Kitabı oku: «Le Rhin, Tome IV», sayfa 3
LETTRE XXXVI
ZURICH
Il pleut. – Description d'une chambre. – Reflet du dehors dans l'intérieur. – Le voyageur prend le parti de fouiller dans les armoires. – Ce qu'il y trouve. —Amours secrètes et Aventures honteuses de Napoléon Buonaparté.– Le livre. – Les estampes. – 1814. – 1840. – Choses curieuses. – Choses sérieuses. – Il pleut.
Septembre,
J'ai quitté l'hôtel de l'Epée. Je suis venu me loger dans la ville, n'importe où. Je n'ai plus la mauvaise auberge, mais je n'ai plus la vue du lac. Il y a des moments où je regrette en bloc le méchant dîner et le magnifique paysage.
Avant-hier, c'était un de ces moments-là. Il pleuvait. J'étais enfermé dans la chambre que j'habite; – une petite chambre triste et froide, ornée d'un lit peint en gris à rideaux blancs, de chaises à dossier en lyre, et d'un papier bleuâtre bariolé de ces dessins sans goût et sans style qu'on retrouve indistinctement sur les robes des femmes mal mises et sur les murs des chambres mal meublées. J'ai ouvert la fenêtre, qui est une de ces hideuses fenêtres d'il y a cinquante ans qu'on appelait fenêtres-guillotines, et je regardais mélancoliquement la pluie tomber. La rue était déserte; toutes les croisées de la maison d'en face étaient fermées; pas un profil aux vitres, pas un passant sur ce pavage de petits cailloux ronds et noirs que la pluie faisait reluire comme des châtaignes mûres. La seule chose qui animât le paysage, c'était la gouttière du toit voisin, espèce de gargouille en fer-blanc figurant une tête d'âne à bouche ouverte, d'où la pluie tombait à flots; une pluie jaune et sale, qui venait de laver les tuiles et qui allait laver le pavé. Il est triste qu'une chose prenne la peine de tomber du ciel sans autre résultat que de changer la poussière en boue.
J'étais retenu au gîte; le gîte était médiocrement plaisant. Que faire? La Fontaine a fait le vers de la circonstance. Je songeais donc. Par malheur, j'étais dans une de ces situations d'âme que vous connaissez sans doute, où l'on n'a aucune raison d'être triste et aucun motif d'être gai; où l'on est également incapable de prendre le parti d'un éclat de rire ou d'un torrent de larmes; où la vie semble parfaitement logique, unie, plane, ennuyeuse et triste; où tout est gris et blafard au dedans comme au dehors. Il faisait en moi le même temps que dans la rue, et, si vous me permettiez la métaphore, je dirais qu'il pleuvait dans mon esprit. Vous le savez, je suis un peu de la nature du lac; je réfléchis l'azur ou la nuée. La pensée que j'ai dans l'âme ressemble au ciel que j'ai sur la tête.
En retournant son œil, – passez-moi encore cette expression, – on voit un paysage en soi. Or, en ce moment-là, le paysage que je pouvais voir en moi ne valait guère mieux que celui que j'avais sous les yeux.
Il y avait deux ou trois armoires dans la chambre. Je les ouvris machinalement, comme si j'avais eu chance d'y trouver quelque trésor. Or, les armoires d'auberges sont toujours vides; une armoire pleine, c'est l'habitation permanente. N'a pas de nid qui passe. Je ne trouvai donc rien dans les armoires.
Pourtant, au moment où je refermais la dernière, j'aperçus sur la tablette d'en haut je ne sais quoi qui me parut quelque chose. J'y mis la main. C'était d'abord de la poussière, et puis c'était un livre. Un petit livre carré comme les almanachs de Liége, broché en papier gris, couvert de cendre, oublié là depuis des années. Quelle bonne fortune! Je secoue la poussière, j'ouvre au hasard. C'était en français. Je regarde le titre: —Amours secrètes et Aventures honteuses de Napoléon Buonaparté, avec gravures. – Je regarde les gravures: – Un homme à gros ventre et à profil de polichinelle, avec redingote et petit chapeau, mêlé à toutes sortes de femmes nues. Je regarde la date: – 1814.
