Kitabı oku: «Le Rhin, Tome IV»
LETTRE XXXII
BALE
Paysages. – Profil des compagnons de voyage de l'auteur. – Joli costume des jeunes filles. – Ce qu'un philosophe peut conduire. – Ici le lecteur voit passer un peu de forêt Noire. – Bâle. – L'hôtel de la Cigogne. – Théorie des fontaines. – Tombeau d'Erasme. – Autres tombeaux.
Bâle, 7 septembre.
Hier, cher ami, à cinq heures du matin, j'ai quitté Freiburg. A midi j'entrais dans Bâle. La route que je fais est chaque jour plus pittoresque. J'ai vu lever le soleil. Vers six heures il a puissamment troué les nuages, et ses rayons horizontaux sont allés au loin faire surgir à l'horizon les gibbosités monstrueuses du Jura. Ce sont déjà des bosses formidables. On sent que ce sont les dernières ondulations de ces énormes vagues de granit qu'on appelle les Alpes.
Le coupé de la diligence badoise était pris. L'intérieur était ainsi composé: un bibliothécaire allemand, triste d'avoir oublié sa blouse dans une auberge du mont Rigi; un petit vieillard habillé comme sous Louis XV, se moquant d'un autre vieillard en costume d'incroyable qui me faisait l'effet d'Elleviou en voyage, et lui demandant s'il avait vu le pays des Grisons; enfin un grand commis-marchand, colporteur d'étoffes et déclarant avec un gros rire que, comme il n'avait pu placer ses échantillons, il voyageait en vins (en vain); de plus, ayant sur les joues des favoris comme les caniches tondus en ont ailleurs. – Voyant ceci, je suis monté sur l'impériale.
Il faisait assez froid; j'y étais seul.
Les jeunes filles de ce côté du Haut-Rhin ont un costume exquis: cette coiffure-cocarde dont je vous ai parlé, un jupon brun à gros plis assez court et une veste d'homme en drap noir avec des morceaux de soie rouge imitant des crevés et des taillades cousus à la taille et aux manches. Quelques-unes, au lieu de cocarde, ont un mouchoir rouge noué en fichu sous le menton. Elles sont charmantes ainsi. Cela ne les empêche pas de se moucher avec leurs doigts.
Vers huit heures du matin, dans un endroit sauvage et propre à la rêverie, j'ai vu un monsieur d'âge vénérable, vêtu d'un gilet jaune, d'un pantalon gris et d'une redingote grise, et coiffé d'un vaste chapeau rond, ayant un parapluie sous le bras gauche et un livre à la main droite. Il lisait attentivement. Ce qui m'inquiétait, c'est qu'il avait un fouet à la main gauche. De plus, j'entendais des grognements singuliers derrière une broussaille qui bordait la route. Tout à coup la broussaille s'est interrompue, et j'ai reconnu que ce philosophe conduisait un troupeau de cochons.
Le chemin de Freiburg à Bâle court le long d'une magnifique chaîne de collines déjà assez hautes pour faire obstacle aux nuages. De temps en temps on rencontre sur la route un chariot attelé de bœufs, conduit par un paysan en grand chapeau, dont l'accoutrement rappelle la Basse-Bretagne; ou bien un roulier traîné par huit mulets; ou une longue poutre qui a été un sapin, et qu'on transporte à Bâle sur deux paires de roues qu'elle réunit comme un trait d'union; ou une vieille femme à genoux devant une vieille croix sculptée. Deux heures avant d'arriver à Bâle, la route traverse un coin de forêt: des halliers profonds, des pins, des sapins, des mélèzes; par moments une clairière, dans laquelle un grand chêne se dresse seul comme le chandelier à sept branches; puis des ravins où l'on entend murmurer des torrents. C'est la forêt Noire.
Je vous parlerai de Bâle en détail dans ma prochaine lettre. Je me suis logé à la Cigogne, et de la fenêtre où je vous écris, je vois dans une petite place deux jolies fontaines côte à côte, l'une du quinzième siècle, l'autre du seizième. La plus grande, celle du quinzième siècle, se dégorge dans un bassin de pierre plein d'une belle eau verte, moirée, que les rayons du soleil semblent remplir, en s'y brisant, d'une foule d'anguilles d'or.
