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Kitabı oku: «Le Rhin, Tome III», sayfa 3

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LETTRE XXV
LE RHIN

D'où il sort. – La Suisse, le Rhin. – Aspects. – Qu'un fleuve est un arbre. – Le trajet de Mayence à Cologne. – Détails. – Où commence l'encaissement du fleuve. – Où il finit. – Tableaux. – Les vignes. – Les ruines. – Les hameaux. – Les villes. – Histoire et archéologie mêlées. – Bingen. – Oberwesel. – Saint-Goar. – Neuwied. – Andernach. – Linz. – Sinzig. – Boppart. – Caub. – Braubach. – Coblenz. – Ce qui a effrayé l'auteur à Coblenz. – Musées. – Quels sont les peintres que possède chaque ville. – Curiosités et bric-à-brac. – Paysages du Rhin. – Ce qu'a été le Rhin. Ce qu'il est. – Remontez-le. – Le bateau-flèche. – Le dampfschiff. – La barque à voile. – Le grand radeau. – Curieux détails sur les anciennes grandes flottaisons du Rhin. – Vingt-cinq bateaux à vapeur en route chaque jour. – Parallèle de l'ancienne navigation et de la nouvelle. – Quarante-neuf îles. – Souvenirs – Une jovialité de Schinderhannes rencontrant une bande de juifs. – Ce que firent, en 1400, dans une église de village, les quatre électeurs du Rhin. – Détails secrets et inconnus de la déposition de Wenceslas. – Le Kœnigsstühl. – L'auteur reconstruit le Kœnigsstühl aujourd'hui disparu. – De quelle manière et dans quelle forme s'y faisait l'élection des empereurs. – Ce que c'était que les sept électeurs du Saint-Empire. – L'élection dans le Rœmer de Francfort comparée avec l'élection sur le Kœnigsstühl. – Côtés inédits et ignorés de l'histoire. – La bannière impériale. – Ce qu'elle était avant Lothaire. – Ce que Lothaire y changea. – Ce qu'elle a été depuis. – L'aigle à deux têtes. – Sa première apparition. – Ce que le peuple concluait de la façon dont la bannière flottait. – Chute de la bannière. – Vue de Caub. – Etrange aspect du Pfalz. – Ce que c'est. – Les châteaux du Rhin. – Dénombrement. – Combien il y en a. – Quels sont leurs noms. – Leurs dates. – Leur histoire. – Qui les a bâtis. – Qui les a ruinés. – Destinée de tous. – Détail de chacun. – Coup d'œil sur les vallées. – Sept burgs dans le Wisperthal. – Une abbaye et six forteresses dans les Sept-Monts. – Trois citadelles dans la plaine de Mayence. – Le Godesberg dans la plaine de Cologne. – Hymne aux châteaux du Rhin.

Mayence, 1er octobre.

Un ruisseau sort du lac de Toma, sur la pente orientale du Saint-Gothard; un autre ruisseau sort d'un autre lac au pied du mont Lukmanierberg; un troisième ruisseau suinte d'un glacier et descend à travers les rochers d'une hauteur de mille toises. A quinze lieues de leurs sources, ces ruisseaux viennent aboutir au même ravin près Reichenau. Là, ils se mêlent. N'admirez-vous pas, mon ami, de quelle façon puissante et simple la Providence produit les grandes choses? Trois pâtres se rencontrent, c'est un peuple; trois ruisseaux se rencontrent, c'est un fleuve.