J'ai eu la curiosité de lire. O mon ami, que vous dire de cela? Comment vous donner une idée de ce livre imprimé à Paris par quelque libelliste et oublié à Zurich par quelque Autrichien? – Napoléon Buonaparté était laid; ses petits yeux enfoncés, son profil de loup et ses oreilles découvertes lui faisaient une figure atroce. – Il parlait mal; n'avait aucun esprit et aucune présence d'esprit; marchait gauchement; se tenait sans grâce et prenait leçon de Talma chaque fois qu'il fallait «trôner.» – Du reste, sa renommée militaire était fort exagérée; il prodiguait la vie des hommes; il ne remportait des victoires qu'à force de bataillons. (Reprocher les bataillons aux conquérants! ne croiriez-vous pas entendre ces gens qui reprochent les métaphores aux poëtes) – Il a perdu plus de batailles qu'il n'en a gagné. – Ce n'est pas lui qui a gagné la bataille de Marengo, c'est Desaix; ce n'est pas lui qui a gagné la bataille d'Austerlitz, c'est Soult; ce n'est pas lui qui a gagné la bataille de la Moskowa, c'est Ney1. – Ce n'était qu'un capitaine du second ordre, fort inférieur aux généraux du grand siècle, à Turenne, à Condé, à Luxembourg, à Vendôme; et même de nos jours, son «talent militaire» n'était rien, comparé au «génie guerrier» du duc de Wellington. De sa personne, il était poltron. Il avait peur au feu. Il se cachait pendant la canonnade à Brienne. (A Brienne!) – Il avait vices sur vices. – Il mentait comme un laquais. – Il était avare au point de ne donner que dix francs par jour à une femme qu'il entretenait dans une petite rue solitaire du faubourg Saint Marceau (l'auteur dit: J'ai vu la rue, la maison et la femme). Il était jaloux au point d'enfermer cette femme, qui ne sortait presque jamais et vivait séparée du monde entier, sans une créature humaine pour la servir, en proie au désespoir et à la terreur. Voilà ce que c'était que l'amour de Napoléon Buonaparté! – Il avait en outre, – car ce jaloux féroce était un libertin effronté, Othello compliqué de don Juan, – il avait en outre, dans tous les quartiers de Paris, de petites chambres, des caves, des mansardes, des oubliettes louées sous des noms supposés, où il attirait sous divers prétextes des jeunes filles pauvres, etc., etc., etc. De là des troupeaux d'enfants, petites dynasties inédites, relégués aujourd'hui dans des greniers ou ramassant des loques et des haillons au coin des bornes sous une hotte de chiffonnier. Voilà ce que c'était que les amours de Napoléon Buonaparté! – Qu'en dites-vous? La première histoire rappelle un peu Geneviève de Brabant au fond de son bois; la seconde est renouvelée du Minotaure. J'en ai entrevu bien d'autres et de pires, mais je n'ai pas eu le courage d'aller plus loin. Je n'ai jamais de bien longues rencontres avec ces livres que l'ennui ouvre et que le dégoût ferme.
Vous riez de cela? Je vous avoue que je n'en ris pas. Il y a toujours dans les calomnies dirigées contre les grands hommes, tant qu'ils sont vivants, quelque chose qui me serre le cœur. Je me dis: Voilà donc de quelle manière la reconnaissance contemporaine a traité ces génies que la postérité entoure de respect, les uns parce qu'ils ont fait leur nation plus grande, les autres parce qu'ils ont fait l'humanité meilleure! Soyez Molière, on vous accusera d'avoir épousé votre fille; soyez Napoléon, on vous accusera d'avoir aimé vos sœurs. – La haine et l'envie ne sont pas inventives, direz-vous; elles répètent toujours à peu près les mêmes niaiseries, lesquelles deviennent inoffensives à force d'être répétées. Qu'est-ce qu'une calomnie qui est un plagiat? – Sans doute, si le public le savait; mais est-ce que le public sait que ce que l'on dit aujourd'hui du grand homme d'aujourd'hui est précisément ce qu'on disait hier du grand homme d'hier? D'accord. Mais la foule ignore tout. Les grands hommes ont dédaigné tout cela, direz-vous encore; sans doute; mais qui vous dit qu'ils n'ont pas souffert autant qu'ils ont dédaigné? Qui sait tout ce qu'il y a de douleurs poignantes dans les profondeurs muettes du dédain? Qu'y a-t-il de plus révoltant que l'injustice, et quoi de plus amer que de recevoir une grande injure quand on mérite une grande couronne? Savez-vous si cet odieux petit livre dont vous riez aujourd'hui n'a pas été officieusement envoyé en 1815 au prisonnier de Sainte-Hélène, et n'a pas fait, tout stupide qu'il vous semble et qu'il est, passer une mauvaise nuit à l'homme qui dormait d'un si profond sommeil la veille de Marengo et d'Austerlitz? N'y a-t-il pas des moments où la haine, dans ses affirmations effrontées et furieuses, peut faire allusion, même au génie qui a la conscience de sa force et de son avenir? Apparaître caricature à la postérité quand on a tout fait pour lui laisser une grande ombre! Non, mon ami, je ne puis rire de cet infâme petit libelle. Quand j'explore les bas-fonds du passé, et quand je visite les caves ruinées d'une prison d'autrefois, je prends tout au sérieux, les vieilles calomnies que je ramasse dans l'oubli et les hideux instruments de torture rouillés que je trouve dans la poussière.
