Kitabı oku: «Le Rhin, Tome II», sayfa 8
XIV
Nouvelle manière de tomber de cheval
Les aboiements et le cor se rapprochèrent; une grande porte, faisant face à celle par où Pécopin était entré, s'ouvrit à deux battants, et le chevalier vit venir dans une longue galerie obscure les deux cents valets porte-flambeaux soutenant sur leurs épaules un immense plat d'or vert dans lequel gisait, au milieu d'une vaste sauce, le cerf aux seize andouillers, rôti, noirâtre et fumant.
En avant des valets, dont les deux cents torches étaient rouges comme braise, marchait le vieux chasseur, son cor de buffle à la main, à cheval sur le coureur tartare inondé d'écume. Il ne soufflait plus dans sa trompe; mais il souriait courtoisement au milieu des hurlements inouïs de la meute qui escortait le cerf, toujours conduite par le piqueur masqué.
Au moment où ce cortége déboucha de la galerie et rentra dans la salle, les torches des valets devinrent bleues et les chiens se turent subitement. Ces effroyables dogues aux gueules de lions et aux rugissements de tigres s'avancèrent à la suite de leur maître, à pas lents, la tête basse, la queue serrée entre les jambes, les reins frissonnants d'une profonde terreur, les yeux suppliants, vers la table où siégeaient les mystérieux convives toujours blêmes, impassibles et mornes comme des faces de marbre.
Arrivé près de la table, le vieux regarda en face les lugubres soupeurs et éclata de rire: «Hombres y mugeres, or çà, vosotros, belle signore, domini et dominæ, amigos mios, comment va la besogne?
– Tu viens bien tard, dit l'homme d'airain.
– C'est que j'avais un ami à qui je voulais faire voir la chasse, répondit le vieillard.
– Oui, répliqua Nemrod, mais regarde.»
En même temps, étendant le pouce de sa main droite par-dessus son épaule de bronze, il désignait derrière lui le fond de la salle. L'œil de Pécopin suivit machinalement l'indication du géant, et il vit au loin se dessiner sur les murailles noires des ogives blanchâtres, comme s'il y eût eu là des fenêtres vaguement frappées par les premières lueurs de l'aube.
«Eh bien! reprit le chasseur, il faut dépêcher.»
Et, sur un signe qu'il leur fit, les deux cents porte-flambeaux, aidés par les nègres, se disposèrent à placer le cerf rôti sur la table, au pied du chandelier à sept branches.
Alors, Pécopin enfonça les éperons dans les flancs du genet, qui lui obéit, chose étrange, peut-être à cause de l'approche du jour, qui affaiblit les sortiléges; il poussa son cheval entre les valets et la table, se dressa debout sur les étriers, mit l'épée à la main, regarda fixement tour à tour les sinistres visages de la grande table et le vieux chasseur et s'écria d'une voix tonnante: «Pardieu! qui que vous soyez, spectres, larves, apparences et visions, empereurs ou démons, je vous défends de faire un pas, ou, par la mort et que Dieu m'aide! je vous apprendrai à tous, même à toi, l'homme de bronze, ce que pèse sur la tête d'un fantôme le soulier de fer d'un chevalier vivant! Je suis dans la caverne des ombres, mais je prétends y faire à ma fantaisie et à ma guise des choses réelles et terribles! ne vous en mêlez pas, mes maîtres! Et toi qui m'as menti, vieux misérable, tu peux bien dégainer en jeune homme, puisque tu souffles dans ta trompe avec plus de rage qu'un taureau. Mets-toi donc en garde, ou, par la messe! je te coupe les reins à travers le ventre, fusses-tu le roi Pluto en personne!
– Ah! vous voilà, mon cher! dit le vieux. Eh bien! vous allez souper avec nous.»
Le sourire qui accompagnait cette gracieuse invitation exaspéra Pécopin: «En garde, vieux drôle! Ah! tu m'avais fait une promesse et tu m'as trompé!
– Hijo! attends la fin! qu'en sais-tu?