Le peuple naît le 17 novembre 1307, la nuit, au bord d'un lac où trois pasteurs viennent de s'embrasser; il se lève, il atteste le grand Dieu qui fait les paysans et les césars, puis il court aux fléaux et aux fourches. Géant rustique, il prend corps à corps le souverain géant, l'empereur d'Allemagne. Il brise à Kussnacht le bailli Gessler, qui faisait adorer son chapeau; à Sarnen le bailli Landenberg, qui crevait les yeux aux vieillards; à Thalewyl le bailli Wolfenschiess, qui tuait les femmes à coups de hache; à Morgarten le duc Léopold; à Morat Charles le Téméraire. Il enterre sous la colline de Buttisholz les trois mille Anglais d'Enguerrand de Coucy. Il tient en respect à la fois les quatre formidables ennemis qui lui viennent des quatre points cardinaux; il bat à Sempach le duc d'Autriche, à Granson le duc de Bourgogne, à Chillon le duc de Savoie, à Novarre le duc de Milan; et notons en passant qu'à Novarre, en 1513, le duc de Milan était duc par le droit de l'épée et s'appelait Louis XII, roi de France. Il accroche à un clou dans ses arsenaux, au-dessus de ses habits de paysan, à côté des colliers de fer qu'on lui destinait, les splendides armures ducales des princes vaincus; il a de grands citoyens, Guillaume Tell d'abord, puis les trois libérateurs, puis Pierre Collin et Gundoldingen, qui ont laissé leur sang sur la bannière de leur ville, et Conrad Baumgarten, et Scharnachthal, et Winkelried qui se jetait sur les piques comme Curtius dans le gouffre; il lutte à Bellinzona pour l'inviolabilité du sol, et à Cappel pour l'inviolabilité de la conscience; il perd Zwingli en 1531, mais il délivre Bonnivard en 1536; et depuis lors il est debout. Il accomplit sa destinée entre les quatre colosses du continent, ferme, solide, impénétrable, nœud de civilisation, asile de science, refuge de la pensée, obstacle aux envahissements injustes, point d'appui aux résistances légitimes. Depuis six cents ans, au centre de l'Europe, au milieu d'une nature sévère, sous l'œil d'une providence bienveillante, ces grands montagnards, dignes fils des grandes montagnes, graves, froids et sereins comme elles, soumis à la nécessité, jaloux de leur indépendance, en présence des monarchies absolues, des aristocraties oisives et des démocraties envieuses, vivent de la forte vie populaire, pratiquant à la fois le premier des droits, la liberté, et le premier des devoirs, le travail.

Le fleuve naît entre deux murailles de granit; il fait un pas, et il rencontre à Andeer, village roman, le souvenir de Charlemagne; à Coire, l'ancienne Curia, le souvenir de Drusus; à Feldkirck, le Souvenir de Masséna; puis, comme consacré pour les destinées qui l'attendent par ce triple baptême germanique, romain et français, laissant l'esprit indécis entre son étymologie grecque Ρἑειν, et son étymologie allemande Rinnen, qui toutes deux signifient couler, il coule en effet, franchit la forêt et la montagne, gagne le lac de Constance, bondit à Schaffouse, longe et contourne les arrière-croupes du Jura, côtoie les Vosges, perce la chaîne des volcans morts du Taunus, traverse les plaines de la Frise, inonde et noie les bas-fonds de la Hollande, et après avoir creusé dans les rochers, les terres, les laves, les sables et les roseaux, un ravin tortueux de deux cent soixante-dix-sept lieues, après avoir promené dans la grande fourmilière européenne le bruit perpétuel de ses vagues qu'on dirait composé de la querelle éternelle du nord et du midi, après avoir reçu douze mille cours d'eau, arrosé cent quatorze villes, séparé, ou, pour mieux dire, divisé onze nations, roulant dans son écume et mêlant à sa rumeur l'histoire de trente siècles et de trente peuples, il se perd dans la mer. Fleuve-Protée; ceinture des empires, frontière des ambitions, frein des conquérants; serpent de l'énorme caducée qu'étend sur l'Europe le dieu du Commerce; grâce et parure du globe; longue chevelure verte des Alpes qui traîne jusque dans l'Océan.

Ainsi trois pâtres, trois ruisseaux. La Suisse et le Rhin s'engendrent de la même façon dans les mêmes montagnes.

Le Rhin a tous les aspects, il est tantôt large, tantôt joyeux. Il est glauque, transparent, rapide, joyeux de cette grande joie qui est propre à tout ce qui est puissant. Il est torrent à Schaffouse, gouffre à Laufen, rivière à Sickingen, fleuve à Mayence, lac à Saint-Goar, marais à Leyde.

Il se calme, dit-on, et devient lent vers le soir comme s'il s'endormait; phénomène plutôt apparent que réel, visible sur tous les grands cours d'eau.