C'est une chose bien remarquable d'ailleurs que ces fontaines. J'en ai compté huit à Freiburg; à Bâle il y en a à tous les coins de rue. Elles abondent à Lucerne, à Zurich, à Berne, à Soleure. Cela est propre aux montagnes. Les montagnes engendrent les torrents, les torrents engendrent les ruisseaux, les ruisseaux produisent les fontaines; d'où il suit que toutes ces charmantes fontaines gothiques des villes suisses doivent être classées parmi les fleurs des Alpes.
J'ai vu de belles choses à la cathédrale, et j'en ai vu de curieuses, entre autres le tombeau d'Erasme. C'est une simple lame de marbre, couleur café, posée debout, avec une très-longue épitaphe en latin. Au-dessus de l'épitaphe est une figure qui ressemble, jusqu'à un certain point, au portrait d'Erasme par Holbein, et au bas de laquelle est écrit ce mot mystérieux: Terminus. Il y a aussi le sarcophage de l'impératrice Anne, femme de Rodolphe de Habsbourg, avec son enfant endormi près d'elle; et, dans un bras de la croisée, une autre tombe du quatorzième siècle, sur laquelle est couchée une sombre marquise de pierre, la dame de Hochburg. – Mais je ne veux pas empiéter; je vous conterai Bâle dans ma prochaine lettre.
Demain, à cinq heures du matin, je pars pour Zurich, où vient d'éclater une petite chose qu'on appelle ici une révolution. Que j'aie une tempête sur le lac, et le spectacle sera complet.
LETTRE XXXIII
BALE
La Plume et le Canif, élégie. – Frick. – Bâle. – La cathédrale. – Indignation du voyageur. – Le badigeonnage. – Les flèches. – La façade. – Les deux seuls saints qui aient des chevaux. – Le portail de gauche. – La rosace. – Le portail de droite. – Le cloître. – Regret amer au cloître de Saint-Wandrille. – Luxe des tombeaux. – Intérieur de l'église. – Les stalles. – La chaire. – La crypte. – Peur qu'on y a. – Les archives. – Le haut des clochers. – Bâle à vol d'oiseau. – Promenade dans la ville. – Ce que l'architecture locale a de particulier. – La maison des armuriers. – L'hôtel de ville. – Munatius Plancus. – L'auteur rencontre avec plaisir le valet de trèfle à la porte d'une auberge. – L'archéologie serait perdue si les servantes ne venaient pas au secours des antiquaires. – La bibliothèque. – Holbein partout. – La table de la diète. – Soins admirables et exemplaires des bibliothécaires de Bâle pour un tableau de Rubens. – Remarque importante et dernière sur la bibliothèque. – Fin de l'élégie de la Plume et du Canif.
Frick, 8 septembre.
Cher ami, j'ai une affreuse plume, et j'attends un canif pour la tailler. Cela ne m'empêche pas de vous écrire, comme vous voyez. L'endroit où je suis s'appelle Frick, et ne m'a rien offert de remarquable qu'un assez joli paysage et un excellent déjeuner que je viens de dévorer. J'avais grand'faim. – Ah! on m'apporte un canif et de l'encre. J'avais commencé cette lettre avec ma carafe pour écritoire. Puisque j'ai de bonne encre, je vais vous parler de Bâle, comme je vous l'ai promis.
Au premier abord, la cathédrale de Bâle choque et indigne. Premièrement, elle n'a plus de vitraux; deuxièmement, elle est badigeonnée en gros rouge, non-seulement à l'intérieur, ce qui est de droit, mais à l'extérieur, ce qui est infâme; et cela, depuis le pavé de la place jusqu'à la pointe des clochers: si bien que les deux flèches, que l'architecte du quinzième siècle avait faites charmantes, ont l'air maintenant de deux carottes sculptées à jour. – Pourtant, la première colère passée, on regarde l'église, et l'on s'y plaît; elle a de beaux restes. Le toit, en tuiles de couleur, a son originalité et sa grâce (la charpente intérieure est de peu d'intérêt). Les flèches, flanquées d'escaliers-lanternes, sont jolies. Sur la façade principale il y a quatre curieuses statues de femmes: deux femmes saintes qui rêvent et qui lisent; deux femmes folles, à peine vêtues, montrant leurs belles épaules de Suissesses fermes et grasses, se raillant et s'injuriant avec de grands éclats de rire des deux côtés du portail gothique. Cette façon de représenter le diable est neuve et spirituelle. Deux saints équestres, saint Georges et saint Martin, figurés à cheval et plus grands que nature, complètent l'ajustement de la façade. Saint Martin partage à un pauvre la moitié de son manteau, qui n'était peut-être qu'une méchante couverture de laine, et qui maintenant, transfiguré par l'aumône, est en marbre, en granit, en jaspe, en porphyre, en velours, en satin, en pourpre, en drap d'argent, en brocart d'or, brodé en diamants et en perles, ciselé par Benvenuto, sculpté par Jean Goujon, peint par Raphaël. – Saint Georges, sur la tête duquel deux anges posent un morion germanique, enfonce un grand coup de lance dans la gueule du dragon qui se tord sur une plinthe composée de végétaux hideux.