– En garde, te dis-je!
– Ouais! mon bon ami, vous prenez mal les choses.
– Rends-moi Bauldour, tu me l'as promis!
– Qui vous dit que je ne vous la rendrai pas? Mais qu'en ferez-vous quand vous la reverrez?
– Elle est ma fiancée, tu le sais bien, misérable, et je l'épouserai, dit Pécopin.
– Et ce sera probablement avant peu un triste et malheureux couple de plus, répondit le vieux chasseur en hochant la tête. Après tout, bah! qu'est-ce que cela me fait? Il faut que les choses soient ainsi. Le mauvais exemple est donné aux mâles et aux femelles d'ici-bas par le mâle et la femelle de là-haut, le soleil et la lune, qui font un détestable ménage et ne sont jamais ensemble.
– Holà! trêve à la raillerie, cria le chevalier, ou je t'extermine, et j'extermine ces démons et leurs déesses, et j'en purge cette caverne.»
Le vieux répondit avec un rire de bateleur: «Purge, mon ami! voici la formule: séné, rhubarbe, sel d'Epsom. Le séné balaye l'estomac, la rhubarbe nettoie le duodénum, le sel d'Epsom ramone les intestins.»
Pécopin furieux s'élança sur lui l'épée haute; mais à peine son cheval avait-il fait un pas qu'il le sentit trembler et s'affaisser. Il regarda. Un froid et blanc rayon de jour pénétrait dans l'antre et glissait sur les dalles bleuies. Excepté le vieux chasseur toujours souriant et immobile, tous les assistants commençaient à s'effacer. Le chandelier et les torches se mouraient; la prunelle des spectres, que la brusque incartade de Pécopin avait un moment ranimée, n'avait plus de regard; et à travers l'énorme torse d'airain du géant Nemrod, comme à travers une jarre de verre, Pécopin distinguait nettement les piliers du fond de la salle.
Son cheval devenait impalpable et fondait lentement sous lui. Les pieds de Pécopin étaient près de toucher la terre.
Tout à coup un coq chanta. Il y avait je ne sais quoi de terrible dans ce chant clair, métallique et vibrant, qui traversa l'oreille de Pécopin comme une lame d'acier. Au même instant un vent frais passa, son cheval s'évanouit sous lui, il chancela et faillit tomber. Quand il se redressa, tout avait disparu.
Il se trouvait seul, debout sur le sol, l'épée à la main, dans un ravin obstrué de bruyères, à quelques pas d'une eau qui écumait dans des rochers, à la porte d'un vieux château. Le jour naissait. Il leva les yeux et poussa un cri de joie. Ce château, c'était le Falkenburg.
XV
Où l'on voit quelle est la figure de rhétorique dont le bon Dieu use le plus volontiers
Le coq chanta une seconde fois. Son chant partait de la basse-cour du château. Ce coq, dont la voix venait de faire écrouler autour de Pécopin le palais plein de vertiges des chasseurs nocturnes, avait peut-être cette nuit même becqueté les miettes qui tombaient chaque soir des mains bénies de Bauldour.
O puissance de l'amour! force généreuse du cœur! chaud rayonnement des belles passions et des belles années! A peine Pécopin eut-il revu ces tours bien-aimées que la fraîche et éblouissante image de sa fiancée lui apparut et le remplit de lumière, et qu'il sentit se dissoudre en lui comme une fumée toutes les misères du passé, et les ambassades, et les rois, et les voyages, et les spectres, et l'effrayant gouffre de visions dont il sortait.
Certes, ce n'est pas ainsi, avec la tête haute et le regard enflammé, que le prêtre couronné dont parle le Speculum historiale émergea du milieu des fantômes après qu'il eut visité le sombre et splendide intérieur du dragon d'airain. Et puisque cette figure redoutable vient d'apparaître à celui qui raconte ces histoires, il convient de lui jeter une malédiction et d'imposer ici un stigmate à ce faux sage qui avait deux faces, tournées l'une vers la clarté, l'autre vers l'ombre, et qui était à la fois pour Dieu le pape Sylvestre II et pour le diable le magicien Gerbert.