Je l'ai dit quelque part, l'unité dans la variété, c'est le principe de tout art complet. Sous ce rapport la nature est la plus grande artiste qu'il y ait. Jamais elle n'abandonne une forme sans lui avoir fait parcourir tous ses logarithmes. Rien ne se ressemble moins en apparence qu'un arbre et un fleuve; au fond pourtant l'arbre et le fleuve ont la même ligne génératrice. Examinez, l'hiver, un arbre dépouillé de ses feuilles, et couchez-le en esprit à plat sur le sol, vous aurez l'aspect d'un fleuve vu par un géant à vol d'oiseau. Le tronc de l'arbre, ce sera le fleuve; les grosses branches, ce seront les rivières; les rameaux et les ramuscules, ce seront les torrents, les ruisseaux et les sources; l'élargissement de la racine, ce sera l'embouchure. Tous les fleuves, vus sur une carte géographique, sont des arbres qui portent des villes tantôt à l'extrémité des rameaux comme des fruits, tantôt dans l'entre-deux des branches comme des nids; et leurs confluents et leurs affluents innombrables imitent, suivant l'inclinaison des versants et la nature des terrains, les embranchements variés des différentes espèces végétales, qui toutes, comme on sait, tiennent leurs jets plus ou moins écartés de la tige selon la force spéciale de leur séve et la densité de leur bois. Il est remarquable que, si l'on considère le Rhin de cette façon, l'idée royale qui semble attachée à ce robuste fleuve ne l'abandonne pas. L'Y de presque tous les affluents du Rhin, de la Murg, du Neckar, du Mein, de la Nahe, de la Lahn, de la Moselle et de l'Aar a une ouverture d'environ quatre-vingt-dix degrés. Bingen, Niederlahnstein, Coblenz sont dans des angles droits. Si l'on redresse par la pensée debout sur le sol l'immense silhouette géométrale du fleuve, le Rhin apparaît portant toutes ses rivières à bras tendu et prend la figure d'un chêne.

Les innombrables ruisseaux dans lesquels il se divise avant d'arriver à l'Océan sont ses racines mises à nu.

La partie du fleuve la plus célèbre et la plus admirée, la plus riche pour le géologue, la plus curieuse pour l'historien, la plus importante pour le politique, la plus belle pour le poëte, c'est ce tronçon du Rhin central qui, de Bingen à Kœnigswinter, traverse du levant au couchant le noir chaos de collines volcaniques que les Romains nommaient les Alpes des Cattes.

C'est là ce fameux trajet de Mayence à Cologne que presque tous les tourists font en quatorze heures dans les longues journées d'été. De cette manière on a l'éblouissement du Rhin, et rien de plus. Lorsqu'un fleuve est rapide, pour le bien voir il faut le remonter et non le descendre. Quant à moi, comme vous savez, j'ai fait le trajet de Cologne à Mayence, et j'y ai mis un mois.

De Mayence à Bingen, comme de Kœnigswinter à Cologne, il y a sept ou huit lieues de riches plaines vertes et riantes, avec de beaux villages heureux au bord de l'eau. Mais, ainsi que je vous le disais tout à l'heure, le grand encaissement du Rhin commence à Bingen par le Rupertsberg et le Niederwald, deux montagnes de schiste et d'ardoise, et finit à Kœnigswinter, au pied des Sept-Monts.

Là tout est beau. Les escarpements sombres des deux rives se mirent dans les larges squammes de l'eau. La roideur des pentes fait que la vigne est cultivée sur le Rhin de la même manière que l'olivier sur les côtes de Provence. Partout où tombe le rayon du midi, si le rocher fait une petite saillie, le paysan y porte à bras des sacs et des paniers de terre, et, dans cette terre, en Provence il plante un olivier et sur le Rhin il plante un cep. Puis il contre-butte son terrassement avec un mur de pierres sèches qui retient la terre et laisse fuir les eaux. Ici, par surcroît de précaution, pour que les pluies n'entraînent pas la terre, le vigneron la couvre, comme un toit, avec les ardoises brisées de la montagne. De cette façon, au flanc des roches les plus abruptes, la vigne du Rhin, comme l'olivier de la Méditerranée, croît sur des espèces de consoles posées au-dessus de la tête du passant comme le pot de fleurs d'une mansarde. Toutes les inclinaisons douces sont hérissées de ceps.

