, comme ces vieux vaisseaux qui pourrissent dans nos ports, et qui jadis peut-être ont découvert des mondes? maintenant que les petits enfants se moquent de Dieu? De quel droit lancez-vous dans quelque chose dont vous doutez vous-mêmes les âmes obscures de vos condamnés, ces âmes telles que Voltaire et M. Pigault-Lebrun les ont faites? Vous les livrez à votre aumônier de prison, excellent vieillard sans doute; mais croit-il et fait-il croire? Ne grossoie-t-il pas comme une corvée son oeuvre sublime? Est-ce que vous le prenez pour un prêtre, ce bonhomme qui coudoie le bourreau dans la charrette? Un écrivain plein d'âme et de talent l'a dit avant nous: C'est une horrible chose de conserver le bourreau après avoir ôté le confesseur !
Ce ne sont là, sans doute, que des "raisons sentimentales", comme disent quelques dédaigneux qui ne prennent leur logique que dans leur tête. À nos yeux, ce sont les meilleures. Nous préférons souvent les raisons du sentiment aux raisons de la raison. D'ailleurs les deux séries se tiennent toujours, ne l'oublions pas. Le Traité des Délits est greffé sur l'Esprit des Lois. Montesquieu a engendré Beccaria.
La raison est pour nous, le sentiment est pour nous, l'expérience est aussi pour nous. Dans les états modèles, où la peine de mort est abolie, la masse des crimes capitaux suit d'année en année une baisse progressive. Pesez ceci.
Nous ne demandons cependant pas pour le moment une brusque et complète abolition de la peine de mort, comme celle où s'était si étourdiment engagée la Chambre des députés. Nous désirons, au contraire, tous les essais, toutes les précautions, tous les tâtonnements de la prudence. D'ailleurs, nous ne voulons pas seulement l'abolition de la peine de mort, nous voulons un remaniement complet de la pénalité sous toutes ses formes, du haut en bas, depuis le verrou jusqu'au couperet, et le temps est un des ingrédients qui doivent entrer dans une pareille oeuvre pour qu'elle soit bien faite. Nous comptons développer ailleurs, sur cette matière, le système d'idées que nous croyons applicable. Mais, indépendamment des abolitions partielles pour le cas de fausse monnaie, d'incendie, de vols qualifiés, etc., nous demandons que dès à présent, dans toutes les affaires capitales, le président soit tenu de poser au jury cette question: L'accusé a-t-il agi par passion ou par intérêt? et que, dans le cas où le jury répondrait: L'accusé a agi par passion, il n'y ait pas condamnation à mort. Ceci nous épargnerait du moins quelques exécutions révoltantes. Ulbach et Debacker seraient sauvés. On ne guillotinerait plus Othello.
Au reste, qu'on ne s'y trompe pas, cette question de la peine de mort mûrit tous les jours. Avant peu, la société entière la résoudra comme nous.
Que les criminalistes les plus entêtés y fassent attention, depuis un siècle la peine de mort va s'amoindrissant. Elle se fait presque douce. Signe de décrépitude. Signe de faiblesse. Signe de mort prochaine. La torture a disparu. La roue a disparu. La potence a disparu. Chose étrange! la guillotine elle-même est un progrès.
M. Guillotin était un philanthrope.
Oui, l'horrible Thémis dentue et vorace de Farinace et de Vouglans, de Delancre et d'Isaac Loisel, de d'Oppède et de Machault, dépérit. Elle maigrit. Elle se meurt.
Voilà déjà la Grève qui n'en veut plus. La Grève se réhabilite. La vieille buveuse de sang s'est bien conduite en juillet. Elle veut mener désormais meilleure vie et rester digne de sa dernière belle action. Elle qui s'était prostituée depuis trois siècles à tous les échafauds, la pudeur la prend. Elle a honte de son ancien métier. Elle veut perdre son vilain nom. Elle répudie le bourreau. Elle lave son pavé.
À l'heure qu'il est, la peine de mort est déjà hors de Paris. Or, disons-le bien ici, sortir de Paris c'est sortir de la civilisation.
Tous les symptômes sont pour nous. Il semble aussi qu'elle se rebute et qu'elle rechigne, cette hideuse machine, ou plutôt ce monstre fait de bois et de fer qui est à Guillotin ce que Galatée est à Pygmalion. Vues d'un certain côté, les effroyables exécutions que nous avons détaillées plus haut sont d'excellents signes. La guillotine hésite. Elle en est à manquer son coup. Tout le vieil échafaudage de la peine de mort se détraque.