Vis-à-vis les traîtres et les personnages doubles la haine est devoir. Tout Parisien doit en passant une pierre à Périnet Leclerq, tout Espagnol au comte Julien, tout chrétien à Judas, et tout homme à Satan.
Du reste, ne l'oublions pas, Dieu met invariablement le jour à côté de la nuit, le bien auprès du mal, l'ange en face du démon. L'enseignement austère de la Providence résulte de cette éternelle et sublime antithèse. Il semble que Dieu dise sans cesse: Choisissez. Au onzième siècle, en regard du prêtre cabaliste Gerbert, il plaça le chaste et savant Emuldus. Le magicien fut pape, le saint docteur fut médecin. En sorte que les hommes purent voir sous le même ciel, parmi les mêmes événements et à la même époque, la science blanche dans la robe noire et la science noire dans la robe blanche.
Pécopin avait remis son épée au fourreau et marchait à grands pas vers le manoir dont les fenêtres, déjà égayées d'un rayon de soleil, semblaient rendre à l'aube son sourire. Comme il approchait du pont, duquel il ne reste qu'une arche aujourd'hui, il entendit derrière lui une voix qui disait: «Eh bien, chevalier de Sonneck, ai-je tenu ma promesse?»
XVI
Où est traitée la question de savoir si l'on peut reconnaître quelqu'un qu'on ne connaît pas
Il se retourna. Deux hommes étaient debout dans la bruyère. L'un était le piqueur masqué, et Pécopin frissonna en l'apercevant. Il portait sous son bras un grand portefeuille rouge. L'autre était un vieux petit homme bossu, boiteux et fort laid. C'était lui qui avait parlé à Pécopin, et Pécopin cherchait à se rappeler où il avait vu ce visage.
– Mon gentilhomme, reprit le bossu, tu ne me reconnais donc pas?
– Si fait, dit Pécopin.
– A la bonne heure!
– Vous êtes l'esclave des bords de la mer Rouge.
– Je suis le chasseur du bois des Pas-Perdus, répondit le petit homme.
C'était le diable.
– Sur ma foi, repartit Pécopin, soyez ce qu'il vous plaît d'être; mais, puisqu'en somme vous m'avez tenu parole, puisque me voilà à Falkenburg, puisque je vais revoir Bauldour, je suis vôtre, messire, et en toute loyauté je vous remercie.
– Cette nuit tu m'accusais. Que t'ai-je dit?
– Vous m'avez dit: Attends la fin.
– Eh bien, maintenant tu me remercies; et je te dis encore: Attends la fin! Tu te pressais peut-être trop de m'accuser, tu te hâtes peut-être trop de me remercier.
En parlant ainsi, le petit bossu avait un air inexprimable. L'ironie, c'est le visage même du diable. Pécopin tressaillit.
– Que voulez-vous dire?
Le diable lui montra le piqueur masqué: – Reconnais-tu cet homme?
– Oui.
– Le connais-tu?
– Non.
Le piqueur se démasqua: c'était Erilangus. Pécopin se sentit trembler. Le diable continua:
– Pécopin, tu étais mon créancier. Je te devais deux choses: cette bosse et ce pied-bot. Or je suis bon débiteur. Je suis allé trouver ton ancien valet Erilangus pour m'informer de tes goûts. Il m'a conté que tu aimais la chasse. Alors j'ai dit: Ce serait dommage de ne pas faire chasser la chasse noire à ce beau chasseur. Comme le soleil baissait je t'ai rencontré dans une clairière. Tu étais dans le bois des Pas-Perdus. J'arrivais à temps; le nain Roulon t'allait prendre pour lui, je t'ai pris pour moi. Voilà.
Pécopin frémissait involontairement. Le diable ajouta:
– Si tu n'avais eu ton talisman, je t'aurais gardé. Mais j'aime autant que les choses soient comme elles sont. La vengeance se doit assaisonner à diverses sauces.