Flétrissure et ignominie à ces misérables valets des basses-œuvres qui n'ont d'autres fonctions que de tourmenter vivants ceux que la postérité adorera morts!
Si l'auteur sans nom de cet ignoble livre existe encore aujourd'hui dans quelque coin obscur de Paris, quel châtiment ce doit être pour cet immonde vieillard, dont les cheveux blancs ne sont qu'une couronne d'opprobre et de honte, de voir, chaque fois qu'il a le malheur de passer sur la place Vendôme, Napoléon, devenu homme de bronze, salué à toute heure par la foule, enveloppé de nuées et de rayons, debout sur son éternelle gloire et sur sa colonne éternelle!
Depuis que j'avais fermé ce volume, tout s'était assombri; la pluie était devenue plus violente au dehors, et la tristesse plus profonde en moi. Ma fenêtre était restée ouverte, et mon regard s'attachait machinalement à la grotesque gouttière de fer-blanc qui dégorgeait avec furie un flot jaunâtre et fangeux. Cette vue m'a calmé. Je me suis dit que la plupart du temps ceux qui font le mal n'en ont pas pleine conscience, qu'il y a chez eux plus d'ignorance et d'ineptie encore que de méchanceté; et je suis demeuré là immobile, silencieux, recueillant les enseignements mystérieux que les choses nous donnent par les harmonies qu'elles ont entre elles, le coude appuyé sur ce stupide pamphlet d'où s'était épanché tant de haine et de calomnie, et l'œil fixé sur cette bouche d'âne qui vomissait de l'eau sale.
LETTRE XXXVII
SCHAFFHAUSEN
Vue de Schaffhouse. – Schaffhausen. – Schaffouse. – Schaphuse. – Schapfuse. – Shaphusia. – Probatopolis. – Effroyable combat et mêlée terrible des érudits et des antiquaires. – Deux des plus redoutables s'attaquent avec furie. – L'auteur a la lâcheté de s'enfuir du champ de bataille, les laissant aux prises. – Le château Munoth. – Ce qu'était Schaffhouse il y a deux cents ans. – Quel était le joyau d'une ville libre. L'auteur dîne. – Une des innombrables aventures qui arrivent à ceux qui ont la hardiesse de voyager à travers les orthographes des pays. – Calaïsche à la choute. – L'auteur offre tranquillement de faire ce qui eût épouvanté Gargantua.
Septembre.
Je suis à Schaffhouse depuis quelques heures. Ecrivez Schaffhausen, et prononcez tout ce qu'il vous plaira. Figurez-vous un Anxur suisse, un Terracine allemand, une ville du quinzième siècle, dont les maisons tiennent le milieu entre les chalets d'Unterseen et les logis sculptés du vieux Rouen; perchée dans la montagne, coupée par le Rhin qui se tord dans son lit de roches avec une grande clameur, dominée par des tours en ruine, pleine de rues à pic et en zigzag, livrée au vacarme assourdissant des nymphes ou des eaux, —nymphis, lymphis, transcrivez Horace comme vous voudrez, – et au tapage des laveuses. Après avoir passé la porte de la ville, qui est une forteresse du treizième siècle, je me suis retourné, et j'ai vu au-dessus de l'ogive cette inscription: SALVS EXEVNTIBVS. J'en ai conclu qu'il y avait probablement de l'autre côté: PAX INTRANTIBVS. J'aime cette façon hospitalière.