C'est du reste un travail ingrat. Depuis dix ans les riverains du Rhin n'ont pas fait une bonne récolte. Dans plusieurs endroits, et notamment à Saint-Goarshausen, dans le pays de Nassau, j'ai vu des vignobles abandonnés.

D'en bas tous ces épaulements en pierres sèches qui suivent les mille ondulations de la pente, et auxquels les cannelures du rocher donnent nécessairement presque toujours la forme d'un croissant, surmontés de la frange verte des vignes, rattachés et comme accrochés aux saillies de la montagne par leurs deux bouts qui vont s'amincissant, figurent d'innombrables guirlandes suspendues à la muraille austère du Rhin.

L'hiver, quand la vigne et le sol sont noirs, ces terrassements d'un gris sale ressemblent à ces grandes toiles d'araignées étagées et superposées dans les angles des masures abandonnées, espèces de hamacs hideux où s'est amoncelée la poussière.

A chaque tournant du fleuve se développe un groupe de maisons, cité ou bourgade. Au-dessus de chaque groupe de maisons se dresse un donjon en ruine. Les villes et les villages, hérissés de pignons, de tourelles et de clochers, font de loin comme une flèche barbelée à la pointe basse de la montagne.

Souvent les hameaux s'allongent, à la lisière de la berge, en forme de queue, égayés de laveuses qui chantent et d'enfants qui jouent. Çà et là une chèvre broute les jeunes pousses des oseraies. Les maisons du Rhin ressemblent à de grands casques d'ardoise posés au bord du fleuve. L'enchevêtrement exquis des solives peintes en rouge et en bleu sur le plâtre blanc fait l'ornement de la façade. Plusieurs de ces villages, comme ceux de Bergheim et de Mondorf près Cologne, sont habités par des pêcheurs de saumon et des faiseurs de corbeilles. Dans les belles journées d'été, cela compose des spectacles charmants; le vannier tresse son panier sur le seuil de sa maison, le pêcheur raccommode ses filets dans sa barque; au-dessus de leurs têtes le soleil mûrit la vigne sur la colline. Tous font ce que Dieu leur donne à faire, l'astre comme l'homme.

Les villes sont d'un aspect plus compliqué et plus tumultueux. Elles abondent sur le Rhin. C'est Bingen, c'est Oberwesel, c'est Saint-Goar, c'est Neuwied, c'est Andernach. C'est Linz, grosse commune à tours carrées, qui a été assiégée par Charles le Téméraire en 1476, et qui regarde vis-à-vis d'elle, sur l'autre bord du Rhin, Sinzig, bâtie par Sentius pour garder l'embouchure de l'Aar. C'est Boppart, l'ancienne Bodobriga, fort de Drusus, cense royale de rois francs, ville impériale proclamée en même temps qu'Oberwesel, bailliage de Trèves, vieille cité charmante qui conserve une idole dans son église, au-dessus de laquelle deux clochers romans accouplés par un pont ressemblent à deux grands bœufs sous un joug. J'y ai remarqué près de la porte de la ville en amont une ravissante abside ruinée. C'est Caub, la ville des palatins. C'est Braubach, nommée dans une charte de 933, fief des comtes d'Arnstein du Lahngau, ville impériale sous Rodolphe en 1279, domaine des comtes de Katzenellenbogen en 1283, qui échoit à la Hesse en 1473, à Darmstadt en 1632, et en 1802 à Nassau.

Braubach, qui communique avec les bains du Taunus, est admirablement située au pied du haut rocher qui porte à sa cime le Markusburg. Le vieux château de Saint-Marc est aujourd'hui une prison d'Etat. Tout marquis veut avoir des pages. Il me paraît que M. de Nassau se donne les airs d'avoir des prisonniers d'Etat. C'est un beau luxe.