L'infâme machine partira de France, nous y comptons, et, s'il plaît à Dieu, elle partira en boitant, car nous tâcherons de lui porter de rudes coups.
Qu'elle aille demander l'hospitalité ailleurs, à quelque peuple barbare, non à la Turquie, qui se civilise, non aux sauvages, qui ne voudraient pas d'elle [Le "parlement" d'Otahiti vient d'abolir la peine de mort.]; mais qu'elle descende quelques échelons encore de l'échelle de la civilisation, qu'elle aille en Espagne ou en Russie.
L'édifice social du passé reposait sur trois colonnes, le prêtre, le roi, le bourreau. Il y a déjà longtemps qu'une voix a dit: Les dieux s'en vont! Dernièrement une autre voix s'est élevée et a crié: Les rois s'en vont! Il est temps maintenant qu'une troisième voix s'élève et dise: Le bourreau s'en va !
Ainsi l'ancienne société sera tombée pierre à pierre; ainsi la providence aura complété l'écroulement du passé.
À ceux qui ont regretté les dieux, on a pu dire: Dieu reste. À ceux qui regrettent les rois, on peut dire: la patrie reste. À ceux qui regretteraient le bourreau, on n'a rien à dire.
Et l'ordre ne disparaîtra pas avec le bourreau; ne le croyez point. La voûte de la société future ne croulera pas pour n'avoir point cette clef hideuse. La civilisation n'est autre chose qu'une série de transformations successives. À quoi donc allez-vous assister? à la transformation de la pénalité. La douce loi du Christ pénétrera enfin le code et rayonnera à travers. On regardera le crime comme une maladie, et cette maladie aura ses médecins qui remplaceront vos juges, ses hôpitaux qui remplaceront vos bagnes. La liberté et la santé se ressembleront. On versera le baume et l'huile où l'on appliquait le fer et le feu. On traitera par la charité ce mal qu'on traitait par la colère. Ce sera simple et sublime. La croix substituée au gibet. Voilà tout.
15 mars 1832.
UNE COMÉDIE A PROPOS D'UNE TRAGÉDIE
[Note: Nous avons cru devoir réimprimer ici l'espèce de préface en dialogue qu'on va lire, et qui accompagnait la quatrième édition du Dernier Jour d'un condamné. Il faut se rappeler, en la lisant, au milieu de quelles objections politiques, morales et littéraires les premières éditions de ce livre furent publiées. (Édition de 1832).]
PERSONNAGES :
MADAME DE BLINVAL. LE CHEVALIER. ERGASTE. UN POÈTE ÉLÉGIAQUE. UN PHILOSOPHE. UN GROS MONSIEUR. UN MONSIEUR MAIGRE. DES FEMMES. UN LAQUAIS.
Un salon.
UN POÈTE ÉLÉGIAQUE, lisant
[…]
Le lendemain, des pas traversaient la forêt,
Un chien le long du fleuve en aboyant errait ;
Et quand la bachelette en larmes
Revint s'asseoir, le coeur rempli d'alarmes,
Sur la tant vieille tour de l'antique châtel,
Elle entendit les flots gémir, la triste Isaure,
Mais plus n'entendit la mandore Du gentil ménestrel !
TOUT L'AUDITOIRE
Bravo! charmant! ravissant !
On bat des mains.
MADAME DE BLINVAL
Il y a dans cette fin un mystère indéfinissable qui tire les larmes des yeux.
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE, modestement
La catastrophe est voilée.
LE CHEVALIER, hochant la tête
Mandore, ménestrel, c'est du romantique, ça !
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE
Oui, monsieur, mais du romantique raisonnable, du vrai romantique. Que voulez-vous? Il faut bien faire quelques concessions.
LE CHEVALIER
Des concessions! des concessions! c'est comme cela qu'on perd le goût. Je donnerais tous les vers romantiques seulement pour ce quatrain :
De par le Pinde et par Cythère,
Gentil-Bernard est averti
Que l'Art d'Aimer doit samedi
Venir souper chez l'Art de Plaire.
Voilà la vraie poésie! L'Art d'Aimer qui soupe samedi chez l'Art de Plaire! à la bonne heure! Mais aujourd'hui c'est la mandore, le ménestrel. On ne fait plus de poésies fugitives. Si j'étais poète, je ferais des poésies fugitives: mais je ne suis pas poète, moi.
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE
Cependant, les élégies…
LE CHEVALIER
Poésies fugitives, monsieur. (Bas à Mme de Blinval) Et puis, châtel n'est pas français; on dit castel.
QUELQU'UN, au poète élégiaque
Une observation, monsieur. Vous dites l'antique châtel, pourquoi pas le gothique !