Je vous ai dit d'écrire Schaffhausen et de prononcer tout ce qu'il vous plairait. Vous pouvez écrire aussi tout ce qu'il vous plaira. Rien n'est comparable, pour l'entêtement et la diversité d'avis, au troupeau des antiquaires, si ce n'est le troupeau des grammairiens. Platine écrit Schaphuse, Strumphius écrit Schapfuse, Georges Bruin écrit Shaphusia, et Miconnis écrit Probatopolis. Tirez-vous de là. Après le nom vient l'étymologie. Autre affaire. Schaffhausen signifie la ville du mouton, dit Glarean. – Point du tout! s'exclame Strumphius. Schaffhausen veut dire port des bateaux, de schafa, barque, et de hause, maison. – Ville du mouton! répond Glarean; les armes de la ville sont d'or au bélier de sable. – Port des bateaux! repart Strumphius; c'est là que les bateaux s'arrêtent, dans l'impossibilité d'aller plus loin. – Ma foi! que l'étymologie devienne ce qu'elle pourra. Je laisse Strumphius et Glarean se prendre aux coiffes.
Il faudrait batailler aussi à propos du vieux château Munoth, qui est près de Schaffhouse, sur l'Emmersberg, et qui a pour étymologie Munitio, disent les antiquaires, à cause d'une citadelle romaine qui était là. Aujourd'hui il n'y a plus que quelques ruines, une grande tour et une immense voûte casematée qui peut couvrir plusieurs centaines d'hommes.
Il y a deux siècles, Schaffhouse était plus pittoresque encore. L'hôtel de ville, le couvent de la Toussaint, l'église Saint-Jean, étaient dans toute leur beauté; l'enceinte de tours était intacte et complète. Il y en avait treize, sans compter le château et sans compter les deux hautes tours sur lesquelles s'appuyait cet étrange et magnifique pont suspendu sur le Rhin que notre Oudinot fit sauter le 13 avril 1799, avec cette ignorance et cette insouciance des chefs-d'œuvre qui n'est pardonnable qu'aux héros. Enfin, hors de la cité, au delà de la porte-donjon qui va vers la forêt Noire, dans la montagne, sur une éminence, à côté d'une chapelle, on distinguait au loin, dans la brume de l'horizon, un hideux petit édifice de charpente et de pierre, – le gibet. Au moyen âge, et même il n'y a pas plus de cent ans, dans toute commune souveraine, une potence convenablement garnie était une chose élégante et magistrale. La cité ornée de son gibet, le gibet orné de son pendu. Cela signifiait ville libre.
J'avais grand'faim, il était tard; j'ai commencé par dîner. On m'a apporté un dîner français, servi par un garçon français, avec une carte en français. Quelques originalités, sans doute involontaires, se mêlaient, non sans grâce, à l'orthographe de cette carte. Comme mes yeux erraient parmi ces riches fantaisies du rédacteur local, cherchant à compléter mon dîner, au-dessous de ces trois lignes:
Haumelette au chantpinnions,
Biffeteque au craison,
Hépole d'agnot au laidgume,
je suis tombé sur ceci.
Calaïsche à la choute, – 10 francs.
Pardieu! me suis-je dit, voilà un mets du pays: calaïsche à la choute. Il faut que j'en goûte. Dix francs! cela doit être quelque raffinement propre à la cuisine de Schaffhouse. J'appelle le garçon. – Monsieur, une calaïsche à la choute. Ici le dialogue s'engage en français. Je vous ai dit que le garçon parlait français.
– Vort pien, monsir. Temain matin.
– Non, dis-je, tout de suite.
– Mais, monsir, il est pien tard.
– Qu'est-ce que cela fait?
– Mais il sera nuit tans eine hère.
– Eh bien?
– Mais monsir ne bourra bas foir.
– Voir! voir quoi? Je ne demande pas à voir.
– Che ne gombrends bas monsir.
– Ah çà! c'est donc bien beau à regarder, votre calaïsche à la choute?
– Vort peau, monsir, atmiraple, manifigue!
– Eh bien, vous m'allumerez quatre chandelles tout autour.