Douze mille six cents habitants dans onze cents maisons, un pont de trente-six bateaux construit en 1819 sur le Rhin, un pont de quatorze arches sur la Moselle bâti en pierre de lave sur les fondations mêmes du pont édifié vers 1311 par l'archevêque Baudoin au moyen d'une large dépense d'indulgences; le célèbre fort Ehrenbreitstein, rendu aux Français le 27 janvier 1799 après un blocus où les assiégés avaient payé un chat trois francs et une livre de cheval trente sous; un puits de cinq cent quatre-vingts pieds de profondeur, creusé par le margrave Jean de Bade; la place de l'arsenal, où l'on voyait jadis la fameuse coulevrine le Griffon, laquelle portait cent soixante livres et pesait vingt milliers; un bon vieux couvent de franciscains converti en hôpital en 1804; une Notre-Dame romane, restaurée dans le goût pompadour et peinte en rose; une église de Saint-Florin, convertie en magasin de fourrages par les Français, aujourd'hui église évangélique, ce qui est pire au point de vue de l'art, et peinte en rose; une collégiale de Saint-Castor enrichie d'un portail de 1805 et peinte en rose; point de bibliothèque: voilà Coblenz, que les Français écrivent Coblentz, par politesse pour les Allemands et que les Allemands écrivent Coblence par ménagement pour les Français. D'abord castrum romain dans l'Altehof, puis cour royale sous les Francs, résidence impériale jusqu'à Louis de Bavière, ville patronnée par les comtes d'Arnstein jusqu'en 1250, et à dater d'Arnould II, par les archevêques de Trèves, assiégée en vain en 1688 par Vauban et par Louis XIV en personne, Coblenz a été prise par les Français en 1794 et donnée aux Prussiens en 1815. Quant à moi, je n'y suis pas entré. Tant d'églises roses m'ont effrayé.

Comme point militaire, Coblenz est un lieu important. Ses trois forteresses font face de toutes parts. La Chartreuse domine la route de Mayence, le Petersberg garde la route de Trèves et de Cologne, l'Ehrenbreistein surveille le Rhin et la route de Nassau.

Comme paysage, Coblenz est peut-être trop vantée, surtout si on la compare à d'autres villes du Rhin que personne ne visite et dont personne ne parle. Ehrenbreistein, jadis belle et colossale ruine, est maintenant une glaciale et morne citadelle qui couronne platement un magnifique rocher. Les vraies couronnes des montagnes, c'étaient les anciennes forteresses. Chaque tour était un fleuron.

Quelques-unes de ces villes ont d'inestimables richesses d'art et d'archéologie. Les plus vieux maîtres et les plus grands peintres peuplent leurs musées. Le Dominiquin, les Carrache, le Guerchin, Jordaens, Snyders, Laurent Sciarpelloni, sont à Mayence. Augustin Braun, Guillaume de Cologne, Rubens, Albert Durer, Mesquida, sont à Cologne. Holbein, Lucas de Leyde, Lucas Cranach, Scorel, Raphaël, la Vénus endormie de Titien, sont à Darmstadt. Coblenz a l'œuvre complet d'Albert Durer, à quatre feuilles près. Mayence a le psautier de 1459. Cologne avait le fameux missel du château de Drachenfels, colorié au douzième siècle; elle l'a laissé perdre; mais elle a conservé et elle garde encore les précieuses lettres de Leibnitz au jésuite de Brosse.

Ces belles villes et ces charmants villages sont mêlés à la nature la plus sauvage. Les vapeurs rampent dans les ravins; les nuées accrochées aux collines semblent hésiter et choisir le vent; de sombres forêts druidiques s'enfoncent entre les montagnes dans les lointains violets; de grands oiseaux de proie planent sous un ciel fantasque qui tient des deux climats que le Rhin sépare, tantôt éblouissant de rayons comme un ciel d'Italie, tantôt sali de brumes rousses comme un ciel du Groënland. La rive est âpre, les laves sont bleues; les basaltes sont noires; partout le mica et le quartz en poussière; partout des cassures violentes; les rochers ont des profils de géants camards. Des croupes d'ardoises feuilletées et fines comme des soies brillent au soleil et figurent des dos de sangliers énormes. L'aspect de tout le fleuve est extraordinaire.

Il est évident qu'en faisant le Rhin la nature avait prémédité un désert; l'homme en a fait une rue.