– Mais enfin que veux-tu dire, démon? reprit Pécopin avec effort.
Le diable poursuivit:
– Pour récompenser Erilangus de ses renseignements, je l'ai fait mon portefeuille. Il a de bons bénéfices.
– Mauvais drôle, me diras-tu enfin ce que cela signifie? répéta Pécopin.
– Que t'avais-je promis?
– Qu'après cette nuit passée en chasse avec toi, au soleil levant, tu me ramènerais au Falkenburg.
– T'y voici.
– Dis-moi donc, démon, est-ce que Bauldour est morte?
– Non.
– Est-ce qu'elle est mariée?
– Non.
– Est-ce qu'elle a pris le voile?
– Non.
– Est-ce qu'elle n'est plus au Falkenburg?
– Si.
– Est-ce qu'elle ne m'aime plus?
– Toujours.
– En ce cas et si tu dis vrai, s'écria Pécopin respirant comme s'il eût été délivré du poids d'une montagne, qui que tu sois et quoi qu'il arrive, je te remercie.
– Va donc! dit le diable, tu es content et moi aussi.
Cela dit, il saisit Erilangus dans ses bras, quoiqu'il fût petit et qu'Erilangus fut grand; puis, tordant sa jambe difforme autour de l'autre et se dressant sur la pointe du pied, il fit une pirouette, et Pécopin le vit s'enfoncer en terre comme une vrille. Une seconde après il avait disparu.
La terre, en se refermant sur le diable, laissa échapper une jolie petite lueur violette semée d'étincelles vertes, qui s'en alla gaiement, avec force gambades et cabrioles, jusqu'à la forêt, où elle resta quelque temps arrêtée et comme accrochée dans les arbres, les colorant de mille nuances lumineuses, ainsi que fait l'arc-en-ciel lorsqu'il se mêle à des feuillages.
XVII
Les bagatelles de la porte
Pécopin haussa les épaules. – Bauldour est vivante, Bauldour est libre, pensa-t-il, et Bauldour m'aime! Que puis-je craindre? Il y avait hier au soir, avant que je rencontrasse ce démon, cinq ans précisément que je l'avais quittée. Eh bien, il y aura cinq ans et un jour! je vais la revoir plus belle que jamais. La femme, c'est le beau sexe; et vingt ans, c'est le bel âge.
Dans ces temps de fidélités robustes, on ne s'étonnait pas de cinq ans.
Tout en monologuant de la sorte, il approchait du château et il reconnaissait avec joie chaque bossage du portail, chaque dent de la herse et chaque clou du pont-levis. Il se sentait heureux et bienvenu. Le seuil de la maison qui nous a vus enfants sourit en nous revoyant hommes comme le visage satisfait d'une mère.
Comme il traversait le pont, il remarqua près de la troisième arche un fort beau chêne dont la tête dépassait de très-haut le parapet. – C'est singulier! se dit-il, il n'y avait point d'arbre là. Puis il se souvint que deux ou trois semaines avant le jour où il avait rencontré la chasse du palatin il avait joué avec Bauldour au jeu des glands et des osselets, en s'accoudant au parapet du pont, et que, précisément à cet endroit, il avait laissé tomber un gland dans le fossé. – Diable! pensa-t-il, le gland s'est fait chêne en cinq ans. Voilà un bon terrain.
Quatre oiseaux perchés dans ce chêne y jasaient à qui mieux mieux; c'étaient un geai, un merle, une pie et un corbeau. Pécopin y fit à peine attention, non plus qu'à un pigeon qui roucoulait dans un colombier et à une poule qui gloussait dans la basse-cour. Il ne songeait qu'à Bauldour et il se hâtait.
Le soleil étant sur l'horizon, les valets de conciergerie venaient de baisser le pont-levis. Au moment où Pécopin entra sous la porte, il entendit derrière lui un éclat de rire qui semblait venir de très-loin, quoique parfaitement distinct et fort prolongé. Il regarda partout au dehors et ne vit personne. C'était le diable qui riait dans sa caverne.