– Guadre jantelles! Monsir choue. (Lisez: Monsieur joue.) Che ne gombrends bas.
– Pardieu! ai-je repris avec quelque impatience, je me comprends bien, moi, j'ai faim. Je veux manger.
– Mancher gouoi?
– Manger votre calaïsche.
– Notre calaïsche?
– Votre choute.
– Notre choute! mancher notre choute! Monsir choue. Mancher la choute ti Rhin!
Ici je suis parti d'un éclat de rire. Le pauvre diable de garçon ne comprenait plus, et moi, je venais de comprendre. J'avais été le jouet d'une hallucination produite sur mon cerveau par l'orthographe éblouissante de l'aubergiste. Calaïsche à la choute signifiait calèche à la chute. En d'autres termes, après vous avoir offert à dîner, la carte vous offrait complaisamment une calèche pour aller voir la chute du Rhin à Laufen, moyennant dix francs.
Me voyant rire, le garçon m'a pris pour un fou, et s'en est allé en grommelant: – Mancher la choute! églairer la choute ti Rhin afec guadre jantelles! Ce monsir choue.
J'ai retenu pour demain matin une calaïsche à la choute.
LETTRE XXXVIII
LA CATARACTE DU RHIN
Écrit sur place. – Arrivée. – Le château de Laufen. – La cataracte. – Aspect. Détails. – Causerie du guide. – L'enfant. – Les stations. – D'où l'on voit le mieux. – L'auteur s'adosse au rocher. – Un décor. – Une signature et un parafe. – Le jour baisse. – L'auteur passe le Rhin. – Le Rhin, le Rhône. – La cataracte en cinq parties. – Le forçat.
Laufen, septembre.
Mon ami, que vous dire? Je viens de voir cette chose inouïe. Je n'en suis qu'à quelques pas. J'en entends le bruit. Je vous écris sans savoir ce qui tombe de ma pensée. Les idées et les images s'y entassent pêle-mêle, s'y précipitent, s'y heurtent, s'y brisent, et s'en vont en fumée, en écume, en rumeur, en nuée. J'ai en moi comme un bouillonnement immense. Il me semble que j'ai la chute du Rhin dans le cerveau.
J'écris au hasard, comme cela vient. Vous comprendrez si vous pouvez.
On arrive à Laufen. C'est un château du treizième siècle, d'une fort belle masse et d'un fort bon style. Il y a à la porte deux guivres dorées, la gueule ouverte. Elles aboient. On dirait que ce sont elles qui font le bruit mystérieux qu'on entend.
On entre.
On est dans la cour du château. Ce n'est plus un château, c'est une ferme. Poules, oies, dindons, fumier, charrette dans un coin; une cuve à chaux. Une porte s'ouvre. La cascade apparaît.
Spectacle merveilleux!
Effroyable tumulte! Voilà le premier effet. Puis on regarde. La cataracte découpe des golfes qu'emplissent de larges squames blanches. Comme dans les incendies, il y a de petits endroits paisibles au milieu de cette chose pleine d'épouvante; des bosquets mêlés à l'écume; de charmants ruisseaux dans les mousses; des fontaines pour les bergers arcadiens du Poussin, ombragées de petits rameaux doucement agités. – Et puis ces détails s'évanouissent, et l'impression de l'ensemble vous revient. Tempête éternelle. Neige vivante et furieuse.
Le flot est d'une transparence étrange. Des rochers noirs dessinent des visages sinistres sous l'eau. Ils paraissent toucher la surface et sont à dix pieds de profondeur. Au-dessous des deux principaux vomitoires de la chute, deux grandes gerbes d'écume s'épanouissent sur le fleuve et s'y dispersent en nuages verts. De l'autre côté du Rhin, j'apercevais un groupe de maisonnettes tranquilles, où les ménagères allaient et venaient.
Pendant que j'observais, mon guide me parlait. – Le lac de Constance a gelé dans l'hiver de 1829 à 1830. Il n'avait pas gelé depuis cent quatre ans. On y passait en voiture. De pauvres gens sont morts de froid à Schaffhouse. —
Je suis descendu un peu plus bas, vers le gouffre. Le ciel était gris et voilé. La cascade fait un rugissement de tigre. Bruit effrayant, rapidité terrible. Poussière d'eau, tout à la fois fumée et pluie. A travers cette brume on voit la cataracte dans tout son développement. Cinq gros rochers la coupent en cinq nappes d'aspects divers et de grandeurs différentes. On croit voir les cinq piles rongées d'un pont de Titans. L'hiver, les glaces font des arches bleues sur ces culées noires.