Du temps des Romains et des barbares, c'était la rue des soldats. Au moyen âge, comme le fleuve presque entier était bordé d'Etats ecclésiastiques et tenu en quelque sorte, de sa source à son embouchure, par l'abbé de Saint-Gall, le prince-évêque de Constance, le prince-évêque de Bâle, le prince-évêque de Strasbourg, le prince-évêque de Spire, le prince-évêque de Worms, l'archevêque-électeur de Mayence, l'archevêque-électeur de Trèves et l'archevêque-électeur de Cologne, on nommait le Rhin la rue des prêtres. Aujourd'hui c'est la rue des marchands.

Le voyageur qui remonte le fleuve le voit, pour ainsi dire, venir à soi, et, de cette façon, le spectacle est plus beau. A chaque instant on rencontre une chose qui passe: tantôt un étroit bateau-flèche effrayant à voir cheminer, tant il est chargé de paysans, surtout si c'est le dimanche, jour où ces braves riverains catholiques possédés par des huguenots vont quelquefois chercher leur messe bien loin; tantôt un bateau à vapeur pavoisé; tantôt une longue embarcation à deux voiles latines descendant le Rhin avec sa cargaison qui fait bosse sous le grand mât, son pilote attentif et sérieux, ses matelots affairés, quelque femme assise sur la porte de la cabine, et au milieu des ballots le coffre des marins colorié à rosaces rouges, vertes et bleues. Ou bien ce sont de longs attelages attachés à de lourds navires qui remontent lentement; ou un petit cheval courageux remorquant à lui seul une grosse barque pontée comme une fourmi qui traîne un scarabée mort. Tout à coup le fleuve se replie, et, au tournant qui se présente, un grand radeau de Namedy débouche majestueusement. Trois cents matelots manœuvrent la monstrueuse machine, les immenses avirons battent l'eau en cadence à l'arrière et à l'avant, un bœuf tout entier ouvert et saignant pend accroché aux bigues, un autre bœuf vivant tourne autour du poteau où il est lié et mugit en voyant les génisses paître sur la rive, le patron monte et descend l'escalier double de son estrade, le drapeau tricolore horizontal flotte déployé au vent, le coque attise le feu sous la grande chaudière, la fumée sort de trois ou quatre cabanes où vont et viennent les matelots, tout un village vit et flotte sur ce prodigieux plancher de sapin.

Eh bien! ces gigantesques radeaux sont aux anciennes grandes flottaisons du Rhin ce qu'une chaloupe est à un vaisseau à trois ponts. Le train d'autrefois, composé comme aujourd'hui de sapins destinés à la mâture, de chênes, de madriers et de menu bois, assemblé à ses extrémités par des chevrons nommés bundsparren, renoué à ses jointures avec des harts d'osier et des crampons de fer, portait quinze ou dix-huit maisons, dix ou douze nacelles chargées d'ancres, de sondes et de cordages, mille rameurs, avait huit pieds de profondeur dans l'eau, soixante-dix pieds de large et environ neuf cents pieds de long, c'est-à-dire la longueur de dix maîtres-sapins de la Murg, attachés bout à bout. Autour du train central et amarrés à son bord au moyen d'un tronc d'arbre qui servait à la fois de pont et de câble, flottaient, soit pour lui donner la direction, soit pour amoindrir les périls de l'échouement, dix ou douze petits trains d'environ quatre-vingts pieds de long, nommés les uns kniee, les autres anhænge. Il y avait dans le grand radeau une rue qui aboutissait d'un côté à une vaste tente, de l'autre à la maison du patron, espèce de palais de bois. La cuisine fumait sans cesse. Une grosse chaudière de cuivre y bouillait jour et nuit. Soir et matin le pilote criait le mot d'ordre et élevait au-dessus du train un panier suspendu à une perche; c'était le signal du repas, et les mille travailleurs accouraient avec leurs écuelles de bois. Ces trains consommaient en un voyage huit foudres de vin, six cents muids de bière, quarante sacs de légumes secs, douze mille livres de fromage, quinze cents livres de beurre, dix mille livres de viande fumée, vingt mille livres de viande fraîche et cinquante mille livres de pain. Ils emmenaient un troupeau et des bouchers. Chacun de ces trains représentait sept ou huit cent mille florins, c'est-à-dire environ deux millions de francs.