Il y avait sous la voûte un réservoir d'eau que l'ombre et la réverbération changeaient en miroir. Le chevalier s'y pencha. Après les fatigues de ce long voyage qui lui avait à peine laissé sur le corps quelques haillons, surtout après les secousses de cette nuit de chasse surnaturelle, il s'attendait à avoir effroi de lui-même. Pas du tout. Etait-ce vertu du talisman que lui avait donné la sultane, était-ce effet de l'élixir que le diable lui avait fait boire, il était plus charmant, plus frais, plus jeune et plus reposé que jamais. Ce qui l'étonna surtout, ce fut de se voir couvert de vêtements tout neufs et très-magnifiques. Les idées étaient tellement brouillées dans son cerveau, qu'il ne put se rappeler à quel instant de la nuit on l'avait équipé de la sorte. Il était fort beau ainsi. Il avait l'habit d'un prince et l'air d'un génie.
Tandis qu'il se mirait, un peu surpris, mais fort satisfait et se trouvant à son goût, il entendit un second éclat de rire plus joyeux encore que le premier. Il se retourna et ne vit personne. C'était le diable qui riait dans sa caverne.
Il traversa la cour d'honneur. Les hommes d'armes se penchèrent aux créneaux des murailles; aucun ne le reconnut, et il n'en reconnut aucun. Les servantes à jupons courts qui battaient le linge au bord des lavoirs se retournèrent; aucune ne le reconnut, et il n'en reconnut aucune. Mais il avait si bonne figure, qu'on le laissa passer. Grande mine suppose grand nom.
Il savait son chemin et se dirigea vers la petite tourelle-escalier qui conduisait à la chambre de Bauldour. Tout en franchissant la cour, il lui sembla que les façades du château étaient un peu bien assombries et ridées, et que les lierres qui étaient aux murailles du nord s'étaient démesurément épaissis, et que les vignes qui étaient aux murailles du midi avaient singulièrement grossi. Mais un cœur amoureux s'émerveille-t-il pour quelques pierres noires et quelques feuilles de plus ou de moins?
Quand il arriva à la tourelle, il eut quelque peine à en reconnaître la porte. La voûte de cet escalier était une voûte-quartier de vis suspendue en tour ronde, et au moment où Pécopin était parti du pays, le père de Bauldour venait d'en faire reconstruire l'entrée à neuf avec du beau grès blanc de Heidelberg. Or cette entrée, qui, selon le calcul de Pécopin, était bâtie depuis cinq ans à peine, était maintenant fort brunie et toute refendue et rongée par les herbes, et elle abritait sous sa voussure trois ou quatre nids d'hirondelles. Mais un cœur amoureux s'étonne-t-il pour quelques nids d'hirondelles?
Si les éclairs avaient coutume de monter les escaliers, je leur comparerais Pécopin. En un clin d'œil il fut au cinquième étage, devant la porte du retrait de Bauldour. Cette porte-là du moins n'était ni noircie ni changée; elle était toujours propre, gaie, nette et sans tache, avec ses ferrures luisantes comme l'argent, avec les nœuds de son bois clairs comme la prunelle d'une belle fille, et l'on voyait que c'était bien cette même porte virginale que la jeune châtelaine n'avait jamais manqué de faire laver par ses femmes chaque matin. La clef était à la serrure, comme si Bauldour eût attendu Pécopin.
Il n'avait qu'à poser la main sur cette clef et à entrer. Il s'arrêta. Il était haletant de joie, de tendresse et de bonheur, et un peu aussi d'avoir monté cinq étages. De grandes flammes roses passaient devant ses yeux, et il lui semblait qu'elles rafraîchissaient son front. Un bourdonnement lui remplissait la tête, son cœur battait dans ses tempes.
Quand ce premier moment fut calmé, quand le silence commença à se faire en lui, il écouta. Comment dire ce qui s'émut dans cette pauvre âme ivre d'amour? Il entendit à travers la porte le bruit d'un rouet dans la chambre.