Le plus rapproché de ces rochers est d'une forme étrange; il semble voir sortir de l'eau pleine de rage la tête hideuse et impassible d'une idole indoue, à trompe d'éléphant. Des arbres et des broussailles qui s'entremêlent à son sommet lui font des cheveux hérissés et horribles.
A l'endroit le plus épouvantable de la chute, un grand rocher disparaît et reparaît sous l'écume comme le crâne d'un géant englouti, battu depuis six mille ans de cette douche effroyable.
Le guide continue son monologue. – La chute du Rhin est à une lieue de Schaffhouse. La masse du fleuve tout entière tombe là d'une hauteur de «septante pieds.» —
L'âpre sentier qui descend du château de Laufen à l'abîme traverse un jardin. Au moment où je passais assourdi par la formidable cataracte, un enfant, habitué à faire ménage avec cette merveille du monde, jouait parmi des fleurs et mettait en chantant ses petits doigts dans des gueules-de-loup roses.
Ce sentier a des stations variées, où l'on paye un peu de temps en temps. La pauvre cataracte ne saurait travailler pour rien. Voyez la peine qu'elle se donne. Il faut bien qu'avec toute cette écume qu'elle jette aux arbres, aux rochers, aux fleuves, aux nuages, elle jette aussi un peu quelques gros sous dans la poche de quelqu'un. C'est bien le moins.
Je suis parvenu par ce sentier jusqu'à une façon de balcon branlant pratiqué tout au fond, sur le gouffre et dans le gouffre.
Là, tout vous remue à la fois. On est ébloui, étourdi, bouleversé, terrifié, charmé. On s'appuie à une barrière de bois qui tremble. Des arbres jaunis, – c'est l'automne, – des sorbiers rouges entourent un petit pavillon dans le style du Café Turc, d'où l'on observe l'horreur de la chose. Les femmes se couvrent d'un collet de toile cirée (un franc par personne). On est enveloppé d'une effroyable averse tonnante.
De jolis petits colimaçons jaunes se promènent voluptueusement sous cette rosée sur le bord du balcon. Le rocher qui surplombe au-dessus du balcon pleure goutte à goutte dans la cascade. Sur la roche qui est au milieu de la cataracte se dresse un chevalier-troubadour en bois peint, appuyé sur un bouclier rouge à croix blanche. Un homme a dû risquer sa vie pour aller planter ce décor de l'Ambigu au milieu de la grande et éternelle poésie de Jéhovah.
Les deux géants qui redressent la tête, je veux dire les deux plus grands rochers, semblent se parler. Ce tonnerre est leur voix. Au-dessus d'une épouvantable croupe d'écume on aperçoit une maisonnette paisible avec son petit verger. On dirait que cette affreuse hydre est condamnée à porter éternellement sur son dos cette douce et heureuse cabane.
Je suis allé jusqu'à l'extrémité du balcon; je me suis adossé au rocher.
L'aspect devient encore plus terrible. C'est un écroulement effrayant. Le gouffre hideux et splendide jette avec rage une pluie de perles au visage de ceux qui osent le regarder de si près. C'est admirable. Les quatre grands gonflements de la cataracte tombent, remontent et redescendent sans cesse. On croit voir tourner devant soi les quatre roues fulgurantes du char de la tempête.
Le pont de bois était inondé. Les planches glissaient. Des feuilles mortes frissonnaient sous mes pieds. Dans une anfractuosité du roc, j'ai remarqué une petite touffe d'herbe desséchée. Desséchée sous la cataracte de Schaffhouse! dans ce déluge, une goutte d'eau lui a manqué. Il y a des cœurs qui ressemblent à cette touffe d'herbe. Au milieu du tourbillon des prospérités humaines, ils se dessèchent. Hélas! c'est qu'il leur a manqué cette goutte d'eau qui ne sort pas de la terre, mais qui tombe du ciel, l'amour!