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE
Gothique ne se dit pas en vers.
LE QUELQU'UN
Ah! c'est différent.
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE, poursuivant
Voyez-vous bien, monsieur, il faut se borner. Je ne suis pas de ceux qui veulent désorganiser le vers français, et nous ramener à l'époque des Ronsard et des Brébeuf. Je suis romantique, mais modéré. C'est comme pour les émotions. Je les veux douces, rêveuses, mélancoliques, mais jamais de sang, jamais d'horreurs. Voiler les catastrophes. Je sais qu'il y a des gens, des fous, des imaginations en délire qui… Tenez, mesdames, avez-vous lu le nouveau roman ?
LES DAMES
Quel roman ?
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE
Le Dernier Jour…
UN GROS MONSIEUR
Assez, monsieur! je sais ce que vous voulez dire. Le titre seul me fait mal aux nerfs.
MADAME DE BLINVAL
Et à moi aussi. C'est un livre affreux. Je l'ai là.
LES DAMES
Voyons, voyons.
On se passe le livre de main en main.
QUELQU'UN, lisant
Le Dernier jour d'un…
LE GROS MONSIEUR
Grâce, madame !
MADAME DE BLINVAL
En effet, c'est un livre abominable, un livre qui donne le cauchemar, un livre qui rend malade.
UNE FEMME, bas
Il faudra que je lise cela.
LE GROS MONSIEUR
Il faut convenir que les moeurs vont se dépravant de jour en jour. Mon Dieu, l'horrible idée! développer, creuser, analyser, l'une après l'autre et sans en passer une seule, toutes les souffrances physiques, toutes les tortures morales que doit éprouver un homme condamné à mort, le jour de l'exécution! Cela n'est-il pas atroce? Comprenez-vous, mesdames, qu'il se soit trouvé un écrivain pour cette idée, et un public pour cet écrivain ?
LE CHEVALIER
Voilà en effet qui est souverainement impertinent.
MADAME DE BLINVAL
Qu'est-ce que c'est que l'auteur ?
LE GROS MONSIEUR
Il n'y avait pas de nom à la première édition.
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE
C'est le même qui a déjà fait deux autres romans… ma foi, j'ai oublié les titres. Le premier commence à la Morgue et finit à la Grève. À chaque chapitre, il y a un ogre qui mange un enfant.
LE GROS MONSIEUR
Vous avez lu cela, monsieur ?
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE
Oui, monsieur: la scène se passe en Islande.
LE GROS MONSIEUR
En Islande, c'est épouvantable !
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE
Il a fait en outre des odes, des ballades, je ne sais quoi, où il y a des monstres qui ont des corps bleus.
LE CHEVALIER, riant
Corbleu! cela doit faire un furieux vers.
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE
Il a publié aussi un drame, – on appelle cela un drame, – où l'on trouve ce beau vers :
Demain vingt-cinq juin mil six cent cinquante sept.
QUELQU'UN
Ah, ce vers !
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE
Cela peut s'écrire en chiffres, voyez-vous, mesdames :
Demain, 25 juin 1657.
Il rit. On rit.
LE CHEVALIER
C'est une chose particulière que la poésie d'à présent.
LE GROS MONSIEUR
Ah çà! il ne sait pas versifier, cet homme-là! Comment donc s'appelle-t-il déjà ?
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE
Il a un nom aussi difficile à retenir qu'à prononcer. Il y a du goth, du visigoth, de l'ostrogoth dedans.
Il rit.
MADAME DE BLINVAL
C'est un vilain homme.
LE GROS MONSIEUR
Un abominable homme.
UNE JEUNE FEMME
Quelqu'un qui le connaît m'a dit…
LE GROS MONSIEUR
Vous connaissez quelqu'un qui le connaît ?
LA JEUNE FEMME
Oui, et qui dit que c'est un homme doux, simple, qui vit dans la retraite et passe ses journées à jouer avec ses petits enfants.
LE POÈTE
Et ses nuits à rêver des oeuvres de ténèbres. – C'est singulier; voilà un vers que j'ai fait tout naturellement. Mais c'est qu'il y est, le vers :
Et ses nuits à rêver des oeuvres de ténèbres.
Avec une bonne césure. Il n'y a plus que l'autre rime à trouver. Pardieu! funèbres.
MADAME DE BLINVAL
Quidquid tentabat dicere, versus erat.
LE GROS MONSIEUR
Vous disiez donc que l'auteur en question a des petits enfants.
Impossible, madame. Quand on a fait cet ouvrage-là! un roman atroce !