Le portail de gauche est un beau poëme roman. Sous l'archivolte, les quatre évangélistes; à droite et à gauche, toutes les œuvres de charité figurées dans de petites stalles superposées, encadrées de deux piliers et surmontées d'une architrave. Cela fait deux espèces de pilastres, au sommet desquels un ange glorificateur embouche la trompette. Le poëme se termine par une ode.
Une rosace byzantine complète ce portail; et, par un beau soleil, c'est un tableau charmant dans une bordure superbe.
Le portail de droite est moins curieux, mais il communique avec un noble cloître du quinzième siècle, pavé, lambrissé et plafonné de pierres sépulcrales, qui a quelque analogie avec l'admirable cloître de Saint-Wandrille, si stupidement détruit par je ne sais quel manufacturier inepte. Les tombeaux pendent et se dressent de toutes parts sous les ogives à meneaux flamboyants; ce sont des lames ouvragées, celles-ci en pierres, d'autres en marbre, quelques-unes en cuivre; elles tombent en ruine; la mousse mange le granit, l'oxyde mange le bronze. C'est, du reste, une confusion de tous les styles depuis cinq cents ans, qui fait voir l'écroulement de l'architecture. Toutes les formes mortes de ce grand art sont là, pêle-mêle, se heurtant par les angles, démolies l'une par l'autre, comme ensevelies dans ces tombes: l'ogive et le plein cintre, l'arc surbaissé de Charles-Quint, le fronton échancré de Henri III, la colonne torse de Louis XIII, la chicorée de Louis XV. Toutes ces fantaisies successives de la pensée humaine, accrochées au mur comme des tableaux dans un salon, encadrent des épitaphes. Une idée unique est au centre de ces créations éblouissantes de l'art, – la mort. La végétation variée et vivante de l'architecture fleurit autour de cette idée.
Au centre du cloître, il y a une petite cour carrée pleine de cette belle herbe épaisse qui pousse sur les morts.
Dans l'intérieur de l'église, outre les tombes dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre, j'ai trouvé des stalles en menuiserie du quinzième et du seizième siècle. Ces petits édifices en bois ciselé sont pour moi des livres très-amusants à lire; chaque stalle est un chapitre. La grande boiserie d'Amiens est l'iliade de ces épopées.
La chaire, qui est du quinzième siècle, sort du pavé comme une grosse tulipe de pierre, enchevêtrée sous un réseau d'inextricables nervures. Ils ont mis à cette belle fleur une coiffe absurde, comme à Freiburg. – En général, le calvinisme, sans mauvaise intention d'ailleurs, a malmené cette pauvre église; il l'a badigeonnée, il a blanchi les fenêtres, il a masqué d'une balustrade à mollets le bel ordre roman des hautes travées de la nef, et puis il a répandu sous cette belle voûte catholique je ne sais quelle atmosphère puritaine qui ennuie. La vieille cathédrale du prince-évêque de Bâle, lequel portait d'argent à la crosse de sable, n'est plus qu'une chambre protestante.
Pourtant le méthodisme a respecté les chapiteaux romans du chœur, qui sont des plus mystérieux et des plus remarquables; il a respecté la crypte placée sous l'autel, où il y a des piliers du douzième siècle et des peintures du treizième. Quelques monstres romans, d'une difformité chimérique, arrachés de je ne sais quelle église ancienne disparue, gisent là, sur le sombre pavé de cette crypte, comme des dogues endormis. Ils sont si effrayants qu'on marche auprès d'eux dans l'ombre avec quelque peur de les réveiller.