On se figure difficilement cette grande île de bois cheminant de Namedy à Dordrecht, et traînant tortueusement son archipel d'îlots à travers les coudes, les entonnoirs, les chutes, les tourbillons et les serpentines du Rhin. Les naufrages étaient fréquents. Aussi disait-on proverbialement et dit-on encore qu'un entrepreneur de train doit avoir trois capitaux: le premier sur le Rhin, le deuxième à terre et le troisième en poche. L'art de conduire parmi tant d'écueils ces effrayants assemblages n'appartenait d'ordinaire qu'à un seul homme par génération. A la fin du siècle dernier c'était le secret d'un maître-flotteur de Rudesheim appelé le vieux Jung. Jung mort, les grandes flottaisons ont disparu.

A l'instant où nous sommes, vingt-cinq bateaux à vapeur montent et descendent le Rhin chaque jour. Les dix-neuf bateaux de la compagnie de Cologne, reconnaissables à leur cheminée blanche et noire, vont de Strasbourg à Dusseldorf; les six bateaux de la compagnie de Dusseldorf, qui ont la cheminée tricolore, vont de Mayence à Rotterdam. Cette immense navigation se rattache à la Suisse par le dampfschiff de Strasbourg à Bâle, et à l'Angleterre par les steamboats de Rotterdam à Londres.

L'ancienne navigation rhénane, que perpétuent les bateaux à voiles, contraste avec la navigation nouvelle que représentent les bateaux à vapeur. Les bateaux à vapeur, riants, coquets, élégants, confortables, rapides, enrubanés et harnachés des couleurs de dix nations, Angleterre, Prusse, Nassau, Hesse, Bade, tricolore hollandais, ont pour invocation des noms de princes et de villes: Ludwig II, Gross herzog von Hessen, Kœnigin Victoria, Herzog von Nassau, Prinzessinn Mariann, Gross herzog von Baden, Stadt Manheim, Stadt Coblentz; les bateaux à voiles passent lentement, portant à leur proue des noms graves et doux: Pius, Columbus, Amor, Sancta Maria, Gratia Dei. Les bateaux à vapeur sont vernis et dorés, les bateaux à voiles sont goudronnés. Le bateau à vapeur c'est la spéculation; le bateau à voiles c'est bien la vieille navigation austère et croyante. Les uns cheminent en faisant une réclame, les autres en faisant une prière. Les uns comptent sur les hommes, les autres sur Dieu.

Cette vivace et frappante antithèse se croise et s'affronte à chaque instant sur le Rhin.

Dans ce contraste respire avec une singulière puissance de réalité le double esprit de notre époque, qui est fille d'un passé religieux et qui se croit mère d'un avenir industriel.

Quarante-neuf îles, couvertes d'une épaisse verdure, cachant des toits qui fument dans des touffes de fleurs, abritant des barques dans des havres charmants, se dispersent sur le Rhin de Cologne à Mayence. Toutes ont quelque souvenir: c'est Graupenwerth, où les Hollandais construisirent un fort qu'ils appelèrent bonnet de prêtre; Pfaffenmüth, fort que les Espagnols scandalisés reprirent et baptisèrent du nom d'Isabelle. C'est Graswerth, l'île de l'herbe, où Jean-Philippe de Reichenberg écrivit ses Antiquitates Saynenses. C'est Niederwerth, jadis si riche des dotations du margrave-archevêque Jean II. C'est Urmitzer Insel, qui a vu César; c'est Nonnenswerth, qui a vu Roland.