Dans le pavillon turc, lequel a des vitraux de couleur, et quels vitraux! il y a un livre où les visiteurs sont priés d'inscrire leurs noms. Je l'ai feuilleté. J'y ai remarqué cette signature: Henri, avec ce parafe. Est-ce un V?
Combien de temps suis-je resté là, abîmé dans ce grand spectacle! Je ne saurais vous le dire. Pendant cette contemplation, les heures passeraient dans l'esprit comme les ondes dans le gouffre, sans laisser trace ni souvenir.
Cependant on est venu m'avertir que le jour baissait. Je suis remonté au château, et de là je suis descendu sur la grève d'où l'on passe le Rhin pour gagner la rive droite. Cette grève est au bas de la chute, et l'on traverse le fleuve à quelques brasses de la cataracte. On s'aventure pour ce trajet dans un petit batelet charmant, léger, exquis, ajusté comme une pirogue de sauvage, construit d'un bois souple comme de la peau de requin, solide, élastique, fibreux, touchant les rochers à chaque instant et s'y écorchant à peine, manœuvré comme tous les canots du Rhin et de la Meuse, avec un crochet et un aviron en forme de pelle. Rien n'est plus étrange que de sentir dans cette coquille les profondes et orageuses secousses de l'eau.
Pendant que la barque s'éloignait du port, je regardais au-dessus de ma tête les créneaux couverts de tuiles et les pignons taillés du château qui dominent le précipice. Des filets de pêcheurs séchaient sur les cailloux au bord du fleuve. On pêche donc dans ce tourbillon? Oui, sans doute. Comme les poissons ne peuvent franchir la cataracte, on prend là beaucoup de saumons. D'ailleurs, dans quel tourbillon l'homme ne pêche-t-il pas?
Maintenant je voudrais résumer toutes ces sensations si vives et presque poignantes. Première impression: on ne sait que dire, on est écrasé comme par tous les grands poëmes. Puis l'ensemble se débrouille. Les beautés se dégagent de la nuée. Somme toute, c'est grand, sombre, terrible, hideux, magnifique, inexprimable.
De l'autre côté du Rhin, cela fait tourner des moulins.
Sur une rive, le château; sur l'autre, le village, qui s'appelle Neuhausen.
Tout en nous laissant aller au balancement de la barque, j'admirais la superbe couleur de cette eau. On croit nager dans de la serpentine liquide.
Chose remarquable, chacun des deux grands fleuves des Alpes, en quittant les montagnes, a la couleur de la mer où il va. Le Rhône, en débouchant du lac de Genève, est bleu comme la Méditerranée; le Rhin, en sortant du lac de Constance, est vert comme l'Océan.
Malheureusement le ciel était couvert. Je ne puis donc pas dire que j'ai vu la chute de Laufen dans toute sa splendeur. Rien n'est riche et merveilleux comme cette pluie de perles dont je vous ai déjà parlé, et que la cataracte répand au loin. Cela doit être pourtant plus admirable encore lorsque le soleil change ces perles en diamants et que l'arc-en-ciel plonge dans l'écume éblouissante son cou d'émeraude comme un oiseau divin qui vient boire à l'abîme.
De l'autre bord du Rhin, d'où je vous écris en ce moment, la cataracte apparaît dans son entier, divisée en cinq parties bien distinctes qui ont chacune leur physionomie à part et forment une espèce de crescendo. La première, c'est un dégorgement de moulin; la seconde, presque symétriquement composée par le travail du flot et du temps, c'est une fontaine de Versailles; la troisième, c'est une cascade; la quatrième est une avalanche; la cinquième est le chaos.
Un dernier mot et je ferme cette lettre. A quelques pas de la chute, on exploite la roche calcaire, qui est fort belle. Du milieu d'une des carrières qui sont là, un galérien, rayé de gris et de noir, la pioche à la main, la double chaîne au pied, regardait la cataracte. Le hasard semble se complaire parfois à confronter dans des antithèses, tantôt mélancoliques, tantôt effrayantes, l'œuvre de la nature et l'œuvre de la société.
En 1814 on se servait contre Buonaparté des noms si justement renommés des lieutenants de Napoléon; aujourd'hui tout est à sa place: Desaix, Soult, Ney, sont de grandes et illustres figures; Napoléon est dans sa gloire ce qu'il était dans son armée, l'empereur.
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