La vieille femme qui me conduisait m'a offert de me montrer les archives de la cathédrale, j'ai accepté. Voici ce que c'est que ces archives: un immense coffre en bois sculpté du quinzième siècle, magnifique, mais vide. – Quand on entre dans la chambre des archives, on entend un bâillement effroyable; c'est le grand coffre qui s'ouvre. – Je reprends. Une vaste armoire du même temps, à mille tiroirs. J'ai ouvert quelques-uns de ces tiroirs; ils sont vides. Dans un ou deux j'ai trouvé de petites gravures représentant Zurich, Berne ou le mont Rigi; dans le plus grand il y a une image de quelques hommes accroupis autour d'un feu; en bas de cette image, qui est du goût le plus suisse, j'ai lu cette inscription: Bivoic des Bohémiens. Ajoutez à cela quelques vieilles bombes en fer posées sur l'appui d'une fenêtre, une masse d'armes, deux épieux de paysan suisse qui ont peut-être martelé Charles le Téméraire sous leurs quatre rangées de clous disposées en mâchoires de requin, de médiocres reproductions en cire de la Danse macabre de Jean Klauber, détruite en 1805 avec le cimetière des Dominicains; une table chargée de fossiles de la forêt Noire; deux briques-faïences assez curieuses du seizième siècle; un almanach de Liége pour 1837, et vous aurez les archives de la cathédrale de Bâle. On arrive à ces archives par une belle grille noire, touffue, tordue, et savamment brouillée, qui a quatre cents ans. Des oiseaux et des chimères sont perchés çà et là dans ce sombre feuillage de fer.
Du haut des clochers la vue est admirable. J'avais sous mes pieds, à une profondeur de trois cent cinquante pieds, le Rhin large et vert; autour de moi le grand Bâle, devant moi le petit Bâle: car le Rhin a fait de la ville deux morceaux; et, comme dans toutes les villes que coupe une rivière, un côté s'est développé aux dépens de l'autre. A Paris c'est la rive droite, à Bâle c'est la rive gauche. Les deux Bâle communiquent par un long pont de bois, souvent rudoyé par le Rhin, qui n'a plus de piles de pierre que d'un seul côté, et au centre duquel se découpe une jolie tourelle-guérite du quinzième siècle. Les deux villes font au Rhin des deux côtés une broderie ravissante de pignons taillés, de façades gothiques, de toits à girouettes, de tourelles et de tours. Cet ourlet d'anciennes maisons se répète sur le Rhin et s'y renverse. Le pont reflété prend l'aspect étrange d'une grande échelle couchée d'une rive à l'autre. Des bouquets d'arbres et une foule de jardins suspendus aux devantures des maisons se mêlent aux zigzags de toutes ces vieilles architectures. Les croupes des églises, les tours des enceintes fortifiées, font de gros nœuds sombres auxquels se rattachent de temps en temps les lignes capricieuses qui courent en tumulte des clochers aux pignons, des pignons aux lucarnes. Tout cela rit, chante, parle, jase, jaillit, rampe, coule, marche, danse, brille au milieu d'une haute clôture de montagnes qui ne s'ouvre à l'horizon que pour laisser passer le Rhin.
Je suis redescendu dans la ville, qui abonde en fantaisies exquises, en portes bien imaginées, en ferrures extravagantes, en constructions curieuses de toutes les époques. Il y a, entre autres, un grand logis qui sert aujourd'hui de hangar à un roulage, et qui a à toutes les baies, guichets, portes, fenêtres, des nœuds gordiens de nervures, souvent tranchés par l'architecte et les plus bizarres du monde. Je n'ai rien rencontré de pareil nulle part. La pierre est là tordue et tricotée comme de l'osier. Vous pouvez voir des anses de panier en Normandie; mais, pour voir le panier tout entier, il faut venir à Bâle. Près de ce roulage, j'ai visité l'ancienne maison des armuriers, bel édifice du seizième siècle, avec des peintures en plein air sur la devanture, dans lesquelles Vénus et la Vierge sont fort accortement mêlées.