Les souvenirs des rives semblent répondre aux souvenirs des îles. Permettez-moi d'en effleurer ici quelques-uns; je reviendrai tout à l'heure avec plus de détail sur ce sujet intéressant. Toute ombre qui se dresse sur un bord du fleuve en fait dresser une autre sur l'autre bord. Le cercueil de sainte Nizza, petite fille de Louis le Débonnaire, est à Coblenz; le tombeau de sainte Ida, cousine de Charles Martel, est à Cologne. Sainte Hildegarde a laissé à Eubengen l'anneau que lui donna saint Bernard, avec cette devise: J'aime à souffrir. Sigebert est le dernier roi d'Austrasie qui ait habité Andernach. Sainte Geneviève vivait à Frauenkirch, dans les bois, près d'une source minérale qui avoisine aujourd'hui une chapelle commémorative. Son mari résidait à Altsimmern. Schinderhannes a désolé la vallée de la Nahe. C'est là qu'un jour il s'amusa, le pistolet au poing, à faire déchausser une bande de juifs; puis il les força ensuite à se rechausser précipitamment après avoir mêlé leurs souliers. Les juifs s'enfuirent clopin-clopant, ce qui fit rire Jean l'Écorcheur. Avant Schinderhannes, cette douce vallée avait eu Louis le Noir, duc des Deux-Ponts.

Quand le voyageur qui remonte a passé Coblenz et laissé derrière lui la gracieuse île d'Oberwerth, où je ne sais quelle bâtisse blanche a remplacé la vieille abbaye des dames nobles de Sainte-Madeleine-sur-l'Ile, l'embouchure de la Lahn lui apparaît. Le lieu est admirable. Au bord de l'eau, derrière un encombrement d'embarcations amarrées, montent les deux clochers croulants du Johanniskirch, qui rappellent vaguement Jumiéges. A droite, au-dessus du bourg de Cappellen, sur une croupe de rochers, se dresse Stolzenfels, la vaste et magnifique forteresse archiépiscopale où l'électeur Werner étudiait l'Almuchabala; et à gauche, sur la Lahn, au fond de l'horizon, les nuages et le soleil se mêlent aux sombres ruines de Lahneck, pleines d'énigmes pour l'historien et de ténèbres pour l'antiquaire. Des deux côtés de la Lahn deux jolies villes, Niederlahnstein et Oberlahnstein, rattachées l'une à l'autre par une allée d'arbres, se regardent et semblent se sourire. A quelques jets de pierre de la porte orientale d'Oberlahnstein, qui a encore sa noire ceinture de douves et de mâchicoulis, les arbres d'un verger laissent voir et cachent en même temps une petite chapelle du quatorzième siècle, recrépie et plâtrée, surmontée d'un chétif clocheton. Cette chapelle a vu déposer l'empereur Wenceslas.

C'est dans cette église de village que, l'an du Christ 1400, les quatre électeurs du Rhin, Jean de Nassau, archevêque de Mayence, Frédéric de Saarwerden, archevêque de Cologne, Werner de Kœnigstein, archevêque de Trèves, et Rupert III, comte palatin, proclamèrent solennellement du haut du portail la déchéance de Wenzel, empereur d'Allemagne. Wenceslas était un homme mou et méchant, ivrogne et féroce quand il avait bu. Il faisait noyer les prêtres qui refusaient de lui livrer le secret du confessionnal. Tout en soupçonnant la fidélité de sa femme, il avait confiance dans son esprit et subissait l'influence de ses idées. Or, cela inquiétait Rome. Wenceslas avait pour femme Sophie de Bavière, qui avait pour confesseur Jean Huss. Jean Huss, propageant Wiclef, sapait déjà le pape; le pape frappa l'empereur. Ce fut à l'instigation du saint-siége que les trois archevêques convoquèrent le comte palatin. Le Rhin dès lors dominait l'Allemagne. A eux quatre ils défirent l'empereur; puis ils nommèrent à sa place celui d'entre eux qui n'était pas ecclésiastique, le compte Rupert. Rupert, à qui cette récompense avait sans doute été secrètement promise, fut du reste un digne et noble empereur. Vous voyez que, dans sa haute tutelle des royaumes et des rois, l'action de Rome, tantôt publique, tantôt occulte, était quelquefois bienfaisante. L'arrêt rendu contre Wenceslas reposait sur six chefs, les quatre griefs principaux étaient: premièrement, la dilapidation du domaine; deuxièmement, le schisme de l'Église; troisièmement, les guerres civiles de l'empire; quatrièmement, avoir fait coucher des chiens dans sa chambre.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
27 eylül 2017
Hacim:
223 s. 6 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
Ses
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