QUELQU'UN
Mais, ce roman, dans quel but l'a-t-il fait ?
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE
Est-ce que je sais, moi ?
UN PHILOSOPHE
À ce qu'il paraît, dans le but de concourir à l'abolition de la peine de mort.
LE GROS MONSIEUR
Une horreur, vous dis-je !
LE CHEVALIER
Ah ça! c'est donc un duel avec le bourreau ?
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE
Il en veut terriblement à la guillotine.
UN MONSIEUR MAIGRE
Je vois cela d'ici. Des déclamations.
LE GROS MONSIEUR
Point. Il y a à peine deux pages sur ce texte de la peine de mort. Tout le reste, ce sont des sensations.
LE PHILOSOPHE
Voilà le tort. Le sujet méritait le raisonnement. Un drame, un roman ne prouve rien. Et puis, j'ai lu le livre, et il est mauvais.
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE
Détestable! Est-ce que c'est là de l'art? C'est passer les bornes, c'est casser les vitres. Encore, ce criminel, si je le connaissais? mais point. Qu'a-t-il fait? on n'en sait rien. C'est peut-être un fort mauvais drôle. On n'a pas le droit de m'intéresser à quelqu'un que je ne connais pas.
LE GROS MONSIEUR
On n'a pas le droit de faire éprouver à son lecteur des souffrances physiques. Quand je vois des tragédies, on se tue, eh bien! cela ne me fait rien. Mais ce roman, il vous fait dresser les cheveux sur la tête, il vous fait venir la chair de poule, il vous donne de mauvais rêves. J'ai été deux jours au lit pour l'avoir lu.
LE PHILOSOPHE
Ajoutez à cela que c'est un livre froid et compassé.
LE POÈTE
Un livre !.. un livre !..
LE PHILOSOPHE
Oui. – Et comme vous disiez tout à l'heure, monsieur, ce n'est point là de véritable esthétique. Je ne m'intéresse pas à une abstraction, à une entité pure. Je ne vois point là une personnalité qui s'adéquate avec la mienne. Et puis le style n'est ni simple ni clair. Il sent l'archaïsme. C'est bien là ce que vous disiez, n'est-ce pas ?
LE POÈTE
Sans doute, sans doute. Il ne faut pas de personnalités.
LE PHILOSOPHE
Le condamné n'est pas intéressant.
LE POÈTE
Comment intéresserait-il? il a un crime et pas de remords. J'eusse fait tout le contraire. J'eusse conté l'histoire de mon condamné. Né de parents honnêtes. Une bonne éducation. De l'amour. De la jalousie. Un crime qui n'en soit pas un. Et puis des remords, des remords, beaucoup de remords. Mais les lois humaines sont implacables: il faut qu'il meure. Et là j'aurais traité ma question de la peine de mort. À la bonne heure !
MADAME DE BLINVAL
Ah! Ah !
LE PHILOSOPHE
Pardon. Le livre, comme l'entend monsieur, ne prouverait rien. La particularité ne régit pas la généralité.
LE POÈTE
Eh bien! mieux encore; pourquoi n'avoir pas choisi pour héros, par exemple… Malesherbes, le vertueux Malesherbes? son dernier jour, son supplice? Oh! alors, beau et noble spectacle! J'eusse pleuré, j'eusse frémi, j'eusse voulu monter sur l'échafaud avec lui.
LE PHILOSOPHE
Pas moi.
LE CHEVALIER
Ni moi. C'était un révolutionnaire, au fond, que votre M. de Malesherbes.
LE PHILOSOPHE
L'échafaud de Malesherbes ne prouve rien contre la peine de mort en général.
LE GROS MONSIEUR
La peine de mort! à quoi bon s'occuper de cela? Qu'est-ce que cela vous fait, la peine de mort? Il faut que cet auteur soit bien mal né de venir nous donner le cauchemar à ce sujet avec son livre !
MADAME DE BLINVAL
Ah! oui, un bien mauvais coeur !
LE GROS MONSIEUR
Il nous force à regarder dans les prisons, dans les bagnes, dans Bicêtre. C'est fort désagréable. On sait bien que ce sont des cloaques. Mais qu'importe à la société ?
MADAME DE BLINVAL
Ceux qui ont fait les lois n'étaient pas des enfants.
LE PHILOSOPHE
Ah! cependant! en présentant les choses avec vérité…
LE MONSIEUR MAIGRE
Eh! c'est justement ce qui manque, la vérité. Que voulez-vous qu'un poète sache sur de pareilles matières? Il faudrait être au moins procureur du roi. Tenez: j'ai lu dans une citation qu'un journal fait de ce livre, que le condamné ne dit rien quand on lui lit son arrêt de mort; eh bien, moi, j'ai vu un condamné qui, dans ce moment-là, a poussé un grand cri. – Vous voyez.