L'hôtel de ville est du même temps. La façade, surmontée d'un homme d'armes empanaché, qui porte l'écu de la ville, serait belle si elle n'était badigeonnée (en rouge toujours!) et, qui plus est, ornée d'affreux personnages peints accoudés à un balcon figuré qui est dans le style gothique de 1810. La cour intérieure a subi le même tatouage. Le grand escalier aboutit à deux statues: l'une, qui est en bas, est un fort beau guerrier de la renaissance qui a la prétention de représenter le consul romain Munatius Plancus; l'autre, qui est en haut, au coin de l'imposte d'une porte surbaissée, est un valet de ville qui tient une lettre à la main; il est peint, vêtu mi-partie de noir et de blanc, qui est le blason de la ville, et la lettre, bien pliée, a un cachet rouge. Ce valet de ville gothique a surnagé sur toutes les révolutions de l'Europe. Je l'avais rencontré le matin même près de l'hôtel des Trois-Rois, allant par la ville, bien portant et bien vivant, précédé de son homme d'armes portant une épée; ce qui faisait beaucoup rire quelques commis-marchands, lesquels lisaient le Constitutionnel à la porte d'un estaminet.
Une fraîche servante est sortie tout à coup de la porte surbaissée; elle m'a adressé quelques paroles en allemand, et, comme je ne la comprenais pas, je l'ai suivie. Bien m'en a pris. La bonne fille m'a introduit dans une chambre où il y a un escalier à vis des plus exquis, puis dans une salle toute en chêne poli, avec de beaux vitraux aux croisées et une superbe porte de la renaissance à la place où nous mettons d'ordinaire la cheminée: ici, comme en Alsace, comme en Allemagne, il n'y a pas de cheminées, il y a des poêles. Voyant toutes ces merveilles, j'ai donné à la gracieuse fille une belle pièce d'argent de France qui l'a fait sourire.
Sur l'escalier de cet hôtel de ville il y a une curieuse fresque du Jugement dernier, qui est du seizième siècle.
Je n'aurais pas quitté Bâle sans visiter la Bibliothèque. Je savais que Bâle est pour les Holbein ce que Francfort est pour les Albert Durer. A la Bibliothèque, en effet, c'est un nid, un tas, un encombrement; de quelque côté qu'on se tourne, tout est Holbein. Il y a Luther, il y a Erasme, il y a Mélanchthon, il y a Catherine de Bora, il y a Holbein lui-même; il y a la femme de Holbein, belle femme d'une quarantaine d'années, encore charmante, qui a pleuré et qui rêve entre ses deux enfants pensifs, qui vous regarde comme une femme qui a souffert et qui pourtant vous donne envie de baiser son beau cou. Il y a aussi Thomas Morus avec toute sa famille, avec son père et ses enfants, avec son singe, car le grave chancelier aimait les singes. Et puis il y a deux Passions, l'une peinte, l'autre dessinée à la plume; deux Christ morts, admirables cadavres qui font tressaillir. Tout cela est de Holbein; tout cela est divin de réalité, de poésie et d'invention. J'ai toujours aimé Holbein; je trouve dans sa peinture les deux choses qui me touchent, la tristesse et la douceur.
Outre les tableaux, la Bibliothèque a des meubles; force bronzes romains trouvés à Augst, un coffre chinois, une tapisserie-portière de Venise, une prodigieuse armoire du seizième siècle (dont on a déjà offert douze mille francs, me disait mon guide), et enfin la table de la Diète des treize cantons. C'est une magnifique table du seizième siècle, portée par des guivres, des lions et des satyres qui soutiennent le blason de Bâle, ciselée aux armes des cantons, incrustée d'étain, de nacre et d'ivoire; table autour de laquelle méditaient ces avoyers et ces landammans redoutés des empereurs; table qui faisait lire à ces gouverneurs d'hommes cette solennelle inscription: Supra naturam præsto est Deus. – Elle est, du reste, en mauvais état. La bibliothèque de Bâle est assez mal tenue; les objets y sont rangés comme des écailles d'huîtres. J'ai vu sur un bahut un petit tableau de Rubens qui est posé debout contre une pile de bouquins, et qui a déjà dû tomber bien des fois, car le cadre est tout brisé. – Vous voyez qu'il y a un peu de tout dans cette bibliothèque, des tableaux, des meubles, des étoffes rares; il y a aussi quelques livres.
Mon ami, j'arrête ici cette lettre, griffonnée, comme vous le pouvez voir, sur je ne sais quel papyrus égyptien plus poreux et plus altéré qu'une éponge. Voici un supplice que j'enregistre parmi ceux que je ne souhaite pas à mes pires ennemis: écrire avec une plume qui crache sur du papier qui boit.