XVIII
Où les esprits graves apprendront quelle est la plus impertinente des métaphores
A la rigueur, ce pouvait bien ne pas être le rouet de Bauldour; ce n'était peut-être que le rouet d'une de ses femmes: car auprès de sa chambre Bauldour avait son oratoire, où souvent elle passait ses journées. Si elle filait beaucoup, elle priait plus encore. Pécopin se dit bien un peu tout cela; mais il n'en écouta pas moins le rouet avec ravissement. Ce sont là de ces bêtises d'homme qui aime, qu'on fait surtout quand on a un grand esprit et un grand cœur.
Les moments comme celui où se trouvait Pécopin se composent d'extase qui veut attendre et d'impatience qui veut entrer; l'équilibre dure quelques minutes, puis il vient un instant où l'impatience l'emporte. Pécopin tremblant posa enfin la main sur la clef, elle tourna dans la serrure; le pêne céda, la porte s'ouvrit; il entra.
– Ah! pensa-t-il, je me suis trompé, ce n'était pas le rouet de Bauldour.
En effet, il y avait bien dans la chambre quelqu'un qui filait, mais c'était une vieille femme. Une vieille femme, c'est trop peu dire; c'était une vieille fée, car les fées seules atteignent à ces âges fabuleux et à ces décrépitudes séculaires. Or cette duègne paraissait avoir et avait nécessairement plus de cent ans. Figurez-vous, si vous pouvez, une pauvre petite créature humaine ou surhumaine courbée, pliée, cassée, tannée, rouillée, éraillée, écaillée, renfrognée, ratatinée et rechignée; blanche de sourcils et de cheveux, noire de dents et de lèvres, jaune du reste, maigre, chauve, glabre, terreuse, branlante et hideuse. Et si vous voulez avoir quelque idée de ce visage, où mille rides venaient aboutir à la bouche comme les raies d'une roue au moyeu, imaginez que vous voyez vivre l'insolente métaphore des Latins, anus. Cet être vénérable et horrible était assis ou accroupi près de la fenêtre, les yeux baissés sur son rouet et le fuseau à la main comme une Parque.
La bonne dame était probablement fort sourde; car au bruit que firent la porte en s'ouvrant et Pécopin en entrant elle ne bougea pas.
Cependant le chevalier ôta son infule et son bicoquet, comme il sied devant des personnes d'un si grand âge, et dit en faisant un pas: – Madame la duègne, où est Bauldour?
La dame centenaire leva les yeux, laissa tomber son fil, trembla de tous ses petits membres, poussa un petit cri, se souleva à demi sur sa chaise, étendit vers Pécopin ses longues mains de squelette, fixa sur lui son œil de larve, et dit avec une voix faible et osseuse qui semblait sortir d'un sépulcre: – O ciel! chevalier Pécopin, que voulez-vous? vous faut-il des messes? O mon Dieu Seigneur! Chevalier Pécopin, vous êtes donc mort, que voilà votre ombre qui revient?
– Pardieu! ma bonne dame, – répondit Pécopin éclatant de rire et parlant très-haut pour que Bauldour l'entendit si elle était dans son oratoire, un peu surpris pourtant que cette duègne sût son nom, – je ne suis pas mort. Ce n'est pas mon ombre qui apparaît; c'est moi qui reviens, s'il vous plaît, moi Pécopin, un bon revenant de chair et d'os. Et je ne veux pas de messes, je veux un baiser de ma fiancée, de Bauldour, que j'aime plus que jamais. Entendez-vous, ma bonne dame!
Comme il achevait ces mots, la vieille se jeta à son cou.
C'était Bauldour.
Hélas, la nuit de chasse du diable avait duré cent ans.
Bauldour n'était pas morte, grâce à Dieu ou au démon; mais, au moment où Pécopin, aussi jeune et plus beau peut-être qu'autrefois, la retrouvait et la revoyait, la pauvre fille avait cent vingt ans et un jour.