LE PHILOSOPHE
Permettez…
LE MONSIEUR MAIGRE
Tenez, messieurs, la guillotine, la Grève, c'est de mauvais goût. Et la preuve, c'est qu'il paraît que c'est un livre qui corrompt le goût, et vous rend incapable d'émotions pures, fraîches, naïves. Quand donc se lèveront les défenseurs de la saine littérature? Je voudrais être, et mes réquisitoires m'en donneraient peut-être le droit, membre de l'académie française… – Voilà justement monsieur Ergaste, qui en est. Que pense-t-il du Dernier Jour d'un Condamné ?
ERGASTE
Ma foi, monsieur, je ne l'ai lu ni ne le lirai. Je dînais hier chez Mme de Sénange, et la marquise de Morival en a parlé au duc de Melcour. On dit qu'il y a des personnalités contre la magistrature, et surtout contre le président d'Alimont. L'abbé de Floricour aussi était indigné. Il paraît qu'il y a un chapitre contre la religion, et un chapitre contre la monarchie. Si j'étais procureur du roi !..
LE CHEVALIER
Ah bien oui, procureur du roi! et la charte! et la liberté de la presse! Cependant, un poète qui veut supprimer la peine de mort, vous conviendrez que c'est odieux. Ah! ah! dans l'ancien régime, quelqu'un qui se serait permis de publier un roman contre la torture !.. Mais depuis la prise de la Bastille, on peut tout écrire. Les livres font un mal affreux.
LE GROS MONSIEUR
Affreux. On était tranquille, on ne pensait à rien. Il se coupait bien de temps en temps en France une tête par-ci par-là, deux tout au plus par semaine. Tout cela sans bruit, sans scandale. Ils ne disaient rien. Personne n'y songeait. Pas du tout, voilà un livre… – un livre qui vous donne un mal de tête horrible !
LE MONSIEUR MAIGRE
Le moyen qu'un juré condamne après l'avoir lu !
ERGASTE
Cela trouble les consciences.
MADAME DE BLINVAL
Ah! les livres! les livres! Qui eût dit cela d'un roman ?
LE POÈTE
Il est certain que les livres sont bien souvent un poison subversif de l'ordre social.
LE MONSIEUR MAIGRE
Sans compter la langue, que messieurs les romantiques révolutionnent aussi.
LE POÈTE
Distinguons, monsieur; il y a romantiques et romantiques.
LE MONSIEUR MAIGRE
Le mauvais goût, le mauvais goût.
ERGASTE
Vous avez raison. Le mauvais goût.
LE MONSIEUR MAIGRE
Il n'y a rien à répondre à cela.
LE PHILOSOPHE, appuyé au fauteuil d'une dame
Ils disent là des choses qu'on ne dit même plus rue Mouffetard.
ERGASTE
Ah! l'abominable livre !
MADAME DE BLINVAL
Hé! ne le jetez pas au feu. Il est à la loueuse.
LE CHEVALIER
Parlez-moi de notre temps. Comme tout s'est dépravé depuis, le goût et les moeurs! Vous souvient-il de notre temps, madame de Blinval ?
MADAME DE BLINVAL
Non, monsieur, il ne m'en souvient pas.
LE CHEVALIER
Nous étions le peuple le plus doux, le plus gai, le plus spirituel. Toujours de belles fêtes, de jolis vers. C'était charmant. Y a-t-il rien de plus galant que le madrigal de M. de La Harpe sur le grand bal que Mme la maréchale de Mailly donna en mil sept cent… l'année de l'exécution de Damiens ?
LE GROS MONSIEUR, soupirant
Heureux temps! Maintenant les moeurs sont horribles, et les livres aussi. C'est le beau vers de Boileau :
Et la chute des arts suit la décadence des moeurs.
LE PHILOSOPHE, bas au poète
Soupe-t-on dans cette maison ?
LE POÈTE ÉLÉGIAQUE
Oui, tout à l'heure.
LE MONSIEUR MAIGRE
Maintenant on veut abolir la peine de mort, et pour cela on fait des romans cruels, immoraux et de mauvais goût, Le Dernier jour d'un Condamné, que sais-je ?
LE GROS MONSIEUR
Tenez, mon cher, ne parlons plus de ce livre atroce; et, puisque je vous rencontre, dites-moi, que faites-vous de cet homme dont nous avons rejeté le pourvoi depuis trois semaines ?